Mémoires de Hector Berlioz/Premier voyage en Allemagne

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 231-327).


MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ. II


PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE

— 1841-1842 —


À MONSIEUR A. MOREL[1]


première lettre
Bruxelles. — Mayence. — Francfort.


Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j’ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous pensez qu’après de telles fatigues, je dois avoir besoin d’inaction et de repos, et vous avez raison ; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent étranges ! Souvent, le matin, à demi réveillé, je m’habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l’orchestre m’attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la réalité, quel orchestre, me dis-je ? je suis à Paris, où l’usage est toujours au contraire que l’orchestre se fasse attendre ! D’ailleurs, je ne donne pas de concert, je n’ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à diriger ; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes allemands qui m’ont fait un si gracieux accueil et m’ont donné tant de preuves de déférence et de dévouement !... On n’entend guère de musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j’ai été heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur ce qui s’est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne, où l’enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes les ambitions de toute l’Europe ! Que de beaux résultats on pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les églises, et les écoles de chant ! Avec ces éléments dispersés et au moyen d’un triage intelligent, on formerait, sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil ! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que deux choses : un local pour les placer, et un peu d’amour de l’art pour les y rassembler. Nous n’avons pas une seule grande salle de concert ! Le théâtre de l’Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs d’une telle solennité. Puis trouverait-on les sympathies collectives, l’unité de sentiment et d’action, le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de grand ni de beau ? Il faut l’espérer, mais on ne peut que l’espérer. L’ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du Conservatoire, et l’ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au contraire, j’ai trouvé l’ordre et l’attention joints à un véritable respect pour le maître ou pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet : l’auteur d’abord, qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l’exécution de son ouvrage, sans que l’amour-propre du chef d’orchestre en soit en rien blessé, — le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents, — et le maître de concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet, en ce cas, les ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de l’orchestre, surveille les détails matériels des études, a l’œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique quelquefois les coups d’archet ou la manière de phraser les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci conduit toujours au bâton.

Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces agglomérations de musiciens d’inégale valeur, bien des vanités obscures, insoumises et mal contenues ; mais je ne me souviens pas (à une seule exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole ; peut-être est-ce parce que je n’entends pas l’allemand.

Pour les directeurs de chœurs, j’en ai trouvé très peu d’habiles ; la plupart sont de mauvais pianistes ; j’en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l’habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur, au lieu d’avoir trois salles d’études et trois maîtres de chant pour les répétitions préliminaires, et d’isoler ainsi pendant quelques jours, les soprani et les contralti, les basses et les ténors : procédé qui économise le temps et amène dans l’enseignement des diverses parties chorales d’excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d’un timbre plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres ; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les différentes villes que j’ai visitées, qu’à l’exception de ceux de Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont mauvais ou d’une grand médiocrité. Les Académies de chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de l’Allemagne ; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette différence.

Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices ; les contre-temps, les malencontres de toute espèce se succédaient d’une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu’il a fallu presque de l’entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J’étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début : le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j’étais engagé par la Société de la Grande Harmonie ; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d’importance et mettre le plus grand zèle à en assurer l’exécution. Et cependant de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu’est-il résulté ? Absolument rien ! Voici comment : Madame Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade et qu’il lui était, en conséquence, impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle y était prima-donna au théâtre, qu’on peut dire sans exagération, qu’elle y est adorée ; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par madame Treillet. À l’annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l’air eût subitement manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en gémissant. J’avais beau leur dire pour les consoler : «Mais le concert n’aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n’aurez pas le désagrément d’entendre ma musique, c’est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil !» Rien n’y faisait.

Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari, parce que madame Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables ; le chef d’orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d’un véritable mérite, plein de dévouement à l’art, en sa qualité d’artiste éminent, bien qu’il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de mademoiselle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m’avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,

Jurait, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Que faire alors ? s’adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l’admirable musique des Guides ; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire ? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure, s’étaient empressés d’exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis ! Mais c’était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j’ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d’inquiétude sur les suites que pouvait avoir l’affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d’en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n’étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n’y pensais plus. Le Rhin ! ah ! c’est beau ! c’est très-beau ! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l’occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications ? Dieu m’en garde. Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d’ailleurs j’aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.

Arrivé à Mayence, je m’informai de la musique militaire autrichienne qui s’y trouvait l’année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris[2]) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique d’harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie !), plus de concert possible ! (je m’étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants de Mayence.) Il faut essayer cependant ! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs de musique. Ce digne homme a l’air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant ses paroles de silences prolongés : «Je ne crois pas... vous ne pouvez... donner un concert... ici... il n’y a pas... d’orchestre, il n’y a pas de... public... nous n’avons pas d’argent !...»

Comme je n’ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore pour compléter mon irritation !... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d’interminables points d’orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j’arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée ! Un air d’activité et de richesse y règne partout ; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d’arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d’assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée ; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d’air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l’espoir que j’avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l’analyse, les mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au dedans de moi, et j’ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. À demain les affaires sérieuses ! me dis-je en rentrant à l’hôtel.

Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu’ils appartenaient sans doute à l’orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à coup de l’indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L’un d’eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères :

« — Nous sommes bien heureux de vous voir enfin ; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire ; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent !» Guhr arrive. C’est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants ; son geste est rapide, sa parole brève et incisive ; on voit qu’il ne doit pas pécher par excès d’indulgence quand il est à la tête de son orchestre ; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales ; c’est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l’entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l’allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m’apercevant :

« — Oh ! S. N. T. T... c’est vous, mon cher ! Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur !... c’est un grand malheur !... Ah ! voilà notre régisseur qui me servira d’interprète.»

Et continuant à parler français :

« — Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié ; que je lui ai écrit de ne pas encore venir ; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs ; que nous n’avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu’il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.

— Le Régisseur : M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que...

— Moi : Ne vous donnez pas la peine de le répéter ; j’ai très-bien, j’ai trop bien compris, puisqu’il n’a pas parlé allemand.

— Guhr : Ah ! ah ! ah ! j’ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir !

— Moi : Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu’il faut m’en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mât.

— Guhr : Que faire, mon cher, les enfants font de l’argent, S. N. T. T., les romances françaises font de l’argent, les vaudevilles français attirent la foule ; que voulez-vous ? S. N. T. T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l’argent ; mais restez au moins jusqu’à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et mademoiselle Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.

— Moi : je les crois excellents, surtout sous votre direction ; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console ?

— Ah ! ah ! S. N. T. T., ça se dit en famille.» (Il voulait dire familièrement.)

Là-dessus le fou rire s’empare de moi, ma mauvaise humeur s’évanouit, et lui prenant la main :

« — Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et mademoiselle Capitaine, dont vous m’avez tout l’air de vouloir être le lieutenant.»

Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je n’étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d’oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j’avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m’incommodaient étrangement.

Et le lendemain, j’entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j’aie vues en Allemagne ; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement ; j’ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.

Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l’expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l’héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait, avec son rire convulsif et nerveux, madame Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans ; elle captive l’attention, elle sait émouvoir par d’autres moyens. Mademoiselle Capitaine n’est point une cantatrice dans l’acception brillante du mot ; mais de toutes les femmes que j’ai entendues en Allemagne, dans l’opéra de genre, c’est à coup sûr celle que je préférerais ; et je n’avais jamais ouï parler d’elle. Quelques autres m’ont été citées d’avance comme des talents supérieurs, que j’ai trouvées parfaitement détestables.

Je ne me rappelle pas malheureusement le nom du ténor chargé du rôle de Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de bien remarquable. Il a dit l’air si difficile de la prison, non pas de manière à me faire oublier Haitzinger qui s’y élevait à une hauteur prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d’un public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pischek que j’ai pu apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m’a réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que nous n’avons jamais pu comprendre à Paris ; et je lui dois pour cela seul une véritable reconnaissance. Pischek est un artiste ; il a sans doute fait des études sérieuses, mais la nature l’a beaucoup favorisé. Il possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez étendue ; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de feu ! Quel malheur qu’il ne sache que l’allemand ! Les choristes du théâtre de Francfort m’ont semblé bons, leur exécution est soignée, leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs d’une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu’on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l’étude d’un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont lecteurs et musiciens ; je dois reconnaître seulement qu’ils ont rendu d’une façon très-satisfaisante le premier chœur des prisonniers, morceau doux qu’il faut absolument chanter, et mieux encore le grand finale où dominent l’enthousiasme et l’énergie. Quant à l’orchestre, en le considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point ; aucune nuance ne lui échappe, les timbres s’y fondent dans un harmonieux ensemble tout à fait exempt de duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d’aplomb ; on dirait d’un seul instrument. L’extrême habileté de Guhr à le conduire, et sa sévérité aux répétitions, sont pour beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est composé : 8 premiers violons, — 8 seconds, — 4 altos, — 5 violoncelles, — 4 contre-basses, — 2 flûtes, — 2 hautbois, 2 clarinettes, — 2 bassons, — 4 cors, — 2 trompettes, — bois, 3 trombones, — 1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à quelques très-petites différences près, dans toutes les villes allemandes du second ordre ; il en est de même de sa disposition, qui est celle-ci : Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté droit de l’orchestre ; les contre-basses sont placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe ; les flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment au côté gauche, le groupe rival des instruments à archets ; les timbales et les trombones sont relégués seuls à l’extrémité du côté droit. N’ayant pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m’a assuré qu’il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le croire, Guhr n’étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école ; les basses ont beaucoup de son ; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle étant assez obscur dans les opéras que j’ai vu représenter à Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l’ensemble ; je reprocherai seulement aux cors le défaut, très-commun en Allemagne, de faire souvent cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d’émission du son dénature le timbre du cor ; il peut dans certaines occasions, il est vrai, être d’un bon effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté méthodiquement dans l’école de l’instrument.

À la fin de cette excellente représentation de Fidelio, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s’en allant, accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J’étais indigné d’une telle froideur, et comme quelqu’un cherchait à me persuader que si l’auditoire avait peu applaudi, il n’en admirait et n’en sentait pas moins les beautés de l’œuvre :

« — Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T. ; il a raison, c’est un public de bourgeois.»

J’avais aperçu, ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s’occupe d’un opéra pour le théâtre de Francfort ; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, la Chute de Jérusalem, qu’on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l’on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu’il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s’est toujours trouvé que les concerts d’Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j’étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l’opinion d’autrui, ce qui me met tout à fait à l’abri du reproche de camaraderie. À son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie et plusieurs morceaux pour quatre voix d’hommes et un soprano, dont l’effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.

Il y a à Francfort une institution musicale qu’on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges : c’est l’Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse ; cependant, n’ayant point été admis à l’examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.

Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s’occupent sérieusement de musique, qu’on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l’art. En tous cas, je n’ai pas eu le temps d’en faire l’expérience.

Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stuttgard. J’y trouverai le sujet d’une seconde lettre, mais celle-là ne vous sera point adressée ; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique ?

Adieu.

P.-S. — Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant ? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J’ai entendu hier le rondeau syllabique Page et Mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d’Alexandre Dumas. Je vous déclare que c’est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n’écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondeau aura une vogue insupportable, vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l’aurez bien mérité.


À MONSIEUR GIRARD


deuxième lettre
Stuttgard. — Hechingen.


La première chose que j’avais à faire avant de quitter Francfort pour m’aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c’était de bien m’informer des moyens d’exécution que je devais trouver à Stuttgard, de composer un programme de concert en conséquence, et de n’emporter que la musique strictement nécessaire pour l’exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l’une des grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu’on pouvait le moins aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d’orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait énormément et que j’étais obligé de m’en faire suivre à grands frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste[3]. Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgard j’irais à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le nord, je n’emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce qu’il paraît, être embarrassé d’une manière ou d’une autre par ma musique.

La route de Francfort à Stuttgard n’offre rien d’intéressant, et en la parcourant je n’ai point eu d’impressions que je puisse vous raconter : pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de chapelle isolée, point de torrent, pas de grand bruit nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte ; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni brigand ; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans couverts d’un large chapeau à trois cornes, et vêtus d’une immense redingote de toile jadis blanche, dont les pans démesurément longs, s’embarrassent entre leurs jambes boueuses ; costume qui leur donne l’aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout ! La première personne que j’avais à voir en arrivant à Stuttgard, la seule même que de lointaines relations nouées par l’intermédiaire d’un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur Schilling, auteur d’un grand nombre d’ouvrages théoriques et critiques sur l’art musical. Ce titre de docteur, que presque tout le monde porte en Allemagne, m’avait fait assez mal augurer de lui. Je me figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contre-point, ne parlant que de Bach et de Marpurg, poli extérieurement peut-être, mais au fond plein de haine pour la musique moderne en général, et d’horreur pour la mienne en particulier ; enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez comme on se trompe ; M. Schilling n’est pas vieux, il ne porte pas de lunettes, il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite et fort, comme à coups de pistolet ; il fume et ne prise pas ; il m’a très-bien reçu, m’a indiqué dès l’abord tout ce que j’avais à faire pour parvenir à donner un concert, ne m’a jamais dit un mot de fugue ni de canon, n’a manifesté de mépris ni pour les Huguenots ni pour Guillaume Tell, et n’a point montré d’aversion pour ma musique avant de l’avoir entendue.

D’ailleurs la conversation n’était rien moins que facile entre nous quand il n’y avait pas d’interprète. M. Schilling parlant le français à peu près comme je parle l’allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire comprendre :

« — Parlez-vous anglais, me dit-il un jour ?

— J’en sais quelques mots ; et vous ?

— Moi... non ! Mais l’italien, savez-vous l’italien ?

— Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro ?

— Ah ! diable ! pas parler italien non plus !...»

Je crois, Dieu me pardonne, que si j’eusse déclaré ne comprendre ni l’anglais ni l’italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec moi dans ces deux langues, la scène du Médecin malgré lui : Arcithuram, catalamus, nominativo, singulariter ; est ne oratio latinas ?

Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal, non sans quelques arcithuram, catalamus. Mais on conçoit que l’entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur les idées de Herder, ni sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au théâtre ou dans une salle destinée aux solennités musicales de cette nature et qu’on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre l’avantage énorme dans une ville comme Stuttgard, de la présence du roi et de la cour, qu’il me croyait assuré d’obtenir, j’aurais encore une exécution gratuite, sans avoir à m’occuper des billets, ni des annonces, ni d’aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le second, j’aurais à payer l’orchestre, à m’occuper de tout, et le roi ne viendrait pas ; il n’allait jamais dans la salle de concert. Je suivis donc le conseil du docteur et m’empressai d’aller présenter ma requête à M. le baron de Topenheim, grand maréchal de la cour et intendant du théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m’assurant qu’il parlerait le soir même au roi de ma demande et qu’il croyait qu’elle me serait accordée.

« — Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le théâtre au contraire, est d’une si mauvaise sonorité, qu’on a depuis longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de quelque importance !»

Je ne savais trop que répondre ni à quoi m’arrêter. Allons voir Lindpaintner, me dis-je ; celui-là est et doit être l’arbitre souverain. Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m’eut bientôt éclairé sur ma position.

« — D’abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l’importance musicale de notre ville ; c’est une résidence royale, il est vrai, mais il n’y a ni argent, ni public. (Aye ! aye ! je pensai à Mayence et au père Schott.) Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu’il y a à faire. Le théâtre ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la présence du roi n’est d’aucune valeur ; Sa Majesté n’allant jamais au concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez. Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est excellente et où rien ne manque pour l’effet de l’orchestre. Quant aux musiciens, vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir et un honneur non-seulement d’exécuter, mais de répéter plusieurs fois vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le Freyschütz ; dans un entr’acte je vous présenterai à la chapelle, et vous verrez si j’ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux artistes, et après qu’il eut traduit une petite allocution que je crus devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent : j’avais un orchestre.

J’avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont toute la partie instrumentale du chef-d’œuvre de Weber fut exécutée. Les chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu attentifs à rendre les nuances principales si bien connues cependant, de cette admirable partition. Ils chantaient toujours mezzo-forte, et paraissaient assez ennuyés de la tâche qu’ils remplissaient. Pour les acteurs ils étaient tous d’une honnête médiocrité. Je ne me rappelle le nom d’aucun d’eux. La prima-donna (Agathe) a une voix sonore, mais dure et peu flexible ; la seconde femme (Annette) vocalise plus aisément, mais chante souvent faux ; le baryton (Gaspard) est, je crois, ce que le théâtre de Stuttgard possède de mieux. J’ai entendu ensuite cette troupe chantante dans la Muette de Portici sans changer d’opinion à son égard. Lindpaintner, en conduisant l’exécution de ces deux opéras, m’a étonné par la rapidité qu’il donnait au mouvement de certains morceaux. J’ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle allemands ont, à cet égard, la même manière de sentir ; tels sont, entre autres, Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du Freyschütz, je ne puis rien dire, ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les véritables traditions ; mais quant à la Muette, à la Vestale, à Moïse et aux Huguenots, qui ont été montés sous les yeux des auteurs à Paris, et dont les mouvements s’y sont conservés tels qu’ils furent donnés aux premières représentations, j’affirme que la précipitation avec laquelle j’en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgard, à Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d’exécution ; infidélité involontaire, sans doute, mais réelle et très-nuisible à l’effet. On croit pourtant en France que les Allemands ralentissent tous nos mouvements.

L’orchestre de Stuttgard possède 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4 contre-basses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à l’exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une excellente harpe, M. Krüger, et c’est pour l’Allemagne une véritable rareté. L’étude de ce bel instrument y est négligée d’une façon ridicule et même barbare, sans qu’on en puisse découvrir la raison. Je penche même à croire qu’il en fut toujours ainsi, considérant qu’aucun des maîtres de l’école allemande n’en a fait usage. On ne trouve point de harpe dans les œuvres de Mozart ; il n’y en a ni dans Don Juan, ni dans Figaro, ni dans la Flûte enchantée, ni dans le Sérail, ni dans Idomenée, ni dans Così fan tutte, ni dans ses messes, ni dans ses symphonies ; Weber s’en est également abstenu partout ; Haydn et Beethoven sont dans le même cas : Gluck seul a écrit dans Orphée une partie de harpe très-facile, pour une main, et encore cet opéra fut-il composé et représenté en Italie. Il y a là-dedans quelque chose qui m’étonne et m’irrite en même temps !... C’est une honte pour les orchestres allemands, qui tous devraient avoir au moins deux harpes, maintenant surtout qu’ils exécutent les opéras venus de France et d’Italie, où elles sont si souvent employées.

Les violons de Stuttgard sont excellents ; on voit qu’ils sont pour la plupart élèves du concert-meister. Molique, dont nous avons, il y a quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes compositions, Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier pupitre des violons, n’a donc à diriger en grande partie, que ses élèves qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement motivés. De là une précieuse exactitude dans l’exécution, exactitude due à l’unité de sentiment et de méthode, autant qu’à l’attention des violonistes.

Je dois signaler, parmi eux, le second maître de concert, Habenheim, artiste distingué sous tous les rapports, et dont j’ai entendu une cantate d’un style mélodique expressif, d’une harmonie pure, et très-bien instrumentée.

Les autres instruments à archet ont une valeur, sinon égale à celle des violons, au moins suffisante pour qu’on doive les compter pour bons. J’en dirai autant des instruments à vent : la première clarinette et le premier hautbois sont excellents. L’artiste qui joue la partie de première flûte, Krüger père, se sert malheureusement d’un ancien instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en général et pour la facilité d’émission des notes aiguës. M. Krüger devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l’entraîne parfois à faire des trilles et des grupetti là où l’auteur s’est bien gardé d’en écrire.

Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui s’attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés ; il joue en outre sur un basson tellement mauvais, que des intonations douteuses viennent à chaque instant blesser l’oreille et empêcher l’effet des phrases même les mieux rendues par l’exécutant. On distingue parmi les cors, M. Schuncke ; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un peu trop cuivrer le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgard. L’habile facteur Adolphe Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à cette heure dans toute l’Allemagne, pendant que celui des cylindres pour les cors, trompettes, bombardons, bass-tubas, y devient d’un usage général. Les Allemands appellent instruments à soupape (ventil-horn, ventil-trompetten) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J’ai été surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique militaire, assez bonne d’ailleurs, de Stuttgard ; on en est encore là aux trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin pour la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres dont on se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris ; nous y viendrons dans quelque dix ans.

Les trombones sont d’une belle force ; le premier (M. Schrade), qui fit, il y a quatre ans, partie de l’orchestre du concert Vivienne, à Paris, a un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des plus grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique ; je pourrais même dire des sons, puisqu’il sait, au moyen d’un procédé non encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce jeune corniste[4] dont toute la presse musicale s’est récemment occupée à Paris. Schrade, dans un point d’orgue d’une fantaisie qu’il a exécutée en public à Stuttgard, a fait entendre simultanément, et à la surprise générale, les quatre notes de l’accord de septième dominante du ton de si bemol, image pas disponible mi bemol image pas disponible ansi posées : la c’est aux acousticiens qu’il appartient ut fa

de donner la raison de ce nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores ; à nous autres musiciens de le bien étudier et d’en tirer parti si l’occasion s’en présente.

