Jules Lévy (p. 215-229).


XXVII

LE BARON DE BURNEL ET M. DE DAUBAN. — M. DE DAUBAN À MAZAS. — PROJETS INDUSTRIELS. — OBSESSION. — GARE LA CASSE ! — AFFAIRE DUVAL


C’est au Bois que j’ai vu le baron de Burnel pour la première fois. Toujours sans le sou, mais ayant hérité de feu son père d’une certaine disposition aux grandes entreprises commerciales, il cherchait en ce moment une affaire. La famille, après la mort du père, avait été divisée par des questions d’intérêt et de sentiments.

Un nommé M. de Dauban, qui avait été mêlé à une exploitation du feu baron, s’était naturellement trouvé engagé dans les intérêts de la veuve, et livré, soit dans la maison même, soit dans d’autres tripotages, à des spéculations financières d’assez mauvaise odeur.

La baronne avait, paraît-il, des trésors d’indulgence pour l’ancien employé de son mari : elle avait fermé les yeux sur les agissements plus ou moins délicats d’un vieil ami. Le baron-fils n’avait pas entendu de cette oreille. On a beau ne pas être administrateur, on est propriétaire, de fait ou d’espérance, et l’on sent d’instinct où le bât vous blesse.

De Burnel n’eut rien de plus pressé que d’aller dénoncer M. de Dauban au Procureur de la République. Le digne homme fut mis à Mazas. Ce n’était pas, à ce qu’on dit, la première fois qu’il allait en prison. Mais l’affaire qui, dans le temps, lui avait facilité l’entrée de ces lieux de refuge, n’avait pas eu la gravité de celle qui, de nouveau, le ramenait à son bercail : ce n’avait été qu’une misère, un simple lever de rideau.

Naturellement, M. de Dauban ne portait pas dans son cœur le baron de Burnel.

Je reçus de lui une lettre dans laquelle il accusait de Burnel de beaucoup de vilaines choses et m’avertissait — par bonté d’âme — de ne pas être la dupe de ce jeune homme.

Jolie situation en somme : Burnel dénonçant Dauban, Dauban souffrant persécution, — mais rudement pour la justice, — la baronne donnant pour la victime de son propre tripotage un cautionnement de deux cent mille ! Grimace du jeune gentilhomme, brouille facile à comprendre avec la mère.

Le baron se consolait donc, errant mélancolique au Bois. Son cerveau était une véritable chaudière, où crépitaient des projets contraires. Sur la question du sentiment, il avait la réputation d’être blindé.

On m’avait dit qu’on ne le tenait pas, et j’ai voulu le tenir.

Le tenir oui ; mais c’est le retenir, que je n’aurais pas voulu. Que retenir et tenir fassent toujours deux !… Il paraît que le cher baron n’avait pas sur notre liaison, par moi victorieusement contractée, les mêmes sentiments. Il était de ces résolus malencontreux qui disent et pensent : « J’y suis, j’y reste. »

Il venait chez moi, s’installait des journées entières, escomptant d’avance les profits d’entreprises au moins problématiques, dégoisant sur madame la baronne, cassant du sucre sur la tête de Dauban. Oh ! ce qu’il m’ennuyait !… mais il ne semblait pas du tout s’en apercevoir. L’idée me vint de l’expédier en Espagne pour des affaires de mines… je ne me rappelle plus. De Burnel ne voulait pas quitter Paris : il céda pourtant à d’amoureuses instances et partit avec un grand soupir. — J’en poussai quatre, quand je le sentis dehors !…

Mais hélas ! mon bonheur ne devait pas être de longue durée ! L’entreprise avait été vue d’un mauvais œil par les habitants du pays. Les uns prétendirent qu’il tenait de la France une mission secrète, d’autres qu’il s’était vendu pieds et poings liés à un gouvernement étranger, mais je n’ai jamais pu savoir ce qu’il avait pu faire de sottises ou d’imprudences pour donner corps à de semblables suppositions.

Aussi, deux mois après, de Burnel, était-il de retour, pestant contre le consul et les syndics, la baronne, sa mère, et le gentilhomme, son beau-père (car il y avait eu mariage) ; et ne daignant me pardonner qu’à des conditions pour moi tout à fait désagréables, mais de lui impérieusement exigées, le fatal conseil que je lui avais donné.

Je le priai de réserver pour sa famille l’acrimonie de ses doléances et surtout l’impétuosité de ses manières. Mais il ne voulait rien entendre : il me pressait, il m’excédait.

Un matin, j’étais à ma toilette. Il entre. Je le renvoie.

— Alors, c’est bien fini ? adieu !

Il dit qu’il va se détruire, se précipite furieux du côté de la porte, et renverse dans l’antichambre un service de Saxe qui se brise avec fracas, et dont un éclat lui fait à la main et à la poitrine une assez grave blessure.

