Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/16

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 207-221).


CHAPITRE XVI.

Je pourvois noblement aux besoins de ma famille, et atteins
le comble des (soi-disant) faveurs de la fortune.


Le lendemain, quand je retournai chez la veuve, mes craintes se réalisèrent ; la porte me fut refusée ; milady n’était pas à la maison. Je savais que c’était faux ; j’avais surveillé la porte toute la matinée, d’un logement que j’avais loué en face.

« Votre maîtresse n’est pas sortie, dis-je ; elle refuse de me voir, et, comme de raison, je ne puis entrer de force chez elle. Mais, écoutez, vous êtes Anglais ?

— Oui, monsieur, dit mon homme de l’air de la plus grande supériorité ; Votre Honneur doit le voir à mon haccent. »

Je savais qu’il l’était et que je pouvais, par conséquent, lui offrir de l’argent ; un domestique irlandais en haillons, ses gages ne lui fussent-ils jamais payés, vous aurait probablement jeté votre argent au visage.

« Écoutez donc, lui dis-je. Les lettres de votre maîtresse passent par vos mains, n’est-ce pas ? Une couronne pour chacune de celles que vous m’apporterez à lire. Il y a un débit de whisky dans la rue voisine, apportez-les quand vous y allez boire, et demandez-moi sous le nom de Dermot.

— Je me souviens de Votre Honneur, à Spar, dit le drôle en ricanant ; sept est le point, eh ? » Et, tout fier de cette réminiscence, je pris congé de mon inférieur.

Je ne défends pas cette pratique d’ouvrir les lettres dans la vie privée, sauf les cas de la plus urgente nécessité, où alors nous devons suivre l’exemple de nos supérieurs, les hommes d’État de toute l’Europe, et, pour un grand bien, nous permettre une petite infraction aux convenances. Les lettres de milady Lyndon ne s’en trouvaient pas plus mal pour être ouvertes, et moi, je m’en trouvais beaucoup mieux, la lecture de quelques-unes de ces nombreuses lettres me donnant une connaissance plus intime de son caractère à mille égards, et une influence sur elle, dont je ne fus pas long à profiter. À l’aide de ces lettres et de mon ami l’Anglais, que je régalais toujours de ce qu’il y avait de mieux en fait de liquide, et que je gratifiais de présents en espèces encore plus agréables (je mettais une livrée, pour le rencontrer, et une perruque rousse, sous laquelle il était impossible de reconnaître le brillant et élégant Redmond Barry), j’étais au fait des mouvements de la veuve, de façon à la surprendre. Je savais d’avance les lieux publics où elle irait ; ils étaient peu nombreux, à cause de son veuvage : et partout où elle paraissait, à l’église ou au parc, j’étais toujours prêt à lui offrir son livre, ou à trotter à cheval à la portière de son carrosse.

Un bon nombre des lettres de Sa Seigneurie contenaient le plus étrange fatras qu’ait jamais écrit un bas-bleu. Je ne connais pas de femme qui prît et jetât de côté une quantité plus grande de bonnes amies. Elle se mit bientôt à écrire à plusieurs de ces chères créatures au sujet de mon indigne personne, et ce fut avec une extrême satisfaction que je remarquai enfin que la veuve se prenait d’une peur terrible de moi, m’appelant sa bête noire, son esprit de ténèbres, son sanguinaire adorateur, et mille autres noms qui indiquaient l’excès de son inquiétude et de son effroi. C’était : « Le misérable a suivi ma voiture tout le long du parc ; » ou  « Mon Destin m’a poursuivie à l’église ; » et : « Mon inévitable adorateur m’a donné la main pour sortir de ma chaise chez le mercier, » etc. Mon désir était d’augmenter en elle ce sentiment de crainte, et de lui faire croire que j’étais une personne à laquelle il était impossible d’échapper.

Dans ce but, je payai une devineresse qu’elle consulta, comme le faisaient à cette époque une foule des personnes les plus bêtes et les plus distinguées de Dublin, et qui, quoique la comtesse y fût allée sous le costume d’une de ses femmes de chambre, ne manqua pas de reconnaître son véritable rang, et de lui décrire, comme son futur mari, son persévérant adorateur Redmond Barry, esq. Cet incident la troubla beaucoup. Elle en écrivit à ses correspondantes dans des termes de stupéfaction et de terreur. « Ce monstre, écrivait-elle, peut-il, en effet, ce dont il se vante, faire plier le destin lui-même sous sa volonté ? Peut-il me contraindre à l’épouser, quoique je le déteste cordialement, et m’amener comme une esclave à ses pieds ? L’horrible regard noir de ses yeux de serpent me fascine et m’épouvante ; il semble me poursuivre partout ; et, même lorsque je ferme mes yeux, ce regard terrible me traverse la paupière et est encore sur moi. »

