Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/08

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 106-113).


CHAPITRE VIII.

Barry dit adieu à la profession militaire.


Vous qui n’êtes jamais sorti de votre pays, vous ne savez pas ce que c’est que d’entendre une voix amie dans la captivité, et bien des gens ne comprendront pas la cause de l’explosion de sensibilité que j’ai confessé avoir eu lieu à la vue de mon oncle. Il ne pensa pas une minute à mettre en question la vérité de ce que je disais, « Mère de Dieu ! s’écria-t-il, c’est le fils de mon frère Harry ! » Et je crois du fond du cœur qu’il était aussi affecté que moi en retrouvant d’une manière si subite un de ses parents ; car lui aussi il était exilé, et une voix amie lui remettait en mémoire son ancien pays et les jours de son enfance.

« Je donnerais cinq ans de ma vie pour les revoir encore, dit-il après m’avoir fait de chaudes caresses.

— Voir quoi ? lui dis-je.

— Eh mais, répliqua-t-il, les champs verts, et la rivière, et la vieille tour ronde, et le cimetière de Ballybarry. Ce fut honteux à votre père, Redmond, de se défaire d’une terre qui avait si longtemps porté notre nom. »

Il se mit alors à me faire des questions sur moi-même, et je lui contai mon histoire assez au long, dont le digne gentilhomme se prit à rire à plusieurs reprises, disant que j’étais un Barry de la tête aux pieds. Au milieu de mon récit, il m’arrêta pour me demander de me mesurer avec lui, dos à dos (par quoi je constatai que nous étions de même taille, et que mon oncle avait, de plus que moi, un genou roide qui le faisait marcher d’une manière particulière), et il poussa, pendant le cours de ma narration, cent exclamations de pitié, de tendresse et de sympathie. C’était à tout instant : « Bienheureux saints ! » et : « Mère du ciel ! » et : « Bienheureuse Marie ! » d’où je conclus, et avec justice, qu’il était toujours fidèle à l’ancienne foi de la famille.

Ce ne fut pas sans difficulté que j’en vins à lui expliquer la dernière partie de mon histoire, à savoir que j’étais mis à son service pour surveiller ses actions, dont je devais rendre compte dans un certain quartier. Quand je lui eus dit la chose (avec beaucoup d’hésitation), il éclata de rire, et goûta merveilleusement la plaisanterie.

« Les gredins ! dit-il ; ils croient m’attraper, n’est-ce pas ? Eh ! Redmond, ma principale conspiration est une banque de pharaon, mais le roi est si soupçonneux, qu’il voit un espion dans chaque personne qui visite sa misérable capitale et son grand désert de sable. Ah ! mon garçon, il faut que je vous montre Paris et Vienne ! »

Je répondis que je ne désirais rien tant que de voir toute autre ville que Berlin, et que je serais ravi d’être délivré de cet odieux service militaire. Le fait est que d’après la splendeur de son aspect, toutes les coûteuses babioles de la chambre, le carrosse doré dans la remise, je supposais à mon oncle une fortune considérable, et qu’il m’achèterait une douzaine, que dis-je ! tout un régiment de remplaçants, pour me rendre à la liberté.

Mais je me trompais dans mes calculs à son égard, comme ce qu’il me raconta de son histoire ne tarda pas à me le prouver : « J’ai roulé de par le monde, dit-il, depuis l’année 1742 où mon frère, votre père, à qui Dieu pardonne ! me coupa l’herbe sous le pied et m’escamota mon patrimoine en se faisant hérétique, afin d’épouser votre pie-grièche de mère ; mais ce qui est passé est passé. Il est probable que j’aurais dissipé ce petit bien comme il le fit à ma place, et j’aurais eu à commencer un ou deux ans plus tard la vie que j’ai menée depuis que j’ai été forcé de quitter l’Irlande. Mon enfant, j’ai été à tous les services ; et, entre nous, je dois de l’argent dans toutes les capitales de l’Europe. J’ai fait une campagne ou deux avec les Pandours, sous l’Autrichien Trenck ; j’ai été capitaine de la garde de Sa Sainteté le pape ; j’ai fait la campagne d’Écosse avec le prince de Galles, un mauvais garnement, mon cher, qui se souciait plus de sa maîtresse et de sa bouteille d’eau-de-vie que des couronnes des Trois-Royaumes ; j’ai servi en Espagne et en Piémont ; mais j’ai été la pierre qui roule, mon bon ami. Le jeu, le jeu a été ma ruine ! Cela et la beauté ! » Ici il me lança du coin de l’œil un regard qui, je dois l’avouer, n’était rien moins que séduisant ; et puis, le rouge dont ses joues étaient enduites avait tout coulé sous les larmes qu’il avait versées en me recevant. « Les femmes m’ont fait faire bien des sottises, mon cher Redmond : j’ai le cœur tendre, de ma nature, et en ce moment même, à soixante-deux ans, je n’ai pas plus d’empire sur moi-même que lorsque Peggy O’Dwyer se jouait de moi à seize.