Un autre mérite de l’orchestre de Stuttgard, c’est qu’il est composé de lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent échapper ni un P ni un F, ni un mezzo-forte, ni un smorzando, sans l’indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme et de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et savent sans hésiter accentuer les temps faibles et passer d’une syncope à une autre sans embarras et sans avoir l’air d’exécuter un pénible tour de force. En un mot, leur éducation musicale est complète sous tous les rapports. J’ai pu reconnaître en eux ces précieuses qualités dès la première répétition de mon concert. J’avais choisi pour celui-là la Symphonie fantastique et l’ouverture des Francs-Juges. Vous savez combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés rhythmiques, de phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de quatre notes superposées à des groupes de trois, etc., etc. ; toutes choses qu’aujourd’hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la tête du public, mais qu’il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup et longtemps. J’avais donc lieu de craindre une foule d’erreurs à différents passages de l’ouverture et du finale de la symphonie ; je n’en ai pas eu à relever une seule, tout a été vu et lu et vaincu du premier coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera pas moindre, si je vous dis que nous avons monté cette damnée symphonie et le reste du programme en deux répétitions. L’effet eût même été très-satisfaisant si les maladies vraies ou simulées ne m’eussent enlevé la moitié des violons le jour du concert. Me voyez-vous, avec quatre premiers violons et quatre seconds, pour lutter avec tous ces instruments à vent et à percussion ? Car l’épidémie avait épargné le reste de l’orchestre, et il ne manquait rien, rien que la moitié des violons ! Oh ! en pareil cas, je ferais comme Max dans le Freyschütz, et pour obtenir des violons, je signerais un pacte avec tous les diables de l’enfer. C’était d’autant plus navrant et irritant, que, malgré les pré dictions de Lindpaintner, le roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l’exécution fut, sinon puissante (c’était chose impossible) au moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la Symphonie fantastique qui produisirent le plus d’effet furent l’adagio (la Scène aux champs,) et le finale (le Sabbat). L’ouverture fut chaudement accueillie ; quant à la Marche des pèlerins d’Harold, qui figurait aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans une autre où j’avais eu l’imprudence de la faire entendre isolément ; tandis que partout où j’ai donné Harold en entier, ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été accueillie comme elle l’est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est propre.

Faut-il vous dire maintenant qu’après le concert je reçus toutes sortes de félicitations de la part du roi, de M. le comte Neiperg et du prince Jérôme Bonaparte ? Pourquoi pas ? On sait que les princes sont en général d’une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne manquerais réellement de modestie que si j’allais vous répéter ce que m’ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants. D’ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie ? Pour ne pas faire grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre quiconque passe en liberté devant leur chenil ? Cela vaut bien la peine d’aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne n’est dupe ! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas parler de soi, mais à ne pas en faire parler, à ne pas attirer sur soi l’attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N’est-ce pas là une absurdité ?... Et puis j’ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur ; j’ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont j’ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela l’ouverture seulement, n’ait profondément abominé la symphonie ; je parierais que Molique n’a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je suis sûr qu’il a tout trouvé exécrable, et qu’il a été bien honteux d’avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgard un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d’avoir violé la musique, et qui, s’il parvient à lui inspirer sa passion de l’air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esmeralda qu’Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l’amour.

Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hohenzollern-Hechingen, n’a pas manqué d’écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d’une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, autre conseiller intime du prince, s’est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d’Hechingen, sans trop s’inquiéter de ce qu’il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m’a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous les pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d’un douloureux roman lu pendant le voyage... Puis l’arrivée à Hechingen, les gais visages, l’amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l’an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et... les adieux... et le départ... Oh ! je souffre !... Quel diable m’a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l’allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque... Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains états électriques de l’atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu’il fasse du vent.

.....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue ! Ah ! ma foi ! un sujet sans fugue, avouez-le, c’est une rare bonne fortune. Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n’ont pas de sujet, sans compter celles qui n’ont que de mauvais sujets. Allons ! voilà ma mélancolie qui s’envole, grâce à l’intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l’ennui), je reprends ma bonne humeur, et... je vous raconte Hechingen.

Quand je disais tout à l’heure que c’est une petite ville, j’exagérais géographiquement son importance. Hechingen n’est qu’un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les États romains. Au-dessus du bourg, et placée de manière à la dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. À droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel de Hohenzollern, qui n’est plus aujourd’hui qu’un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.

Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n’avoir au monde que deux préoccupations constantes : le désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits États, et l’amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne ? Il voit tout le monde content autour de lui : ses sujets l’adorent ; la musique l’aime ; il la comprend en poëte et en musicien ; il compose de charmants lieder, dont deux : der Fischer knabe et Schiffers Abendied, m’ont réellement touché par l’expression de leur mélodie. Il les chante avec une voix de compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l’âme et du cœur, il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d’œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Tel est l’aimable prince dont l’invitation m’avait été si agréable et dont j’ai reçu l’accueil le plus cordial.

En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l’avais connu à Paris cinq ans auparavant ; il m’accabla chez lui de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu’on n’oublie jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous pouvions disposer. C’étaient huit violons en tout, dont trois très-faibles, trois altos, deux violoncelles, deux contre-basses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste d’Hechingen joue la première contre-basse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont excellents ; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités d’ornementation que j’ai reprochées à celle de Stuttgard. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n’y en a qu’un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu’ils jouent, qu’on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.

Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j’ai pu faire exécuter avec un si petit orchestre ? Eh bien ! à force de patience et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l’ouverture du Roi Lear, la Marche des pèlerins, le Bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très-bien, avec précision et même avec verve.

J’avais écrit au crayon sur les parties d’alto les notes essentielles et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e) ; Techlisbeck jouait sur le piano la 1re harpe du Bal ; il avait bien voulu se charger aussi de l’alto solo dans la marche d’Harold. Le prince d’Hechingen se tenait à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps ; j’avais supprimé dans les parties de trompette, les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même ; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol, ré, fa, et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives et rapides ! Cependant, vous le devinez sans doute, je n’éprouvais de toutes ces manifestations qu’une joie mêlée d’impatience ; et quand le prince est venu me serrer la main, je n’ai pu m’empêcher de lui dire :

« — Ah ! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent à vivre pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant d’indulgence !

— Oui, oui, je sais, m’a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous dit : Sire ! et je ne suis qu’une Altesse ; mais j’irai l’entendre à Paris, j’irai, j’irai !»

Puisse-t-il tenir parole ! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur, me semblent un bien mal acquis.

Il y eut après le concert, souper à la villa Eugenia. La gaieté charmante du prince s’était communiquée à tous ses convives ; il voulut me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle ; Techlisbeck se mit au piano, l’auteur se chargeait de la partie du chant, et je fus, aux acclamations de l’assemblée, désigné pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne revenaient pas de mon la.

Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgard. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se marbrait de taches noires... c’était profondément triste... le ronge-cœur put travailler encore.

The rest is silence... Farewell.


À LISZT


troisième lettre
Manheim. — Weimar.


À mon retour d’Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgard, en proie à de nouvelles perplexités. À toutes les questions qu’on m’adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à peine commencé, j’aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage de Molière :

Non, je ne reviens point, car je n’ai point été ;
Je ne vais point non plus, car je suis arrêté,
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m’en aller...

M’en aller... où ? Je ne savais trop. J’avais écrit à Weimar, il est vrai, mais la réponse n’arrivait pas, et je devais absolument l’attendre avant de prendre une détermination.

Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt ; il t’importe peu de savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien composée, si le théâtre est ouvert, si l’intendant veut le mettre à ta disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d’informations ! Tu peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance :

«L’orchestre, c’est moi ! le chœur, c’est moi ! le chef, c’est encore moi. Mon piano chante, rêve, éclate, retentit ; il défie au vol les archets les plus habiles ; il a, comme l’orchestre, ses harmonies cuivrées ; comme lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de féeriques accords, de vagues mélodies ; je n’ai besoin ni de théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins ; je n’ai point à me fatiguer par de longues répétitions ; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt musiciens ; je n’en demande pas du tout, je n’ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d’un grand auditoire. Je me présente, on m’applaudit ; ma mémoire s’éveille, d’éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d’enthousiastes acclamations leur répondent ; je chante l’Ave Maria de Schubert ou l’Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c’est un silence ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d’artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l’harmonie frémissant sur son trépied ; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau ; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l’envie ; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s’épanouir...» Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu’il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d’enthousiasme et de gloire... C’est un rêve !... C’est un de ces rêves d’or qu’on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l’ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s’attendre !... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions ?... Il a d’abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d’éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d’être soumis à des études inaccoutumées. — «Que veut ce Français ? Que ne reste-t-il chez lui ?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre ; mais au premier coup d’œil jeté sur l’ensemble de l’orchestre, l’auteur y reconnaît bien vite d’inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle : «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l’enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade ; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là ; le timbalier s’est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu’il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l’auteur ; rien n’est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme ! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l’entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau ; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur ; il faut s’arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d’autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore ; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d’instruments à vent : il veut en découvrir la cause : «Voyons les trompettes seules !..... Que faites-vous là ? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un ré, donnez-moi votre ré !... Très-bien ! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut ! Fi !... l’horreur ! vous me faites un mi b !

— Non, monsieur, je fais ce qui est écrit !

— Mais je vous dis que non, vous vous trompez d’un ton !

— Cependant je suis sûr de faire l’ut !

— En quel ton est la trompette dont vous vous servez ?

— En mi b !

— Eh ! parlez donc, c’est là qu’est l’erreur, vous devez prendre la trompette en fa.

— Ah ! je n’avais pas bien lu l’indication ; c’est vrai, excusez-moi.

— Allons ! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier !

— Monsieur j’ai un fortissimo.

— Point du tout, c’est un mezzo forte, il n’y a pas deux F, mais un M et un F. D’ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d’éponge ; c’est une différence du noir au blanc.

— Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle ; qu’appelez-vous des baguettes à tête d’éponge ? nous n’avons jamais vu qu’une seule espèce de baguettes.

— Je m’en doutais ; j’en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j’ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous ?... Mon Dieu ! c’est vingt fois trop fort ! Et les sourdines que vous n’avez pas prises !...

— Nous n’en avons pas, le garçon d’orchestre a oublié d’en mettre sur les pupitres ; on s’en procurera demain, etc., etc.»

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n’a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux ! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s’en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu’ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu’ils n’ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine ; ce n’est guère que le troisième jour qu’il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer ; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient ; la masse unie, compacte, s’élance hardiment ; après tant de tâtonnements, tant de bégayements, l’orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme ! L’intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés ; l’auteur demande une quatrième épreuve ; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l’accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux ! «Attention aux nuances ! Vous n’avez plus peur ? — Non ! donnez-nous le vrai mouvement ? — Via !» Et la lumière se fait, l’art apparaît, la pensée brille, l’œuvre est comprise ! Et l’orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur ; le maître de chapelle vient le féliciter ; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s’approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d’étonnement, en regardant d’un œil surpris le maître étranger qu’ils avaient d’abord pris pour un fou ou un barbare. C’est maintenant qu’il aurait besoin de repos. Qu’il s’en garde bien, le malheureux ! C’est l’heure pour lui de redoubler de soins et d’attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d’orchestre, et s’assurer qu’elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France ; mettre partout : in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l’orchestre qu’il va diriger, et que l’exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu’il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s’ils ont manqué d’assurance. Mais le public arrive, l’heure sonne ; exténué, abîmé de fatigues de corps et d’esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu’au moment où les applaudissements de l’auditoire, la verve des exécutants, l’amour qu’il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d’où s’élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah ! c’est alors, j’en conviens, que l’auteur-directeur vit d’une vie aux virtuoses inconnue ! Avec quelle joie furieuse il s’abandonne au bonheur de jouer de l’orchestre ! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument ! L’attention multiple lui revient ; il a l’œil partout ; il indique d’un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche ; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d’harmonieux projectiles : puis il arrête, dans les points d’orgue, tout ce mouvement qu’il a communiqué ; il enchaîne toutes les attentions ; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu’il a dompté.

Luctantes ventos tempestatesque sonoras Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.

Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau lac d’harmonie ! prêtant l’oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d’amour ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l’auteur-chef oublie complètement le public ; il s’écoute, il se juge ; et si l’émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l’entourent, il ne tient plus compte des impressions de l’auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s’il a senti cette ardeur intime qui annonce l’incandescence de l’âme, le but est atteint, le ciel de l’art lui est ouvert, qu’importe la terre !...

Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie devient centuple, partagée qu’elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône ; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à l’éclat et à l’enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s’ils avaient toujours des soldats.

Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j’allais oublier, en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J’y reviens.

Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgart à attendre les lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert brillant où j’eus l’occasion d’observer une seconde fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions les plus colossales de l’immense Beethoven. L’ouverture de Léonore, morceau vraiment monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudie, et j’entendis le soir, à la table d’hôte, un monsieur se plaindre de ce qu’on ne donnait pas les symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n’y a point de chant ! ! !... Franchement, nous n’avons plus de ces bourgeois-là à Paris !...

Une réponse favorable m’étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J’aurais voulu y donner un concert en passant ; le maître de chapelle, Strauss[5], m’apprit que j’aurais à attendre pour cela huit ou dix jours, à cause d’un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C’est une ville bien calme, bien froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l’Académie de chant et celle de l’orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur. C’est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il m’eut bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du programme ; je sais seulement que j’avais voulu y placer ma deuxième symphonie (Harold) en entier, et que dès la première répétition je dus supprimer le finale (l’Orgie) à cause des trombones manifestement incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce morceau. Lachner s’en montra tout chagrin, désireux qu’il était, disait-il, de connaître le tableau tout entier. Je fus obligé d’insister en l’assurant que ce serait folie d’ailleurs, indépendamment de l’insuffisance des trombones, d’espérer l’effet de ce finale avec un orchestre si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent bien rendues et produisirent sur le public une vive impression. La grande duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m’a-t-on dit, le coloris de la Marche des pèlerins, et surtout celui de la Sérénade dans les Abruzzes, où elle crut retrouver le calme heureux des belles nuits italiennes. Le solo d’alto avait été joué avec talent par un des altos de l’orchestre, qui n’a cependant pas de prétentions à la virtuosité.

J’ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter), cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n’y a pas d’ophicléïde ; Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans toutes les grandes partitions modernes, s’est vu obligé de faire faire un trombone à cylindres, descendant à l’ut et au si graves. Il était plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde, et, musicalement parlant, c’eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments ne se ressemblent guère. Je n’ai pu entendre qu’une répétition de l’Académie de chant ; les amateurs qui la composent ont généralement d’assez belles voix, mais ils sont loin d’être tous musiciens et lecteurs.

Mademoiselle Sabine Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim, une représentation de Norma. Je ne l’avais pas entendue depuis qu’elle a quitté le Théâtre-Italien de Paris ; sa voix a toujours de la puissance et une certaine agilité : elle la force un peu parfois, et ses notes hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter ; telle qu’elle est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi les cantatrices allemandes ; elle sait chanter.

Je me suis beaucoup ennuyé à Manheim, malgré les soins et les attentions d’un Français, M. Désiré Lemire, que j’avais rencontré quelquefois à Paris, il y a huit ou dix ans. C’est qu’il est aisé de voir aux allures des habitants, à l’aspect même de la ville, qu’on est là tout à fait étranger au mouvement de l’art, et que la musique y est considérée seulement comme un assez agréable délassement dont on use volontiers aux heures de loisir laissées par les affaires. En outre, il pleuvait continuellement ; j’étais voisin d’une horloge dont la cloche avait pour résonnance harmonique la tierce mineure[6], et d’une tour habitée par un méchant épervier, dont les cris aigus et discordants me vrillaient l’oreille du matin au soir. J’étais impatient aussi de voir la ville des poëtes où me pressaient d’arriver les lettres du maître de chapelle, mon compatriote Chélard, et celles de Lobe, ce type du véritable musicien allemand dont tu as pu, je le sais, apprécier le mérite et la chaleur d’âme.

Me voilà de nouveau sur le Rhin ! — Je rencontre Guhr. — Il recommence à jurer. — Je le quitte. — Je revois un instant, à Francfort, notre ami Hiller. — Il m’annonce qu’il va faire exécuter son oratorio de la Chute de Jérusalem... — Je pars, nanti d’un très-beau mal de gorge. — Je m’endors en route. — Un rêve affreux... que tu ne sauras pas. — Voilà Weimar. Je suis très-malade. — Lobe et Chélard essayent inutilement de me remonter. — Le concert se prépare. — On annonce la première répétition. — La joie me revient. — Je suis guéri.

À la bonne heure, je respire ici ! Je sens quelque chose dans l’air qui m’annonce une ville littéraire, une ville artiste ! Son aspect répond parfaitement à l’idée que je m’en étais faite, elle est calme, lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie : des alentours charmants, de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées. Comme le cœur me bat en la parcourant ! Quoi ! c’est là le pavillon de Gœthe ! Voilà celui où feu le Grand-Duc aimait à venir prendre part aux doctes entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland ! Cette inscription latine fut tracée sur ce rocher par l’auteur de Faust ! Est-il possible ? ces deux petites fenêtres donnent de l’air à la pauvre mansarde qu’habita Schiller ! C’est dans cet humble réduit que le grand poëte de tous les nobles enthousiasmes écrivit Don Carlos, Marie Stuart, les Brigands, Wallestein ! C’est là qu’il a vécu comme un simple étudiant ! Ah ! je n’aime pas Gœthe d’avoir souffert cela ! Lui qui était riche, ministre d’État... ne pouvait-il changer le sort de son ami le poëte ?... ou cette illustre amitié n’eut-elle rien de réel !... Je crains qu’elle ait été vraie du côté de Schiller seulement ! Gœthe s’aimait trop : il chérissait trop aussi son damné fils Méphisto ; il a vécu trop vieux : il avait trop peur de la mort.

Schiller ! Schiller ! tu méritais un ami moins humain ! Mes yeux ne peuvent quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable et noir ; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est intense. Tout se tait ; ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se gonfle ; je tremble ; écrasé de respect, de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d’obscurs survivants, je m’agenouille auprès de l’humble seuil, et, souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète : Schiller !... Schiller !... Schiller !...

Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre ? j’en suis si loin. Attends, je vais, pour rentrer dans la prose et me calmer un peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d’un grand talent, qui faisait des messes, de beaux septuors, et jouait sévèrement du piano, à Hummel... C’est fait, me voilà raisonnable !

Chélard, en sa qualité d’artiste d’abord, de Français et d’ancien ami ensuite, a tout fait pour m’aider à parvenir à mon but. L’intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l’orchestre ; je ne dis pas les chœurs, car il n’aurait probablement pas osé m’en parler. Je les avais entendus en arrivant, dans le Vampire de Marschner ; on ne se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices ! oh ! les pauvres femmes ! Par galanterie, n’en parlons pas. Mais il y a là une basse qui remplissait le rôle du Vampire ; tu devines que je veux parler de Génast ! N’est-ce pas que c’est un artiste dans toute la force du terme ?... Il est surtout tragédien ; et j’ai bien regretté de ne pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la tragédie de Shakespeare, qu’on montait au moment de mon départ.

La chapelle est bien composée ; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête d’instruments à cordes qu’on pouvait ajouter à ceux qu’elle possède, et ils me présentèrent un actif de vingt-deux violons, sept altos, sept violoncelles et sept contre-basses. Les instruments à vent étaient au grand complet ; j’ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sachce) d’une force extraordinaire. Il n’y avait pas de cor anglais : — j’ai dû transposer sa partie pour une clarinette ; pas de harpe : — un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même ; pas d’ophicléïde : — on l’a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j’avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion trèsdéveloppée pour mon ouverture des Francs-Juges qu’ils avaient déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés ; aussi ai-je été réellement heureux, contre l’ordinaire, pendant les études de la Symphonie fantastique, que j’avais encore choisie, d’après leur désir. C’est une joie extrême, mais bien rare, d’être ainsi compris tout de suite. Je me souviens de l’impression que produisirent sur la chapelle et quelques amateurs assistant à la répétition, le premier morceau (Rêveries-Passions) et le troisième (Scène aux champs). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé toutes les poitrines, et après le dernier roulement de tonnerre, à la fin du solo du pâtre abandonné, quand l’orchestre rentrant semble exhaler un profond soupir et s’éteindre, j’entendis mes voisins soupirer aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se déclara partisan de la Marche au supplice avant tout. Quant au public, il parut préférer le Bal et la Scène aux champs. L’ouverture des Francs-Juges fut accueillie comme une ancienne connaissance qu’on est bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de modestie ; et, si je te parle de la salle pleine, des longs applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter le compositeur de la part de Leurs Altesses, des nouveaux amis qui l’attendent à la sortie du théâtre pour l’embrasser et qui le gardent bon gré mal gré jusqu’à trois heures du matin ; si je te décris enfin un succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens, malgré ma philosophie, cela m’épouvante, et je m’arrête là. Adieu.


