Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/05

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 65-79).


CHAPITRE V.

Dans lequel Barry essaye de se tenir autant que possible
à distance de la gloire militaire.


Après la mort de mon protecteur, le capitaine Fagan, je suis forcé de confesser que je tombai dans le pire des genres de vie et de société. N’étant lui-même qu’un soldat de fortune, il n’avait jamais été un favori auprès des officiers de son régiment, qui avaient pour les Irlandais le mépris que les Anglais ont quelquefois, et avaient coutume de se moquer de son accent et de ses manières peu raffinées. J’avais été insolent avec un ou deux d’entre eux, et son intervention seule m’avait garanti du châtiment. Son successeur, M. Rawson, particulièrement, n’avait aucun penchant pour moi, et il nomma un autre au grade de sergent qui avait vaqué dans sa compagnie après la bataille de Minden. Cet acte d’injustice me rendit mon service très-désagréable, et au lieu de chercher à triompher des mauvaises dispositions de mes supérieurs, et de conquérir leur bienveillance par ma bonne conduite, je ne cherchai qu’à me rendre ma position plus douce, et saisis avec avidité toutes les occasions de m’amuser. Dans un pays étranger, avec l’ennemi devant nous, et les habitants continuellement mis à contribution d’un côté ou de l’autre, d’innombrables irrégularités étaient permises aux troupes, qui ne l’auraient pas été dans des temps plus paisibles. J’en vins, par degrés, à me mêler aux sergents et à partager leurs amusements ; boire et jouer étaient, je regrette de le dire, nos principaux passe-temps, et je pris si bien leurs habitudes que, quoique je n’eusse que dix-sept ans, j’étais leur maître à tous en fait de dérèglements effrontés ; et pourtant il en était parmi eux, je vous le promets, qui étaient bien avancés dans cette science. J’aurais été, pour sûr, aux mains du grand prévôt, si je fusse resté beaucoup plus longtemps dans l’armée ; mais il arriva un accident qui me fit sortir du service d’une façon assez singulière.

L’année de la mort de Georges II, notre régiment eut l’honneur d’être présent à la bataille de Warburg (où le marquis de Granby et son cheval relevèrent la cavalerie du discrédit où elle était tombée depuis la faute de lord Georges Sackville à Minden), et où le prince Ferdinand, une fois de plus, défit complètement les Français. Durant l’action, mon lieutenant, M. Fakenham, de Fakenham, le gentilhomme qui, on s’en souvient, m’avait menacé de coups de canne, fut frappé d’une balle au côté. Il n’avait manqué de courage ni dans cette occasion ni dans aucune autre où il avait été appelé à se mesurer contre les Français ; mais c’était sa première blessure, et le jeune gentilhomme en était excessivement effrayé. Il offrit cinq guinées pour être porté dans la ville qui était près de là, et moi et un autre soldat, le prenant dans un manteau, nous trouvâmes moyen de le transporter dans un endroit d’apparence décente, où nous le mîmes au lit, et où un jeune chirurgien, qui ne demandait pas mieux que de se retirer du feu de la mousqueterie, vint bientôt panser sa blessure.

Pour entrer dans cette maison, nous fûmes obligés, il faut l’avouer, de faire feu sur les serrures, sommation qui attira à la porte une des personnes de la maison, une fort jolie jeune femme aux yeux noirs, qui vivait là avec un vieux père à moitié aveugle, jagd-meister en retraite du duc de Cassel, qui est tout à côté. Quand les Français étaient dans la ville, la maison du meinherr avait souffert comme celles de ses voisins, et il fut d’abord excessivement peu disposé à recevoir nos gens. Mais le premier coup frappé à sa porte avait eu pour effet d’obtenir une prompte réponse, et M. Fakenham, en tirant une couple de guinées d’une bourse très-pleine, l’eut bientôt convaincu qu’il n’avait affaire qu’à un homme d’honneur.

Laissant le docteur (qui était fort aise de rester) avec son malade, qui me remit la récompense stipulée, je m’en retournais à mon régiment avec mon camarade, après avoir baragouiné en allemand quelques compliments mérités à la belle aux yeux noirs de Warburg, et songeant, non sans beaucoup d’envie, combien il serait agréable d’être logé là, quand le soldat qui était avec moi coupa court à mes rêveries, en me suggérant que nous devrions partager les cinq guinées que m’avait données le lieutenant.

