VI

WILLIAMS BLUCKEL. — JE PRENDS LE NOM DE CORA PEARL. — PETITE FEMME : PETIT MARI. — VOYAGE À PARIS. — COMMENT ON S’Y PREND, QUAND ON VEUT RESTER


Je ne tardai pas à faire la connaissance d’un jeune homme, Williams Bluckel, propriétaire d’Albrect-Room. Bien élevé, sentimental de nature, il s’était pris pour moi d’une vive tendresse. Nous parlions français ensemble. Il avait une façon de dire : « Ma chère Cora ! » qui m’allait, parfois, au cœur. — Car j’avais pris le nom de Cora Pearl, sans aucune raison particulière, mais par pure fantaisie. Ce n’était pas que ce garçon m’inspirât une passion bien vive, mais il me consolait, par la délicate franchise de ses procédés, par la sincère expansion de sa jeunesse, des privautés odieuses que s’était arrogées le vieux satyre. Joli homme, doué d’une voix très sympathique, d’une physionomie avenante, par moment jaloux à faire rire, il possédait les qualités et les défauts qui ne laissent pas de plaire dans un véritable gentleman. Il avait vingt-cinq ans, j’en avais quinze ; il m’aimait éperdument, et ne me déplaisait pas trop, en somme.

Nous nous livrions tous deux à de longues promenades, évitant avec soin les rues fréquentées, et gagnant, le plus souvent dans un cab, les portes de la ville. Une fois dans la campagne, nous nous mettions à courir, à jouer. C’était au mois d’octobre : j’emplissais mes poches de marrons pour faire des colliers. Puis, nous avisions quelque auberge où nous prenions notre repas, au grand air. Il me jurait qu’il n’avait jamais aimé que moi, quoiqu’il eût déjà, — il l’avouait, le monstre ! courtisé pas mal de jeunes filles. Moi, je lui répondais que je ne voulais pas me marier, que je détestais trop les hommes pour jamais obéir à l’un d’eux. Alors il se fâchait, m’appelait coquette, ajoutait que, puisque je répondais de la sorte à son amour, il ne me reverrait de sa vie, mais il se ménageait toujours des repentirs dont je me laissais toucher : je crois même, entre nous, qu’il spéculait un peu sur ses colères.

Au bout de deux mois et demi, il m’emmena à Paris. Cette résolution me fut très agréable. Je prononçais passablement le français, bien qu’avec un léger accent qui, de l’aveu de ceux qui m’ont connue, a sensiblement diminué avec le temps, sans disparaître tout à fait, comme un témoin parlent de ma jeunesse première. Remember !…

Quel plaisir de voir Paris ! Je sautais au cou de Williams ! Je l’embrassais !… Il s’était procuré un passeport bien en règle : « M. Williams Bluckel voyageant avec sa femme. » J’étais « sa femme», et il était « mon mari ! » A-t-on idée de ça ! Nous partîmes en véritables tourtereaux, roucoulent tout le long du voyage. J’avais le cœur trop joyeux pour souffrir du mal de mer ! Je quittais Londres sans emporter d’autres regrets que celui d’y être revenue, après mes cinq années de pensionnat. Toutes les maisons m’y paraissaient des tavernes, toutes les boissons des narcotiques, tous les hommes des marchands de diamants. — Plus d’une fois la pensée me vint de faire graver sur une bague que j’aurais mise au pouce de mon pied, cette devise : « Saunders shocking for ever !… »

Nous descendîmes à l’Hôtel d’York et d’Albion. Dès le lendemain de notre arrivée, mon « mari » me fit monter sur l’Arc-de-Triomphe, puis il me mena dans les égouts, aux caveaux du Panthéon, devant le bassin des Tuileries, où nous vîmes des poissons rouges. Nous allâmes après au spectacle, au Bois, aux concerts. À Meudon, nous fîmes une promenade à cheval dont nous revînmes, moi, avec un costume lamentablement déchiré, lui, sur une bête aveugle. Comme nous nous plaignions de ces disgrâces, le loueur nous assura que ces choses-là pouvaient arriver à tout le monde.

À Charenton, nous avons mangé une friture de Seine : mais je n’ai jamais pardonné à Williams de m’avoir tenue une journée durant sur un bête de bateau, pour pêcher un goujon. Il l’a conservé dans de l’esprit-de-vin. Il doit l’avoir encore.

Ce voyage est, sans contredit, le plus gai que j’aie fait de ma vie ; ni à Bade où j’ai dépensé 200,000 fr., ni en Suisse, nulle part, je ne me suis amusée comme à Asnières ou à Saint-Cloud.

Nous nous sommes payé Mabille. Bluckel admirait la grâce naïve avec laquelle les Parisiennes du lieu exhibaient à l’œil du public continental et insulaire la cambrure plus ou moins pimpante de leurs pieds. Bref, notre séjour fut un long éclat de rire. Mais à l’éclat de rire devait succéder un autre éclat. Mon « mari » ne pouvait prolonger son séjour loin de sa famille et de ses intérêts. Il était propriétaire ; et l’immeuble a d’inexorables exigences. Au bout d’un mois, William me dit : « Il faut partir. » Il m’aurait dit : « Il faut mourir », que l’effet n’eût pas été pour moi plus désagréable.

— Partez, si vous voulez, moi je reste !

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Cela dit, je m’empare du passeport et je le brûle.

— Ah ! faisait-il, en regardant notre acte de mariage qui se consumait, si j’avais su à quoi devait aboutir ce voyage d’agrément !… C’est moi qui ne l’aurais pas entrepris !…

Il paya l’hôtel et partit.

C’était mal, peut-être, ce que j’avais fait là. Mais c’était si spontané. C’est sa faute après tout, à ce pauvre garçon ! On ne mène pas sa femme à Paris, quand on tient à sa propriété d’Albrect-Room !