À STÉPHEN HELLER,


quatrième lettre
Leipzig


Vous avez ri, sans doute, mon cher Heller, de l’erreur commise dans ma dernière lettre, au sujet de la grande duchesse Stéphanie que j’ai appelée Amélie ? Eh bien ! il faut vous l’avouer, je ne me désole pas trop des reproches d’ignorance et de légèreté que cette erreur va m’attirer. Si j’avais appelé François ou Georges l’empereur Napoléon, à la bonne heure ! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout gracieux qu’il soit, de la souveraine de Manheim. — D’ailleurs Shakespeare l’a dit :

What’s in a name ? that we call a rose By any other name would smell as sweet !

«Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose n’exhalerait pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»

En tous cas, je demande humblement pardon à Son Altesse, et, si elle me l’accorde, comme je l’espère, je me moquerai bien de vos moqueries.

En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément visiter était Leipzig. J’hésitais pourtant à m’y présenter, malgré la dictature dont y était investi Félix Mendelssohn et les relations amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi dans l’art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je craignais, j’en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre ; la voici :

«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié romaine ! Moi, je ne l’oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content de la ville, c’est-à-dire des musiciens et du public. Je n’ai pas voulu vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi, et toutes m’ont confirmé dans l’opinion où je suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l’orchestre, de la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus : la recette peut s’élever de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme, et tout ce qui est nécessaire au moins dix jours d’avance. En outre, les directeurs de la société des concerts d’abonnement me chargent de vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la ville. J’espère que vous accepterez leur proposition après le concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la main et vous dire : Willkommen en Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d’être mon bon ami[7], comme vous l’étiez alors et comme je serai toujours votre dévoué.

»félix mendelssohn bartholdy.» Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes ?... Je partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis que j’y laissais.

Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d’une façon assez bizarre. À notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à l’Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette cantate :

« — À la bonne heure, s’écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment... sur votre goût ! J’avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro ; franchement il est bien misérable !»

Nous faillîmes nous quereller le lendemain, parce que j’avais parlé avec enthousiasme de Gluck, et qu’il me répondit d’un ton railleur et surpris :

« — Ah ! vous aimez Gluck !»

Ce qui semblait vouloir dire : Comment un musicien tel que vous êtes, a-t-il assez d’élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la vérité d’expression, pour aimer Gluck ?» J’eus bientôt l’occasion de me venger de cette petite incartade. J’avais apporté de Paris l’air d’Asteria dans l’opéra italien de Telemaco ; morceau admirable, mais peu connu ! J’en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans nom d’auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il vint. En apercevant cette musique qu’il prit pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l’exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots : «O giorno ! o dolce sguardi ! o rimembranza ! o amor !» dont l’accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d’une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l’arrêtai, et d’un air confondu d’étonnement :

« — Ah ! vous m’aimez pas Gluck, lui dis-je.

— Comment Gluck !

— Hélas ! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je le connais mieux que vous, et que je suis de votre opinion... plus que vous-même !»

Un jour, je vins à parler du métronome et de son utilité.

« — Pourquoi faire le métronome ? se récria vivement Mendelssohn, c’est un instrument très-inutile. Un musicien qui, à l’aspect d’un morceau n’en devine pas tout d’abord le mouvement, est une ganache.»

J’aurais pu lui répondre qu’il y avait beaucoup de ganaches ; mais je me tus.

Je n’avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait que mes Mélodies Irlandaises avec accompagnement de piano. M’ayant demandé un jour à voir la partition de l’ouverture du Roi Lear que je venais d’écrire à Nice, il la lut d’abord attentivement et lentement, puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l’exécuter (ce qu’il fit avec un talent incomparable) :

« — Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.

— Pourquoi faire ? Ne m’avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à l’aspect d’un morceau, n’en devinait pas le mouvement, était une ganache ?»

Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces bourrades inattendues lui déplaisaient fort[8].

Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève !» Enfin, c’était un porc-épic, dès qu’on parlait de musique ; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d’un excellent caractère, d’une humeur douce et charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et j’abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.

Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l’énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d’un très-raide escalier.

« — Admirez la justice divine, lui dis-je en l’aidant à se relever, c’est moi qui blasphème, et c’est vous qui tombez.»

Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent toujours écartées. C’est à Rome que j’appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a nom : Ouverture de la Grotte de Fingal. Mendelssohn venait de le terminer, et il m’en donna une idée assez exacte ; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j’allais l’interrompre dans ses travaux (car c’est un producteur infatigable) ; il quittait alors la plume de très-bonne grâce, et me voyant tout gonflé de spleen, cherchait à l’adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois hargneusement couché sur son canapé, j’ai chanté l’air d’Iphigénie en Tauride : «D’une image, hélas ! trop chérie» qu’il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et il s’écriait : «C’est beau cela ! c’est beau ! Je l’entendrais sans me lasser du matin au soir, toujours, toujours !» Et nous recommencions. Il aimait aussi beaucoup à me faire murmurer, avec ma voix ennuyée et dans cette position horizontale, deux ou trois mélodies que j’avais écrites sur des vers de Moore, et qui lui plaisaient. Mendelssohn a toujours eu une certaine estime pour mes... chansonnettes. Après un mois de ces relations, qui avaient fini par devenir pour moi si pleines d’intérêt, Mendelssohn disparut sans me dire adieu, et je ne le revis plus. Sa lettre, que je viens de vous citer, dut en conséquence me causer, et me causa réellement, une très-agréable surprise. Elle semblait révéler en lui une bonté d’âme, une aménité de mœurs que je ne lui avais pas connues ; je ne tardai pas à reconnaître, en arrivant à Leipzig, que ces qualités excellentes étaient devenues les siennes en effet. Il n’a rien perdu toutefois de l’inflexible rigidité de ses principes d’art, mais il ne cherche point à les imposer violemment, et il se borne, dans l’exercice de ses fonctions de maître de chapelle, à mettre en évidence ce qu’il juge beau, et à laisser dans l’ombre ce qui lui paraît mauvais ou d’un pernicieux exemple. Seulement il aime toujours un peu trop les morts.

La Société des concerts d’abonnement dont il m’avait parlé est fort nombreuse et on ne peut mieux composée ; elle possède une magnifique Académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle du Gewandhaus, d’une sonorité parfaite. C’était dans ce vaste et beau local que je devais donner mon concert. J’allai le visiter en descendant de voiture ; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale de l’œuvre nouvelle de Mendelssohn (Walpurgis Nacht). Je fus réellement émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de l’intelligence des chanteurs, de la précision et de la verve de l’orchestre et surtout de la splendeur de la composition.

J’incline fort à regarder cette espèce d’oratorio (la Nuit du Sabbat) comme ce que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu’à ce jour[9]. Le poème est de Gœthe et n’a rien de commun avec la scène du Sabbat de Faust. Il s’agit des assemblées nocturnes que tenait sur les montagnes, aux premiers temps du christianisme, une secte religieuse fidèle aux anciens usages, alors même que les sacrifices sur les hauts lieux eurent été interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits destinées à l’œuvre sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en grand nombre, des sentinelles armées, couvertes de déguisements étranges. À un signal convenu, et quand le prêtre, montant à l’autel, entonnait l’hymne sacré, cette troupe, d’aspect diabolique, agitant d’un air terrible ses fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes sortes de bruits et de cris épouvantables, pour couvrir la voix du chœur religieux et effrayer les profanes qui eussent été tentés d’interrompre la cérémonie. C’est de là sans doute qu’est venu l’usage dans la langue française d’employer le mot sabbat comme synonyme de grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d’une clarté parfaite, malgré sa complexité ; les effets de voix et d’instruments s’y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l’art. Je citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s’élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe des faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu’il faut le plus louer dans ce finale, ou de l’orchestre ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l’ensemble !

Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l’avoir produit, descendait du pupitre, je m’avançai tout ravi de l’avoir entendu. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre ; et pourtant, après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous les deux simultanément :

« — Comment ! il y a douze ans ! douze ans ! que nous avons rêvé ensemble dans la plaine de Rome !

— Oui, et dans les thermes de Caracalla !

— Oh ! toujours moqueur ! toujours prêt à rire de moi !

— Non, non, je ne raille plus guère ; c’était pour éprouver votre mémoire, et voir si vous m’aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j’attache le plus grand prix.

— Qu’est-ce donc ?

— Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la répétition de votre nouvel ouvrage.

— Oh ! bien volontiers, à condition que vous m’enverrez le vôtre.

— Je donnerai ainsi du cuivre pour de l’or ; n’importe, j’y consens.»

Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le dernier des Mohicans, je l’espère, n’eût pas désavouée :

«Au chef Mendelssohn !

«Grand chef ! nous nous sommes promis d’échanger nos tomahawcks[10] ; voici le mien ! Il est grossier, le tien est simple ; les squaws[11] seules et les visages pâles[12] aiment les armes ornées. Sois mon frère ! et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos tomahawcks unis à la porte du conseil.»

Tel est dans toute sa simplicité le fait qu’une malice bien innocente a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu’il s’est agi, quelques jours après, d’organiser mon concert, s’est en effet comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu’il me présenta comme son fidus Achates, fut le maître de concert David, musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M. David, qui parle d’ailleurs parfaitement le français, me fut d’un très-grand secours.

L’orchestre de Leipzig n’est pas plus nombreux que les orchestres de Francfort et de Stuttgard ; mais comme la ville ne manque pas de ressources instrumentales, je voulus l’augmenter un peu, et le nombre des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre, innovation qui, je l’ai su plus tard, a causé l’indignation de deux ou trois critiques dont le siège était déjà fait. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui avaient suffi jusque-là à l’exécution des symphonies de Mozart et de Beethoven ! Quelle insolente prétention !... Nous essayâmes en vain de nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme) : il fut impossible de trouver le cor anglais, l’ophicléïde et la harpe. Le cor anglais (l’instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si extraordinairement faux, que, malgré le talent de l’artiste qui le jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la première clarinette.

L’ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu’on me présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français ; il n’avait presque point de son. Il fut donc considéré comme non avenu ; on le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour la harpe, on n’y pouvait songer ; car six mois auparavant, Mendelssohn, ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de son Antigone, fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on m’assurait qu’il en avait été médiocrement satisfait, j’écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et digne artiste dont j’aurai bientôt l’occasion de parler, m’envoya le harpiste du théâtre. Il ne s’agissait plus que de trouver l’instrument. Après des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de musique, Mendelssohn apprit enfin qu’un amateur possédait une harpe, et il obtint de lui qu’elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva que M. Richter (le harpiste de Dresde qui s’était si obligeamment rendu à Leipzig sur l’invitation de Lipinski) était un pianiste très-habile, qu’il jouait en outre fort bien du violon, mais qu’il ne jouait presque pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois seulement, et pour parvenir à exécuter les arpèges les plus simples, qui servent communément à l’accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu’à l’aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua tout à fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du concert pour représenter les solos de la harpe, et assurer ses entrées. Quel embarras pour si peu de chose !

Quoi qu’il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients, les répétitions commencèrent. La disposition de l’orchestre dans cette belle salle est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d’ailleurs, ont été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme, où figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du Roi Lear, des Francs-Juges et la Symphonie fantastique. David avait en outre consenti à jouer le solo de violon (Rêverie et Caprice) que j’écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l’orchestration est assez compliquée. Il l’exécuta supérieurement aux grands applaudissements de l’assemblée.

Quant à l’orchestre, dire qu’il fut irréprochable, après deux répétitions seulement, dans l’exécution des pièces que je viens de citer, c’est en faire un grand éloge. Tous les musiciens de Paris et bien d’autres encore, seront, je crois, de cet avis.

Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des habitants de Leipzig, et, autant qu’il m’a été permis d’en juger par la polémique des journaux, des discussions en sont résultées aussi violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le sujet à Paris, il y a quelque dix ans. Pendant qu’on débattait ainsi la moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de Dresde, que j’aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce qu’il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres, dont Mendelssohn m’avait parlé dans sa lettre, et auquel j’avais promis de prendre part.

Cette soirée étant organisée par la Société des concerts tout entière, j’avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n’eus garde, vous le pensez bien, de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j’offris aux directeurs de la société le finale à trois chœurs de Roméo et Juliette, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le professeur Duesberg. Il y avait à mettre seulement cette traduction en rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un long et pénible travail ; encore, la prosodie allemande n’ayant pas été bien observée par les copistes dans leur distribution de syllabes longues et brèves, il en résulta pour les chanteurs des difficultés telles que Mendelssohn fut obligé de perdre son temps à la révision du texte et à la correction de ce que ces fautes présentaient de plus choquant. Il eut, en outre, à exercer le chœur pendant près de huit jours. (Huit répétitions d’un chœur aussi nombreux coûteraient à Paris 4,800 francs. Et l’on me demande quelquefois pourquoi, dans mes concerts, je ne donne pas Roméo et Juliette !) Cette Académie, où figurent, il est vrai, quelques artistes du théâtre et les élèves de la chapelle de Saint-Thomas, est composée dans sa presque totalité d’amateurs appartenant aux classes élevées de la société de Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu’il s’agit d’apprendre quelque œuvre sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un grand nombre de répétitions. Quand je revins de Dresde, les études cependant étaient loin d’être terminées, le chœur d’hommes surtout laissait beaucoup à désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un grand virtuose tel que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de maître de chant, qu’il remplit, il faut le dire, avec une patience inaltérable. Chacune de ses observations est faite avec douceur et une politesse parfaite, dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait savoir combien, en pareil cas, ces qualités sont rares. Quant à moi, j’ai été souvent accusé d’ingalanterie par nos dames de l’Opéra ; ma réputation, à cet égard, est parfaite. Je la mérite, je l’avoue ; dès qu’il s’agit des études d’un grand chœur, et avant même de les commencer, une sorte de colère anticipée me serre la gorge, ma mauvaise humeur se manifeste, bien que rien encore n’y ait pu donner lieu, et je fais comprendre du regard à tous les choristes l’idée de ce Gascon qui, ayant donné un coup de pied à un petit garçon passant inoffensif auprès de lui, et sur l’observation de celui-ci, qu’il ne lui avait rien fait, répliqua : «Juge un peu, si tu m’avais fait quelque chose !»

Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris, et le finale, avec l’appui de l’orchestre, eût sans aucun doute, parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui, depuis plusieurs jours, se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence, dont on l’avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé à si grand’peine.

J’avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce monsieur (j’ai oublié son nom) appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne savent pas la musique ; il comptait mal ses pauses, il n’entrait pas à temps, il se trompait d’intonation, etc. ; mais je me disais : «Peut-être n’a-t-il pas eu le temps d’étudier sa partie, il apprend pour le théâtre des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de celui-là ?» Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si bien dit cette scène, en regrettant fort qu’il fût à Bruxelles et ne sût pas l’allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert, comme ce monsieur n’était pas plus avancé, et que, de plus, il grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques, chaque fois qu’on était obligé d’arrêter l’orchestre à cause de lui, ou quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience m’échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus s’occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment l’exécution impossible. En rentrant je faisais cette triste réflexion : Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la nature leur a départi d’intelligence et d’imagination à l’étude de leur art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû renoncer à la production de l’œuvre qu’ils avaient adoptée, à cause de l’insuffisance d’un seul homme ! Ô chanteurs qui ne chantez pas, vous donc aussi vous êtes des dieux !... L’embarras de la Société était grand pour remplacer sur le programme ce finale dont la durée est d’une demi-heure ; au moyen d’une répétition supplémentaire, que l’orchestre et les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous en vînmes à bout. L’ouverture du Roi Lear, que l’orchestre possédait bien, et l’Offertoire de mon Requiem, où le chœur n’a que quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de Roméo, et exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le morceau du Requiem produisit un effet auquel je ne m’attendais pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l’un des compositeurs critiques les plus justement renommés de l’Allemagne[13].

Quelques jours après, ce même Offertoire m’attira un éloge sur lequel je devais bien moins compter ; voici comment. J’étais retombé malade à Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j’en vins à demander ce que je lui devais au médecin qui m’avait soigné, il me répondit :

« — Écrivez pour moi sur ce carré de papier le thème de votre Offertoire, avec votre signature, et je vous serai redevable encore ; jamais morceau de musique ne m’a autant frappé !»

J’hésitais un peu à m’acquitter des soins du docteur d’une semblable manière, mais il insista, et le hasard m’ayant fourni l’occasion de répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que j’eus la simplicité de ne pas la saisir. J’écrivis en tête de la page : «À M. le docteur Clarus.»

« — Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom une l de trop.»

Je pensai aussitôt : Patientibus Carus sed Clarus inter doctos, et n’osai l’écrire[14]

Il y a des instants où je suis d’une rare stupidité.

Un compositeur virtuose tel que vous, mon cher Heller, s’intéresse vivement à tout ce qui se rattache à son art ; je trouve donc fort naturel que vous m’ayez adressé tant de questions au sujet des richesses musicales de Leipzig ; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous me demandez si la grande pianiste Mme Clara Schuman a quelque rivale en Allemagne qu’on puisse décemment lui opposer ?

Je ne crois pas.

Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous appelons le beau ?

Je ne veux pas.

S’il est vrai que l’acte de foi de tout ce qui prétend aimer l’art élevé et sérieux soit celui-ci : « Il n’y pas d’autre Dieu que Bach, et Mendelssohn est son prophète ? »

Je ne dois pas.

Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s’amuser aux petits opéras de Lortzing qu’on y représente souvent ?

Je ne puis pas.

Si j’ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix, avec basse continue, qu’on prise si fort à Leipzig ?

Je ne sais pas.

Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.


À ERNST


cinquième lettre
Dresde


Vous m’aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m’arrêter dans les petites villes en parcourant l’Allemagne, m’assurant que les capitales seulement m’offriraient les moyens d’exécution nécessaires à mes concerts.

D’autres que vous encore et quelques critiques allemands m’avaient parlé dans le même sens, et m’ont reproché plus tard de n’avoir pas suivi leurs avis, et de n’être pas allé d’abord à Berlin ou à Vienne. Mais vous savez qu’il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que de les suivre ; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui paraissait a tout le monde le plus raisonnable, c’est que je n’ai pas pu. D’abord, je n’étais pas le maître de choisir le moment de mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l’ai dit je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J’aurais voulu partir pour Munich, mais une lettre de Baerman m’annonçait que mes concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette ville qu’un mois plus tard, et Meyerbeer, de son côté m’écrivait que la reprise de plusieurs importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais pourtant pas rester oisif ; alors, plein du désir de connaître ce que possède d’institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre, et de réduire beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes du second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par le style de quelques-unes de mes partitions ; mais je réservais celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le forte du crescendo ; et je pensais qu’à tout prendre, cette marche lentement progressive ne manquait ni de prudence ni d’un certain intérêt. En tout cas, je n’ai pas à me repentir de l’avoir suivie.

Maintenant parlons de Dresde.

J’y étais engagé pour deux concerts, et j’allais trouver là chœur, orchestre, musique d’harmonie, et de plus un célèbre ténor : depuis mon entrée en Allemagne, je n’avais point encore vu réunies des richesses pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué, énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j’avais autrefois connu à Paris. Il m’est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur cet excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de concert, et l’estime générale dont jouissent en outre sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle ; et certes il ne se fit pas faute d’en user. Comme j’avais une promesse de l’intendant M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne s’agissait plus que de veiller à l’excellence de l’exécution. Celle que nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable ; il contenait : l’ouverture du Roi Lear, la Symphonie fantastique, l’Offertoire, le Sanctus et le Quærens me de mon Requiem, les deux dernières parties de ma Symphonie funèbre, écrite, vous le savez, pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n’avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l’extrême obligeance d’improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions besoin, et les études du finale purent commencer. Quant aux solos de chant, ils étaient en langues latine, allemande et française. Tichatchek, le ténor dont je parlais tout à l’heure, possède une voix pure et touchante, qui, échauffée par l’action dramatique, devient en scène d’une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime-abord, du solo de ténor dans le Sanctus, sans même demander à le voir, sans réticences, sans grimaces, sans faire le dieu ; il aurait pu, comme tant d’autres en pareil cas, accepter le Sanctus en m’imposant, pour son succès particulier, quelque cavatine à lui connue ; il ne le fit pas ; à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien !

Mais la cavatine de Benvenuto qu’il me prit fantaisie d’ajouter au programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du concert. On n’avait pu la proposer à la prima-donna, madame Devrient, le tissu mélodique du morceau étant trop haut, et les vocalises trop légères pour elle ; mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinski l’avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l’andante trop haut et trop long, l’allegro trop bas et trop court, elle demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc., etc. ; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne veut.