« Voilà votre part, » dis-je en lui donnant une pièce, ce qui était bien assez, puisque j’étais le chef de l’expédition. Mais il jura ses grands dieux qu’il aurait la moitié, et quand je l’envoyai dans un endroit que je ne nommerai pas, le drôle, levant son mousquet, m’en donna un coup de crosse qui m’étendit par terre sans connaissance, et lorsque je revins à moi, je me trouvai saignant d’une large blessure à la tête ; je n’eus que le temps de me traîner à la maison où j’avais laissé le lieutenant, et je retombai évanoui à la porte.

Le chirurgien m’y trouva sans doute en sortant ; car, lorsque je repris une seconde fois l’usage de mes sens, j’étais au rez-de-chaussée de la maison, soutenu par la fille aux yeux noirs, tandis que le chirurgien me faisait une abondante saignée au bras. Il y avait un autre lit dans la chambre où l’on avait couché le lieutenant : c’était celui de Gretel, la servante ; tandis que Lischen, comme ma belle se nommait, avait jusqu’alors occupé celui où reposait l’officier blessé.

« Qui mettez-vous dans ce lit ? » dit-il en allemand, d’une voix languissante ; car la balle avait été extraite de son côté avec beaucoup de souffrances et de perte de sang. On lui dit que c’était le caporal qui l’avait apporté.

« Un caporal ? dit-il en anglais. ; mettez-le à la porte. » Et vous pouvez penser si je fus sensible au compliment. Mais nous étions trop faibles tous les deux pour nous adresser beaucoup de compliments ou d’injures. Je fus mis soigneusement au lit, et pendant qu’on me déshabillait, j’eus l’occasion de voir que mes poches avaient été vidées par le soldat anglais qui m’avait assommé. Mais j’avais un bon quartier : ma jeune hôtesse m’apportait une boisson restaurante ; quand je la pris, je ne pus m’empêcher de serrer la charitable main qui me la donnait, et, à vrai dire, ce témoignage de ma gratitude ne parut pas déplaire.

Cette intimité ne décrut pas avec une plus ample connaissance. Je trouvai dans Lischen la plus sensible des gardes-malades. Toutes les fois qu’on se procurait quelque friandise pour le lieutenant blessé, le lit opposé au sien en avait toujours une part, au grand ennui de notre avaricieux. Sa maladie fut longue. Le second jour, la fièvre se déclara ; pendant plusieurs nuits il eut le délire, et je me souviens qu’une fois qu’un officier supérieur inspectait nos quartiers, dans l’intention bien probablement de se loger dans la maison, les hurlements et les extravagances du malade au-dessus de sa tête le frappèrent, et il se retira passablement effrayé. J’étais fort commodément assis au rez-de-chaussée, car ma blessure ne me faisait plus souffrir, et ce fut seulement lorsque l’officier me demanda d’une voix rude pourquoi je n’étais pas à mon régiment, que je commençai à réfléchir à l’agrément de ma position, et que j’étais beaucoup mieux là que sous une odieuse tente avec un tas de soldats ivres, ou à faire des rondes de nuit, ou à me lever longtemps avant le jour pour aller à l’exercice.

Le délire de M. Fakenham me fit naître une idée, et je me déterminai sur-le-champ à devenir fou. Il y avait à Brady’s Town un pauvre fou nommé Billy, dont j’avais souvent contrefait les extravagances quand j’étais enfant, et je me remis à le copier. Le soir même je débutai par Lischen, que j’embrassai avec un glapissement et un éclat de rire qui faillit à elle-même lui faire perdre l’esprit, et chaque fois que quelqu’un entrait, j’étais en délire. Le coup que j’avais reçu à la tête m’avait détraqué la cervelle ; le docteur était tout prêt à l’affirmer. Une nuit, je lui dis tout bas que j’étais Jules César, et qu’il était ma fiancée, la reine Cléopâtre, ce qui le convainquit de ma démence. Le fait est que si Sa Majesté ressemblait à mon Esculape, elle devait avoir une barbe carotte, chose rare en Égypte.

Un mouvement des Français nous fit avancer rapidement de notre côté. La ville fut évacuée, excepté par quelques troupes prussiennes, dont les chirurgiens devaient visiter les blessés restés sur les lieux ; et, quand nous serions guéris, nous devions être dirigés sur nos régiments. Je résolus de ne plus rejoindre le mien. Mon intention était de gagner la Hollande, qui était presque l’unique pays neutre en Europe à cette époque, et de là de passer en Angleterre, de façon ou d’autre, et de rentrer dans ma chère vieille Brady’s Town.