Quand une femme commence à parler ainsi d’un homme, âne est celui qui ne vient pas à bout d’elle ; et, pour ma part, je la suivais en tous lieux, et me posais en face d’elle, et « la fascinais du regard, » comme elle disait, fort assidûment. Lord George Poynings, son ancien adorateur, gardait, pendant ce temps, la chambre avec sa blessure, et avait paru déterminé à renoncer à toutes prétentions sur elle ; car il refusait de la recevoir lorsqu’elle se présentait, ne répondait point à ses lettres multipliées, et se contentait de dire généralement que son chirurgien lui avait défendu de recevoir des visites et de répondre aux lettres. Ainsi, tandis qu’il se retirait au dernier plan, j’avançais au premier, et prenais grand soin qu’il ne se présentât aucun rival avec quelque chance de succès ; car aussitôt que j’en entendais parler d’un, je lui cherchais querelle, et j’en poivrai deux de cette manière, en sus de ma première victime, lord George. Je prenais toujours un autre prétexte de querelle avec eux, que leurs attentions pour lady Lyndon, en sorte qu’il n’en pouvait résulter ni scandale ni offense pour Sa Seigneurie. Mais elle savait fort bien à quoi s’en tenir sur ces duels ; et les jeunes gens de Dublin aussi, en additionnant deux à deux, commencèrent à s’apercevoir qu’il y avait un dragon qui gardait la riche héritière, et qu’il fallait dompter ce dragon avant d’arriver à la dame. Je vous garantis qu’après ces trois premiers champions, il n’y en eut pas beaucoup de disposés à se mettre sur les rangs, et j’ai souvent ri (dans ma barbe) de voir plusieurs des jeunes mirliflors de Dublin, qui escortaient à cheval son carrosse, décamper dès que ma jument baie et ma livrée verte faisaient leur apparition.

Je voulais donner une grande et imposante preuve de mon pouvoir, et, à cet effet, j’avais résolu de rendre un important service à mon cousin Ulick, et d’enlever pour lui le bel objet de ses affections, miss Kiljoy, sous les yeux mêmes de sa tutrice et amie, lady Lyndon, et au nez des frères de la demoiselle, qui passaient la saison à Dublin, et faisaient autant d’embarras des dix mille livres irlandaises de leur sœur, que si elle avait eu des millions. La fille n’avait aucune répugnance pour M. Brady, et cela seul montre combien les hommes ont peu de cœur, et comment un génie supérieur peut triompher de difficultés qui, aux esprits communs, paraissent insurmontables, qu’il n’avait jamais songé à un enlèvement, comme je fis tout de suite avec audace. Miss Kiljoy avait été pupille de la cour de chancellerie jusqu’à sa majorité (époque avant laquelle il eût été dangereux pour moi de mettre à exécution le projet que j’avais sur elle) ; mais, quoique libre à présent d’épouser qui elle voudrait, c’était une jeune personne d’un caractère timide, et ayant aussi peur de ses frères et autres parents, que si elle n’eût pas été indépendante. Ils avaient en vue, pour elle, un de leurs amis, et avaient dédaigneusement rejeté la proposition d’Ulick Brady, gentilhomme ruiné qui, à ce que pensaient ces fats rustiques, était tout à fait indigne de la maison d’une héritière aussi prodigieusement riche que leur sœur.

Se trouvant trop seule dans sa grande maison de Dublin, la comtesse de Lyndon invita son amie, miss Amalia, à y passer la saison avec elle, et, dans un accès de tendresse maternelle, envoya aussi chercher son fils, le petit Bullingdon, et ma vieille connaissance, le gouverneur, pour lui tenir compagnie. Un carrosse de famille amena du château de Lyndon, l’enfant, l’héritière et le précepteur, et je résolus de saisir la première occasion d’exécuter mon plan.

Cette chance ne se fit pas longtemps attendre. J’ai dit, dans un des précédents chapitres de ma biographie, que le royaume d’Irlande, à cette époque, était ravagé par diverses troupes de bandits qui, sous les noms de Whiteboys, Oakboys, Steelboys, ayant des capitaines à leur tête, tuaient les intendants, brûlaient les meules, mutilaient les bestiaux, et se faisaient justice eux-mêmes. Une de ces bandes, ou plusieurs autant que j’en sache, était commandée par un mystérieux personnage appelé le capitaine Thunder, dont l’occupation semblait être de marier les gens avec ou sans leur consentement, ou sans celui de leurs parents. Les Gazettes de Dublin et les Mercures de cette époque (1772), regorgent de proclamations du lord lieutenant, offrant des récompenses pour l’arrestation de ce redoutable capitaine Thunder et de sa troupe, et décrivant tout au long les divers exploits de ce féroce aide de camp du dieu d’hyménée. Je me déterminai à faire usage, sinon des services, du moins du nom de ce capitaine Thunder, et à mettre mon cousin Ulick en possession de sa belle et des dix mille livres. Ce n’était pas une grande beauté, et je présume qu’il aimait plutôt la bourse que la femme.

