Jules Lévy (p. 299-304).


XXXV

L’AMANT DE CŒUR. — CE QUE JE PENSE DU TYPE. — LES CABOTINS. — LE SEUL QUE JE ME SOIS PAYÉ. — DEUX SOUS DE MARRONS. — VIEUX HABITS, VIEUX GALONS.


Je puis dire que je n’ai jamais eu d’amant de cœur. Cela s’explique par le sentiment même qui m’a toujours inspiré une horreur instinctive pour le sexe fort. Ce n’est pas que je ne sois tout aussi sensible qu’une autre, que les délicatesses, les prévenances, les procédés obligeants me laissent indifférente. Loin de là. Maintes fois il m’est arrivé de sacrifier dans une large proportion l’intérêt à la reconnaissance ou à l’amitié. Mais pour ce qu’on est convenu d’appeler les passions aveugles, les entraînements fatals, non ! Je ne les ai pas connus pour mon repos et mon bonheur. J’ai toujours regardé l’amant de cœur comme un racontar, un mot creux. Parmi les femmes que j’ai fréquentées, — et elles sont nombreuses, — j’en ai vu des masses qui s’abusaient étrangement sur la matière. Elles finissaient par croire à l’amant de cœur, par leur seul désir d’y croire, confondant le masque avec le visage, le singe avec l’homme, Clichy-la-Garenne avec une forêt vierge du nouveau monde.

Un homme beau, jeune, aimable, qui m’a loyalement offert son bras, son amour, son argent, a tout droit de se croire et de se dire vraiment « mon amant de cœur », mon amant pour une heure, mon cavalier pour un mois, mon ami for ever ! Voilà comme je comprends la chose. D’ailleurs mon tempérament n’est pas aux ardeurs immodérées. On m’a reproché ma froideur et mon mépris profond. Eh bien, de glace pour l’espèce j’ai fait souvent exception pour l’individu ! Un très petit nombre, — mais pour moi cela suffit, — sait bien que je ne mens pas ; et que, disparue aujourd’hui de la scène, — puisque c’est une scène comme une autre — je garde en moi une ineffaçable tendresse pour qui sut me procurer, dans des rapports éphémères, ce charme qui ne meurt pas : la délicatesse de bon ton !

Jamais je ne me suis payée le caprice d’un acteur : j’entends un acteur réel : un spécialiste. Il y a des cabotines de bien autre espèce qui ne savent que trop se faire payer eux-mêmes et qui excellent dans l’art de se faire prendre plus pour ce qu’ils ne sont pas, que pour ce qu’ils sont. De ceux-là j’ai connu des myriades. De la Grande Ourse au Capricorne mon ciel en est constellé. À qui la faute ? Je jure que ce n’est pas à moi !

Le seul artiste que j’ai connu, c’est Gabour. Mais ce prince de la scène s’est comporté en grand seigneur.

Après l’affaire Duval, au moment de mon expulsion, il apprend que je suis dans la gêne : il accourt.

— Combien vous faut-il ?

— Non, mon ami, vous avez fait assez pour moi.

— Vous ne pouvez partir de la sorte, je ne le veux pas.

Et il me donne cent louis, — la moitié de sa fortune. Je lui pris la main qu’il me tendait, et je la serrai cordialement.

Je n’ai jamais accepté que cette fois une somme donnée de la main à la main.

C’est peut-être bizarre, mais c’est ainsi. Affaire de tempérament :

J’aurais plutôt accepté deux sous de marrons d’un galant homme… râpé.

Cadroin, à qui je faisais cette réflexion, et qui fut magnifique, — à ses heures, — m’envoya le lendemain « pour mon dessert, » par un Auvergnat, un paquet enveloppé lui-même dans un vieux journal. Je l’ouvris. Des boules de papier roulèrent par terre. C’étaient quatre marrons glacés, enveloppés chacun dans un billet de mille. L’intention était louable, mais les marrons ne valaient rien.

Plus cabotin à coup sûr que l’artiste applaudi de tous, aimé de toutes, ce Schulb qui m’a si prestement débarrassée de deux cent mille francs, — qui ne me gênaient pas, je le jure ! Pouah ! quelle histoire ! Il y a là-dedans des odeurs de mont-de-piété qui vous suffoquent. Ils étaient deux : Isaac et Joseph. Cela s’habillait avec la défroque des pauvres diables : exigeant les « zingante zendimes » pour la boîte, où l’on met la bague sur laquelle en vous avance cent sous. « Drois vrancs zingante » pour l’habit neuf « parce que c’est fous. » Cela pourtant trouvait des protections. Ils s’offraient généreusement à garder l’argent des autres, à le faire travailler, excepté toutefois le jour du sabbat. Ils pêchaient les diamants en eau trouble, et changeaient en superbes rivières les vilains ruisseaux dans lesquels ils barbottaient sans vergogne. Isaac avait obtenu l’autorisation de travailler en Valachie, je crois, à la traite des vieux habits, vieux galons. Mais les voyages sont coûteux, et dans la vie, il est bon de compter. Il vint chez moi crier misère. Il me fit un gros emprunt. Quant à Joseph, il avait insisté auprès de moi pour me rendre un « betit » service, et je ne crus pas devoir lui refuser cette grande satisfaction. Il se chargea d’engager pour moi quelques bijoux. Mais il avait le génie du « gommerce ». Le génie du commerce ne lui laissait pas un moment de repos. Mon Dieu ! que ce pauvre Joseph était tourmenté ! Il fallait sans cesse qu’il vendît ! S’il n’eût pas vendu ses frères, Joseph se fût fait vendre par le sien ! — Joseph vendit la reconnaissance. Ce n’était, après tout, qu’une parure, 152 000 francs, une misère, plus quelques petites broutilles, 50 000 francs au plus, un rien ! — Ça ne m’enrichissait pas, sans doute : mais enfin, le Schulb n’y perdait rien. — Pourquoi ne pas l’avoir fait arrêter ? — Le Juif-Errant marche toujours, on ne l’arrête pas. Et puis, cela n’eût servi à rien.

En dehors de ces relations d’affaires, je n’ai jamais connu de juifs. Si je me trompe, c’est qu’alors j’aurai moi-même été trompée.