Si M. Fakenham vit encore, je lui dois des excuses pour ma conduite a son égard. Il était fort riche ; il m’avait traité fort mal. Je trouvai moyen de faire partir en l’effrayant son domestique, qui était venu le soigner après l’affaire de Warburg, et, à dater de ce moment, je consentis quelquefois à servir le malade, qui me traitait toujours avec dédain ; mais mon but était de l’isoler, et je supportais sa brutalité avec beaucoup de politesse et de douceur, méditant dans mon esprit de lui tenir amplement compte de toutes les faveurs dont il me comblait. Et je n’étais pas la seule personne de la maison avec qui le digne gentilhomme fût incivil. Il faisait aller et venir la jolie Lischen, la courtisait avec impertinence, dénigrait ses soupes, cherchait querelle à ses omelettes, et se plaignait de l’argent qu’on dépensait pour son entretien, si bien que notre hôtesse le détestait autant que, sans vanité, elle avait d’estime pour moi.

Car, s’il faut dire la vérité, je lui avais fait vivement la cour pendant que j’étais sous son toit, comme c’est toujours mon usage avec les femmes, quel que soit leur âge ou leur beauté. Pour un homme qui a son chemin à faire dans le monde, ces chères filles sont toujours utiles, de façon ou d’autre ; peu importe qu’elles repoussent votre passion ; en tout cas, elles ne sont jamais offensées de votre déclaration, et ne vous en regardent qu’avec des yeux plus favorables à cause de votre infortune. Quant à Lischen, je lui fis un récit si pathétique de ma vie (infiniment plus romanesque que celui que je donne ici, car je ne me restreignis pas à l’exacte vérité, comme je suis tenu de le faire dans ces pages), que je gagnai entièrement le cœur de la pauvre fille, et, de plus, fis, grâce à elle, des progrès considérables dans la langue allemande. Ne me croyez pas très-cruel et sans cœur, mesdames ; celui de Lischen était comme mainte ville du voisinage ; il avait été pris d’assaut et occupé plusieurs fois avant que je vinsse l’investir ; tantôt hissant les couleurs françaises, tantôt le vert et jaune saxon, tantôt le noir et blanc prussien, selon l’occurrence. La femme qui s’éprend d’un uniforme doit être préparée à changer bientôt d’amant, ou sa vie sera bien triste.

Le chirurgien allemand qui nous soigna après le départ des Anglais ne daigna nous faire que deux visites durant ma résidence, et je pris soin, pour une raison à moi connue, de le recevoir dans une chambre sombre, au grand mécontentement de M. Fakenham, qui y couchait ; mais je dis que la lumière me faisait horriblement mal aux yeux depuis mon coup à la tête ; je me couvris donc la tête de linges quand vint le docteur, et je lui dis que j’étais une momie d’Égypte, et lui débitai plusieurs absurdités, afin de soutenir mon caractère.

« Quelles sottises débitiez-vous là au sujet d’une momie d’Égypte, camarade ? demanda M. Fakenham d’un ton maussade.

— Oh ! vous le saurez bientôt, monsieur, » dis-je.

La fois suivante que j’attendais la visite du docteur, au lieu de le recevoir dans une chambre obscure, et la tête enveloppée de mouchoirs, j’eus soin d’être dans la chambre d’en bas, et j’étais à jouer aux cartes avec Lischen lorsqu’il entra. Je m’étais emparé d’une veste de chambre du lieutenant et de quelques autres objets de sa garde-robe qui m’allaient assez bien, et j’avais l’air assez distingué, je m’en flatte.

« Bonjour, caporal, dit le docteur d’un ton passablement bourru, en réponse à mon salut gracieux.

— Caporal ! lieutenant, s’il vous plaît, repartis-je en lançant un regard fin à Lischen, que je n’avais pas encore mise du complot.

— Comment, lieutenant ? demanda le chirurgien. Je croyais que le lieutenant, c’était…

— Sur ma parole, vous me faites bien de l’honneur, m’écriai-je en riant ; vous m’avez pris pour ce fou de caporal qui est là-haut. Le drôle a prétendu une ou deux fois être officier, mais mon aimable hôtesse que voici vous dira quel est celui qui l’est.

— Hier il s’imaginait être le prince Ferdinand, dit Lischen ; le jour que vous êtes venu, il disait être une momie d’Égypte.

— En effet, dit le docteur ; je me rappelle ; mais, ah ! ah ! savez-vous, lieutenant, que je vous ai confondus dans mes notes ! »

Lischen et moi, nous rîmes de cette méprise comme de la chose la plus ridicule du monde ; et quand le chirurgien monta examiner son patient, je l’avertis de ne pas lui parler du sujet de sa maladie, attendu qu’il était dans une grande exaltation.