À cause de son veuvage, lady Lyndon ne pouvait pas encore fréquenter les bals et les routs que l’hospitalière noblesse de Dublin était dans l’habitude de donner ; mais son amie, miss Kiljoy, n’avait pas les mêmes motifs de retraite, et ne demandait pas mieux que d’assister à toutes les soirées auxquelles elle pourrait être priée. Je fis cadeau à Ulick Brady d’une couple de beaux habits de velours, et, par mon influence, il fut invité à plusieurs des plus élégantes assemblées. Mais il n’avait pas mes avantages, ni mon expérience des manières de cour ; il était aussi timide avec les dames qu’un jeune cheval, et n’était pas plus en état de danser le menuet qu’un âne. Au milieu de ce monde civilisé, il fit peu de chemin dans le cœur de sa maîtresse ; dans le fait, je pus voir qu’elle lui préférait plusieurs autres jeunes gentilshommes, plus à leur aise au bal que le pauvre Ulick, qui avait fait sa première impression sur l’héritière, et avait brûlé pour elle de sa première flamme chez son père, à Ballykiljoy, où il chassait et se grisait avec le vieux.

« Je pourrais bien aussi venir à bout d’eux, de façon ou d’autre, disait Ulick en poussant un soupir ; et, s’il ne s’agissait que de boire ou de courir la plaine, il n’est pas d’homme, en Irlande, qui aurait plus de chances auprès d’Amalia.

— N’ayez pas peur, Ulick, lui répondis-je, vous aurez votre Amalia, ou mon nom n’est pas Redmond Barry. »

Milord Charlemont, qui était un des seigneurs les plus élégants et les plus accomplis de l’Irlande à cette époque, un érudit et un bel esprit, qui avait beaucoup voyagé à l’étranger, où j’avais eu l’honneur de le connaître, donna un magnifique bal masqué dans sa maison de Marino, à quelques milles de Dublin, sur la route de Dunleary ; et ce fut à cette fête que je me déterminai à rendre Ulick heureux pour la vie. Miss Kiljoy était invitée à ce bal, ainsi que le petit lord Bullingdon, qui se mourait d’envie de voir un tel spectacle ; et il fut convenu qu’il irait sous la surveillance de son gouverneur, mon vieil ami le révérend M. Runt. Je sus dans quel équipage nos gens devaient se rendre au bal, et je pris mes mesures en conséquence.

Ulick Brady n’y était point ; sa fortune et sa qualité n’étaient pas suffisantes pour obtenir une invitation dans un endroit si distingué, et le bruit avait couru, trois jours auparavant, qu’il avait été arrêté pour dettes, ce qui ne surprit aucun de ceux qui le connaissaient.

Je pris, pour cette soirée, un costume qui m’était très-familier, celui de simple soldat de la garde du roi de Prusse. Je m’étais fait faire un masque grotesque, avec un nez et une moustache énormes ; je baragouinais un mélange confus d’anglais et d’allemand, où dominait surtout cette dernière langue ; et j’avais autour de moi une foule qui riait de mon drôle d’accent, et dont la curiosité était accrue par ce qu’elle savait déjà de mon histoire. Miss Kiljoy était vêtue en princesse antique, avec le petit Bullingdon pour page du temps de la chevalerie ; les cheveux du page étaient poudrés, son pourpoint couleur de rose, et vert-pomme et argent, et il avait très-bon air et très-effronté, se carrant avec mon épée au côté. Quant à M. Runt, il se promenait fort gravement en domino, et allait continuellement rendre visite au buffet, où il mangea assez de poulet froid, et but assez de punch et de vin de Champagne pour satisfaire une compagnie de grenadiers.

Le lord lieutenant arriva et partit en grand apparat. Le bal était magnifique. Miss Kiljoy eut des cavaliers en foule, parmi lesquels était votre serviteur, qui dansa un menuet avec elle (si le gauche dandinement de l’héritière irlandaise peut s’appeler de ce nom), et j’eus l’occasion de plaider la cause de ma passion pour lady Lyndon dans les termes les plus pathétiques, et de demander l’intercession de son amie en ma faveur.

Il était trois heures du matin quand les habitants de Lyndon-House s’en allèrent. Le petit Bullingdon s’était depuis longtemps endormi dans un des cabinets de chinoiserie de lady Charlemont. M. Runt avait la voix excessivement enrouée, et la démarche chancelante. Une jeune personne, aujourd’hui, serait alarmée de voir un gentleman dans cet état ; mais c’était un spectacle fort commun à cette joyeuse époque, où un homme était regardé comme une poule mouillée, s’il ne se grisait pas de temps en temps. Je mis miss Kiljoy en voiture, avec plusieurs autres gentilshommes, et perçant du regard la foule de porteurs de torches en guenilles, de cochers, de mendiants, d’hommes et de femmes ivres, qui se tenaient invariablement aux portes des maisons où se donnaient des fêtes, je vis le carrosse partir avec un hourra de cette populace, et revins à la salle du souper, où je parlai allemand, régalai les trois ou quatre buveurs qui y étaient encore d’un chœur en hollandais, et attaquai les mets et le vin avec beaucoup de résolution.

« Comment pouvez-vous boire à votre aise avec ce grand nez ? dit un des convives avec l’accent irlandais.