Enfin, madame Schubert, femme de l’excellent maître de concert et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d’embarras en acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui exagérait les difficultés. Elle y fut très-applaudie. En vérité, il semble qu’il soit plus difficile quelquefois de faire chanter Fleuve du Tage que de monter la Symphonie en ut mineur.

Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l’exécution s’en ressentit ; elle fut excellente. Les chœurs seuls m’avaient effrayé à la répétition générale ; mais deux leçons encore avant le concert leur firent acquérir l’assurance qui leur manquait, et les fragments du Requiem furent aussi bien rendus que tout le reste. La Symphonie funèbre produisit le même effet qu’à Paris. Le lendemain matin les musiciens militaires qui l’avaient exécutée, vinrent pleins de joie me donner une aubade, qui m’arracha de mon lit, dont j’avais pourtant grand besoin, et m’obligea, souffrant que j’étais d’une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge, d’aller vider avec eux une petite cuve de punch.

C’est à ce concert de Dresde que j’ai vu pour la première fois se manifester la prédilection du public allemand pour mon Requiem ; cependant nous n’avons pas osé (le chœur n’était pas assez nombreux) aborder les grands morceaux, tels que le Dies iræ, le Lacrymosa, etc. La Symphonie fantastique plut beaucoup moins à une partie de mes juges. La classe élégante de l’auditoire, le roi de Saxe et la cour en tête, fut très-médiocrement charmée, m’a-t-on dit, de la violence de ces passions, de la tristesse de ces rêves, et de toutes les monstrueuses hallucinations du finale. Le Bal et la Scène aux champs seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus chaudement la Marche au supplice et le Sabbat que les trois autres morceaux. Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si bien accueillie à Stuttgard, si parfaitement comprise à Weimar, tant discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques des habitants de Dresde, qu’elle les désorientait par sa dissemblance avec les symphonies à eux connues, et qu’ils en étaient plus surpris que charmés, moins émus qu’étourdis.

La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l’Italien Morlachi et de l’illustre auteur du Freyschütz, est maintenant dirigée par MM. Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère, à Paris, de Reissiger, que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de : Dernière pensée de Weber ; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde, une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens ; le jour de la cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé de l’entendre. Quant au jeune maître de chapelle, Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par quelques articles publiés dans la Gazette musicale, il eut à exercer pour la première fois son autorité en m’assistant dans mes répétitions ; ce qu’il fit avec zèle et de très-bon cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation du serment avait eu lieu le lendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l’enivrement d’une joie bien naturelle. Après avoir supporté en France mille privations et toutes les douleurs attachées à l’obscurité, Richard Wagner, étant revenu en Saxe, sa patrie, eut l’audace d’entreprendre et le bonheur d’achever la composition des paroles et de la musique d’un opéra en cinq actes (Rienzi). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès éclatant. Bientôt après suivit le Vaisseau hollandais, opéra en trois actes, dont il fit également la musique et les paroles. Quelle que soit l’opinion qu’on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les hommes capables d’accomplir deux fois avec succès ce double travail littéraire et musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait une preuve de capacité plus que suffisante pour attirer sur lui l’attention et l’intérêt. C’est ce que le roi de Saxe a parfaitement compris : et le jour où, donnant à son premier maître de chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré l’existence de celui-ci, les amis de l’art ont dû dire à Sa Majesté ce que Jean Bart répondit à Louis XIV annonçant à l’intrépide loup de mer qu’il l’avait nommé chef d’escadre : «Sire, vous avez bien fait !»

L’opéra de Rienzi, excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux opéras en Allemagne, n’est plus maintenant représenté en entier ; on joue un soir les deux premiers actes, et un autre soir les trois derniers. C’est cette seconde partie seulement que j’ai vu représenter ; je n’ai pu la connaître assez à fond, en l’entendant une fois, pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée ; je me souviens seulement d’une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi (Tichatchek), et d’une marche triomphale bien modelée, sans imitation servile, sur la magnifique marche d’Olympie. La partition du Vaisseau hollandais m’a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet ; mais j’ai dû y reconnaître aussi un abus du trémolo, d’autant plus fâcheux qu’il m’avait déjà frappé dans Rienzi, et qu’il indique chez l’auteur une certaine paresse d’esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde. Le trémolo soutenu est de tous les effets d’orchestre celui dont on se lasse le plus vite ; il n’exige point d’ailleurs d’invention de la part du compositeur, quand il n’est accompagné en dessus ni en dessous par aucune idée saillante.

Quoi qu’il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui, en lui accordant une protection complète et active a, pour ainsi dire, sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés.

L’administration du théâtre de Dresde n’a rien négligé pour donner tout l’éclat possible à la représentation des deux ouvrages de Wagner ; les décors, les costumes et la mise en scène de Rienzi, approchent de ce qu’on a fait de mieux dans ce genre à Paris. Madame Devrient, dont j’aurai occasion de parler plus longuement à propos de ses représentations à Berlin, joue dans Rienzi le rôle d’un jeune garçon ; ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu maternels de sa personne. Elle m’a paru beaucoup plus convenablement placée dans le Vaisseau hollandais, malgré quelques poses affectées et les interjections parlées qu’elle se croit obligée d’introduire partout. Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont l’action sur moi a été très-vive, c’est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des plus belles que j’aie entendues, et il s’en sert en chanteur consommé ; elle a un de ces timbres onctueux et vibrants en même temps dont la puissance expressive est si grande, pour peu que l’artiste mette de cœur et de sensibilité dans son chant ; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré très-élevé. Tichatchek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands yeux pleins de feu le servent à merveille. Mademoiselle Wiest représente la sœur de Rienzi, elle n’a presque rien à dire. L’auteur, en écrivant ce rôle, l’a parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.

Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de Lipinski ; mais ce n’est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant applaudi d’un bout à l’autre de l’Europe, à vous, l’artiste si attentif et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi bien et mieux que moi, comme il chante, comme il est, dans le haut style, touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé, dans votre imperturbable mémoire, les beaux passages de ses concertos. D’ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de gens, paraîtraient dépourvus d’impartialité ; on les attribuerait, (bien à tort, je puis le dire,) à la reconnaissance plutôt qu’à un véritable élan d’admiration. Il s’est fait énormément applaudir à mon concert, dans ma romance de violon, exécutée quelques jours auparavant à Leipzig par David, et dans l’alto solo de ma deuxième symphonie (Harold).

Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la première ; les scènes mélancoliques et religieuses d’Harold ont paru réunir de prime-abord toutes les sympathies, et le même bonheur est arrivé aux fragments de Roméo et Juliette (l’adagio et la Fête chez Capulet). Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes de Dresde, c’est la cantate du Cinq mai, admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l’infatigable M. Winkler avait encore eu la bonté d’écrire pour cette occasion. La mémoire de Napoléon est chère aujourd’hui au peuple allemand, presque autant qu’à la France, et c’est sans doute la cause de l’impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je l’ai ensuite fait entendre. La fin surtout a donné lieu, maintes fois, à de singulières manifestations :

Loin de ce roc nous fuyons en silence,
L’astre du jour abandonne les cieux...

J’ai fait la connaissance, à Dresde, du prodigieux harpiste anglais Parish-Alvars, dont le nom n’a pas encore la popularité qu’il mérite. Il arrivait de Vienne. C’est le Liszt de la harpe ! On ne se figure pas tout ce qu’il est parvenu à produire d’effets gracieux ou énergiques, de traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné sous certains rapports. Sa fantaisie sur Moïse, dont la forme a été imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses variations en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d’Obéron, et vingt autres morceaux de la même nature, m’ont causé un ravissement que je renonce à décrire. L’avantage inhérent aux nouvelles harpes, de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes à l’unisson, lui a donné l’idée de combinaisons, qui, à les voir écrites, paraissent absolument inexécutables.

Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l’emploi ingénieux des pédales, produisant ces doubles notes appelées synonymes. Ainsi il fait avec une rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces mineures, parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe au lieu de représenter, comme à l’ordinaire, la gamme diatonique d’ut bémol, donnent pour série, dans leur ordre de succession descendante : ut bécarre ut bécarre, la bécarre, sol bémol sol bémol, mi bémol mi bémol. image pas disponible image pas disponible image pas disponible

Parish-Alvars a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne. Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans beaucoup d’autres villes où son talent extraordinaire a constamment excité l’enthousiasme. Qu’attend-il pour venir à Paris ?...

On trouve dans l’orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que j’ai cités, l’excellent professeur Dotzauer ; il est à la tête des violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du premier pupitre des basses, car le contre-bassiste qui lit avec lui est trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n’a que tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J’ai rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu’à ce que mort s’ensuive. J’ai dû plus d’une fois m’armer de toute mon insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très-bon cor anglais. Le premier hautbois a un beau son mais un vieux style, et une manie de faire des trilles et des mordants, qui m’a, je l’avoue, profondément outragé. Il s’en permettait surtout d’affreux dans le solo du commencement de la Scène aux champs. J’exprimai très-vivement, à la seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques ; il s’en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n’était qu’un guet-apens ; et le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr que je n’irais pas arrêter l’orchestre et l’interpeller, lui personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites vilenies en me regardant d’un air narquois qui faillit me faire tomber à la renverse d’indignation et de fureur.

On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d’une belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères du cor à cylindres que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord de l’Allemagne, n’a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à cylindres également ; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos cornets à pistons qu’on n’y connaît pas.

La bande militaire est très-bonne, les tambours mêmes sont musiciens ; mais les instruments à anches que j’ai entendus ne me paraissent pas irréprochables ; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de musique de ces régiments devrait bien demander à notre incomparable facteur Adolphe Sax, quelques-unes de ses clarinettes.

Il n’y a pas d’ophicléïdes ; la partie grave est tenue par des bassons russes, des serpents et des tubas.

J’ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde qu’il a dirigé pendant quelques années et qui était alors plus nombreux qu’aujourd’hui.

Weber l’avait tellement exercé qu’il lui arrivait quelquefois, dans l’allégro de l’ouverture du Freyschütz d’indiquer le mouvement des quatre premières mesures, laissant ensuite l’orchestre marcher tout seul jusqu’aux points d’orgue de la fin. Les musiciens doivent être fiers, qui voient en pareille occasion leur chef se croiser ainsi les bras.

Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j’ai passées dans cette ville si musicale, personne ne s’est avisé de me parler de la famille de Weber, ni de m’informer qu’elle était à Dresde ? J’eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son nom !... J’ai su trop tard que j’avais manqué cette occasion précieuse et je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas douter des regrets que j’en ai ressentis.

On m’a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l’arbitre des destinées de cette chapelle. Je n’y ai rien trouvé, je l’avoue, de bien remarquable ; un Te Deum seulement, composé exprès pour une commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m’a paru pompeux et éclatant comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce Te Deum, pour ceux qui se contentent en pareil cas d’une puissante sonorité, devra paraître beau ; quant à moi cette qualité ne me semble pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par une bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que Hasse écrivit pour les théâtres d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre, et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n’essaye-t-on pas à Dresde d’en remonter au moins un ? C’est une expérience curieuse à faire ; ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort incidentée ; j’ai cherché inutilement à la connaître. Je n’ai rien trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui répétaient ce que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j’aurais voulu apprendre. Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles, c’est-à-dire en Italie et en Angleterre ! Il doit y avoir un curieux roman dans ses relations avec le Vénitien Marcello, dans ses amours avec la Faustina, qu’il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses opéras ; dans leurs disputes conjugales, guerre d’auteur à cantatrice, où le maître était l’esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être aussi n’y a-t-il rien eu de tout cela ; qui sait ? Faustina a pu vivre en diva très-humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse, bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet et tricotant des bas quand elle n’avait rien à faire. Hasse écrivait, Faustina chantait ; ils gagnaient tous les deux beaucoup d’argent qu’ils ne dépensaient pas. Cela s’est vu, cela se voit ; si vous vous mariez, c’est ce que je vous souhaite.

Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski apprenant que Mendelssohn montait pour le concert des pauvres, mon finale de Roméo et Juliette, m’annonça son intention de venir l’entendre, si l’intendant voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette promesse que pour un très-aimable compliment ; mais jugez de mon chagrin, quand le jour du concert, où par suite de l’incident que j’ai raconté dans ma précédente lettre, le finale ne put être exécuté, je vis arriver Lipinski... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre ce morceau !... Voilà un musicien qui aime la musique !... Mais ce n’est pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera ; vous en feriez autant, j’en suis sûr ; vous êtes un artiste !

Adieu, adieu.


À HENRI HEINE


sixième lettre
Brunswick. — Hambourg.


Il m’est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de Brunswick ; aussi ai-je d’abord eu l’idée de régaler de ce récit un de mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir !... tandis, qu’à vous, mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la peine. Les immoralistes prétendent que dans tout ce qu’il nous arrive d’heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis ; mais je n’en crois rien ! C’est une calomnie infâme, et je puis jurer que des fortunes inattendues autant que brillantes, étant survenues à quelques-uns de mes amis, cela ne m’a rien fait du tout !

Assez ! n’entrons pas dans le champ épineux de l’ironie, où fleurissent l’absinthe et l’euphorbe à l’ombre des orties arborescentes, où vipères et crapauds sifflent et coassent, où l’eau des lacs bouillonne, où la terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant dardent des éclairs silencieux ! car à quoi bon se mordre la lèvre, dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siège armé d’un dard perfide ou couvert d’un glutineux enduit, quand, loin d’avoir dans l’âme quelque chose d’amer, les riants souvenirs encombrent la pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui nous est cher : je fus heureux un jour. C’est un petit mouvement de vanité puérile qui m’avait porté à commencer ainsi ; je cherchais sans m’en apercevoir, à vous imiter, vous l’inimitable ironiste. Cela ne m’arrivera plus. J’ai trop souvent regretté dans notre conversation, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous croyez le mieux faire pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, leo quærens quem devoret. Et pourtant que de sensibilité, que d’imagination sans fiel, répandues dans vos œuvres ! comme vous chantez quand il vous plaît, dans le mode majeur ! comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords quand l’admiration vous saisit à l’improviste et que vous vous oubliez ! quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poëtes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin que vous appelez votre vieille grand’mère et qui vous aime tant malgré tout !

Je l’ai bien vu à l’accent tristement attendri qu’elle a mis à me parler de vous pendant mon voyage ; oui, elle vous aime ! elle a concentré en vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu’elle appelle en souriant son méchant enfant. C’est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l’art musical ; et c’est quand vous l’avez quittée, c’est en courant le monde, c’est après avoir souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.

Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle confiance j’ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l’ironie s’en va, c’est précisément à vous que je l’adresse :

.....Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer m’annonçant qu’on ne pourrait pas, avant un mois, s’occuper de mes concerts. Le grand maître m’engageait à utiliser ce retard en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d’honneur. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j’aurais tant à me louer de l’avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j’ignorais complètement et les dispositions des artistes à mon égard, et le goût du public. Mais l’idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle, aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment de l’opinion si encourageante de Meyerbeer. Je les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais l’exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l’un des prodiges les plus extraordinaires de l’art moderne.

La famille Müller, en effet, représente l’idéal du quatuor de Beethoven, comme la famille Bohrer l’idéal du trio. On n’a jamais encore, en aucun lieu du monde, porté à ce point la perfection de l’ensemble, l’unité du sentiment, la profondeur de l’expression, la pureté du style, la grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l’idée la plus exacte de ce que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C’est l’écho de l’inspiration créatrice ! c’est le contre-coup du génie !

Cette famille musicale des Müller est d’ailleurs plus nombreuse que je ne croyais ; j’ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux, dans l’orchestre de Brunswick. Georges Müller est maître de chapelle ; son frère aîné, Charles, n’est que premier maître de concert, mais on voit à la déférence de chacun à l’écouter quand il fait une observation, qu’on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second concert-meister est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de mérite. J’avais prévenu Charles Müller de mon arrivée ; en descendant de voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très-aimable jeune homme, M. Zinkeisen, l’un des premiers violons de l’orchestre, parlant français comme vous et moi, qui m’attendait à la poste pour me conduire chez le capell-meister, au débotté. Cette attention et cet empressement me parurent de bon augure. M. Zinkeisen m’avait vu quelquefois à Paris et me reconnut, malgré l’état pitoyable où j’étais réduit par le froid ; car j’avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour éviter l’odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans relâche dans l’intérieur. J’admire les règlements de police établis en Allemagne : il est défendu, sous peine d’amende, de fumer dans les rues ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder personne ; mais si vous allez au café, on y fume ; à table d’hôte, on y fume ; en poste, on y fume ; partout, enfin, l’infernale pipe vous poursuit. — Vous êtes Allemand, mon cher Heine, et vous ne fumez pas ! ce n’est pas là, croyez-moi, le moindre de vos mérites, la postérité ne vous en tiendra pas compte, mais bien des contemporains et toutes les contemporaines vous en sauront gré.

Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m’a quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l’indice de l’indifférence et de la froideur ; il n’y a pourtant pas à s’en méfier autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne pensons plus cinq minutes après. Loin de là : le concert-meister, après m’avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre, alla immédiatement s’entendre avec son frère pour aviser aux moyens de réunir la masse d’instruments à cordes que j’avais jugée nécessaire et faire un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain, ils m’avaient formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l’Opéra de Paris et composé de musiciens non-seulement très-habiles, mais encore animés d’un zèle et d’une ardeur incomparables. La question de la harpe, de l’ophicléïde et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle s’était présentée à Weimar, à Leipzig, à Dresde. (Je vous parle de tous ces détails pour vous faire une réputation de musicien). L’un des membres de l’orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très-versé dans la littérature musicale, s’était, depuis un an seulement appliqué à l’étude de la harpe et redoutait fort, en conséquence, l’épreuve où l’allait mettre ma deuxième symphonie. Il n’a d’ailleurs qu’une harpe ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent pas l’exécution de tout ce qu’on écrit aujourd’hui pour cet instrument. Heureusement la partie de harpe d’Harold est d’une extrême facilité, et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu’il en vint à son honneur..... à la répétition générale. Mais le soir du concert, saisi d’une terreur panique au moment important, il s’arrêta court dans l’introduction et laissa jouer seul Charles Müller qui exécutait la partie d’alto principal.

Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au reste le public ne s’aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui faire oublier. Quant à l’ophicléïde, il n’y en avait d’aucune espèce dans Brunswick ; on me présenta successivement pour le remplacer, un bass-tuba (magnifique instrument grave dont j’aurai à parler au sujet des bandes militaires de Berlin) ; mais le jeune homme qui le jouait ne me paraissait pas en posséder très-bien le mécanisme, il en ignorait même la véritable étendue ; puis un basson russe, que l’exécutant appelait un contre-basson. J’eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu’il est écrit et qui se joue avec une embouchure comme l’ophicléïde ; tandis que le contre-basson, instrument transpositeur à anche, n’est autre qu’un grand basson qui reproduit presque en entier la gamme du basson à l’octave inférieure. Quoi qu’il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir lieu tant bien que mal de l’ophicléïde. Il n’y avait pas de cor anglais, on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les répétitions d’orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle. Je dois dire ici que jamais jusqu’à ce jour, en France, en Belgique, ni en Allemagne, je n’ai vu une collection d’artistes éminents à ce point dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu’ils avaient entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d’ordre fut donné pour les répétitions suivantes : on convint de me tromper sur l’heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l’ai su qu’après) l’orchestre se réunissait une heure avant mon arrivée, pour étudier les traits et les rhythmes les plus dangereux. Aussi allais-je d’étonnements en étonnements en voyant les transformations rapides que l’exécution subissait chaque jour, et l’assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon orchestre de Paris, cette jeune garde de la grande armée, n’a longtemps abordées qu’avec de certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c’était le scherzo de Roméo et Juliette (la reine Mab). Cédant aux sollicitations de M. Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j’avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le programme du concert.

«Nous travaillerons tant, m’avait-il dit, que nous en viendrons à bout !» Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l’orchestre, et la reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l’insecte bourdonnant des nuits d’été et lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez mon inquiétude à son sujet, vous, le poëte des fées et des willis ; vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures ; vous savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement dans le pâle rayon de l’astre des nuits. Eh bien ! malgré nos craintes, l’orchestre, s’identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de Shakespeare, s’est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n’a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.

Dans le finale d’Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où le rhythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix suppliantes, où l’on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l’on s’amuse enfin ; dans cette scène de brigands, l’orchestre était devenu un véritable pandœmonium ; il y avait quelque chose de surnaturel et d’effrayant dans la frénésie de sa verve ; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques, violons, basses, trombones, timbales et cymbales ; pendant que l’alto solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Ah ! quel roulement de cœur ! quels frémissements sauvages en conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais trouver plus ardents que jamais tous mes jeunes lions de Paris ! ! ! Vous ne connaissez rien de pareil, vous autres, poëtes, vous n’êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie ! J’aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais que m’écrier, en français il est vrai, mais l’accent devait me faire comprendre : «Sublimes ! je vous remercie, messieurs, et je vous admire ! Vous êtes des brigands parfaits !»

Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l’exécution de l’ouverture de Benvenuto et pourtant, dans le style opposé, l’introduction d’Harold, la Marche des pèlerins et la Sérénade ne furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse sérénité. Pour le morceau de Roméo (la Fête chez Capulet) il rentre un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant ; il fut donc aussi, selon notre expression parisienne, véritablement enlevé.

Il fallait voir dans les haltes des répétitions, l’aspect enflammé de tous ces visages... L’un des musiciens, Schmidt (la foudroyante contre-basse), s’était arraché la peau de l’index de la main droite au commencement du passage pizzicato de l’orgie ; mais sans songer à s’arrêter pour si peu et malgré le sang qu’il répandait, il avait continué en se contentant de changer de doigt. C’est ce qui s’appelle en termes militaires ne pas bouder au feu.

Pendant que nous nous livrions à ces délassements, le chœur, de son côté, étudiait à grand’peine aussi, mais avec des résultats différents, les fragments de mon Requiem. L’Offertoire et le Quærens me avaient fini par marcher ; pour le Sanctus, dont le solo devait être chanté par Schmetzer, le premier ténor du théâtre, excellent musicien, il y avait un obstacle insurmontable. L’andante de ce morceau, écrit à trois voix de femmes, présente quelques modulations en harmoniques que les choristes de Dresde avaient fort bien comprises, mais qui dépassent, à ce qu’il paraît, l’intelligence musicale de celles de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé pendant trois jours d’en saisir le sens et les intonations, ces pauvres désespérées m’envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à un affront en public et obtenir que le terrible Sanctus fût rayé de l’affiche. Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Schmetzer, dont le ténor très-haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se faisait en outre un plaisir de le chanter.

Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet du scherzo, qu’il voudrait répéter encore, nous allons au concert étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous dire auparavant que, d’après le conseil du maître de chapelle, j’avais invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de colonne des amateurs de Brunswick. Or, c’était chaque jour une réclame vivante qui, en se répandant par la ville excitait au plus haut degré la curiosité du public ; de là l’intérêt singulier que les gens du peuple même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu’ils adressaient aux exécutants et aux auditeurs privilégiés : — «Que s’est-il passé à la répétition de ce matin ?... Est-il content ?... Il est donc Français ?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras comiques ?... Les choristes le trouvent bien méchant !... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses !... Il savait donc que les soprani du chœur sortent du corps de ballet ?... Est-il vrai qu’au milieu d’un morceau il a salué les trombones ?... Le garçon d’orchestre assure qu’à la répétition d’hier, il a bu deux bouteilles d’eau, une bouteille de vin blanc et trois verres d’eau-de-vie ? Pourquoi donc, dit-il si souvent au concert-meister : César ! César ! (c’est ça, c’est ça !), etc.»

Tant il y a que longtemps avant l’heure fixée le théâtre était plein jusqu’aux combles d’une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur. Maintenant, mon cher Heine, retirez tout à fait vos griffes, car c’est ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir. L’heure arrivée, l’orchestre étant en place, j’entre en scène ; et traversant les rangs des violons, je m’approche du pupitre-chef. Jugez de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d’une grande girandole de feuillage. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m’auront compromis. Quelle imprudence ! vendre ainsi la peau de l’ours avant de l’avoir mis à terre ! et si le public n’est pas de leur avis, me voilà dans de beaux draps ! Cette manifestation suffirait à perdre un artiste à Paris.» Pourtant de grandes acclamations accueillent l’ouverture ; on fait répéter la Marche des pèlerins ; l’Orgie enfièvre toute la salle ; l’Offertoire avec son chœur sur deux notes le Quærens me paraissent toucher beaucoup les âmes religieuses ; Ch. Müller se fait applaudir dans la romance de violon ; la Reine Mab cause une surprise extrême ; un lied avec orchestre est redemandé, et la Fête chez Capulet termine chaleureusement la soirée. À peine le dernier accord était-il frappé, qu’un bruit terrible ébranla toute la salle : le public en masse criait, au parterre, dans les loges, partout ; les trompettes, cors et trombones à l’orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des basses, et par les instruments à percussion.

Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière manière d’applaudir. En l’entendant à l’improviste, ma première impression fut de la colère et de l’horreur ; on me gâtait ainsi l’effet musical que je venais d’éprouver, et j’en voulais presque aux artistes de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de n’être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de chapelle Georges Müller, s’avançant chargé de fleurs, me dit en français :

« — Permettez-moi, monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions !»

À ces mots, le public de redoubler de cris, l’orchestre de recommencer ses fanfares... le bâton me tomba des mains, je ne savais plus où j’en étais.

Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et ne peut me faire de mal ; d’ailleurs je n’ai pas encore fini, et il vous en coûterait trop d’entendre, sans m’égratigner, mon dithyrambe jusqu’au bout... Allons, vous n’êtes pas trop méchant aujourd’hui ; je continue.

À peine sorti du théâtre suant et fumant, comme si je venais d’être trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au milieu de tous ces féliciteurs, on m’avertit qu’un souper de cent cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m’était offert par une société d’amateurs et d’artistes. Il fallait bien s’y rendre. Nouveaux applaudissements, nouvelles acclamations à mon arrivée ; les toasts, les discours français et allemands se succèdent ; je réplique de mon mieux à ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les premières commencent sur la note ré, les ténors entrent sur le la, et les dames, entonnant ensuite le fa dièse, établissent l’accord de ré majeur, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante, tonique, dominante et tonique, dont l’enchaînement forme ainsi cadence plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d’harmonie, dans son mouvement large, éclate avec pompe et majesté ; c’est très-beau : ceci au moins est vraiment digne d’un peuple musical.

Que vous dirai-je, mon cher Heine ? Dussiez-vous me trouver naïf et primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement heureux. Ce bonheur-là sans doute n’approche pas, pour le compositeur, de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec inspiration une de ses œuvres chéries ; mais l’un va bien avec l’autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je suis très-redevable, vous le voyez, aux artistes et aux amateurs de Brunswick ; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical M. Robert Griepenkerl, qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une véhémente polémique avec une gazette de Leipzig et donné une idée juste, je crois, de la force et de la direction du courant musical qui m’entraîne.

Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick sur ses accords favoris :

Moderato notation musicale

vivent les villes artistes !

J’en suis fâché, mon cher poëte, mais vous voilà compromis comme musicien.

C’est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette cité désolée comme l’antique Pompéia, mais qui renaît puissante de ses cendres et panse ses blessures courageusement !... Certes, je n’ai qu’à m’en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales ; sociétés de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L’orchestre du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions ultra-mesquines, il est vrai ; mais j’avais fait d’avance mes conditions avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout à fait beau sous les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche supplément d’instruments à cordes et au congé que j’obtins pour deux ou trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent harpiste, armé d’un très-bon instrument ! je commençais à désespérer de revoir ni l’un ni l’autre en Allemagne. J’y ai trouvé aussi un vigoureux ophicléïde, mais il a fallu se passer du cor anglais.

La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindenau), sont deux virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebs) remplit ses fonctions avec talent et avec une sévérité que j’aime à trouver chez les chefs d’orchestre. Il m’a très-amicalement assisté pendant nos longues répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l’époque de mon passage, assez bien composée ; elle possédait trois artistes de mérite ; un ténor doué, sinon d’une voix exceptionnelle, au moins de goût et de méthode ; un soprano agile, mademoiselle.... mademoiselle... Ma foi, j’ai oublié son nom (cette jeune divinité m’aurait fait l’honneur de chanter à mon concert si j’eusse été plus connu. — Hosanna in excelsis !) et enfin Reichel, la formidable basse qui, avec un volume de voix énorme et un timbre magnifique, possède une étendue de deux octaves et demie ! Reichel est de plus un homme superbe, il représente à merveille les personnages tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Madame Cornet, femme du directeur musicienne achevée et dont le soprano, d’une grande étendue, a dû avoir un éclat peu commun, n’était point engagée ; elle figurait dans quelques représentations seulement où sa présence était nécessaire. Je l’ai applaudie dans la Reine de la nuit de la Flûte enchantée, rôle difficile, écrit dans le registre suraigu que très-peu de cantatrices possèdent.

Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien, cependant, des morceaux que je lui avais confiés.

La salle de l’Opéra de Hambourg est très-vaste ; j’en redoutais les dimensions, l’ayant trouvée vide trois fois aux représentations de la Flûte enchantée, de Moïse et de Linda di Chamouni. Aussi éprouvai-je une agréable surprise en la voyant pleine le jour où je me présentai devant le public hambourgeois.

Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et très-chaud firent de ce concert un des meilleurs que j’aie donnés en Allemagne. Harold et la cantate du Cinq mai, chantée avec un profond sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux musiciens voisins de mon pupitre m’adressèrent à voix basse, en français, ces simples paroles qui me touchèrent beaucoup :

«Ah ! monsieur ! notre respect ! notre respect !...» Ils n’en savaient pas dire davantage. En somme l’orchestre de Hambourg est resté fort de mes amis, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebs seul a mis dans son suffrage une singulière réticence ; «Mon cher, me disait-il, dans quelques années votre musique fera le tour de l’Allemagne ; elle y deviendra populaire, et ce sera un grand malheur ! Quelles imitations elle amènera ! quel style ! quelles folies ! il vaudrait mieux pour l’art que vous ne fussiez jamais né !»

Espérons pourtant que ces pauvres symphonies ne sont pas aussi contagieuses qu’il veut bien le dire, et qu’il n’en sortira jamais ni fièvre jaune ni choléra-morbus.

Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d’idées, neveu de M. Salomon Heine, l’auteur de tant de précieux poëmes en lingots, je n’ai plus rien à vous dire, et je vous... salue.


À MLLE LOUISE BERTIN


septième lettre
Berlin.


Je dois tout d’abord implorer votre indulgence, mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire ; j’ai trop lieu de craindre de la disposition d’esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m’a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter... s’il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c’est que la philosophie noire ?... C’est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poëte ; que Beethoven était un grand musicien ; que vous êtes à la fois musicienne et poëte ; que Janin est un homme d’esprit ; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n’y a rien compris ; que s’il réussit, le public n’y a pas compris davantage, que le beau est rare ; que le rare n’est pas toujours beau ; que la raison du plus fort est la meilleure ; qu’Abd-el-Kader a tort, O’Connell aussi ; que décidément les Arabes ne sont pas des Français : que l’agitation pacifique est une bêtise ; et autres propositions aussi embrouillées.

Par la philosophie noire on en vient à douter, à s’étonner de tout ; à voir à l’envers les images gracieuses et dans leur vrai sens les objets hideux ; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort ; on s’indigne comme Hamlet que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur ; on s’indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi ; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu’il fait après quinze ans passés sous terre, et l’on rejette sa tête avec horreur et dégoût ; ou bien on l’emporte, on la scie, on en fait une coupe et le pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des amateurs de vin du Rhin, qui se moquent de lui.

Ainsi, dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez paisiblement au cours de vos pensées, je n’éprouverais, moi, à cette heure de philosophie noire[15], qu’un mécontentement et un ennui mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais capable de lui préférer l’éclairage au gaz de l’avenue des Champs-Élysées ; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs formes élégantes, je vous dirais : Le cygne est un sot animal, il ne songe qu’à barboter et à manger, il n’a de chant qu’un râle stupide et affreux ; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa[16], je vous interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu’il est bientôt temps d’en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente !... Quant à Cimarosa, j’enverrais au diable son éternel et unique Mariage secret, presque aussi ennuyeux que le Mariage de Figaro, sans être à beaucoup près aussi musical ; je vous prouverais que le comique de cet ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs ; que l’invention mélodique en est assez bornée ; que la cadence parfaite, revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la partition ; enfin, que c’est un opéra bon pour le carnaval et les jours de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa Passion.

Voyez les conséquences de cette terrible maladie !... On n’a plus, quand elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni politique, ni rouerie, ni bon sens ; on dit toutes sortes d’énormités, et qui pis est, on pense ce qu’on dit, on se compromet, on perd la tête.

Foin de la philosophie noire ! l’accès est passé ; je suis assez sage maintenant pour vous parler raisonnablement ; et voici, mademoiselle, ce que j’ai vu et entendu à Berlin ; je dirai plus tard ce que j’y ai fait entendre.

Je commence par le théâtre lyrique ; à tout seigneur tout honneur !

Feu la salle de l’Opéra allemand, si rapidement détruite, il y a trois mois à peine, par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très-sonore et bien disposée pour l’effet musical. L’orchestre n’y occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs ; il s’étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instruments violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et la grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l’une des meilleures que j’aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes représentations : quatorze premiers, quatorze seconds violons, huit altos, dix violoncelles, huit contre-basses, quatre flûtes, quatre hautbois, quatre clarinettes, quatre bassons, quatre cors, quatre trompettes, quatre trombones, un timbalier, une grosse caisse, une paire de cymbales et deux harpes.

Les instruments à archet sont presque tous excellents ; il faut signaler à leur tête les frères Ganz (premier violon et premier violoncelle d’un grand mérite) et l’habile violoniste Ries. Les instruments à vent, de bois, sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l’Opéra de Paris. Cette combinaison est très-avantageuse : elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le fortissimo, et adoucit singulièrement alors l’âpreté des instruments de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d’une belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l’opinion que j’avais, il y a peu de temps encore, au sujet de ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce qu’ils croient que son timbre n’est plus le même que celui du cor simple. J’ai fait plusieurs fois l’expérience, et en écoutant les notes ouvertes d’un cor simple et celles d’un cor chromatique ou à cylindres alternativement, j’avoue qu’il m’a été impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence, mais qu’il est facile de détruire cependant. Depuis l’introduction, dans les orchestres, de cet instrument (selon moi perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l’auteur. Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux exécutants et non point à l’instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains d’un artiste habile, peut rendre non-seulement tous les sons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n’existait pas et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites bouchées, l’exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne portent aucune indication.

Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l’emploi des trompettes à cylindres aujourd’hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant qu’il n’en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s’est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat ; ce qui n’est pas, du moins pour mon oreille. Or, s’il faut une oreille plus fine que la mienne pour percevoir une différence entre les deux instruments, ou conviendra, j’espère, que l’inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n’est pas comparable à l’avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d’étendue. Je ne puis donc qu’applaudir à l’abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd’hui tombées en Allemagne. Nous n’avons presque point encore en France de trompettes chromatiques (ou à cylindres) ; la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une concurrence victorieuse jusqu’à ce jour, mais injuste, à mon avis : le timbre du cornet étant fort loin d’avoir la noblesse et le brillant de celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui nous manquent ; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles, usités et inusités, dont l’excellente sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris ? On renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen âge et qui rappellent exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l’accuse de folie, on lui intente des procès ; avec un peu plus d’audace on l’assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui n’inventent rien. Heureusement la protection et l’amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l’habile facteur, l’ont aidé à soutenir jusqu’à présent cette misérable lutte ; mais suffiront-elles longtemps ?... C’est au ministre de la guerre qu’il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d’une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n’ont point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tubas (le plus puissant des instruments graves). Une fabrication de ces instruments va devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et l’Autriche ; une commande de trois cents trompettes et de cent bass-tubas, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.

Berlin est la seule des villes d’Allemagne (que j’ai visitées) où l’on trouve le grand trombone basse (en si bémol). Nous n’en possédons point encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d’un instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment plus robustes que les nôtres. L’orchestre de l’Opéra de Berlin possède deux de ces instruments, dont la sonorité est telle qu’elle écrase et fait disparaître complètement le son des autres trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d’un trombone basse suffirait à rompre l’équilibre et à détruire l’harmonie des trois parties de trombones qu’écrivent partout aujourd’hui les compositeurs. Or, à l’Opéra de Berlin, il n’y a point d’ophicléïde, et au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France et qui contiennent presque tous une partie d’ophicléïde, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième trombone basse. Il en résulte que la partie d’ophicléïde, écrite souvent à l’octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée, l’union de ces deux terribles instruments produit un effet désastreux. On n’entend plus que le son grave des instruments de cuivre ; c’est tout au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts, où je n’avais pourtant employé (pour les symphonies) qu’un trombone basse, je fus obligé, remarquant qu’on l’entendait seul, de prier l’artiste qui le jouait de rester assis, de manière que le pavillon de l’instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine, pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence par dessus la planchette du pupitre. Alors, seulement, on put entendre les trois parties. Ces observations réitérées, faites à Berlin m’ont conduit à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres, est, après tout, celle qu’on a adoptée à l’Opéra de Paris, et qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone (l’alto) est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d’utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion dans les théâtres, et ne désirerais la présence d’un trombone basse que si l’on écrivait à quatre parties, et avec trois ténors capables de lui résister.

Si je ne parle pas d’or, au moins parlé-je beaucoup de cuivre ; cependant je suis sûr, mademoiselle, que ces détails d’instrumentation vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes histoires de têtes de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc, je continue l’examen des forces musicales de l’Opéra de Berlin.

Le timbalier est bon musicien, mais il n’a pas beaucoup d’agilité dans les poignets ; ses roulements ne sont pas assez serrés. D’ailleurs, ses timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît qu’une seule espèce de baguettes d’un effet médiocre et tenant le milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d’éponge. On est à cet égard, dans toute l’Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le rapport même de l’exécution, et en exceptant Wiprecht, le chef des corps d’harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre, je n’ai pas trouvé un artiste qu’on puisse comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard, l’excellent timbalier de l’Opéra. Faut-il vous parler des cymbales ? Oui, et pour vous dire seulement qu’une paire de cymbales intactes, c’est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin, est chose fort rare, et que je n’ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C’était toujours pour moi un sujet de très-grande colère, et il m’est arrivé de faire attendre l’orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition avant qu’on m’eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes, bien turques comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si j’avais tort de trouver ridicules et détestables les fragments de plats cassés qu’on me présenterait sous ce nom. En général, il faut reconnaître l’infériorité choquante où certaines parties de l’orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu’à présent. On ne semble pas se douter du parti qu’on en peut tirer et qu’on en tire effectivement ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les exécutants sont loin d’en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les cymbales, la grosse caisse même ; tels sont encore le cor anglais, l’ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière d’écrire des compositeurs, qui n’ayant jamais rien demandé d’important à ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d’une autre façon, n’en peuvent presque rien obtenir.

Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier ! Nous n’en avons pas d’idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les nôtres : il n’en est pas de même pour les hautbois ; il y a je crois, à cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles ; quant aux flûtes, nous les surpassons ; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris. Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises, leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes qualités ; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau de notre jeune école d’instruments à archet. Les violons, les altos et les violoncelles de l’orchestre du Conservatoire à Paris n’ont point de rivaux. J’ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes harpes en Allemagne ; celles de Berlin ne font point exception à la règle générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de précision d’ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est placé sous la direction de Meyerbeer, directeur général de la musique du roi de Prusse. C’est Meyerbeer (je crois que vous le connaissez ! ! !...) : de Hennig (premier maître de chapelle) homme habile, dont le talent est en grande estime auprès des artistes ; et de Taubert (deuxième maître de chapelle) pianiste et compositeur brillant. J’ai entendu (exécuté par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d’une facture excellente, d’un style neuf et plein de verve. Taubert vient d’écrire et de faire entendre avec succès, les chœurs de la tragédie grecque Médée récemment mise en scène à Berlin.

MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de concert.

Montons sur la scène maintenant.

Le chœur, au jour des représentations ordinaires, se compose de soixante voix seulement ; mais lorsqu’on exécute les grands opéras en présence du roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes, femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que ceux de l’Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu’eux exercés à l’art du chant, et plus attentifs et plus soigneux, et mieux payés. C’est le plus beau chœur de théâtre que j’aie encore rencontré. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient artiste pourrait s’épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si au lieu d’exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu’on ne veut pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons d’économie et d’habitude routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d’étudier à fond chaque partie d’un chœur, et d’en obtenir l’exécution soignée et bien nuancée ; je l’ai dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.

Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n’occupent pas dans la hiérarchie des virtuoses, une place aussi élevée que celle où le chœur et l’orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les masses musicales de l’Europe. Cette troupe contient cependant des talents remarquables, parmi lesquels il faut citer :

Mademoiselle Marx, soprano expressif et très-sympathique, dont les cordes extrêmes dans le grave et l’aigu, commencent déjà malheureusement à s’altérer un peu ; Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d’un timbre assez pur et agile ;

Mademoiselle Hähnel, contralto bien caracterisé ;

Bœticher, excellente basse, d’une grande étendue et d’un beau timbre ; chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé ;

Zsische, basse chantante, d’un vrai talent, dont la voix et la méthode semblent briller au concert plus encore qu’au théâtre.

