Jules Lévy (p. 8-12).


III

MON ENFANCE. — LA BOÎTE À MUSIQUE. — MAMAN SE REMARIE.


Donc, je suis née en 1842, à Plymouth, dans le Devonshire. Comme vous voyez, mon père était compositeur, ma mère chanteuse, et mes sœurs aussi. Une famille d’artistes. Seize enfants ! Musique et patriarcat ! C’est biblique.

On n’entendait à la maison que des dialogues dans cette note : « Il faudra que je fasse transposer. — Nous passons la reprise. — C’est une noire ! — Non, une blanche. — Je te dis que si. — Paris que non ! — Moi je ne veux plus chanter les romances de cet idiot de Backner. — Idiot ! un homme qui interprète avec cette maestra mon Kathleen Mavourneen !

La protestation venait de mon père. Car mon père était auteur de ce morceau qui a obtenu beaucoup de succès en Angleterre.

— Je renoncerais aux croches, entendez-vous bien ? plutôt que de désobliger Backner.

— C’est une bête ! grommelait ma sœur cadette.

— C’est un ange ! répliquait mon père.

Et, à ce mot, ma mère levait les yeux vers le plafond, car elle était fort pieuse.

Mes frères ne restaient guère à la maison. Je ne sais trop ce que chacun d’eux faisait : ils étaient tant ! Il y en avait de petits et de grands, de bruns et de blonds, pour tous les goûts, enfin, comme à Corneville.

J’entendais tout, et me glissais partout. On m’appelait le furet. Je chantais tout ce que j’entendais chanter à mes sœurs, à ma mère, à papa. Installée devant une grande planche, sur laquelle notre bonne repassait le linge, je faisais courir mes doigts, à l’imitation de mon père, que je voyais, des heures durant, à répéter sur son piano les airs que devaient chanter mes sœurs, ou à exécuter quelques morceaux de sa composition. J’ajoutais ma note de bruit au concert de vacarme, qui avait fait surnommer notre maison « la boîte à musique. » J’étais née pour entendre beaucoup de bruit, sinon pour en faire. Il y a une prédestination au tapage.

Malheureusement mon père n’était pas prodigue des seules notes de la gamme. Il nous aimait bien, sans doute, mais traitait l’argent avec un sans-façon qui le faisait fuir à peine entré chez nous. Quand il mourut, il avait mangé deux fortunes. Je n’avais que cinq ans. J’ai beaucoup regretté mon père. Je ne l’ai guère connu, parce qu’il est mort trop tôt ; je n’ai guère connu ma mère, parce qu’envoyée en France, pour y rester huit ans, et accueillie ensuite par ma grand’mère, à mon retour à Londres, je ne lui rendais visite que de temps en temps, jusqu’au moment où des circonstances délicates m’interdirent sa porte, ainsi que celle des autres membres de ma famille.

Je n’ai jamais, depuis cette époque, entendu parler de ma mère, non plus que de mes frères ni de mes sœurs. Il y a très longtemps, ils étaient en Écosse. J’ai su que ma sœur aînée avait eu un engagement à Covent Garden. Personne ne s’est occupé de moi, je ne me suis occupé de personne. Sont-ils morts, sont-ils vivants ? Je l’ignore.

Mes premiers souvenirs datent donc de l’âge de cinq ans. Mon père venait de mourir. Ma mère s’était remariée. Il fallait un soutien pour les enfants du passé, un père pour ceux de l’avenir. Ce fut cette pensée de morale pratique qui décida ma mère à contracter une nouvelle union. Je détestais cordialement le second mari.

On me mit à Boulogne dans une pension. J’en sortis à treize ans, sachant passablement le français, déjà même assez attachée à mes compagnes, pour regretter la séparation. À mon retour à Londres, je ne logeai pas chez ma mère, mais chez ma grand’mère, madame Waats, dont la maison était assez éloignée de celle de mes parents.