┘Allez vous faire pendre ! » dis-je avec le même accent, et me remettant à boire ; sur quoi les autres rirent, et je continuai mon souper en silence.

Il y avait parmi eux un gentilhomme qui avait vu partir les habitants de Lyndon, et avec qui j’avais fait une gageure que je perdis : le lendemain matin, j’allai la lui payer. Tous ces détails, le lecteur sera étonné de me les entendre énumérer ; mais le fait est que ce ne fut pas moi qui retournai souper, mais mon ancien valet allemand, qui était de ma taille, et qui, revêtu de mon costume, pouvait parfaitement passer pour moi. Nous avions changé d’habits dans une voiture de place qui stationnait près du carrosse de lady Lyndon, et qui, courant après, l’eut bientôt rejoint.

Le fatal carrosse, qui emportait l’aimable objet de l’affection d’Ulick Brady, n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsque, au milieu d’une profonde ornière, il s’arrêta soudain avec une forte secousse, et le valet de pied, qui était derrière, sautant par terre, cria au cocher qu’une roue était tombée et qu’il serait dangereux de continuer n’en ayant que trois. Les boîtes de roues n’avaient pas été inventées alors, comme elles l’ont été depuis par les ingénieux carrossiers de Long-Acre. Et comment la clavette de la roue était partie, je ne prétends pas le dire, mais elle pouvait fort bien avoir été retirée par quelques-uns des drôles attroupés autour de la porte de lord Charlemont.

Miss Kiljoy mit la tête à la portière en criant comme font les dames ; M. Runt, le chapelain, s’éveilla de son sommeil d’ivrogne, et le petit Bullingdon, se levant et tirant sa petite épée, dit : « N’ayez pas peur, miss Amalia ; si ce sont des voleurs, je suis armé. » Le jeune vaurien avait un courage de lion, c’est une vérité que je dois reconnaître, en dépit de toutes mes querelles ultérieures avec lui.

La voiture de place, qui avait suivi le carrosse de lady Lyndon, arriva en ce moment, et le cocher, voyant l’accident, descendit de son siège et demanda poliment à Sa Seigneurie de lui faire l’honneur d’entrer dans sa voiture, qui était aussi propre et aussi élégante qu’une personne de la plus haute qualité pouvait le désirer. Cette invitation, après une minute ou deux, fut acceptée des gens du carrosse, le cocher de fiacre promettant de les mener à Dublin en toute hâte. Thady, le valet de pied, proposa d’accompagner son jeune maître et la jeune dame ; et le cocher, qui avait à côté de lui sur le siège un ami qui avait l’air ivre, lui dit avec un ricanement de monter derrière. Mais la planche de derrière étant couverte de piquants, comme défense contre les enfants des rues, qui aiment à aller en voiture gratis, la fidélité de Thady n’alla pas jusqu’à braver ce danger, et il consentit à rester avec le carrosse endommagé, pour lequel le cocher et lui fabriquèrent une clavette aux dépens d’une haie voisine.

Pendant ce temps-là, quoique la voiture de place allât rapidement, les gens qui étaient dedans parurent trouver la route bien longue ; et quel fut l’étonnement de miss Kiljoy, en regardant par la portière, de voir enfin autour d’elle une plaine solitaire, sans aucune apparence de ville ou de constructions. Elle cria sur-le-champ au cocher de s’arrêter ; mais l’homme n’en fit que fouetter ses chevaux plus vite, et dit à Sa Seigneurie de rester tranquille : il allait par le plus court.

Miss Kiljoy continua de crier, le cocher de fouetter, les chevaux de galoper, jusqu’au moment où, tout à coup, il sortit d’une haie deux ou trois hommes auxquels la belle demanda du secours ; et le jeune Bullingdon, ouvrant la portière, sauta vaillamment dehors, et, culbutant, alla rouler dans la poussière ; mais il se remit sur pied en un instant, tira sa petite épée, et, courant vers la voiture, il s’écria : « De ce côté, messieurs ! arrêtez ce gredin !

— Arrêtez ! » crièrent les hommes ; sur quoi le cocher s’arrêta avec une obéissance extraordinaire. Runt, tout le temps, était étendu ivre dans la voiture, n’ayant qu’une demi-conscience de ce qui se passait.

Les champions qui venaient d’arriver au secours de la dame en détresse tinrent alors une consultation pendant laquelle ils regardèrent le jeune lord, et rirent considérablement.

« Soyez sans alarme, dit leur chef en se présentant à la portière ; un de mes hommes va monter sur le siège à côté de cet infâme traître, et, avec la permission de Votre Seigneurie, mon compagnon et moi nous entrerons dans la voiture, et nous vous reconduirons chez vous. Nous sommes bien armés, et pourrons vous défendre en cas de danger. »

Là-dessus, et sans plus de cérémonie, il allait sauter dans la voiture, suivi de son compagnon.

« Apprenez à vivre ! s’écria le petit Bullingdon indigné, et faites place au lord vicomte Bullingdon ! » Et il barra le passage à l’énorme personne du nouveau venu.