Mantius, premier ténor ; sa voix manque un peu de souplesse et n’est pas très-étendue ;

Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement : soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois qu’elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de très-mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d’interjections parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d’un effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la plus triviale qu’on puisse signaler aux débutants pour qu’ils se gardent de l’imiter.

Pischek, l’excellent baryton dont j’ai parlé à propos de Francfort, vient aussi, dit-on, d’être engagé par M. Meyerbeer. C’est une acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.

Voilà, mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n’ai pas entendu une seule représentation du théâtre italien, je m’abstiendrai donc de vous en parler.

Dans une prochaine lettre et avant de m’occuper du récit de mes concerts, j’aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des Huguenots et d’Armide auxquelles j’ai assisté, sur l’Académie de chant et sur les bandes militaires, institutions d’un caractère essentiellement opposé, mais d’une valeur immense, et dont la splendeur comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier notre amour-propre national.


À M. HABENECK


huitième lettre
Berlin.


Je faisais dernièrement à mademoiselle Louise Bertin, dont vous connaissez la science musicale et le sérieux amour de l’art, l’énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de Berlin. J’aurais à parler à présent de l’Académie de chant et des corps de musique militaire, mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que je pense des représentations auxquelles j’ai assisté, j’intervertis l’ordre de mon récit, pour vous dire comment j’ai vu fonctionner les artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et de Weber.

Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains jours où il semble que, par suite d’une convention tacite, existant entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou moins l’exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle et bien des pupitres inoccupés dans l’orchestre. Les chefs d’emploi, ces soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals ; ils sont à la chasse, etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les notes de leur partie ; quelques-uns même ne jouent pas du tout : ils dorment, ils lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut ; je n’ai pas besoin de vous dire tout ce qui se pratique à l’orchestre en pareil cas...

Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes s’en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les autres, par groupes incomplets ; plusieurs d’entre eux, arrivés tard au théâtre, ne sont pas encore habillés, quelques-uns, ayant fait dans la journée un service fatigant dans les églises, se présentent exténués et avec l’intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à son aise ; on transpose à l’octave basse les notes hautes, ou bien on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix ; il n’y a plus de nuances ; le mezzo forte est adopté pour toute la soirée, on ne regarde pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant de phrases disloquées ; mais qu’importe ! Le public s’aperçoit-il de cela ? Le directeur n’en sait rien, et si l’auteur se plaint, on lui rit au nez et on le traite d’intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de l’orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l’enfant de mademoiselle ***, une de leurs camarades ; on en a rapporté des dragées qu’on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en causant on distribue quelques taloches aux enfants de chœur qui s’émancipent :

« — Veux-tu finir, polisson, ou j’appelle le maître de chant !

— Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière ; c’est Florence qui la lui a donnée.

— Elle est donc toujours folle de son argent de change ?

— Oui, mais c’est un secret ; tout le monde ne peut pas avoir des avoués.

— Ah ! joli calembour ! À propos, pour rimer, vas-tu au concert de la cour ?

— Non, j’ai quelque chose à faire ce jour-là.

— Quoi donc ?

— Je me marie.

— Tiens ! quelle idée !

— Prends garde, voilà la toile.»

L’acte est ainsi terminé, le public mystifié et l’ouvrage abîmé. Mais, quoi ! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être sublime et ces représentations en grand débraillé servent à faire ressortir celles où l’on met du soin, du zèle, de l’attention et du talent. J’en conviens ; pourtant vous m’avouerez qu’il y a quelque chose de triste à voir des chefs-d’œuvre traités avec cette extrême familiarité. Je conçois qu’on ne brûle pas nuit et jour de l’encens devant les statues des grands hommes ; mais ne seriez-vous pas courroucé de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à perruque dans la boutique d’un coiffeur ?...

Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.

Je ne veux pas conclure de tout ceci qu’on se donne à ce point du bon temps dans certaines représentations de l’Opéra de Berlin ; non, on y va plus modérément : sous ce rapport comme sous quelques autres, la supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un chef-d’œuvre représenté en grand débraillé, comme je disais tout à l’heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu’en petit négligé. C’est ainsi que j’ai vu jouer Figaro et le Freyschütz. Ce n’était pas mal, sans être tout à fait bien. Il y avait un certain ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve modérée, une chaleur tiède, on eût désiré seulement le coloris et l’animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour la bonne musique, est réellement le nécessaire ; et puis encore quelque chose d’assez essentiel.... l’inspiration.

Mais quand il s’est agi d’Armide et des Huguenots, vous eussiez vu une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières représentations de Paris où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières recommandations, où chacun est d’avance à son poste, où l’esprit de tous est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente attention, où l’on voit enfin qu’un événement musical d’importance va s’accomplir.

Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instruments à vent doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présents, et Meyerbeer dominait au premier pupitre. J’avais un vif désir de le voir diriger, de le voir surtout diriger son ouvrage. Il s’acquitte de cette tâche comme si elle eût été la sienne depuis vingt ans ; l’orchestre est dans sa main, il en fait ce qu’il veut. Quant aux mouvements qu’il prend pour les Huguenots, ce sont les mêmes que les vôtres, à l’exception de ceux de l’entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui termine le troisième ; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a légèrement refroidi pour moi l’effet du premier morceau ; j’aurais préféré un peu moins de largeur, tandis que je l’ai trouvée tout à fait à l’avantage du second, joué sur le théâtre par la bande militaire ; il y gagne sous tous les rapports.

Je ne puis pas analyser scène par scène l’exécution de l’orchestre dans le chef-d’œuvre de Meyerbeer ; je dirai seulement qu’elle m’a paru, d’un bout à l’autre de la représentation, magnifiquement belle, parfaitement nuancée, d’une précision et d’une clarté incomparables, même dans les passages les plus compliqués. Ainsi le finale du second acte, avec ses traits roulants sur des séries d’accords de septième diminué et ses modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses parties les plus obscures, avec une extrême netteté et une justesse de sons irréprochable. J’en dois dire autant du chœur. Les traits vocalisés, les doubles chœurs contrastants, les entrées en imitations, les passages subits du forte au piano, les nuances intermédiaires, tout cela a été exécuté proprement, vigoureusement, avec une rare chaleur et un sentiment de la véritable expression plus rare encore. La stretta de la bénédiction des poignards m’a frappé comme un coup de foudre, et j’ai été longtemps à me remettre de l’incroyable bouleversement qu’elle m’a causé. Le grand ensemble du Pré aux clercs, la dispute des femmes, les litanies de la vierge, la chanson des soldats huguenots présentaient à l’oreille un tissu musical d’une richesse étonnante, mais dont l’auditeur pouvait suivre facilement la trame sans que la pensée complexe de l’auteur lui restât voilée un seul instant. Cette merveille de contre-point dramatisé est aussi demeurée pour moi, jusqu’à présent, la merveille de l’exécution chorale. Meyerbeer, je le crois, ne peut espérer mieux en aucun lieu de l’Europe. Il faut ajouter que la mise en scène est disposée d’une façon éminemment ingénieuse. Dans la chanson du rataplan, les choristes miment une espèce de marche de tambours avec certains mouvements en avant et en arrière qui animent la scène et se lient bien d’ailleurs à l’effet musical.

La bande militaire, au lieu d’être placée, comme à Paris, au fond du théâtre, d’où, séparée de l’orchestre par la foule qui encombre la scène, elle ne peut voir les mouvements du maître de chapelle ni suivre conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les coulisses d’avant-scène à droite du public ; elle se met ensuite en marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se trouvent presque jusqu’à la fin du morceau, très-rapprochés du chef ; ils conservent rigoureusement le même mouvement que l’orchestre inférieur, et il n’y a jamais la moindre discordance rhythmique entre les deux masses.

Bœticher est un excellent Saint-Bris ; Zsische remplit avec talent le rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d’humour dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai. Mademoiselle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu’elle a eu le tort d’emprunter à l’école de madame Devrient. J’ai vu cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant ouvertement contre sa manière de le rendre, j’ai étonné et même choqué plusieurs personnes d’un excellent esprit qui, par habitude sans doute, admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi je diffère si fort de leur opinion. Je n’avais point de parti pris, point de prévention pour, ni contre madame Devrient. Je me souvenais seulement qu’elle me parut admirable à Paris, il y a bien des années dans le Fidelio de Beethoven, et que tout récemment, au contraire, à Dresde, j’avais remarqué en elle de fort mauvaises habitudes de chant et une action scénique souvent entachée d’exagération et d’afféterie. Ces défauts m’ont frappé d’autant plus vivement, ensuite dans les Huguenots, que les situations du drame sont plus saisissantes, et que la musique en est plus empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc, j’ai sévèrement blâmé la cantatrice et l’actrice, et voici pourquoi : dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses amis le plan du massacre des Huguenots, Valentine écoute en frémissant le sanglant projet de son père, mais elle n’a garde de laisser apercevoir l’horreur qu’il lui inspire ; Saint-Bris, en effet, n’est pas homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L’élan involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son épée et refuse d’entrer dans le complot, est d’autant plus beau, que la timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son trouble a été plus péniblement contenu. Eh bien ! au lieu de dérober son agitation et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés, semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu’il doit répondre à Saint-Bris. D’où il suit que l’époux de Valentine s’écriant ;

«Parmi mes illustres aïeux, Je compte des soldats, mais pas un assassin !»

perd tout le mérite de son opposition ; son mouvement n’a plus de spontanéité, et il a l’air seulement d’un mari soumis qui répète la leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux thème : À cette cause sainte, madame Devrient s’oublie jusqu’à se jeter bon gré, mal gré, dans les bras de son père, qui toujours cependant est censé ignorer les sentiments de Valentine ; elle l’implore, elle le supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si véhémente, que Bœticher, qui ne s’attendait pas, la première fois, à ces emportements intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d’agir et de respirer, et paraissait dire, par l’agitation de sa tête et de son bras droit : «Pour Dieu, madame, laissez moi donc tranquille, et permettez que je chante mon rôle jusqu’au bout !» Madame Devrient montre par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n’attirait sur elle l’attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du drame, comme le seul personnage digne d’occuper les spectateurs.» «Vous écoutez cet acteur ! vous admirez l’auteur ! ce chœur vous intéresse ! Niais que vous êtes ! regardez donc par ici, voyez-moi ; car je suis le poème, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout ; il n’y a ce soir d’autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au théâtre que pour moi !» Dans le prodigieux duo qui succède à cette immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté du côté gauche, les belles boucles de sa blonde chevelure : elle dit quelques mots, et pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d’une autre façon, elle fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois pas cependant que ces soins minutieux d’une coquetterie puérile soient précisément ceux qui doivent occuper l’âme de Valentine en un pareil moment.

Quant au chant de madame Devrient, je l’ai déjà dit, il manque souvent de justesse et de goût. Les points d’orgue et les changements nombreux qu’elle introduit maintenant dans ses rôles sont d’un mauvais style, et maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses interjections parlées. Madame Devrient ne chante jamais les mots : Dieu ! ô mon Dieu ! oui ! non ! est-il vrai ! est-il possible ! etc. Tout cela est parlé et crié à pleine voix. Je ne saurais dire l’aversion que j’éprouve pour ce genre antimusical de déclamation. À mon sens, il est cent fois pis de parler l’opéra que de chanter la tragédie.

Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots : Canto parlato, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les chanteurs ; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu’elles exigent doit toujours se rattacher à la tonalité ; cela ne sort pas de la musique. Qui ne se souvient de la manière dont mademoiselle Falcon savait dire, en chant parlé, les mots de la fin de ce duo : «Raoul ! ils te tueront !» Certes, cela était à la fois naturel et musical, et produisait un effet immense.

Loin de là, quand répondant aux supplications de Raoul, madame Devrient parle et crie par trois fois avec un crescendo de force, nein ! nein ! nein ! je crois entendre madame Dorval ou mademoiselle Georges dans un mélodrame, et je me demande pourquoi l’orchestre continue de jouer, puisque l’opéra est fini. Ceci est d’un ridicule monstrueux. Je n’ai pas entendu le cinquième acte, furieux que j’étais d’avoir vu le chef-d’œuvre du quatrième défiguré de cette façon. Est-ce vous calomnier, mon cher Habeneck, d’affirmer que vous en eussiez fait autant ? J’ai peine à le croire. Je connais votre manière de sentir en musique : quand l’exécution d’un bel ouvrage est tout à fait mauvaise, vous en prenez bravement votre parti ; et même alors, plus c’est détestable et plus vous êtes courageux ! Mais qu’à une seule exception près tout marche à souhait au contraire, oh ! alors cette exception vous irrite, vous crispe, vous exaspère ; vous entrez dans une de ces rages indignées qui vous feraient voir de sang-froid, avec joie même, l’extermination de l’individu discordant, et pendant que les bourgeois s’étonnent de votre colère, les vrais artistes la partagent, et je grince avec vous de toutes mes dents.

Madame Devrient a certes des qualités éminentes : ce sont la chaleur, l’entraînement ; mais ces qualités fussent-elles suffisantes, ne m’ont pas d’ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par exemple, même en mettant à part les observations que j’ai faites plus haut, Valentine la jeune mariée de la veille, le cœur fort mais timide, la noble épouse de Nevers, l’amante chaste et réservée qui n’avoue son amour à Raoul que pour l’arracher à la mort, s’accommode mieux d’une passion modeste, d’un jeu décent et d’un chant expressif que de toutes les bordées à triple charge de madame Devrient et de son personnalisme endiablé.

Quelques jours après les Huguenots, j’ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dus ; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s’est montré digne de la faveur qu’on lui accordait. C’est que de tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l’art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées qu’il eut à combattre en arrivant en France, encore fatigué de la lutte qu’il venait de soutenir contre celles des théâtres d’Italie. Sans doute cette guerre avec les dilettanti de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l’affaiblir, avait doublé ses forces en lui en révélant l’étendue ; car en dépit du fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d’art, ce fut presque en se jouant qu’il brisa et foula aux pieds les misérables entraves qu’on lui opposait. Les criailleries des critiques parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d’impatience ; mais cet accès de colère, qui lui fit commettre l’imprudence de leur répondre, fut le seul qu’il eut à se reprocher : et depuis lors, comme auparavant, il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu’il voulait atteindre, et s’il a jamais été donné à un homme d’y parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté il est probable que malgré le génie dont la nature l’avait doué, ses œuvres abâtardies n’auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres rivaux, aujourd’hui si complètement oubliés. Mais la vérité d’expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur des formes, est de tous les temps ; les belles pages de Gluck resteront toujours belles. Victor Hugo a raison : «le cœur n’a pas de rides.»

Mademoiselle Marx, dans Armide, me parut noble et passionnée, bien qu’un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas, en effet, de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck, comme pour les femmes de Shakespeare, il faut pour elles de si hautes qualités d’âme, de cœur, de voix, de physionomie, d’attitudes, qu’il n’y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et... du génie.

Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d’Armide, dirigée par Meyerbeer ! L’orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l’auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l’un et de l’autre. Le fameux finale : Poursuivons jusqu’au trépas, produisit une véritable explosion. L’acte de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve, en apparence désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d’une infernale harmonie. On avait supprimé l’air de danse à 6/8 en la majeur que nous exécutons ici, et rétabli en revanche, la grande chaconne en si bémol, qu’on n’entend jamais à Paris. Ce morceau très-développé a beaucoup d’éclat et de chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine ! Je ne l’avais jamais à ce point compris et admiré. J’ai frissonné à ce passage de l’évocation :

«Sauvez-moi de l’amour, Rien n’est si redoutable !»

Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant :

«Contre un ennemi trop aimable.»

comme ces deux mêmes voix, s’unissant en tierces, gémissent tendrement ! quels regrets dans ce peu de notes ! et comme on sent que l’amour ainsi regretté sera le plus fort ! En effet, à peine la haine, accourue avec son affreux cortège, a-t-elle commencé son œuvre, qu’Armide l’interrompt et refuse son secours. De là le chœur :

«Suis l’amour, puisque tu le veux, Infortunée Armide, Suis l’amour qui te guide Dans un abîme affreux !»

Dans le poëme de Quinault, l’acte finissait là : Armide sortait avec le chœur sans rien dire. Ce dénoûement paraissant vulgaire et peu naturel à Gluck, il voulut que la magicienne demeurée seule un instant, sortît ensuite en rêvant à ce qu’elle vient d’entendre, et un jour, après une répétition, il improvisa, paroles et musique, à l’Opéra, cette scène dont voici les vers :

«Ô ciel ! quelle horrible menace ! Je frémis ! tout mon sang se glace !

Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi, Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi !»

La musique en est belle de mélodie, d’harmonie, de vague inquiétude, de tendre langueur, de tout ce que l’inspiration dramatique et musicale peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux premiers vers, sous une sorte de trémolo intermittent des seconds violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde et menace jusqu’au premier mot du troisième vers : «Amour,» où la plus suave mélodie, s’épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s’éteint... Armide s’éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons, abandonnés du reste de l’orchestre, murmurent encore leur trémolo isolé. Immense, immense est le génie créateur d’une pareille scène ! ! !...

Parbleu ! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative ! n’ai-je pas l’air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de Gluck ? Mais, vous le savez, c’est involontaire ! Je vous parle ici comme nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du Conservatoire et que notre enthousiasme veut s’exhaler absolument.

Je ferai une observation sur la mise en scène à Berlin de ce morceau :

Le machiniste fait tomber la toile trop tôt ; il doit attendre que la dernière mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre ; sans cela on ne peut voir Armide s’éloigner à pas lents jusqu’au fond du théâtre, pendant les palpitations et les soupirs de plus en plus faibles de l’orchestre. Cet effet était fort beau à l’Opéra de Paris, où, à l’époque des représentations d’Armide, la toile ne se baissait jamais. En revanche, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des modifications quelconques apportées par le chef d’orchestre dans la musique qui n’est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la bonne exécution, je complimenterai Meyerbeer sur l’heureuse idée qu’il a eue relativement au trémolo intermittent dont je parlais tout à l’heure. Ce passage des seconds violons étant sur le ré bas, Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l’a fait jouer sur deux cordes à l’unisson (le ré à vide et le ré sur la quatrième corde). Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et de ces deux cordes d’ailleurs résulte une résonnance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant qu’on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera permis d’y applaudir[17]. C’est comme votre idée de faire jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux trémolo continu de l’oracle d’Alceste. Gluck ne l’a pas exprimée, il est vrai, mais il a dû l’avoir.

Sous le rapport du sentiment exquis de l’expression, je trouvais encore supérieure à tout le reste l’exécution des scènes du Jardin des plaisirs. C’était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l’amour rêvé par les deux poëtes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur : Jamais dans ces beaux lieux, dont le bonheur s’épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s’enlacer des bras charmants, se croiser d’adorables pieds, se dérouler d’odorantes chevelures, briller des yeux diamants, et rayonner mille enivrants sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique s’épanouissait, et de sa corolle ravissante s’échappait un concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c’est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants, c’est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l’amour !... Pourquoi non ? N’avait-il pas déjà auparavant ouvert les champs Élysées ?... N’est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses :

«Torna, o bella, al tuo consorte Che non vuol che più diviso Sia di te pietoso il ciel !»

Et n’est-ce pas d’ordinaire, comme l’a dit aussi notre grand poëte moderne, les forts qui sont les plus doux ?

Mais je m’aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles choses m’a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd’hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles seront donc le sujet d’une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.

Vous ne m’en voulez pas trop de celle-ci, n’est-ce pas ?

En tout cas, adieu !


À M. DESMAREST


neuvième lettre
Berlin.


Je n’en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s’il en est toutefois, qui puissent s’enorgueillir de trésors d’harmonie comparables aux siens. La musique y est dans l’air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l’église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout ; grande et fière toujours, et forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l’air noble et sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes frémissantes, et prête à reprendre son vol vers le ciel.

C’est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le clergé et l’armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi, l’ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c’est dire beaucoup. Il suit d’un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l’art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d’œuvre de l’école ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l’improviste l’exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé ; il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu’éprouvent pour Berlin les grands artistes ; de là l’extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical ; de là les institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède, et qui m’ont paru si dignes d’admiration.

L’Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme toutes les autres académies semblables existant en Allemagne, elle se compose presque entièrement d’amateurs ; mais plusieurs artistes, hommes et femmes, attachés aux théâtres en font partie également ; et les dames du grand monde ne croient point déroger en chantant un oratorio de Bach à côté de Mantius, de Bœticher ou de mademoiselle Hähnel. — La plupart des chanteurs de l’Académie de Berlin sont musiciens, et presque tous ont des voix fraîches et sonores ; les soprani et les basses surtout m’ont paru excellents. Les répétitions, en outre, se font patiemment et longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen ; aussi les résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public, sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous pouvons entendre en ce genre à Paris.