— Ma foi, monsieur, dis-je en riant, je crois que cela tient de famille. »

Et je lui décrivis, à son grand amusement, ma passion romanesque pour ma cousine, Nora Brady. Il reprit son récit :

« Les cartes sont maintenant mon seul moyen d’existence. Quelquefois je suis en veine, et alors j’emploie mon argent à acheter les bijoux que vous voyez. C’est un avoir, voyez-vous bien, Redmond, et le seul moyen que j’aie trouvé de garder quelque chose. Quand la chance tourne, contre moi, eh bien, mon cher, mes diamants vont chez les prêteurs sur gages, et je porte du faux. L’ami Moïse, l’orfèvre, me rendra visite aujourd’hui même, car le sort m’a été contraire toute la semaine passée, et il faut que je me procure de l’argent pour la banque de ce soir. Connaissez-vous les cartes ? »

Je répondis que je savais jouer comme le savent les soldats, mais que je n’étais pas très-habile.

« Nous nous exercerons ce matin, dit-il, et je vous enseignerai une ou deux choses qui valent la peine d’être sues »

Naturellement j’étais bien aise de trouver une telle occasion de m’instruire, et je témoignai la satisfaction que j’aurais à recevoir les leçons de mon oncle.

Ce que le chevalier me raconta de lui me fit une impression assez désagréable. Toute sa fortune était sur son dos, comme il disait. Son carrosse, si bien doré, faisait partie de son fond de commerce. Il avait une espèce de mission à la cour d’Autriche : c’était de découvrir si une certaine quantité de ducats altérés, dont on avait suivi la trace jusqu’à Berlin, provenaient du trésor du roi ; mais le but réel de M. de Balibari était le jeu. Il y avait là un jeune attaché de l’ambassade d’Angleterre, milord Deuceace, plus tard vicomte et comte de Crabs dans la pairie anglaise, qui jouait gros jeu ; et ce fut sur la nouvelle de la passion de ce jeune seigneur anglais que mon oncle, alors à Prague, se détermina à visiter Berlin et à le provoquer au jeu ; car il existe une sorte de chevalerie parmi les gentilshommes du cornet : la réputation des grands joueurs est répandue par toute l’Europe. J’ai vu le chevalier de Casanova, par exemple, faire six cents milles de Paris à Turin, pour jouter avec M. Charles Fox, alors le brillant fils de lord Holland, plus tard le plus grand des orateurs et des hommes d’État de l’Europe.

Il fut convenu que je conserverais mon rôle de valet ; qu’en présence des étrangers je ne saurais pas un mot d’anglais ; que j’aurais l’œil sur les atouts, en servant le vin de Champagne et le punch ; et comme j’avais une vue remarquable et une grande aptitude naturelle, je fus promptement à même de prêter à mon cher oncle une grande assistance contre ses antagonistes du tapis vert. Il est des personnes prudes qui pourront affecter de s’indigner de la franchise de ces confessions, mais que le ciel les ait en pitié ! Supposez-vous qu’un homme qui a perdu ou gagné cent mille guinées au jeu se refusera les moyens de succès dont use son voisin ? Ils sont tous les mêmes ; mais il n’y a que les imbéciles qui trichent, qui ont recours aux expédients vulgaires des dés pipés et des cartes biseautées. Un tel homme est sûr de mal finir un jour ou l’autre, et il n’est pas fait pour jouer dans la société d’un galant homme ; l’avis que je donne aux gens qui voient un être aussi vulgaire à l’œuvre est, comme de raison, de parier pour lui quand il joue, mais de ne jamais, au grand jamais, avoir affaire avec lui. Jouez grandement, honorablement ; ne vous laissez point abattre, cela va sans dire, quand vous perdez ; mais, par-dessus tout, ne soyez pas âpre au gain, comme le sont les âmes viles ; et, vraiment, malgré toute l’habileté et les avantages que l’on peut avoir, ce gain est souvent problématique : j’ai vu un véritable ignorant, qui ne savait pas plus le jeu que l’hébreu, vous gagner en quelques coups cinq mille livres, à force de bévues. J’ai vu un gentilhomme et son compère jouer contre un autre qui avait aussi son compère ; on n’est sûr de rien en pareil cas ; et quand on considère le temps et la peine que cela coûte, le génie, l’anxiété, la mise de fonds qu’il faut, le nombre des mauvais payeurs (car on trouve des gens malhonnêtes aux tables de jeu comme partout ailleurs), je dis, pour ma part, que la profession est mauvaise ; et, en effet, j’ai rarement rencontré un homme qui, en fin de compte, y ait fait fortune. J’écris maintenant avec l’expérience d’un homme du monde. À l’époque dont je parle, j’étais un jeune garçon ébloui à l’idée de la richesse, et respectant beaucoup trop, certainement, la supériorité d’âge et de position de mon oncle.