Le lecteur aura pu, d’après la conversation ci-dessus, deviner quel était réellement mon dessein. J’étais décidé à m’évader, et à m’évader sous le nom du lieutenant Fakenham, le lui prenant à sa face, pour ainsi dire, et m’en servant pour obéir à une impérieuse nécessité. C’était un faux et un vol, si vous voulez ; car je lui pris aussi tout son argent et ses habits, je ne chercherai pas à le cacher. Mais le besoin était si pressant, que je ferais encore de même ; et je savais que je ne pourrais pas m’échapper sans sa bourse et sans son nom. C’était donc un devoir pour moi de lui prendre l’un et l’autre.

Comme le lieutenant était toujours couché en haut, je n’hésitai point à mettre son uniforme, surtout après avoir eu soin de m’informer du docteur si ceux de nos hommes qui auraient pu me reconnaître étaient encore dans la ville. Mais il n’y en avait plus, que je susse ; j’allai donc me promener tranquillement avec Mme Lischen, revêtu de l’uniforme du lieutenant ; je m’enquis d’un cheval que j’avais besoin d’acheter, m’annonçai au commandant de la place comme le lieutenant Fakenham, du régiment anglais d’infanterie de Gale, convalescent, et fus invité à dîner par les officiers du régiment prussien à un pitoyable ordinaire qu’ils avaient. Comme Fakenham aurait tempêté s’il eût su l’usage que je faisais de son nom !

Chaque fois que le personnage demandait des nouvelles de ses habits, ce qu’il faisait avec toutes sortes d’imprécations et de serments qu’il me ferait bâtonner au régiment pour mon incurie ; moi, de l’air le plus respectueux, je lui répondais qu’ils étaient en bas parfaitement en sûreté ; et le fait est qu’ils étaient soigneusement empaquetés, et prêts pour le jour où je me proposais de partir. Mais ses papiers et son argent, il les tenait sous son oreiller ; et comme j’avais acheté un cheval, il devenait nécessaire de le payer.

À une certaine heure, donc, j’ordonnai au marchand de m’amener l’animal, dont je lui remettrais le prix. Je passerai sous silence mes adieux à ma bonne hôtesse, qui furent vraiment bien trempés de larmes ; et, m’armant de résolution, je montai à la chambre de Fakenham en grand uniforme, et son chapeau sur l’œil gauche.

« Ah ! guand scéléuat ! dit-il avec une foule de jurements ; chien de uévolté ! que puétends-tu en mettant mon unifome ? Aussi sûr que mon nom est Fakenham, quand nous seuons de uetour au uégiment, je te feuai auuacher l’âme du coups.

— Je suis nommé lieutenant, dis-je en ricanant ; je viens prendre congé de vous. » Et alors, allant à son lit, je dis : « Il me faut vos papiers et votre bourse. » À ces mots, j’introduisis la main sous son oreiller, ce qui lui fit jeter un cri qui aurait pu m’attirer toute la garnison sur les bras. « Écoutez bien, monsieur, dis-je : plus de bruit, ou vous êtes un homme mort ! »

Et prenant un mouchoir, je le lui attachai sur la bouche de manière à le presque étouffer ; et tirant les manches de sa chemise, je les nouai ensemble et le laissai ainsi, emportant les papiers et la bourse, comme vous pouvez penser, et lui souhaitant poliment le bonjour.

« C’est ce fou de caporal ! » dis-je aux gens d’en bas qui avaient été attirés par le cri parti de la chambre du malade ; et là-dessus, prenant congé du vieux jagd-meister aveugle, et faisant à sa fille un adieu plus tendre que je ne puis le dire, je montai sur l’animal que je venais d’acheter ; et quand je m’en allai en caracolant et que les sentinelles me présentèrent les armes aux portes de la ville, je me sentis de nouveau dans ma propre sphère, et je résolus de ne plus redescendre du rang de gentilhomme.

Je pris d’abord le chemin de Brême, où était notre armée, et j’étais porteur de rapports et de lettres du commandant prussien de Warburg au quartier général ; mais, sitôt que je ne fus plus en vue des sentinelles avancées, je tournai bride et entrai sur le territoire de Cassel, qui heureusement n’est pas très-loin de Warburg ; et je vous promets que je fus fort aise de voir les barrières rayées de bleu et de rouge, qui me prouvaient que j’étais hors du pays occupé par mes compatriotes. J’allai à Hof, et le lendemain à Cassel, me donnant comme porteur de dépêches pour le prince Henry ; puis je gagnai le Bas-Rhin, et descendis au meilleur hôtel de l’endroit, où les officiers supérieurs de la garnison avaient leur ordinaire. Ces messieurs me régalèrent des meilleurs vins qui se trouvaient dans la maison, car j’étais déterminé à soutenir mon rôle de gentilhomme anglais, et je leur parlais de mes propriétés en Angleterre avec une facilité d’élocution qui me faisait presque croire aux contes que j’inventais. On m’invita même à une assemblée à Wilhelmshöhe, palais de l’Électeur, et j’y dansai un menuet avec la charmante fille du Hof-marschall, et perdis quelques pièces d’or contre Son Excellence le premier veneur de Son Altesse.