Le jour où, sur l’invitation du directeur, je suis allé à l’Académie de chant, on exécutait la Passion de Sébastien Bach. Cette partition célèbre que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins, étaient disposés sur les gradins d’un vaste amphithéâtre absolument semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes, dans la salle des cours de chimie ; un espace de trois ou quatre pieds seulement séparait les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux, accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle, placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n’est pas piano, c’est clavecin qu’il faudrait dire ; car il a presque le son des misérables instruments de ce nom, dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais si on fait un pareil choix à dessein, mais j’ai remarqué dans les écoles de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s’agit d’accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le plus détestable qu’on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à Leipzig dans la salle du Gewand-Haus fait seul exception.

Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire pendant l’exécution d’un ouvrage dans lequel l’auteur n’a point employé cet instrument ! Il accompagne en même temps que les flûtes, hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au diapason les premiers rangs du chœur qui sont censés ne pas bien entendre dans les tutti l’orchestre trop éloigné d’eux. En tout cas c’est l’habitude. Le clapotement continuel des accords plaqués sur ce mauvais clavier produit bien un assommant effet en répandant sur l’ensemble une couche superflue de monotonie ; mais raison de plus, sans doute pour n’en pas démordre. C’est si sacré un vieil usage, quand il est mauvais !

Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s’asseoir aussitôt que leur phrase est finie ; car dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il s’ensuit qu’il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre qui s’assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule ; elle ôte d’ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux indiquant d’avance à l’oreille le point de la masse vocale d’où le son va partir. J’aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s’ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire : Je veux ou je ne veux pas.

Quoi qu’il en soit, l’exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque chose d’imposant, le premier tutti des deux chœurs m’a coupé la respiration ; j’étais loin de m’attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique. Il faut reconnaître cependant qu’on se blase sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de l’orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n’y a guère que quatre voix de natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces s’élève à plus de trente.

Vous n’attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites que j’ai dû m’imposer. D’ailleurs, le fragment qu’on en a exécuté au Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de l’auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû m’échapper n’entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence apprécier le mérite de l’expression.

Quand on vient de Paris et qu’on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y croire, être témoin de l’attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret ; pas un mouvement dans l’auditoire, pas un murmure d’approbation ni de blâme, pas un applaudissement ; on est au prêche, on entend chanter l’Évangile, on assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c’est vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question ; un hérétique ferait horreur, il est même défendu d’en parler. Bach, c’est Bach, comme Dieu c’est Dieu.

Quelques jours après l’exécution du chef-d’œuvre de Bach, l’Académie de chant annonça celle de la Mort de Jésus de Graun. Voilà encore une partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin spécialement, tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord de l’Allemagne. Vous jugez de l’intérêt que m’offrait cette seconde soirée, surtout après l’impression que j’avais reçue de la première, et de l’empressement que j’aurais mis à connaître l’œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric ! Voyez mon malheur ! je tombe malade précisément ce jour-là ; le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard) me défend de quitter ma chambre ; vainement on m’engage encore à venir admirer un célèbre organiste ; le docteur est inflexible ; et ce n’est qu’après la semaine sainte, quand il n’y a plus ni oratorio, ni fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de Berlin, qu’on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j’entende la musique de Graun, et je l’entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler... Ainsi donc, il est décidé que vous n’en saurez jamais rien par moi ; alors faites le voyage, et ce sera vous qui m’en direz des nouvelles.

Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisque, à toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands ensembles que le directeur-instructeur des bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wiprecht) peut former quand il veut. Figurez-vous qu’il a sous ses ordre une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons infatigables et de lèvres de cuir. De là l’extrême facilité avec laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que j’avais d’entendre et d’étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse bonté de m’inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de donner à Wiprecht des ordres en conséquence.

L’auditoire était fort peu nombreux ; nous n’étions que douze ou quinze tout ou plus. Je m’étonnais de ne pas voir l’orchestre, aucun bruit ne trahissait sa présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A. R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l’ouverture des Francs-Juges, que je n’avais jamais entendue ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous autres du Conservatoire, aux grands jours d’enthousiasme et d’entrain.

Le solo des instruments de cuivre, dans l’introduction, fut surtout foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou vingt trombones ténors, et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de trompettes.

Le bass-tuba, que j’ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes lettres, a détrôné complètement l’ophicléïde en Prusse, si tant est, ce dont je doute, qu’il y ait jamais régné. C’est un grand instrument en cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d’un mécanisme de cinq cylindres qui lui donne au grave une étendue immense.

Les notes extrêmes de l’échelle inférieure sont un peu vagues, il est vrai ; mais redoublées à l’octave haute par une autre partie de bass-tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibration incroyables. Le son du médium et du haut de l’instrument est d’ailleurs très-noble, il n’est point mat, comme celui de l’ophicléïde, mais vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont il est la vraie contre-basse, et avec lequel il s’unit on ne peut mieux. C’est Wiprecht qui l’a propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant d’admirables à Paris.

Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre ; elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille composée pour deux orchestres par l’ambassadeur d’Angleterre, comte de Westmoreland.

Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d’instruments de cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous ce titre : la Danse aux flambeaux, et dans lequel se trouve un long trille sur le ré, que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en le battant aussi rapidement qu’eussent pu le faire des clarinettes, pendant seize mesures.

Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d’un beau caractère, composée par Wiprecht. On n’avait fait qu’une répétition ! ! !

C’est dans les intervalles laissés entre les morceaux par ce terrible orchestre, que j’ai eu l’honneur de causer quelques instants avec madame la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en composition rendent le suffrage si précieux. S. A. R. parle en outre notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins l’esquisse voilée de sa douce beauté ; je l’oserais peut-être... si j’étais un grand poëte.

J’ai assisté à l’un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano ; il n’y avait pas d’orchestre, et les chanteurs n’étaient autres que ceux du théâtre dont j’ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée, Meyerbeer, qui, tout grand pianiste qu’il soit, peut-être même à cause de cela, se trouvait fatigué de sa tâche d’accompagnateur, céda sa place ; à qui ? je vous le donne à deviner... au premier chambellan du roi, à M. le comte de Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommé, le Roi des aulnes, de Schubert, à madame Devrient ! Que dites-vous de cela ? Voilà bien la preuve d’une étonnante diffusion des connaissances musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d’une autre nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal masqué qui agita tout Berlin, l’hiver dernier, sous le nom de Fête de la cour de Ferrare, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de morceaux.

Ces concerts d’étiquette paraissent toujours froids ; mais on les trouve agréables quand ils sont finis, parce qu’ils réunissent ordinairement quelques auditeurs avec lesquels on est fier et heureux d’avoir un instant de conversation. C’est ainsi que j’ai retrouvé chez le roi de Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre.

Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et madame la princesse de Prusse sont venus m’entretenir du concert que je venais de donner au Grand-Théâtre, me demander mon avis sur les principaux artistes prussiens, me questionner sur mes procédés d’instrumentation, etc., etc. Le roi prétendait que j’avais mis le diable au corps de tous les musiciens de sa chapelle. Après le souper, S. M. se disposait à rentrer dans ses appartements, mais venant à moi tout d’un coup et comme se ravisant :

— À propos, monsieur Berlioz, que nous donnerez-vous dans votre prochain concert ?

— Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant cinq morceaux de ma symphonie Roméo et Juliette.

— De Roméo et Juliette ! et je fais un voyage ! Il faut pourtant que nous entendions cela ! Je reviendrai.

En effet, le soir de mon second concert, cinq minutes avant l’heure annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.

Maintenant faut-il vous parler de ces deux soirées ? Elles m’ont donné bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont habiles, leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et Meyerbeer, pour me venir en aide, semblait se multiplier. C’est que le service journalier d’un grand théâtre comme celui de l’Opéra de Berlin a des exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les préparatifs d’un concert ; et, pour tourner et vaincre les difficultés qui surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force et d’adresse, à coup sûr, que lorsqu’il s’est agi pour lui de monter pour la première fois les Huguenots. Et puis j’avais voulu faire entendre à Berlin les grands morceaux du Requiem, ceux de la Prose (Dies iræ, Lacrymosa, etc.), que je n’avais pas encore pu aborder dans les autres villes d’Allemagne ; et vous savez quel attirail vocal et instrumental ils nécessitent. Heureusement j’avais prévenu Meyerbeer de mon intention, et déjà avant mon arrivée il s’était mis en quête des moyens d’exécution dont j’avais besoin. Quant aux quatre petits orchestres d’instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en aurait eu trente s’il l’eût fallu ; mais les timbales et les timbaliers donnèrent beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wiprecht aidant, on vint à bout de les réunir.

On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de concert appartenant au second théâtre, dont la sonorité est telle malheureusement, qu’en y entrant je vis tout de suite ce que nous allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre mesure, produisaient une insupportable confusion et rendaient les études de l’orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (le scherzo de Roméo et Juliette) auquel nous fûmes obligés de renoncer, n’ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire plus de la moitié. L’orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut mieux composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le scherzo au second concert. Je finis par m’accoutumer un peu au vacarme que nous faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien ou mal rendu par les exécutants ; nous poursuivîmes donc nos études sans tenir compte de l’effet fort différent, heureusement, de celui que nous obtînmes ensuite dans la salle de l’Opéra. L’ouverture de Benvenuto, Harold, l’Invitation à la valse de Weber, et les morceaux du Requiem furent ainsi appris par l’orchestre seul, les chœurs travaillant à part dans un autre local. À la répétition particulière que j’avais demandée pour les quatre orchestres d’instruments de cuivre du Dies iræ et du Lacrymosa, j’observai pour la troisième fois un fait qui m’est resté inexplicable, et que voici :

Dans le milieu du Tuba mirum se trouve une sonnerie des quatre groupes de trombones sur les quatre notes de l’accord de sol majeur successivement. La mesure est très-large ; le premier groupe doit donner le sol sur le premier temps ; le second, le si sur le second ; le troisième, le ré sur le troisième et le quatrième, le sol octave sur le quatrième. Rien n’est plus facile à concevoir qu’une pareille succession, rien n’est plus facile à entonner aussi que chacune de ces notes. Eh bien ! quand ce Requiem fut exécuté pour la première fois dans l’église des Invalides à Paris, il fut impossible d’obtenir l’exécution de ce passage. Lorsque j’en fis ensuite entendre des fragments à l’Opéra, après avoir inutilement répété pendant un quart d’heure cette mesure unique, je fus obligé de l’abandonner ; il y avait toujours un ou deux groupes qui n’attaquaient pas ; c’était invariablement celui du si, ou celui du ré, ou tous les deux. En jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de la partition, je pensai tout de suite aux trombones rétifs de Paris :

« — Ah, voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à enfoncer cette porte ouverte !»

Hélas non ! vains efforts ! rage ni patience, rien n’y fait ! impossible d’obtenir l’entrée du second ni du troisième groupe ; le quatrième même, n’entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au nº 2 de donner le si.

Il le fait très-bien :

M’adressant au nº 3, je lui demande son ré.

Il me l’accorde sans difficulté ;

Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans l’ordre où elles sont écrites !... Impossible ! tout à fait impossible ! et il faut y renoncer !... Comprenez-vous cela ? et n’y a-t-il pas de quoi aller donner de la tête contre un mur ?...

Et quand j’ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n’ont su que me répondre, ils n’en savaient rien eux-mêmes ; ces deux notes les fascinaient[18].

Il faut que j’écrive à H. Romberg qui a monté cet ouvrage à Saint-Pétersbourg pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le charme.

Pour tout le reste du programme, l’orchestre a supérieurement compris et rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition générale dans la salle de l’Opéra, sur le théâtre disposé en gradins comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à souhait ; mais quand est venu le tour des morceaux du Requiem, panique générale, les chœurs que je n’avais pas pu faire répéter moi-même, avaient été exercés dans des mouvements différents des miens, et quand ils se sont vus tout d’un coup mêlés à l’orchestre avec les mouvements véritables, ils n’ont plus su ce qu’ils faisaient ; on attaquait à faux, ou sans assurance : et dans le Lacrymosa les ténors ne chantaient plus du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très-souffrant ce jour-là, n’avait pu quitter son lit ; le directeur des chœurs, Elssler, était malade aussi ; l’orchestre se démoralisait en voyant la débâcle vocale...

Un instant je me suis assis, brisé anéanti, et me demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j’ai pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant :

« — Persister, c’est folie ! Oh ! si Desmarest était ici, lui qui n’est jamais content de nos répétitions du Conservatoire, et s’il me voyait décidé à laisser annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu’il ferait ; il m’enfermerait dans ma chambre, mettrait la clef dans sa poche, et irait bravement annoncer à l’intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu.»

Vous n’y auriez pas manqué, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous auriez eu tort. En voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première sueur froide essuyée, j’ai pris mon parti, et j’ai dit :

« — Il faut que cela marche.»

Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter : je les interpelle vivement :

« — Êtes-vous sûrs de l’orchestre ?

— Oui ! il n’y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués ; mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.

— Or donc, il n’y a qu’un parti à prendre : il faut convoquer les chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, viendrez avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s’il le faut.

— C’est cela ; nous y serons, les ordres vont être donnés.»

En effet, le lendemain matin nous voilà à l’œuvre, Ries, l’accompagnateur et moi ; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt ; après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et comme le Phaéton de la fable je m’écrie enfin :

Qu’est-ce ceci ? Mon char marche à souhait ?

Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par phrase, en allemand ; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis de n’avoir point perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l’avons gagnée, et d’une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir, l’ouverture, la symphonie et la cantate du Cinq mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Bœticher, il n’en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le Dies iræ. Point de faute, point d’indécision ; le chœur a soutenu sans sourciller l’assaut instrumental ; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le trémolo de cinquante archets déchaînés : les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits de l’autre monde, ont lancé leur terrible prédiction :

Judex ergo cùm sedebit
Quidquid latet apparebit !

Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris l’entrée du Liber scriptus, et nous sommes arrivés aux derniers accords sotto voce du Mors stupebit, frémissants mais vainqueurs. Et quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d’un bout à l’autre du théâtre ! Quant à moi, j’avais le battant d’une cloche dans la poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux s’entre-choquaient, j’enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre, et si, à la dernière mesure, je ne m’étais efforcé de rire et de parler très-haut et très-vite avec Ries, qui me soutenait, je suis bien sûr que, pour la première fois de ma vie j’aurais, comme disent les soldats, tourné de l’œil d’une façon fort ridicule. Une fois le premier feu essuyé, le reste n’a été qu’un jeu, et le Lacrymosa a terminé, à l’entière satisfaction de l’auteur, cette soirée apocalyptique.

À la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me serraient la main : mais je restais là sans comprendre... sans rien sentir... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude effort ; je me crétinisais pour me reposer. Il n’y eut que Wiprecht, qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels ceux de Guhr ne sont que des Ave Maria.

Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes, n’en eût pas trouvé le fond. Vous avouerez donc qu’il est quelquefois sage de faire une folie ; car sans mon extravagante audace, le concert n’eût pas eu lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de manière à ne pas permettre de recommencer les études du Requiem.

Pour le second concert j’annonçai, comme je l’ai dit plus haut, cinq morceaux de Roméo et Juliette. La Reine Mab était du nombre. Pendant les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce scherzo, et quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d’avoir peur :

— «Nous n’en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six, rien n’est plus difficile, ni plus dangereux ; c’est une toile d’araignée musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire, on la mettra en lambeaux.

— Bah ! je parie qu’on s’en tirera encore ; nous n’avons que deux répétitions, il est vrai, mais il n’y a que cinq morceaux nouveaux à apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés. D’ailleurs, l’orchestre a déjà une idée de ce scherzo par la première épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au roi qui veut l’entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce que c’est, et il marchera.»

Et il a marché presque aussi bien qu’à Brunswick. On peut oser beaucoup avec de pareils musiciens, avec des musiciens, qui, d’ailleurs, avant d’être dirigés par Meyerbeer, furent pendant si longtemps sous le sceptre de Spontini.

Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments du Roméo ont été fort bien exécutés. La Reine Mab a beaucoup intrigué le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin madame la princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment j’avais produit l’effet d’accompagnement de l’allegretto et ne se doutait pas que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes à plusieurs parties. Le roi a préféré le morceau de la Fête chez Capulet et m’en a fait demander une copie ; mais je crois que les sympathies de l’orchestre ont été plutôt pour la scène d’amour (l’adagio). Les musiciens de Berlin auraient, en ce cas, la même manière de sentir que ceux de Paris. Mademoiselle Hähnel avait chanté simplement à la répétition les couplets de contralto du prologue : mais au concert elle crut devoir, à la fin de ces deux vers :

«Où se consume
Le rossignol en longs soupirs !»

orner le point d’orgue d’un long trille pour imiter le rossignol. Oh ! mademoiselle ! ! ! quelle trahison ! et vous avez l’air d’une si bonne personne !

Eh bien ! au Dies iræ, au Tuba mirum, au Lacrymosa, à l’Offertoire du Requiem, aux ouvertures de Benvenuto et du Roi Lear, à Harold, à sa Sérénade, à ses Pèlerins et à ses Brigands, à Roméo et Juliette, au concert et au bal de Capulet, aux espiègleries de la Reine Mab, à tout ce que j’ai fait entendre à Berlin, il y a des gens qui ont préféré tout bonnement le Cinq mai ! Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le sais ; mais quand on me disait cela je devais faire une singulière grimace. Heureusement que je cite là des opinions tout à fait exceptionnelles.

Adieu, mon cher Desmarest ; vous savez que nous avons une antienne à réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire : ramenez-moi vos seize violoncelles, les grands chanteurs, je serai bien heureux de les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous n’avons chanté ensemble ! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les conduirai avec le bâton de Mendelssohn.

Tout à vous.


À M. G. OSBORNE


dixième lettre
Hanovre, Darmstadt.


Hélas ! hélas ! mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin ! Je quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l’accueil que j’y ai reçu, pour la chaleureuse sympathie que m’ont témoignée les artistes, pour l’indulgence des critiques et du public ; mais las, mais brisé, mais accablé de fatigue par cette vie d’une activité exorbitante, par ces continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux. Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, Vienne et Munich. Je retourne en France ; et déjà, à une certaine agitation vague, à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l’inquiétude sans objet dont ma tête et mon cœur se remplissent je sens que me voilà rentré en communication avec le courant électrique de Paris. Paris ! Paris ! comme l’a trop fidèlement dépeint notre grand A. Barbier.

. . . . . . Cette infernale cuve,
Cette fosse de pierre aux immenses contours,
Qu’une eau jaune et terreuse enferme à triples tours ;
C’est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à long flot de la matière humaine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Là personne ne dort, là toujours le cerveau
Travaille, et, comme l’arc, tend son rude cordeau.

C’est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne ; c’est là qu’il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant, mendiant et roi ; c’est là qu’on l’exalte et qu’on le méprise, qu’on l’adore et qu’on l’insulte ; c’est à Paris qu’il a des sectateurs fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués, c’est à Paris qu’il parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il s’avance et se meut en liberté ; là ses membres nerveux emprisonnés dans les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à peine une marche lente et disgracieuse. C’est à Paris qu’on le couronne et qu’on le traite en dieu, pourvu cependant qu’on ne soit tenu d’immoler sur ses autels que de maigres victimes. C’est à Paris aussi qu’on inonde ses temples de présents magnifiques à la condition pour le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. À Paris, le frère scrofuleux et adultérin de l’art, le métier, couvert d’oripeaux, étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l’art lui-même, l’Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai, interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le métier un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte ! le bâtard importune son frère au point d’obtenir de lui d’incroyables faveurs ; c’est alors qu’on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes et vouloir faire rétrograder le quadrige immortel ; jusqu’au moment où surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l’arrachant de son siège, le précipite et l’oublie...

Et c’est l’argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance ; c’est l’amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi quelquefois des âmes d’élite :

L’argent, l’argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.

Et ces nobles âmes ne tombent d’ordinaire que pour avoir méconnu ces tristes, mais incontestables vérités : que dans nos mœurs actuelles et avec notre forme de gouvernement, plus l’artiste est artiste, et plus il en doit souffrir, plus ce qu’il produit est neuf et grand, et plus il en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne ; plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la portée des faibles yeux de la foule.

Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront. Vous savez le mot profond de ce Lycurgue de province qui écoutant lire des vers à l’un de nos plus grands poëtes, a celui qui fit la Chute d’un Ange, dit en ouvrant sa tabatière d’un air paterne : «Oui, j’ai un neveu qui écri-z-aussi des petites c...nades[19] comme ça !» Allez donc demander des encouragements pour les artistes à ce collègue du poëte.

Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui n’écrivez que pour l’orchestre de vos deux mains, qui vous passez des vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du contact des mœurs bourgeoises ; et pourtant, vous aussi, vous en ressentez les effets. Griffonnez quelque niaiserie brillante, les éditeurs la couvriront d’or et se l’arracheront ; mais si vous avez le malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors vous êtes sûrs de votre affaire, l’œuvre vous reste, ou tout au moins, si elle est publiée, on ne l’achète pas.

Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le constitutionnalisme, qu’il en est de même presque partout. À Vienne, comme ici, on paye 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à la mode, et Beethoven a été obligé de donner la symphonie en ut mineur pour moins de 100 écus.

Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano seul d’une facture très-large, d’un style plein d’élévation ; et même, sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix, tels que : The beating of my own heart, — My lonely home, — ou encore Such things were, que madame Hampton, votre sœur, chante si poétiquement, sont des choses ravissantes. Rien n’excite plus vivement mon imagination, je l’avoue, en la faisant voler aux vertes collines de l’Irlande, que ces virginales mélodies d’un tour naïf et original qui semblent apportées par la brise du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Kellarney, que ces hymnes d’amour résigné qu’on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en songeant à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort même rêveuse et calme comme la nuit, selon l’expression de votre poëte national, Th. Moore. Eh bien ! mettez toutes ces inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en balance avec quelque turbulent caprice sans esprit et sans cœur, tel que les marchands de musique vous en commandent souvent sur les thèmes plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s’agitent, se poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de grelots qu’on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera le succès d’argent.

Non, il faut en prendre son parti, à moins de quelques circonstances produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n’est pas productif dans le sens commercial du mot ; il s’adresse trop exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes, il exige trop de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit donc y avoir nécessairement une sorte d’ostracisme honorable pour les esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l’égard des artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l’heure, ils comptent toujours, à côté des colosses du génie humain des neveux qui écrivent aussi, etc.

On trouve dans les archives d’un des théâtres de Londres une lettre adressée à la reine Élisabeth par une troupe d’acteurs, et signée de vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William Shakespeare, avec cette désignation collective : Your poor players. Shakespeare était l’un de ces pauvres acteurs... Encore l’art dramatique était-il, au temps de Shakespeare, plus appréciable par la masse que ne l’est de nos jours l’art musical chez les nations qui ont le plus de prétention à en posséder le sentiment. La musique est essentiellement aristocratique ; c’est une fille de race que les princes seuls peuvent doter aujourd’hui, et qui doit savoir vivre pauvre et vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions vous les avez faites mille fois, sans doute, et vous me saurez bon gré, j’imagine, d’y mettre un terme, pour en venir au récit des deux derniers concerts que j’ai donnés en Allemagne après avoir quitté Berlin.

Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien intéressant quant à ce qui me concerne ; je serai obligé de citer encore des ouvrages dont j’ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres précédentes ; toujours l’éternel Cinq mai, Harold, les fragments de Roméo et Juliette, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver certains instrumentistes, même excellence des autres parties de l’orchestre, constituant ce que j’appellerai l’orchestre ancien, l’orchestre de Mozart ; et toujours aussi les mêmes fautes se reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits, dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études attentives.

Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m’attendait cependant un succès assez original. J’y ai été à peu près insulté pour avoir eu l’audace de m’appeler par mon nom ; et cela par un employé de la poste qui, en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l’inscription qu’ils portaient, me demanda d’un air soupçonneux :

— «Berlioz ? componist ?

— Ia !»

Là-dessus, grande colère de ce brave homme, causée par l’impertinence que j’avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il s’était imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que sur un hippogriffe au milieu d’un tourbillon de flammes, ou tout au moins environné d’un somptueux attirail et d’une valetaille respectable. De sorte qu’en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d’un chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que ia en allemand, il en a conclu tout de suite que j’étais un imposteur. Comme bien vous le pensez, ses murmures et ses haussements d’épaules me ravissaient ; plus sa pantomime et son accent devenaient méprisants, et plus je me rengorgeais : s’il m’eût battu, sans aucun doute je l’aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma langue, se montra plus disposé à m’accorder le droit d’être moi-même ; mais les gracieusetés qu’il me dit me flattèrent infiniment moins que l’incrédulité de son naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un demi-million m’eût privé de ce succès-là ! J’aurai bien soin à l’avenir de n’en pas porter avec moi et de voyager toujours de la même manière. Ce n’est pas l’avis toutefois de notre jovial et spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d’un homme dont une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la balle de son adversaire, s’écria : «Il n’y a d’heureux que ces gens riches ! j’eusse été tué raide sur le coup !»

J’arrive à Hanovre ; A. Bohrer m’y attendait. L’intendant, M. de Meding, avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition, et j’allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex, parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être retardé d’une semaine. J’eus donc un peu plus de temps pour faire connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à souffrir du mauvais caractère de mes compositions.

Je n’ai pu me lier très-particulièrement avec le maître de chapelle Marschner ; la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer en français, rendait nos conversations assez pénibles ; il est d’ailleurs extrêmement occupé. C’est actuellement un des premiers compositeurs de l’Allemagne, et vous appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du Vampire et du Templier. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà : les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact à Paris, et l’enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l’un et l’autre ne s’était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l’un des hommes qui m’ont paru le mieux comprendre, et sentir celles des œuvres de Beethoven réputées excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre violoncelliste, aujourd’hui en Amérique), Claudel, le second violon, et Urhan, l’alto, le secondaient si bien. En écoutant, en étudiant cette musique transcendante, Max souriait d’orgueil et de joie, il avait l’air d’être dans son atmosphère naturelle et d’y respirer avec bonheur. Urhan adorait la silence et baissait les yeux comme devant le soleil ; il paraissait dire : «Dieu a voulu qu’il y eût un homme aussi grand que Beethoven, et qu’il nous fût permis de le contempler ; Dieu l’a voulu ! ! !» Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à Antoine Bohrer, le premier violon, c’était la passion à son apogée, c’était l’amour extatique. Un soir dans un de ces adagios surhumains, où le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l’oiseau colossal des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait animé du souffle épique ; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus ; l’inspiration rayonnait sur le visage du virtuose ; nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer s’arrêtant tout à coup, déposa son brûlant archet et s’enfuit dans la chambre voisine. Madame Bohrer inquiète, l’y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit :

« — Ce n’est rien, il n’a pu se contenir ; laissons-le se calmer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner !»

Lui pardonner... cher artiste !

Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert : il compose peu maintenant ; son occupation la plus chère consiste à diriger l’éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont l’organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l’entoure des alarmes qu’il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires d’abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les concerts qu’elle a donnés à Vienne, l’an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par cœur, et qu’elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire au gré de l’assemblée. Il lui suffit d’exécuter trois ou quatre fois un morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu’il soit, pour le retenir et ne plus l’oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce jeune cerveau ! N’y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour inspirer autant d’effroi que d’admiration ?

Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n’a encore qu’une très-faible idée.

L’orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d’instruments à cordes. Il ne possèdent en tant que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4 violoncelles et 3 contre-basses. Il y a quelques violons infirmes ; les violoncelles sont habiles ; les altos et les contre-basses sont bons. Il n’y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la première flûte, au premier hautbois (Édouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo, et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n’y en a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont ; les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes ; il y a une excellentissime trompette à cylindres ; l’artiste qui joue cet instrument se nomme comme celui de Weimar son rival, Sachse ; je ne sais auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor anglais, mais son instrument est très-faux.

Il n’y a pas d’ophicléïde ; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le timbalier est médiocre ; le musicien chargé de la partie de grosse caisse n’est pas musicien ; le cymbalier n’est pas sûr, et les cymbales sont brisées au point qu’il ne reste plus que le tiers de chacune.

Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs. Ce n’est pas une virtuose, mais elle possède son instrument, et forme, avec les harpistes de Stuttgard, de Berlin et de Hambourg, les seules exceptions que j’aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très-timide et assez faible musicienne ; mais quand on lui donne quelques jours pour étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait supérieurement les sons harmoniques ; sa harpe est à double mouvement et fort bonne.

Le chœur est peu nombreux ; c’est un petit groupe d’une quarantaine de voix, qui a de la valeur cependant tout cela chante juste ; les ténors sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe chantante est plus que médiocre ; à l’exception de la basse, Steinmüller, excellent musicien, doué d’une belle voix qu’il conduit habilement en la forçant un peu parfois, je n’ai rien entendu qui me parût digne d’être cité.

Nous ne pûmes faire que deux répétitions ; encore on trouva cela extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en murmurèrent hautement. C’est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en Allemagne, où les artistes m’ont constamment accueilli en frère, sans jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur demandaient. A. Bohrer se désespérait, il aurait voulu qu’on répétât quatre fois, ou au moins trois ; on ne put l’obtenir. L’exécution fut passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, trois contre-basses ! et, de chaque côté, six violons et demi ! ! ! Le public se montra poli, voilà tout ; je crois qu’il en est encore à se demander ce que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de Brunswick exprès pour y assister : il dut constater entre l’esprit artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui, quelques militaires brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer, en lui racontant la fête musicale qu’on m’avait donnée à Brunswick trois mois auparavant ; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me fit alors présent de l’ouvrage qu’il avait écrit à mon sujet, et me demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l’exécution du Cinq mai.

Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne, prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l’ombre quelque jour...

Le prince royal de Hanovre assista à ce concert : j’eus l’honneur de l’entretenir quelques instants avant mon départ, et je m’estime heureux d’avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue) n’a point altéré la sérénité.

Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du matin.

Spohr dort[20], il ne faut pas le réveiller.

Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J’y retrouve Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa fantaisie en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d’Obéron. Décidément cet homme est sorcier : sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d’un autre monde, sous l’étreinte passionnée de ses bras puissants. Voilà Guhr, fort empêché par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah ! ma foi, pardonnez-moi de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots a ce tant redouté capell-meister, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume, je reviens à vous à l’instant.

«Mon cher Guhr,

«Savez-vous bien que plusieurs personnes m’avaient fait concevoir la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue ! J’en doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me chagrinait. Bravo ! J’apprends que loin d’être fâché des dissonances que j’ai prêtées à l’harmonie de votre conversation vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. À la bonne heure ! vous comprenez la plaisanterie, et d’ailleurs on n’est pas perdu pour jurer un peu. Vivat ! terque quaterque vivat ! S. N. T. T. Tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis : et recevez mille nouveaux compliments sur votre chapelle de Francfort, elle est digne d’être dirigée par un artiste tel que vous.

Adieu, adieu, S. N. T. T.»

Me voilà !

Ah ça ! voyons ; c’est donc de Darmstadt qu’il s’agit. Nous allons y trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le concert-meister qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à Paris. J’emportais d’ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de Francfort, pour le prince Émile qui me fit le plus charmant accueil, et obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n’avais osé espérer. Dans la plupart des villes d’Allemagne où je m’étais fait entendre jusqu’alors, l’arrangement pris avec les intendants des théâtres avait été à peu près toujours le même ; l’administration supportait presque tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette entière. Je l’ai déjà dit : Weimar est une ville artiste et la famille ducale sait honorer les arts.)

Eh bien ! à Darmstadt, le grand-duc m’accorda non seulement la même faveur, mais voulut encore m’exempter de toute espèce de frais. À coup sûr, ce généreux souverain n’a pas de neveux qui écrivent aussi des, etc., etc.

Le concert fut promptement organisé, et l’orchestre loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu’il me fût possible de consacrer aux études une semaine du plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha bien, à l’exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête au début de la scène d’amour dans Roméo et Juliette. L’exécution de ce morceau fut une véritable déroute vocale ; les ténors du second chœur baissèrent de près d’un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître de chant était dans une fureur d’autant plus facile à concevoir, que, pendant huit jours il s’était donné, pour instruire les choristes, une peine infinie.

L’orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre : il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de harpe est confiée à un peintre, qui, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, n’est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller, mais n’appartient point cependant à la célèbre famille des Müller, de Brunswick. Sa taille presque colossale, lui permet de jouer de la vraie contre-basse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpèges d’une difficulté inutile et d’un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d’une grande beauté, qu’il nuance avec beaucoup d’art et de sentiment. Je lui ai entendu chanter un fort bel adagio composé par Mangold jeune, frère du capell-meister, de manière à émouvoir profondément un sévère auditoire. C’était dans une soirée donnée par M. le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans sa sphère, fait pour l’art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans la sienne, et dont l’influence est grande, par conséquent, sur l’esprit musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des compositeurs et des chefs d’orchestre ; mais le grand-duc la leur disputera de toutes ses forces, très-certainement.

Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C’était donc pour moi un condisciple, et il m’a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s’est montré si bon camarade, il a mis tant d’ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l’impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m’a permis la lecture ; j’aurais l’air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de l’anti-proverbe : Un bienfait est toujours perdu !

Il y a à Darmstadt une bande militaire d’une trentaine de musiciens ; je l’ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et possède un sentiment du rhythme qui donne de l’intérêt même aux parties de tambours.

Reichel (l’immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le rôle de Marcel des Huguenots, il avait obtenu un véritable triomphe. Il eut encore l’obligeance de chanter le Cinq mai, mais avec un talent et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu’il avait montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable surtout à la dernière strophe, la plus difficile a bien nuancer :

Wie ? Sterben er ? o Ruhm, wie verwaist bist du ! Quoi ! lui mourir ! ô gloire, quel veuvage !

Ensuite l’air du Figaro de Mozart «Non più andrai,» que nous avions ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant briller sous une face nouvelle, lui valut un bis de toute la salle, et le lendemain un engagement très-avantageux au théâtre de Darmstadt. Je me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là on vous dira seulement que j’ai eu la vanité naïve de trouver le public et les artistes très-intelligents.

Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le plus difficile peut-être qu’un musicien ait jamais entrepris, et dont le souvenir, je le sens doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme les hommes religieux de l’ancienne Grèce, de consulter l’oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse ? Faut-il croire ce qu’elle paraît contenir de favorable à mes vœux ?... N’y a-t-il pas d’oracles trompeurs ?... L’avenir, l’avenir seul en décidera. Quoi qu’il en soit, je dois rentrer en France et adresser enfin mes adieux à l’Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l’harmonie. Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration, à mes regrets ?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire ?... Je ne sais donc, en la quittant, que m’incliner avec respect, et lui dire d’une voix émue :

Vale, Germania, alma parens !

  1. M. A. Morel est un de mes meilleurs amis, et l’un des plus excellents musiciens que je connaisse. Ses compositions ont un mérite réel.
  2. Le nom de Strauss est célèbre aujourd’hui dans toute l’Europe dansante ; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d’un rhythme neuf, d’une désinvolture gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit donc qu’on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.

    Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère ; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n’a point de frère ! c’est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals de l’Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l’aristocratie. Dernièrement, à l’ambassade d’Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne : Eh ! bonjour, mon cher Strauss ; que je suis aise de vous voir ! Vous ne me reconnaissez pas ! — Non, monsieur. — Oh ! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé, il n’y a d’ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse, il n’y a qu’un Strauss. — Vous êtes bien bon ; mais je vous assure que le Strauss de Vienne a aussi du talent. — Comment ! le Strauss de Vienne ? Mais c’est vous ; il n’y en pas d’autre. Je vous connais bien ; vous êtes pâle, il est pâle ; vous parlez autrichien ; il parle autrichien ; vous faites des airs de danse ravissants. — Oui. — Vous accentuez toujours le temps faible, dans la mesure à trois temps. — Oh ! le temps faible, c’est mon fort ! — Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant ? — Étincelante ! — Vous parlez hébreu ? — Very well. — Et anglais ? — Not at all. — C’est cela même, vous êtes Strauss ; d’ailleurs votre nom est sur l’affiche ? — Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de Vienne ; il n’est pas le seul qui sache syncoper une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris ; mon frère, qui joue très-bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss. Le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss. — Non, il n’y a qu’un Strauss, vous voulez me mystifier.» Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité ; tellement qu’il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour cela faire, j’affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille l’autrichien et l’hébreu, et assez mal le français et pas du tout l’anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d’un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal ; j’affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps, qu’il a, depuis dix ans, joué de l’alto à tous mes concerts ; qu’il fait partie de l’orchestre du Théâtre-Italien ; qu’il va tous les étés gagner beaucoup d’argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s’abstient d’aller par égard pour l’autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.

    En conséquence, les Viennois n’ont qu’à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n’est pas à Strauss, et qu’on n’attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss ; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le strass de Strauss, vaut mieux que le diamant de Strauss, et que le diamant de Strauss n’est que du strass.

  3. Il n’y avait pas alors la multitude de chemins de fer dont l’Allemagne est sillonnée aujourd’hui.
  4. Vivier, le spirituel mystificateur ; artiste excentrique, mais artiste d’un mérite réel et doué de qualités musicales fort rares.
  5. Encore un Strauss ! mais celui-là ne fait pas de valses.
  6. J’ai pu faire en Allemagne, beaucoup d’observations sur les diverses résonnances des cloches ; et j’ai vu, à n’en pouvoir douter, que la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles. Certains professeurs ont soutenu que les cors sonores ne faisaient tous résonner que la tierce majeure ; un mathématicien est venu dans ces derniers temps, affirmant que les cloches faisaient toutes entendre, au contraire, la tierce mineure ; et il se trouva en réalité qu’elles donnent harmoniquement toutes sortes d’intervalles. Les unes font retentir la tierce mineure, les autres la quarte ; une des cloches de Weimar sonne la septième mineure et l’octave successivement (son fondamental fa, résonnance fa octave, mi bémol septième) ; d’autres même produisent la quarte augmentée. Évidemment la résonnance harmonique des cloches dépend de la forme que le fondeur leur a donnée, des divers degrés d’épaisseur du métal à certains points de leur courbure, et des accidents secrets de la fonte et du coulage.
  7. (25 mai 1864.) Je viens de voir dans le volume des lettres de Félix Mendelssohn, publié récemment par son frère, en quoi consistait son amitié romaine pour moi. Il dit à sa mère en me désignant clairement : «*** est une vraie caricature, sans une étincelle de talent, etc. etc..... j’ai parfois des envies de le dévorer.» — Quand il écrivit cette lettre, Mendelssohn avait vingt et un ans, ne connaissait pas une partition de moi ; je n’avais encore produit que la première esquisse de ma Symphonie fantastique qu’il n’avait pas lue, et ce fut seulement peu de jours avant son départ de Rome que je lui montrai l’ouverture du Roi Lear que je venais de terminer.
  8. Et voilà peut-être ce qui lui donnait des envies de me dévorer (1864).
  9. Je ne connaissais pas encore, quand j’écrivis ces lignes, sa ravissante partition le Songe d’une nuit d’été.
  10. Massues de sauvages.
  11. Les femmes.
  12. Les Européens, les blancs.
  13. À la répétition, Schuman, sortant de son mutisme habituel, me dit : Cet offertorium surpasse tout. Mendelssohn, lui, me fit compliment sur une entrée de contre-basse qui se trouve dans l’accompagnement de ma romance l’Absence, que l’on chantait aussi dans ce concert.
  14. Cher aux malades, mais illustre parmi les savants.
  15. Hier, mademoiselle, en proie à un accès de cette philosophie, je me trouvais dans une maison où l’on a la manie des autographes. La reine du salon ne manqua pas de me prier d’écrire quelque chose sur son album. «Mais je vous en prie, ajouta-t-elle, pas de banalités.» Cette recommandation m’irrita, et j’écrivis aussitôt :

    «La peine de mort est une très-mauvaise chose, car, si elle n’existait pas, j’aurais probablement déjà tué beaucoup de gens, et nous n’aurions pas à l’heure qu’il est tant de ces gredins de crétins, fléaux de l’art et des artistes.»

    On rit beaucoup de mon aphorisme, croyant que je n’en pensais pas un mot.

  16. Mademoiselle Bertin m’a assuré dernièrement que je la calomniais en comptant Cimarosa parmi ses compositeurs favoris. Je dois donc reconnaître mon erreur, en regrettant de l’avoir commise. En tout cas, ce n’est pas, je le suppose, une calomnie bien grave et l’on peut s’en consoler.
  17. Non, cela ne sera pas permis. J’ai eu tort d’écrire cela. Gluck connaissait aussi bien que Meyerbeer l’effet de deux cordes à l’unisson, et s’il ne l’a pas voulu employer, personne n’a mission de l’introduire dans son œuvre. Au reste Meyerbeer a ajouté dans Armide d’autres effets, tels que celui des trombones du duo : «Esprits de haine et de rage !» qu’on ne peut assez blâmer ; ce sont d’incroyables erreurs. Spontini les citait un jour devant moi et me reprochait de ne les avoir pas signalées. Et lui aussi pourtant, il a ajouté des instruments à vent à l’orchestre d’Iphigénie en Tauride... Et oubliant qu’il avait eu cette faiblesse, il s’écriait une autre fois : «C’est affreux ! on m’instrumentera donc aussi moi, quand je serai mort ?...»
  18. Aux deux dernières exécutions du Requiem dans l’église de Saint-Eustache à Paris, ce passage a pourtant enfin été rendu sans faute.
  19. En italien coglionorie.
  20. Spohr était maître de chapelle à Cassel.