« Ôtez-vous de là, milord, » dit l’homme avec un fort accent irlandais, et le poussant de côté. Sur quoi l’enfant, criant : « Au voleur ! au voleur ! » tira sa petite épée et se jeta sur l’homme, et l’aurait blessé (car une petite épée blesse aussi bien qu’une grande), mais son adversaire, qui était armé d’un long bâton, fit heureusement sauter l’arme des mains de l’enfant ; elle vola par-dessus sa tête, et le laissa effaré et mortifié de sa déconfiture.

Alors il ôta son chapeau, en faisant au jeune lord un profond salut, et entra dans la voiture dont la portière fut refermée sur lui par son camarade, qui devait monter sur le siège. Miss Kiljoy aurait crié ; mais je présume qu’elle en fut empêchée par la vue d’un énorme pistolet d’arçon que produisit un de ses défenseurs en disant : « On ne veut vous faire aucun mal, madame ; mais si vous criez, nous serons forcés de vous bâillonner ; » sur quoi elle devint aussi muette qu’un poisson.

Tous ces événements s’étaient passés en fort peu de temps, et lorsque les trois étrangers eurent pris possession de la voiture, laissant le pauvre petit Bullingdon effaré et abasourdi sur la bruyère, l’un d’eux mit la tête à la portière et dit : « Milord, un mot.

— Qu’est-ce que c’est ? » dit l’enfant, commençant à pleurer ; il n’avait que onze ans, et son courage avait été parfait jusque-là.

« Vous n’êtes qu’à deux milles de Marino. Retournez sur vos pas jusqu’à ce que vous arriviez à une grosse pierre, puis tournez à droite, et allez toujours tout droit jusqu’à ce que vous rencontriez la grande route, et alors vous trouverez aisément votre chemin. Et quand vous verrez milady votre maman, offrez-lui les compliments du capitaine Thunder, et dites-lui que miss Amalia Kiljoy va se marier.

— Oh ! ciel ! » soupira la jeune personne.

La voiture repartit rapidement, et le jeune seigneur fut laissé seul sur la bruyère, juste comme le matin commençait à poindre. Il fut pris d’une belle et bonne peur, et cela n’a rien d’étonnant : l’idée lui vint de courir après la voiture, mais son courage et ses petites jambes lui firent défaut, et il s’assit sur une pierre et pleura de dépit.

Ce fut de cette façon qu’Ulick Brady fit ce que j’appelle un mariage de Sabine. Lorsqu’il s’arrêta avec ses deux garçons d’honneur au cottage où la cérémonie devait avoir lieu, M. Runt, le chapelain, refusa d’abord de la célébrer. Mais un pistolet fut braqué sur la tête de cet infortuné précepteur, et il lui fut dit, avec de terribles serments, qu’on lui ferait sauter la cervelle, et alors il consentit à faire le service. La charmante Amalia avait, bien probablement, cédé à un motif semblable, mais de cela je n’ai rien su ; car je revins en ville avec le cocher aussitôt que nous eûmes déposé les gens de la noce, et j’eus la satisfaction de trouver Fritz, mon Allemand, arrivé avant moi dans ma voiture et sous mon costume, ayant quitté le bal sans avoir été découvert, et s’y étant acquitté de son rôle conformément à mes ordres.

Le pauvre Runt revint le lendemain dans un piteux état, gardant le silence sur la part qu’il avait prise aux événements de la soirée ; et avec une lugubre histoire d’avoir été grisé, d’avoir été arrêté, d’avoir été laissé pieds et poings liés sur la route et ramassé par une charrette de Wicklow qui apportait des provisions à Dublin. Il n’y avait pas moyen de l’accuser d’être du complot. Le petit Bullingdon, qui parvint aussi à retrouver sa maison, ne pouvait en aucune façon m’avoir reconnu. Mais lady Lyndon savait que j’avais pris part à la chose, car je rencontrai Sa Seigneurie le lendemain qui se rendait en toute hâte au Château, l’enlèvement ayant mis toute la ville en l’air. Et je la saluai avec un sourire si diabolique, que je vis bien qu’elle avait deviné ma participation à ce plan hardi et ingénieux.

Ce fut ainsi que je récompensai Ulick Brady de ses bontés pour moi dans mon enfance, et que j’eus la satisfaction de rétablir la fortune d’une branche méritante de ma famille. Il emmena sa femme dans le Wicklow, où il vécut avec elle dans la plus stricte réclusion jusqu’à ce que l’affaire fût apaisée, les Kiljoy s’efforçant partout en vain de découvrir sa retraite. Ils ne surent même pas de quelque temps quel était l’heureux mortel qui avait enlevé l’héritière ; et ce fut seulement lorsqu’elle écrivit, au bout de quelques semaines, une lettre signée Amalia Brady, exprimant son parfait bonheur dans sa nouvelle condition, et disant qu’elle avait été mariée par le chapelain de lady Lyndon, M. Runt, que la vérité fut connue, et que mon digne ami confessa la part qu’il avait eue à l’affaire. Comme sa bonne maîtresse ne le renvoya point pour cela, chacun persista à supposer que la pauvre lady Lyndon était du complot, et l’histoire de l’attachement passionné de Sa Seigneurie pour moi obtint de plus en plus crédit.