Je ne regrettai pas mon beau service que je tenais de Lassema. Le débarras compensait trop avantageusement la casse. J’ai su depuis que la baronne, à la vue de l’accident arrivé à son fils, s’était jetée dans ses bras, et lui avait, en considération de la coupure, pardonné ses erreurs à l’égard de M. de Dauban. Une fois raccommodé avec sa mère, le jeune baron s’empressa de filer en Cochinchine où il a dû vivre en paix, je l’espère pour lui…

Je joins, à titre d’échantillons, quelques-unes des lettres que m’adressait l’excellent jeune homme. Et j’en respecte l’orthographe.

« Non, jamais je n’ai souffert autant que ce soir ! Non, jamais ! J’ai la mor dans l’âme ! Je me meure d’ennui, et toi, ange de ma vie, pense-tu un peu à moi ? Je t’en conjure à genoux : ne m’oublies pas. Il faut que je sente ma présence plus qu’utile pour ne pas m’élancé vers Paris, où est ma perle chéri. Je sens que je ne vivrai pas sans toi ; aussi fait-je mon possible pour arriver à mon but.

» Permet-moi, mon ange chérie, de te comuniquer une dépêche que je viens de recevoir à l’instant. Je suis on ne peu plus intriguer. Voici la dépêche :

« — Passez à la maison avant d’aller rue de Chaillot. Affaire importante : et surtout n’envoyez pas d’argent. »

» Pas de signatures, rien. Je ne sais d’ou cela peut me venir.

» A. de Burnel.. »


« Je dine avec V. et son fils à l’hôtel, puis nous irons voir une férie à Covent-Garden (Babil and Bijoux). Comme je vais penser à toi. Il me semblent te voir dans ton avant-scène du Gymnase, les lorgnettes braquer sur ta jolie tête.

» A. de Burnel.. »


« Que vœus-tu ? Je trouve que je ne t’écris pas assez. Je viens de terminé ma première lettre, dans laquelle je te parle de mes affaire, mais je suis si heureux de pouvoir t’écrire et te répété que ton Auguste t’aime et te chérie, et qu’il ne reviendra pas les mains vide. Penses que je t’adore à la folie. Mon cœur souffre bien ce soir. Allons, à bientôt. Nous aurons bien mérité d’être heureux. Soie bien sage.

» A. de Burnel.. »


« Je souffre tant de notre séparation ! qui n’est heureusement que provisoire, et je me fait tant de mauvais sang ici. Mais tout cela ne sera rien, lorsque j’aurai touché cet argent pour te le donné et que tu sois heureuse.

» Mon Dieu ! qu’au milieu de tous ses ennuis les carresses de tes blanches mains me manquent ! Ton pauvre orphelin, qui t’aime.

» Tous les soirs, je m’endor en t’envoyant un baiser. Mon Dieu ! que ma famille me pèse !

» A. de Burnel.. »


« Tu me dis être mal portente, mon ange chérie, pourquoi ne sui-je pas auprès de toi, pour te donner mes soins ; mais tu sais que je suis forcé de resté ici : il faut en finir une bonne foi. Mon Dieu ! que je vais avoir besoin de repos, car je me mine ici.

» Mon cœur bondissait de joie de repartir ce soir. J’avais même retenu une cabine sur le bâtau. Enfin, puisque j’ai tant souffert encore vingt-quatres heures et je retourne vers toi.

» A. de Burnel.. »


« Ce n’est pas possible que tu sois heureuse de me voir souffrire de la sorte. Je t’en conjure, écris-moi un petit mot par lequel tu permettes à ton pauvre Auguste de venir embrasser tes mains, et il repartira.

» J’attendrais et ne me représanterais chez toi qu’étant autoriser. Pardon pour lundi soir. Je souffre tant !

« Et notre portrait ?… J’ai passé à six heures et demi dans la rue qui donne derrière ta maison, pour tâcher d’appercevoir ton ombre chéri dans ton cabinet. J’ai vainement attendu sous la pluie.

» A. de Burnel.. »


« N’osant aller moi-même chez toi, et n’osant confier à personne ce que j’ai à te remettre, je vais à la poste en ce moment pour faire chargé ma lettre.

» Je sens bien que la vie que tu menait pour moi n’était que de sacrifice. Je t’en remercie milles fois, et je pense d’ici peut t’en prouver ma reconaissance.

» Tu n’as été que charmante pour moi et je sens combien je pert en me séparant de toi. Hélas ! j’espère que tu reviendra de toutes ces calomnis à mon sujet. Tout cela, jalousie de femmes !

» A. de Burnel.. »


« Mon ange chérie,

» Combien ta lettre m’a mis de beaume au cœur ! Oui, ton Auguste s’ennuit loin de toi. Est-ce possible autrement ? N’as-tu pas toujours été d’une bonté pour moi toute particulière : jointe à cette bonté une certaine affection que je n’ose définir. Je suis si fier de pensé : que je puis être aimé de toi !

