Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2IX

F. Roy, libraire-éditeur (p. 343-352).
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IX

ENCORE UNE PARENTHÈSE


Cette année, aux jours de mai, sombres anniversaires de l’hécatombe, les morts vont vite ! Trois tombes viennent de s’ouvrir :

Victor Hugo !
Amouroux !
Cournet !

Toutes trois rappellent 71 : Amouroux traîna le boulet du bagne en Nouvelle-Calédonie ; Cournet fut proscrit, et la proscription fut la portion la plus malheureuse peut-être des vaincus ; Victor Hugo offrit sa maison, à Bruxelles, aux fugitifs de l’abattoir.

C’est pourquoi l’idée de faire parler sur cette tombe M. Maxime Du Camp, pourvoyeur des tueries chaudes ou froides, me fait horreur.

Tout enfant, j’ai envoyé des vers à Victor Hugo ; je lui en ai envoyé toute ma vie, sauf depuis le retour de Calédonie. Pourquoi faire ? Le maître était fêté par tous, même par ceux qui, autrefois, étaient loin de le fêter ; je n’avais nul besoin d’assister aux jours joyeux. Mais, sur la tombe où osera parler M. Du Camp de Satory, je reviens, criant de la prison, comme les morts crieraient s’ils sentaient à travers le néant, à travers la terre : « Arrière ! les bandits ! Salut au barde qui maudissait les bourreaux ! »


AUX MÂNES DE VICTOR HUGO
Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.
Victor Hugo.

Aux survivants de Mai, dans la grande hécatombe,
Il offrit sa maison ; aujourd’hui, sur sa tombe,
C’est Maxime Du Camp,
Du Camp de Satory ! qui prendra la parole.
Pourquoi, pour saluer ce barde au Capitole,
Un front marqué de sang ?

De ce sang des vaincus, qui fit horreur au maître ;
Non pas dans les combats, mais après, comme un traître.
Comme à la chasse un chien
Fait lever le gibier, ce mouchard volontaire,
Six ans nous l’avons vu, pour les conseils de guerre,
Chasser au citoyen !

Le bourreau Gallifet se montre face à face ;
On sait les quinze noms de ceux du coup de grâce ;
Dans l’abattoir sanglant

Ils n’ont fait que tuer ; lui, jetait de la boue
À ceux qu’il indiquait pour qu’on les mît en joue,
Lui, Maxime Du Camp !

Du Camp de Satory ; on peut frapper cet homme
Avec tranquillité, pas comme un autre, en somme,
Mais en le souffletant.
Car ce n’est qu’un défi, sa parole honteuse,
Comme un crachat jeté à la foule houleuse
Qui l’entoure en grondant.

Sous les arbres en fleur, au rouge anniversaire,
Comme une insulte à ceux qui dorment sous la terre,
Il ne parlera pas.
Ô maître ! nous veillons des tombes et des geôles ;
Sur toi ne tombera nulle de ses paroles
Et nul bruit de ses pas.

Ah ! de la part des morts, de la tombe béante,
Le peuple jettera, fétu dans la tourmente,
Le sinistre histrion.
Qu’il aille sous le vent terrible des colères,
Sous le vent qui dans l’air fait craquer nos bannières,
Qu’il aille, ce haillon !


Peut-être que ce sera au Père-Lachaise.

Maxime Du Camp de Satory parlant au Père-Lachaise ! Devant le mur blanc des fusillés ! Ce monstre, qui servit pendant plus de six ans de pourvoyeur aux bourreaux, le faisait par plaisir et non comme les misérables vulgaires, qui le font la plupart pour nourrir leurs petits. Que de choses fait faire aux misérables la nichée qui meurt de faim ! Lui, Maxime Du Camp de Satory, il faisait pour son plaisir lever les vaincus devant les vainqueurs !

Je l’avais un peu oublié, au milieu de tant de douleurs. L’épouvantable idée de le dresser devant nous aux jours de Mai m’a rappelé ses crimes.

Peut-être on trouverait là le juste châtiment s’il osait s’y montrer.

Là-bas, en Calédonie, sur un rocher énorme, ouvrant comme une rose géante ses pétales de granit tachés de petites coulées noires de lave pareilles à des filets de sang noir, est une strophe d’Hugo que j’y ai gravée pour les cyclones :


..................
Paris sanglant, au clair de lune,
Rêve sur la fosse commune.
Gloire au général Trestaillon !
Plus de presse, plus de tribune,
Quatre-vingt-neuf porte un bâillon ;
La Révolution, terrible à qui la touche,
Est couchée à terre ; un Cartouche
Peut ce qu’aucun Titan ne put.
Escobar rit d’un rire oblique.
On voit traîner sur toi, géante République,
Tous les sabres de Lilliput ;
Le juge, marchand en simarre,

Vend la loi.
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Victor Hugo.


Que cette strophe, ô maître, s’effeuille sur ta tombe !

Pareille au drame, qui n’existe plus sur les théâtres parce qu’il se déroule réel dans les rues avec les foules de la légende nouvelle, la poésie appartient désormais à tous.

C’est un sens qui se développe comme celui de la liberté, comme celui de l’harmonie, avec mille autres que nous ignorons encore, dans les effluves révolutionnaires où tout bourgeonne, où tout fleurira, où tout aura son fruit et fera sa gerbe.

Une chose assez étrange, c’est la ressemblance qui existait entre quatre têtes de vieillards qui viennent de tomber, fauchées avec le siècle qui finit.