Je ne fus pas long, vous le pensez bien, à profiter de ces bruits. Tout le monde pensait que j’avais participé au mariage de Brady, quoique personne ne pût le prouver. Tout le monde pensait que j’étais bien avec la comtesse, quoique personne ne pût affirmer que je l’eusse dit. Mais il y a manière de faire croire une chose même en la contredisant, et j’avais coutume de rire et de plaisanter si fort à propos, que tous les hommes commençaient à me complimenter sur ma bonne fortune, et à me regarder comme le fiancé de la plus grande héritière du royaume. Les papiers s’emparèrent de la chose, les amis de lady Lyndon lui firent des représentations et crièrent : Fi ! Même les journaux et magazines anglais, qui à cette époque aimaient fort le scandale, rapportèrent la nouvelle, et dirent qu’une veuve belle et accomplie, avec un titre et les plus grands biens des deux royaumes, était sur le point de donner sa main à un jeune gentilhomme de haute naissance, qui s’était distingué au service de sa M…é, le R… de Pr… Je ne dirai pas quel était l’auteur de ces articles, et comment deux portraits, le mien sous le titre de l’Irlandais prussien, et celui de lady Lyndon sous le titre de la comtesse d’Éphèse, parurent dans le Magasine de la ville et de la campagne, publié à Londres, et contenant le commérage fashionable du jour.

Lady Lyndon fut dans une telle perplexité et dans un tel effroi de cette obsession, qu’elle se détermina à quitter le pays. Elle le quitta donc ; et qui fut le premier à la recevoir lorsqu’elle débarqua à Holyhead ? Votre humble serviteur, Redmond Barry, Esq. Et, pour couronner le tout, le Mercure de Dublin, qui annonça le départ de milady, annonça le mien le jour d’avant. Il n’y eut pas une âme qui ne pensât qu’elle m’avait suivi en Angleterre, tandis qu’elle ne faisait que me fuir. Vain espoir !… On n’échappait pas ainsi à un homme de ma résolution. Elle eût fui aux antipodes, qu’elle m’y aurait trouvé ; oui, et je l’aurais suivie aussi loin qu’Orphée suivit Eurydice !

Sa Seigneurie avait à Londres, dans Berkeley-square, une maison plus magnifique que celle qu’elle possédait à Dublin, et sachant qu’elle y devait venir, je la précédai dans la capitale anglaise, et pris un bel appartement dans Hill-street, tout à côté. Je m’étais assuré, dans sa maison de Londres, les mêmes intelligences que dans celle de Dublin. Le même fidèle portier était là pour me donner tous les renseignements dont j’avais besoin. Je promis de tripler ses gages aussitôt qu’arriverait certain événement. Je gagnai la dame de compagnie de lady Lyndon par un présent de cent guinées, et une promesse de deux mille quand je serais marié, et je m’assurai les bonnes grâces de sa femme de chambre favorite par un cadeau d’une valeur semblable. Ma réputation m’avait si bien devancé à Londres, qu’à mon arrivée, une foule de gens des plus distingués s’empressèrent de m’inviter à leurs soirées. Nous n’avons aucune idée, dans cet ennuyeux siècle, de la gaieté et de la splendeur de Londres à cette époque ; quelle passion pour le jeu avaient jeunes et vieux, hommes et femmes ; que de milliers de guinées on perdait et gagnait dans une nuit ; quelles beautés il y avait, quel éclat, quel entrain, quelle élégance ! Tout le monde était d’une délicieuse scélératesse. Les ducs de Gloucester et de Cumberland donnaient l’exemple, les seigneurs suivaient de près. Les enlèvements étaient à la mode. Ah ! c’était un agréable temps ; et heureux celui qui avait du feu, de la jeunesse, de l’argent, et pouvait y vivre ! J’avais tout cela, et les vieux habitués de White, de Wattier et de Goosetree, pourraient conter des histoires de la galanterie, de l’ardeur et du suprême bon ton du capitaine Barry.

Le récit détaillé d’une histoire d’amour est ennuyeux pour tous ceux qu’elle ne concerne point, et je laisse un pareil thème aux fades romanciers, et aux pensionnaires pour lesquelles ils les écrivent. Mon intention n’est nullement de suivre pas à pas les incidents de la mienne, ni de narrer les difficultés que je rencontrai, et ma triomphante manière de les surmonter. Qu’il me suffise de dire que je les surmontai, ces difficultés. Je suis d’avis, avec feu mon ami l’ingénieux M. Wilkes, que de tels obstacles ne sont rien pour un homme d’énergie, et qu’il peut convertir l’indifférence et la haine en amour, s’il a suffisamment de persévérance et d’habileté. À l’époque où expira le veuvage de la comtesse, j’avais trouvé moyen d’être reçu chez elle ; ses femmes parlaient continuellement en ma faveur, exaltaient mon mérite, faisaient valoir ma réputation et vantaient mes succès et ma popularité dans le monde fashionable.