À notre table de l’auberge, était un officier prussien qui me traitait avec beaucoup de civilité, et me faisait mille questions sur l’Angleterre, auxquelles je répondais de mon mieux. Mais ce mieux, je suis forcé de le dire, n’était pas grand’chose. Je ne savais rien de l’Angleterre, et de la cour, et des nobles familles de ce pays ; mais entraîné par la gloriole de la jeunesse (et par le penchant que j’avais à cet âge, mais dont je me suis depuis longtemps corrigé, de me vanter et de parler d’une manière qui n’était pas tout à fait conforme à la vérité), j’inventai mille histoires que je lui débitai, je lui fis le portrait du roi et des ministres, lui dis que l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin était mon oncle, et promis même à ma nouvelle connaissance une lettre de recommandation pour lui. Quand l’officier me demanda le nom de mon oncle, je ne fus pas en état de lui dire le véritable, et je répondis qu’il s’appelait O’Grady ; c’est un nom qui en vaut un autre, et les O’Grady de Kilballyowen, dans le comté de Cork, sont d’aussi bonne famille que qui que ce soit au monde, à ce que j’ai ouï dire. Quant aux histoires sur mon régiment, celles-là, comme de raison, je n’en manquais pas. Je souhaiterais que les autres eussent été aussi authentiques.

Le matin que je quittai Cassel, mon ami le Prussien vint à moi d’un air ouvert et riant, et me dit qu’il allait aussi à Dusseldorf, où j’avais annoncé que je me rendais ; nous partîmes donc à cheval de compagnie. Le pays était désolé au delà de toute expression. Le prince dans les États duquel nous étions était connu pour le plus impitoyable vendeur d’hommes de l’Allemagne. Il en vendait à tous chalands, et, durant les cinq années qu’avait déjà duré la guerre (appelée depuis la guerre de sept ans), il avait tellement épuisé d’hommes sa principauté, que les champs demeuraient sans culture, que même les enfants de douze ans étaient envoyés à la guerre, et que je vis des troupeaux de ces malheureux en marche, escortés de quelques cavaliers, tantôt sous la conduite d’un sergent hanovrien en habit rouge, tantôt sous celle d’un officier prussien, avec lequel parfois mon compagnon échangeait des signes de reconnaissance.

« Il m’est pénible, dit-il, d’être obligé de frayer avec de tels misérables ; mais les dures nécessités de la guerre exigent continuellement des hommes, et de là ces recruteurs que vous voyez trafiquer de chair humaine. Ils ont vingt-cinq dollars de notre gouvernement par chaque homme qu’ils amènent. Pour de beaux hommes, pour des hommes tels que vous, ajouta-t-il en riant, nous irions jusqu’à cent. Du temps de l’ancien roi, nous en aurions donné de vous jusqu’à mille, quand il avait son régiment de géants que le roi actuel a licencié.

— J’en ai connu un, dis-je, qui servait avec vous : nous l’appelions Morgan Prusse.

— En vérité ? Et qui était ce Morgan Prusse ?

— Un de nos grands grenadiers, qui fut happé de façon ou d’autre dans le Hanovre par quelqu’un de vos recruteurs.

— Les gredins ! dit mon ami ; et ils osèrent prendre un Anglais ?

— Ma foi ! c’était un Irlandais, et beaucoup trop retors pour eux, comme vous allez voir. Morgan fut donc pris et enrôlé dans la garde géante, et il était presque le plus énorme de tous les colosses qui étaient là. Plusieurs de ces monstrueux hommes se plaignaient de leur vie, et de la bastonnade, et de la longueur des exercices et de l’exiguïté de leur paye ; mais Morgan n’était point un de ces grognards. « Il vaut bien mieux, disait-il, engraisser ici, à Berlin, que de mourir de faim, en haillons, dans le Tipperary. »

— Où est le Tipperary ? demanda mon compagnon.