Louis Blanc, Victor Hugo, Blanqui, Pierre Malézieux, l’homme de Juin et de 71, qui ne voulut plus vivre le jour où, au retour, les patrons le trouvèrent trop vieux pour travailler.

La ressemblance entre Victor Hugo et Pierre Malézieux était frappante et complète : une même grandeur, douce chez le poète, fière chez le vieux lutteur, éclairait ces deux visages d’une superbe lumière, et tous deux ressemblent au vieil Homère.

Avez-vous vu de vieux lions couchés vous regardant ? Il y a dans ces fauves doux et forts quelque chose de ces grands vieillards.

Le rocher dont je parlais tout à l’heure et sur lequel, entre deux lignes de laves qui l’encadrent comme une page de deuil, j’ai gravé là-bas des vers d’Hugo, atteste, par le nombre de pierres différentes qui y ont été pressées à l’état incandescent et dont quelques-unes, plus vite refroidies, ont gardé pure leur essence, que les terres de la Nouvelle-Calédonie ont subi les révolutions géologiques qui ont fait émerger des sommets nouveaux ou conservé en partie ceux du continent qu’elles disloquaient.

Comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la Calédonie dut tenir à l’Asie ; peut-être que les îles plus petites et plus rapprochées de la Polynésie ont émergé, mais, à coup sûr, certaines échancrures de baies, certains arrachements de montagnes qui, d’une seule en ont formé deux, qu’on pourrait rejoindre comme les deux parties les plus incontestablement soudées autrefois, attestent les tourments du sol calédonien. En outre, le rat calédonien m’a paru semblable au rat australien ; le chien de la Nouvelle-Zélande est considéré comme une variété du dingo australien, et si le crâne quaternaire de néandertal a ses analogues dans les races encore vivantes océaniennes, on peut donc admettre qu’un immense continent s’est émietté dans l’onde aux époques antéhistoriques ; d’autres ont sombré ailleurs.

Je ne sais pas si les migrations des traditions polynésiennes, qui trouvèrent une autre race là où s’établissait la leur, sont fondées ou non, mais les légendes qui s’y rattachent sont trop nombreuses pour qu’il n’y ait pas un peu de vérité au fond.

Je ne sais pas non plus sur quoi s’appuient ceux qui voient en Asie certaines peuplades appartenant au même type que des tribus océaniennes. Mais je crois que les prétendus albinos vus par Cook et d’autres dans ces parages ne sont pas des albinos, mais les derniers représentants d’une ramille arienne, aux longs cheveux et aux yeux bleus, ce qui n’appartient nullement aux albinos.

Ces Arias, égarés au cours d’une migration ou au milieu de la révolution géologique, ont vécu, se mariant entre eux, parmi les tribus océaniennes ; c’est ce qui explique leur extinction et les formes rachitiques de leurs derniers représentants.

Andia, le barde blanc aux longs cheveux, Andia le Takala, qui, près d’Ataï, chantait et fut tué en combattant, était l’un des derniers, si ce n’est le dernier ; son corps était tordu comme les troncs des niaoulis, mais son cœur était brave.

Andia, son nom était bien un nom des Arias, et, dans les traditions de sa race ou dans les ressources de son oreille plus savante, il trouva, au milieu des Canaques qui, pour orchestre, ont les branches de palmier remuées, des bambous frappés et la corne d’appel faite d’un coquillage, il trouva ou retrouva le luth, dont il fit les cordes avec les entrailles d’un chat sauvage, descendant dégénéré, aux pattes de derrière très hautes, aux pattes de devant très basses, des chats abandonnés par Cook dans les forêts, chez qui la nécessité de sauter développe les jarrets du kangourou.

Une cornemuse fut également faite par Naïna (d’après les traditions de ses ancêtres) ; mais, sauvage comme son entourage, il la fit de la peau d’un traître.

Ce barde au teint olivâtre, aux jambes torses, à la tête énorme, à la taille de nain, aux yeux bleus pleins de lueurs, mourut pour la liberté de la main d’un traître.

Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits !

Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration.

Noudo, chef vendu aux blancs, donna sa procuration à Segou, en lui remettant les armes qui devaient frapper Ataï.

Entre les cases neigres et Amboa, Ataï, avec quelques-uns des siens, regagnait son campement, quand, se détachant des colonnes des blancs, Segou indiqua le grand chef, reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux.

Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andia, qui se servait d’une sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des blancs.

Il aperçut Segou.

— Ah ! dit-il, te voilà !

Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andia s’élance, criant : tango ! tango ! (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort.

Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï ; il porte la main à sa tête à demi détachée et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’Ataï est mort.

Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant comme un écho par les montagnes.

À la mort de Gally Passeboc, les Canaques saluèrent leur ennemi de ce même cri parce que, disent-ils, ils aiment les braves.

La tête d’Ataï fut envoyée à Paris ; j’ignore ce que devint celle du barde.

Que sur leur mémoire tombe ce chant d’Andia :

« Le Takata, dans la forêt, a cueilli l’adouéke, l’herbe bouclier, au clair de lune, l’adouéke, l’herbe de guerre, la plante des spectres.

« Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures.

« Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères ; ils attendent les braves ; amis ou ennemis, les braves sont les bienvenus par delà la vie.

« Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre ; le sang va couler comme l’eau sur la terre ; il faut que l’adouéke soit aussi de sang. »