Mais les plus utiles auxiliaires que j’eusse dans ma tendre poursuite étaient les nobles parents de la comtesse, qui étaient loin de savoir le service qu’ils me rendaient : je demande la permission de les remercier de tout mon cœur des noirceurs dont ils me chargeaient alors, et je leur jette à la face mon profond mépris pour les calomnies et la haine dont ils me poursuivirent ensuite.

La principale de ces aimables personnes était la marquise de Tiptoff, mère du jeune gentilhomme dont j’avais puni l’audace à Dublin. Cette vieille guenon, dès l’arrivée de la comtesse à Londres, alla chez elle et la favorisa d’un déluge d’invectives pour les encouragements qu’elle m’avait donnés, qui avança plus, je crois, mes affaires, que n’auraient fait six mois de cour, ou une demi-douzaine de rivaux laissés sur le carreau. Ce fut en vain que la pauvre lady Lyndon allégua sa parfaite innocence, et jura qu’elle ne m’avait jamais encouragé. « Jamais encouragé ! s’écria la vieille furie ; n’avez-vous pas encouragé ce misérable à Spa du vivant même de sir Charles ? N’avez-vous pas marié une fille qui était dans votre dépendance à un banqueroutier, cousin de ce mauvais sujet ? Quand il est parti pour l’Angleterre, ne l’avez-vous pas suivi, comme une folle, dès le lendemain ? N’a-t-il pas pris un logement presque à votre porte ? Et vous n’appelez pas cela un encouragement ! Fi, madame, fi ! Vous auriez pu épouser mon fils, mon cher et noble George, s’il ne s’était pas retiré devant votre honteuse passion pour ce mendiant parvenu par qui vous l’avez fait assassiner ; et le seul conseil que j’aie à donner à Votre Seigneurie, c’est de légitimer les nœuds que vous ayez contractés avec cet impudent aventurier ; de donner un caractère légal à cette liaison qui outrage à la fois la décence et la religion ; et d’épargner à votre famille et à votre fils la honte de votre conduite présente. »

Là-dessus, la vieille furie de marquise sortit, laissant lady Lyndon en larmes ; et j’eus tous les détails de cette conversation par la dame de compagnie de Sa Seigneurie, et m’en promis les meilleurs résultats.

Ainsi, par la sage influence de milady Tiptoff, les amis naturels et la famille de lady Lyndon furent éloignés d’elle. Bien plus, lorsque lady Lyndon alla à la cour, la plus auguste dame du royaume la reçut avec une froideur si marquée, que l’infortunée veuve en tomba malade de vexation. Et ainsi je puis dire que la royauté elle-même devint un des instruments de mon succès, et servit les plans du pauvre enfant de l’Irlande. C’est ainsi que le sort se sert d’agents grands, et petits et que, par des moyens sur lesquels ils n’ont aucune action, les destinées des hommes et des femmes s’accomplissent.

Je considérerai toujours la conduite de mistress Bridget (la femme de chambre favorite de lady Lyndon) en cette conjoncture comme un chef-d’œuvre d’adresse, et vraiment, j’eus une telle opinion de ses talents diplomatiques, qu’à l’instant même où je devins maître des domaines de Lyndon, et où je lui payai la somme promise, — je suis homme d’honneur, et, plutôt que de ne pas tenir ma parole à cette femme, j’empruntai de l’argent à des juifs, à un intérêt exorbitant, — aussitôt, dis-je, que j’eus triomphé, je pris mistress Bridget par la main, et dis : « Madame, vous avez montré une fidélité si inouïe à mon service que je suis heureux de vous récompenser conformément à ma promesse ; mais vous avez donné des preuves d’une habileté et d’une dissimulation si extraordinaires, que je dois m’abstenir de vous garder plus longtemps dans la maison de lady Lyndon, et je vous prie de la quitter aujourd’hui même. » Ce qu’elle fit, et elle passa à la faction Tiptoff, et m’a toujours déchiré depuis.

Mais il faut que je vous raconte ce qu’elle avait fait de si habile. Eh ! mon Dieu ! c’était la chose la plus simple du monde, comme le sont tous les chefs-d’œuvre. Quand lady Lyndon déplora sa destinée et, comme elle voulait bien l’appeler, ma honteuse conduite envers elle, mistress Bridget dit :

« Pourquoi Votre Seigneurie n’écrit-elle pas un mot à ce jeune gentilhomme pour se plaindre du mal qu’il lui fait ? Appelez-en à ses sentiments (qui, je l’ai entendu dire, sont vraiment très bons, toute la ville ne parle que de sa chaleur d’âme et de sa générosité), et demandez-lui de se désister d’une poursuite qui cause tant de peine à la meilleure des dames. De grâce, milady, écrivez ; je sais votre style si élégant que, pour ma part, j’ai maintes fois fondu en larmes à la lecture de vos charmantes lettres, et je n’ai pas de doute que M. Barry ne sacrifie tout plutôt que de vous faire du chagrin. »

Et comme de raison, la soubrette en jura.