Il n’est pas besoin de particulariser ici les petits arrangements faits entre nous ; les joueurs d’aujourd’hui ne manquent pas d’instruction, je présume, et le public prend peu d’intérêt à la chose. Mais la simplicité était notre secret : tout ce qui réussit est simple. Si, par exemple, j’essuyais la poussière d’une chaise avec ma serviette, c’était pour indiquer que l’ennemi était fort en carreau ; si je la poussais, il avait l’as et le roi ; si je disais : « Punch ou vin, milord ? » cela voulait dire cœur ; si : « Vin ou punch ? » trèfle ; si je me mouchais, c’était pour annoncer que l’antagoniste avait aussi un compère ; et alors, je vous le garantis, il se faisait de jolis tours d’adresse. Milord Deuceace, quoique si jeune, était très-fort aux cartes, de toute manière ; et ce ne fut qu’en entendant Frank Punter, qui était venu avec lui, bâiller trois fois quand le chevalier avait l’as d’atout, que je sus que nous étions grecs contre grecs.

J’étais d’une innocence parfaite ; et M. de Potzdorff en riait de tout cœur, quand je lui portais mes petits rapports au pavillon en dehors de la ville où il me donnait rendez-vous. Il va sans dire que ces rapports étaient concertés d’avance entre mon oncle et moi. J’avais pour instructions (et cela vaut toujours bien mieux) de dire autant la vérité que mon histoire pouvait l’admettre. Lorsque, par exemple ; il me demandait :

« Que fait le chevalier dans la matinée ?

— Il va régulièrement à l’église (il était très-religieux), et après la messe il rentre déjeuner. Puis il prend l’air dans sa voiture jusqu’au dîner, qui se sert à midi. Après dîner, il écrit ses lettres, s’il en a à écrire ; mais il a fort peu de chose à faire en ce genre. Ses lettres sont à l’envoyé autrichien, avec lequel il correspond, mais qui ne le reconnaît pas, etc. ; et, étant écrites en anglais, comme de raison je regarde par-dessus son épaule. Il écrit en général pour demander de l’argent. Il dit en avoir besoin pour gagner les secrétaires du trésor afin de découvrir d’où viennent réellement les ducats altérés ; mais, dans le fait, il en a besoin pour jouer le soir, et faire sa partie avec Calsabigi, l’entrepreneur de la loterie, les attachés russes, deux attachés de l’ambassade anglaise, milords Deuceace et Punter, qui jouent un jeu d’enfer, et quelques autres. La même société se réunit tous les soirs à souper ; il est rare qu’il y ait des femmes, celles qui viennent sont principalement des Françaises, appartenant au corps de ballet. Il gagne souvent, mais pas toujours. Lord Deuceace est un très-beau joueur. Le chevalier Elliot, le ministre d’Angleterre, vient quelquefois, et alors les secrétaires ne jouent pas. M. de Balibari dîne aux ambassades, mais en petit comité, et non les jours de grande réception. Calsabigi, je crois, est son compère au jeu. Il a gagné dernièrement, mais la semaine d’avant il avait mis son solitaire en gage pour quatre cents ducats.

— Les attachés anglais et lui parlent-ils ensemble leur langue ?

— Oui ; l’envoyé et lui ont causé hier une demi-heure de la nouvelle danseuse et des troubles d’Amérique, principalement de la nouvelle danseuse ! »

On verra que les renseignements que je donnais étaient très-minutieux et très-exacts, quoi que très-peu importants. Mais tels qu’ils étaient, ils furent portés aux oreilles de ce fameux héros et guerrier, le philosophe de Sans-Souci ; et il n’entrait pas un étranger dans la capitale dont les actions ne fussent également espionnées et rapportées au grand Frédéric.