— C’est précisément la question que firent les amis de Morgan. C’est un beau district de l’Irlande, dont la capitale est la magnifique cité de Clonmel, une cité, permettez-moi de vous le dire, qui ne le cède qu’à Dublin et à Londres, et bien plus somptueuse qu’aucune ville du continent. Morgan dit donc qu’il était né près de cette cité, et que la seule chose qui le rendît malheureux, c’était la pensée que ses frères mouraient encore de faim au pays, lorsqu’ils pourraient être tellement mieux au service de Sa Majesté.

« Ma foi, dit Morgan au sergent à qui il donnait ce renseignement, c’est mon frère Bin qui ferait un beau sergent des gardes, mais tout à fait !

« — Bin est-il aussi grand que vous ? demanda le sergent.

« — Aussi grand que moi, vous dites ? Eh mais, mon homme, je suis le plus petit de la famille. Il y en a six autres, mais Bin est le plus fort de tous. Ah ! mais le plus fort de beaucoup. Sept pieds (anglais) sans souliers, aussi vrai que mon nom est Morgan !

« — Est-ce que nous pourrions les envoyer chercher, vos frères ?

« — Pas vous. Depuis que j’ai été séduit par un de vos gentilshommes de la canne, ils ont une aversion mortelle pour tous les sergents, répondit Morgan ; mais c’est dommage qu’ils ne puissent pas venir, pourtant. Quel colosse ferait Bin sous un bonnet de grenadier !

Il n’en dit pas davantage pour le moment au sujet de ses frères, et se contenta de soupirer comme s’il déplorait leur dure destinée. Mais l’histoire fut contée par le sergent aux officiers, et par les officiers au roi lui-même ; et Sa Majesté fut prise d’une telle curiosité qu’elle consentit à laisser Morgan aller chercher ses sept énormes frères.

— Et étaient-ils aussi grands que le prétendait Morgan ? » demanda mon compagnon.

Je ne pus m’empêcher de rire de sa simplicité.

« Pensez-vous, m’écriai-je, que Morgan revint jamais ? Non, non ; une fois libre, pas si bête ! Il a acheté une jolie petite ferme dans le Tipperary avec l’argent qu’on lui avait donné pour amener ses frères, et je crois que peu d’hommes des gardes ont si bien su profiter de cette sorte d’argent-là. »

Le capitaine prussien rit excessivement de cette histoire ; il dit que les Anglais étaient la plus spirituelle nation du monde, et, lorsque je l’eus repris, convint que les Irlandais l’étaient encore davantage ; et nous continuâmes d’aller fort satisfaits l’un de l’autre, car il avait à raconter mille histoires sur la guerre, l’habileté et la bravoure de Frédéric, et tous les dangers évités, les victoires et les défaites presque aussi glorieuses que les victoires, par lesquelles le roi avait passé. Maintenant que j’étais un gentilhomme, je pouvais écouter ces récits avec admiration ; et cependant le sentiment consigné à la fin du dernier chapitre dominait dans mon esprit il n’y avait que trois semaines, quand je me rappelais que c’était le grand général qui avait la gloire, et le pauvre soldat rien que l’insulte et les coups de canne.

« À propos, à qui portez-vous des dépêches ? » demanda l’officier.

C’était une autre question scabreuse à laquelle je me décidai à répondre au hasard, et je dis : « Au général Rolls. » J’avais vu ce général l’année précédente, et je donnai le premier nom qui me vint à la tête. Mon ami s’en contenta parfaitement, et nous continuâmes notre marche jusqu’au soir, que, nos chevaux étant fatigués, il fut convenu que nous ferions halte.

« Il y a là une très-bonne auberge, dit le capitaine, comme nous nous dirigions vers un endroit qui avait l’air d’être très-peu fréquenté.

— Ce peut être une très-bonne auberge pour l’Allemagne, dis-je ; mais cela ne passerait pas dans la vieille Irlande. Corbach n’est qu’à une lieue : poussons jusqu’à Corbach.

— Voulez-vous voir les plus jolies femmes de l’Europe ? dit l’officier. Ah ! fripon que vous êtes, je vois que ceci vous influencera. ». Et, à vrai dire, une telle proposition était toujours la bienvenue avec moi, je ne fais pas difficulté d’en convenir. « Ces gens-là sont de gros fermiers, dit le capitaine, en même temps qu’ils sont aubergistes. »

Et, en effet, l’endroit ressemblait plus à une ferme qu’à une cour d’auberge. Nous entrâmes par une grande porte dans une cour entourée de murs, et à un bout de laquelle était le bâtiment, sombre d’aspect et délabré. Une couple de chariots couverts étaient dans la cour, les chevaux étaient abrités sous un hangar près de là, et aux alentours allaient et venaient quelques hommes et deux sergents en uniforme prussien, qui tous deux portèrent la main à leur chapeau quand passa mon ami le capitaine. Cette formalité habituelle ne me frappa pas comme extraordinaire, mais l’apparence de l’auberge avait quelque chose d’excessivement glacial et rebutant, et je remarquai que les hommes fermèrent les grandes portes de la cour dès que nous fûmes entrés : des détachements de cavalerie française parcouraient le pays, dit le capitaine, et on ne pouvait prendre trop de précautions contre de pareils brigands.