« Le croyez-vous, Bridget, » dit Sa Seigneurie ? Et ma maîtresse aussitôt m’écrivit une lettre, de son style le plus séduisant, le plus irrésistible.

« Pourquoi, monsieur, m’écrivait-elle, me poursuivez-vous ? Pourquoi m’enlacer dans une intrigue si effroyable que mon courage y succombe, voyant qu’il est impossible d’échapper à votre redoutable, à votre diabolique adresse ? On dit que vous êtes généreux pour les autres : soyez-le aussi pour moi. Je ne connais que trop votre bravoure : exercez-la sur des hommes qui soient en état d’affronter votre épée, et non sur une pauvre faible femme, qui ne saurait vous résister. Rappelez-vous l’amitié que vous professiez jadis pour moi. Et maintenant, je vous en supplie, je vous en conjure, donnez-m’en une preuve. Démentez les calomnies que vous avez répandues contre moi, et réparez si vous le pouvez, et s’il vous reste une étincelle d’honneur, les maux que vous avez causés au cœur brisé de

« H. Lyndon. »

Que voulait dire cette lettre, si ce n’est que j’y devais répondre en personne ? Mon excellent allié me dit où je rencontrerais lady Lyndon, et, en conséquence, je la suivis et la trouvai au Panthéon. Je répétai la scène de Dublin ; je montrai combien prodigieuse était ma puissance, tout humble que j’étais, et que mon énergie était loin encore de se lasser. « Mais, ajoutai-je, je suis aussi grand dans le bien que dans le mal, ami aussi tendre et aussi fidèle que je suis ennemi terrible. Je ferai, dis-je, tout ce que vous me demanderez, excepté lorsque vous m’ordonnerez de ne vous point aimer. C’est au-dessus de mes forces, et, tant que mon cœur battra, il faut que je vous suive. C’est ma destinée, c’est la vôtre. Cessez de lutter contre elle, et soyez à moi. Ô la plus aimable des femmes, avec la vie seule peut finir ma passion pour vous, et en effet, ce n’est qu’en mourant sur votre ordre que je pourrai vous obéir. Voulez-vous que je meure ? »

Elle dit en riant (car c’était une femme d’une humeur vive et enjouée) qu’elle ne voulait pas me pousser au suicide, et je compris dès ce moment qu’elle était à moi.

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À un an de là, le 15 de mai 1773, j’eus l’honneur et le bonheur de conduire à l’autel Honoria comtesse de Lyndon, veuve de feu le très-honoré sir Charles Lyndon, chevalier du Bain. La cérémonie fut célébrée à l’église de Saint-George, Hanoversquare, par le révérend Samuel Runt, chapelain de Sa Seigneurie. Un bal et un souper magnifiques furent donnés à notre maison de Berkeley-square, et le lendemain j’eus un duc, quatre comtes, trois généraux, et une foule de gens des plus distingués de Londres, à mon lever. Walpole fit une satire sur le mariage, et Selwyn en fit des plaisanteries au Cacaotier. La vieille lady Tiptoff, quoiqu’elle l’eût recommandé, fut près de s’en mordre les doigts de dépit, et quant au jeune Bullingdon, qui était devenu un grand garçon de quatorze ans, lorsqu’il fut invité par la comtesse à embrasser son papa, il me montra le poing et dit : « Lui, mon père ! J’aimerais autant appeler papa un des laquais de Votre Seigneurie. »

Mais je pouvais rire de la fureur de l’enfant et de la vieille femme, et des plaisanteries des beaux esprits de Saint-James. J’envoyai un récit flambant de nos noces à ma mère et à mon oncle, le bon chevalier, et alors, arrivé au comble de la prospérité, et m’étant, à l’âge de trente ans, par mon propre mérite et mon énergie, élevé à une des plus hautes positions sociales qu’aucun homme pût occuper en Angleterre, je résolus d’en jouir, comme il convenait à un homme de qualité, le reste de mes jours.

Après que nous eûmes reçu les félicitations de nos amis de Londres, car, à cette époque, les gens n’étaient pas honteux d’être mariés, comme ils le paraissent maintenant, Honoria et moi (elle était toute complaisance, et une très-belle, vive et agréable compagne), nous allâmes visiter nos propriétés dans l’ouest de l’Angleterre, où je n’avais jamais encore mis le pied. Nous quittâmes Londres dans trois voitures, chacune à quatre chevaux, et mon oncle aurait été bien aise s’il avait pu voir sur leurs panneaux la couronne d’Irlande et l’ancien écusson des Barry à côté de la couronne de la comtesse et du noble cimier de la noble famille de Lyndon.

Avant de quitter Londres, j’obtins de Sa Majesté la gracieuse permission d’ajouter à mon nom celui de ma charmante lady, et pris désormais les nom et titre de Barry Lyndon, comme je l’ai écrit dans cette autobiographie.