Tant que le jeu se restreignit aux jeunes gens des différentes ambassades, Sa Majesté ne voulut pas l’empêcher ; il encourageait même le jeu dans toutes les missions, sachant bien qu’on peut faire parler un homme dans l’embarras, et qu’un rouleau de frédérics donné à propos lui obtenait souvent un secret qui en valait des milliers. Il se procura de cette manière certains papiers de l’ambassade française ; et je n’ai pas de doute que milord Deuceace ne lui eût fourni des renseignements aux mêmes conditions, si le caractère de ce jeune seigneur n’eût été moins bien connu de son chef, qui, comme c’est ordinairement le cas, faisait faire le travail par un roturier dont il était sûr, tandis que les jeunes mirliflores de sa suite étalaient leurs broderies aux bals, ou secouaient leurs manchettes de Malines au-dessus des tapis verts du pharaon. J’en ai vu depuis des vingtaines de ces freluquets, eux et leurs chefs, et mon Dieu ! quelle sotte engeance ! quelle fatuité stupide ! quelles buses ! quels étourneaux ! quels cerveaux vides ! C’est un des mensonges du monde que cette diplomatie ; sans cela, comment supposer que, si cette profession était aussi difficile que veut nous le faire croire la race solennelle des gens à portefeuille, ils choisiraient invariablement pour la remplir de petits écoliers à face rose, qui n’y ont d’autre droit que le titre de leur maman, et qui sont tout au plus capables de juger d’un curricle, d’une danse nouvelle, ou d’une botte bien faite.

Mais lorsqu’il fut connu des officiers de la garnison qu’il y avait en ville une table de pharaon, ce fut à qui s’y ferait admettre ; et, en dépit de mes représentations, mon oncle ne fut pas fâché que ces jeunes gens tentassent leur chance, et une ou deux fois il leur tira de la poche une bonne somme. Vainement je lui dis que je serais forcé d’en porter la nouvelle à mon capitaine, devant qui ses camarades ne manqueraient pas de jaser, et qui n’aurait pas même besoin de mes renseignements pour savoir la chose.

« Dites-le-lui, répondit mon oncle.

— Ils vous renverront, dis-je ; alors que deviendrai-je ?

— Tranquillisez-vous, dit ce dernier avec un sourire ; je ne vous laisserai pas en arrière, je vous le garantis. Allez jeter un dernier regard sur votre caserne, tranquillisez-vous, dites adieu à vos amis de Berlin. Les chères âmes, comme elles vont pleurer quand elles vous sauront hors du pays ! et, aussi sûr que mon nom est Barry, hors du pays vous partirez.

— Mais comment, monsieur ? dis-je.

— Un peu de mémoire, monsieur Fakenham de Fakenham, dit-il d’un air fier. C’est vous-même qui m’avez appris comment. Allez me chercher une de mes perruques. Ouvrez ma boîte à dépêches là-bas, où sont les grands secrets de la chancellerie autrichienne ; rejetez vos cheveux en arrière ; mettez-moi ce morceau de taffetas noir et ces moustaches, et maintenant regardez-vous au miroir.

— Le chevalier de Balibari, » dis-je en éclatant de rire, et je me mis à me promener dans la chambre, en roidissant le genou à sa manière.

Le lendemain, quand j’allai faire mon rapport à M. de Potzdorff, je lui parlai des jeunes officiers prussiens qui avaient joué depuis peu ; et il répondit, comme je m’y attendais, que le roi avait résolu de renvoyer le chevalier.

« C’est un vilain ladre, répliquai-je ; je n’ai eu de lui que trois frédérics en deux mois, et j’espère que vous vous rappelez votre promesse de m’avancer.

— Eh mais, trois frédérics, c’était trop pour les nouvelles que vous avez ramassées, dit le capitaine en ricanant.

— Ce n’est pas ma faute s’il n’y en a pas eu davantage, repartis-je. Quand va-t-il partir ?

— Après-demain. Vous dites qu’il se promène en voiture après déjeuner et avant dîner. Quand il sortira pour y monter, deux gendarmes se placeront sur le siège, et le cocher aura ses ordres de marcher.

— Et son bagage, monsieur ? dis-je.

— Oh ! on l’enverra après lui. J’ai envie de visiter la boîte rouge qui contient ses papiers, dites-vous ; et à midi, après la parade, je serai à l’auberge. Vous ne parlerez de l’affaire à personne de là, et vous m’attendrez dans l’appartement du chevalier jusqu’à mon arrivée. Il faudra que nous forcions cette boîte. Vous êtes un chien de maladroit ; sans cela vous auriez eu la clef depuis longtemps. »

Je priai le capitaine de ne pas m’oublier, et là-dessus je pris congé de lui. Le lendemain soir, je plaçai une paire de pistolets sous le coussin de la voiture ; et je pense que les aventures du lendemain sont tout à fait dignes des honneurs d’un chapitre séparé.