Nous entrâmes souper, après que les deux sergents eurent pris soin de nos chevaux, et que le capitaine eut ordonné à l’un d’eux de porter ma valise dans ma chambre à coucher. Je promis à ce brave homme un verre de schnapps pour sa peine.

Un plat d’œufs frits au lard fut commandé à une hideuse vieille qui vint nous servir, au lieu de la charmante créature que je m’attendais à voir ; et le capitaine dit en riant : « Eh bien, notre repas est frugal, mais un soldat en a souvent de pires. » Et ôtant son chapeau, son ceinturon et ses gants, avec grande cérémonie, il se mit à table. Je ne voulais pas être en reste de politesse avec lui, et je mis mon épée en sûreté dans une vieille commode où était la sienne.

La hideuse vieille dont j’ai parlé nous apporta un pot de vin fort sur, lequel, joint à sa laideur, me mit de fort mauvaise humeur.

« Où sont les beautés que vous m’avez promises ? dis-je aussitôt que la sorcière eut quitté la chambre.

— Bah ! dit-il en riant et en me regardant fixement, c’était une plaisanterie ; j’étais fatigué, et je ne voulais pas aller plus loin. Il n’y a pas ici de plus jolie femme que celle-là. Si elle ne vous convient pas, mon ami, il faut attendre quelque temps. »

Cette réponse accrut ma mauvaise humeur.

« Sur ma parole, monsieur, dis-je sévèrement, je trouve que vous avez agi d’une façon fort cavalière.

— J’ai agi comme j’ai cru devoir le faire, repartit le capitaine.

— Monsieur, dis-je, je suis officier anglais !

— C’est un mensonge, cria l’autre, vous êtes un déserteur ! Vous êtes un imposteur, monsieur ; voilà trois heures que je le sais. Je vous suspectais hier. Mes soldats avaient entendu dire qu’un homme s’était échappé de Warburg, et je pensais que c’était vous. Vos mensonges et votre folie m’ont confirmé dans cette idée. Vous prétendez porter des dépêches à un général qui est mort depuis dix mois ; vous avez un oncle qui est ambassadeur, et dont vous ne savez pas même le nom. Voulez-vous être des nôtres et recevoir la gratification, monsieur, ou aimez-vous mieux être livré ?

— Ni l’un ni l’autre ! » dis-je en sautant sur lui comme un tigre.

Mais, quelque agile que je fusse, il était, de son côté, sur ses gardes. Il prit deux pistolets dans sa poche, en arma un, et dit de l’autre bout de la table où il se tenait pour m’écouter :

« Faites un pas, et je vous envoie cette balle dans la cervelle ! »

L’instant d’après, la porte s’ouvrit avec violence, et les deux sergents entrèrent la baïonnette au bout du fusil au secours de leur officier.

La partie était perdue. Je jetai à terre un couteau dont je m’étais armé, car la vieille sorcière, en apportant le vin, avait emporté mon épée.

« Je me rends, dis-je.

— Voilà un bon garçon. Quel nom mettrai-je sur ma liste ?

— Écrivez Redmond Barry de Bally Barry, dis-je avec hauteur ; un descendant des rois d’Irlande !

— J’ai été dans le temps avec la brigade irlandaise de Roche, dit le recruteur en ricanant, pour voir si je trouverais quelques beaux hommes parmi le peu de compatriotes à nous qui sont dans cette brigade, et ils descendaient à peu près tous des rois d’Irlande.

— Monsieur, dis-je, roi ou non, je suis gentilhomme, ainsi que vous pouvez voir.

— Oh ! vous en trouverez beaucoup d’autres dans notre corps, répondit le capitaine toujours ricanant. Donnez vos papiers, monsieur le gentilhomme, et voyons qui vous êtes réellement. »

Comme mon portefeuille contenait quelques billets de banque avec les papiers de M. Fakenham, je ne me souciais pas de m’en dessaisir, soupçonnant à bon droit que c’était une ruse du capitaine pour me le prendre.

« Peu vous importe quels sont mes papiers, dis-je : j’ai été enrôlé sous le nom de Redmond Barry.