» Je lit sans cesse la lettre dans laquelle tu me dit : « Je t’embrasse de tout mon cœur. » Ah ! cela me fait de bien !

» Tu ne saurais croir combien je souffre de ne pas être compris de toi. Je te dis toujours la même chose : mais cela me soulage. Ne suis-je pas seul au monde ? Plus de famille !

» A. de Burnel.. »


« Pearl chérie,

» Pourquoi ne vœus-tu pas me recevoir, même comme ami ? Qu’ai-je donc fait pour t’inspiré tant de dégout ? Tu m’en vœus parce que je ne vœus pas te partager, mais tu ne sait donc pas combien j’aie d’amour pour toi et que je te vœus à moi seul ? Aussi je vais travaillé pour cela, et je t’aime tant que j’y arriverais et d’ici peut. Et tout ce que j’aurais sera pour toi, que tu veuille me voir oui ou non.

» A. de Burnel.. »


« Ma Pearl chérie,

» Je souffre horriblement, mais je ne puis te partagé : je te vœus à moi tout seul. Je sens que tu ne m’aime plus. J’ai un mortel chagrrin. Lorsque ta haine pour moi sera un peu apaisée, écris-moi : je serai toujours trop heureux, dans n’importe quel circonstance, d’aller passé un moment auprès de toi. J’attend une réponse de toi qui décidera de mon sord.

» Je vais m’engager pour te débarrasser de moi.

» A. de Burnel.. »


« Ma Pearl,

» Je meurs en te pardonnant. Mais je t’aimais tant que la douleur l’a emportée. Je souffre trop. Je t’adore à la folle, et ne pouvant vivre sans toi, j’aime mieux en finir que de mourir à petit feu.

» Sois heureuse sans moi. Je penserais éternellement à toi.

» Adieu. Comme je t’aimais !

» Je suis allé chez toi avec l’espérance que tu me recevrais. Je vois que tout est fini. Tu ne veux même pas me tendre la main. Ne plus te revoir ! J’aime mieux en finir.

» Je t’aime.

» A. de Burnel.. »


« Ma Perle bien-aimée,

» Est-ce possible que tu pense à moi. Cette lettre va hâter ma guérison. Il est inutile de te dire les tortures par lesquels je viens de passer. J’ai quatres tuyaux dans l’estoma par lesquel on me fait jour et nuit des injections pour épancher l’eau qui se porte au cœur. Je suis sur un lit mécanique, et n’en bouge pas depuis ma rechutte.

» Sache une chose, c’est que de ma vie je ne t’oublirai. Tu est libre, je le sais ; mais quand tu pourras serrer la main, ne serait-ce qu’une seconde, au pauvre Auguste, — je te sais assez bon cœur pour ne pas lui refuser.

» A. de Burnel.. »


« Je vais un peu mieux et je me lève une heure par jour. Et toi ? Comment va-tu ? Pourquoi ne m’écri-tu pas en bonne amie ? Tu m’en voudras donc toujours de t’aimer. Eh ! que vœus-tu ? Quoique tu fasse, ma vie ne saurait payer l’un de tes baisers. L’on aime qu’une fois dans la vie ! Mais tu ne seras jamais importuné par moi à ce sujet. Je dévorerai mon chagrin, et tu ne verra en moi qu’un ami sincère et toujours près à t’être agréable.

» A. de Burnel.. »


« Je te savais en Italie avec… et je sais enfin que tu est de retour à Nice. Tu m’en vœus donc à la mort ? Si tu savais le chagrin que j’ai de t’avoir causée tant de tourments et de peines. Je t’aimais tant, et t’aimerais toujours quand même ! Si ma présence, à ton retour à Paris, t’est odieuse, je fuirai, si tu le désire ; mais avant de m’éloigner, à mon tour, par ta volonté, tu ne me refuseras pas de déposer un baiser sur ta main chérie. L’ai-je assez aimé !… Je t’adore d’avantage !

» A. de Burnel.. »


Par une fâcheuse coïncidence, je faisais peu de temps après, connaissance d’un jeune homme qui, inspiré peut-être par ce précédent d’un goût douteux, mettait à exécution, sans rime ni raison, sa funèbre plaisanterie. On comprendra que je n’insiste pas sur ce déplorable incident de ma vie. Le héros de l’aventure étant actuellement marié, et à la tête d’une importante maison. Je relate simplement pour mémoire un fait qui a défrayé longtemps grands et petits journaux, et je crois même les Revues de petits théâtres : tranchons le mot : l’affaire Duval. Je suis cependant bien obligée d’en parler puisque le surlendemain du jour où celui-ci s’était blessé, un commissaire de police se présentait chez moi, me notifiant, avec la plus grande politesse du reste, l’ordre de quitter immédiatement le territoire français. Je n’avais qu’à m’incliner. Je partis. C’était payer cher la minute inouïe d’aberration d’un autre, que j’étais bien loin d’avoir poussé à cet acte.