— Donnez-moi ce portefeuille, drôle, dit le capitaine, en levant sa canne.

— Je ne le donnerai pas ! répondis-je.

— Chien, est-ce que tu te révoltes ? » s’écria-t-il ; et, en même temps, il me donna un coup de canne à travers le visage, et dont le résultat prévu fut d’amener une lutte.

Je m’élançai sur lui ; les deux sergents se jetèrent sur moi, je fus renversé à terre et de nouveau sans connaissance, ayant été frappé sur mon ancienne blessure à la tête. Je saignais considérablement ; quand je revins à moi, mon uniforme m’avait été arraché, ma bourse et mes papiers étaient partis, et j’avais les mains liées derrière le dos.

Ce grand et illustre Frédéric avait tout autour des frontières de son royaume des vingtaines de ces marchands d’esclaves blancs, qui débauchaient les troupes ou enlevaient les paysans, et ne reculaient devant aucun crime pour approvisionner ses brillants régiments de chair à canon ; et je ne puis m’empêcher de raconter ici avec quelque satisfaction ce qui finit par arriver à l’atroce gredin qui, violant toutes les lois de l’amitié et de la camaraderie, venait de réussir à me prendre au piège. Cet individu était d’une grande famille et connu pour ses talents et son courage ; mais il avait une propension au jeu et à la dépense, et trouvait son métier d’attrape-recrues bien plus profitable que sa paye de capitaine en second dans la ligne. Le roi, aussi, trouva probablement ses services plus utiles en cette première qualité. Son nom était M. de Galgenstein, et il était un des plus heureux à cet infâme commerce. Il parlait toutes les langues, connaissait tous les pays ; aussi n’eut-il aucune difficulté à démasquer un innocent petit hâbleur tel que moi.

Vers 1765, toutefois, il reçut enfin son juste châtiment. À cette époque, il habitait Kehl, en face de Strasbourg, et avait coutume de se promener sur le pont, et d’entrer en conversation avec les sentinelles françaises avancées, auxquelles il promettait monts et merveilles, comme disent les Français, si elles voulaient prendre du service en Prusse. Un jour, il y avait sur le pont un superbe grenadier, que Galgenstein accosta, et à qui il promit une compagnie pour le moins, s’il voulait s’enrôler sous Frédéric.

« Demandez à mon camarade là-bas, dit le grenadier ; je ne peux rien faire sans lui. Nous sommes nés et avons été élevés ensemble, nous sommes de la même compagnie, de la même chambrée, nous allons toujours par paire. S’il veut vous suivre et que vous le nommiez capitaine, j’irai aussi.

— Amenez votre camarade à Kehl, dit Galgenstein ravi ; je vous donnerai le meilleur des dîners, et puis vous promettre de vous contenter tous les deux.

— Ne feriez-vous pas mieux de lui parler sur le pont ? dit le grenadier. Je n’ose pas quitter mon poste, mais vous n’avez qu’à passer et à causer de la chose. »

Galgenstein, après avoir un peu parlementé, dépassa la sentinelle ; mais aussitôt une panique le prit et il revint sur ses pas. Mais le grenadier présenta sa baïonnette au Prussien, et lui dit de s’arrêter, qu’il était son prisonnier.

Le Prussien, toutefois, voyant le danger, sauta par-dessus le parapet dans le Rhin, où, jetant son mousquet, l’intrépide factionnaire le suivit. Le Français était le meilleur nageur ; il se saisit du recruteur et l’emmena sur la rive de Strasbourg, où il le livra.

« Vous méritez d’être fusillé, dit le général au soldat, pour avoir abandonné votre poste et vos armes ; mais vous méritez une récompense pour votre acte de courage et d’audace. Le roi préfère vous récompenser. » Et l’homme reçut de l’argent et de l’avancement.

Quant à Galgenstein, il déclina ses qualités de noble et de capitaine au service de Prusse, et on fit demander à Berlin si ses allégations étaient vraies. Mais le roi, quoiqu’il employât des hommes de cette espèce (des officiers pour séduire les sujets de ses alliés), ne pouvait reconnaître sa propre honte. On répondit de Berlin qu’il existait une famille de ce nom dans le royaume, mais que l’individu qui prétendait lui appartenir devait être un imposteur, attendu que tous les officiers de ce nom étaient à leur régiment et à leur poste. Ce fut l’arrêt de mort de Galgenstein, et il fut pendu comme espion à Strasbourg.

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« Mettez-le dans le chariot avec le reste, » dit-il dès que j’eus repris mes sens.