Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/03

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 43-55).


CHAPITRE III.

Je débute mal dans le monde élégant.


J’allai ce soir-là jusqu’à Carlow, où je descendis à la meilleure auberge, et lorsque mon nom me fut demandé par le maître de la maison, je donnai celui de Redmond, suivant les instructions de mon cousin, et dis que j’étais de la famille des Redmond du comté de Waterford, et en route pour le collège de la Trinité, à Dublin, où j’allais faire mon éducation. Voyant ma bonne mine, mon épée à poignée d’argent et ma valise bien remplie, mon hôte se permit de m’envoyer un pot de claret sans que je l’eusse demandé, et, vous pouvez le croire, me le fit bel et bien payer dans sa note. Aucun gentilhomme, à cette bonne vieille époque, n’allait au lit sans s’être disposé au sommeil par de copieuses libations, et, ce premier jour de mon entrée dans le monde, je me fis un point d’honneur d’agir en parfait gentilhomme, et je réussis, je vous l’assure, à jouer mon rôle admirablement. L’excitation des événements de la journée, mon départ de chez nous, ma rencontre avec le capitaine Quin suffisaient pour me troubler la cervelle, sans le claret, qui servit à m’achever complètement. Je ne rêvai pas de la mort de Quin, comme auraient peut-être fait quelques poules mouillées ; je n’ai même jamais eu de ces absurdes remords à la suite d’aucune de mes affaires d’honneur, ayant toujours considéré, dès la première, que lorsqu’un gentilhomme risque sa vie dans un mâle combat, il serait stupide à lui d’être honteux d’avoir eu le dessus. Je dormis à Carlow aussi profondément qu’il est possible de dormir, pris un pot de petite bière et une rôtie à mon déjeuner, et changeai la première de mes pièces d’or pour régler mon compte, n’oubliant pas de payer tous les domestiques libéralement et comme le doit faire un gentilhomme. Je commençai ainsi le premier jour de ma vie, et ainsi ai-je continué. Personne n’a été dans de plus grands embarras que moi et n’a plus souffert de la pauvreté, mais personne ne peut dire de moi que, lorsque j’avais une guinée, je n’en disposais pas largement et que je ne la dépensais pas aussi bien qu’un lord l’aurait pu faire.

Je ne doutais pas de l’avenir, pensant qu’un homme de mon apparence, de mon mérite et de mon courage pourrait faire son chemin n’importe où. D’ailleurs, j’avais vingt guinées en poche, somme que je calculai (bien à tort) devoir me durer quatre mois au moins, et d’ici là il m’arriverait bien quelque moyen de faire fortune. Je repartis donc, chantant tour à tour ou causant avec les passants, et toutes les filles sur la route disaient : « Bonté divine, voilà un charmant gentilhomme ! » Quant à Nora et à Castle-Brady, entre hier et aujourd’hui, il semblait y avoir au moins une dizaine d’années d’intervalle. Je fis vœu de n’y jamais rentrer que quand je serais un personnage, et j’ai tenu ma parole, comme on le verra en temps et lieu.

Il y avait plus de mouvement et de vie sur la grande route à cette époque que dans nos jours de voitures publiques qui vous emportent d’un bout du royaume à l’autre en quelques vingtaines d’heures. On allait sur des chevaux ou dans des carrosses, et on mettait trois jours à faire un voyage qui maintenant demande dix heures ; en sorte qu’une personne qui se rendait à Dublin ne manquait pas de compagnie. Je fis une partie du trajet de Carlow à Naas avec un gentilhomme de Kilkenny bien armé, en habit vert à ganse d’or, un emplâtre sur l’œil, et montant une vigoureuse jument. Il me questionna sur les nouvelles du jour, me demanda où j’allais, et si ma mère n’avait pas peur des voleurs, qu’elle laissait voyager ainsi un jeune homme de mon âge. Mais je répondis, tout en en tirant un d’une fonte, que j’avais une paire de bons pistolets qui avaient déjà fait leur devoir, et qui étaient prêts à le faire encore, et là-dessus, un homme marqué de la petite vérole étant arrivé, il éperonna sa jument baie et me quitta. C’était une bête bien plus vigoureuse que la mienne, et, d’ailleurs, je ne voulais pas fatiguer mon cheval, désirant entrer à Dublin ce soir-là et en un état décent.

Comme j’allais vers Kilcullen, je vis une foule de paysans assemblés autour d’une chaise à un cheval, et mon ami en vert détalant, à ce qu’il me sembla, et déjà à un demi-mille sur la colline. Un laquais, de toute sa voix, criait : « Au voleur ! » Mais les gens du pays ne faisaient que rire de sa détresse, et échangeaient toutes sortes de plaisanteries sur l’aventure qui venait d’arriver.

« Vraiment, vous auriez pu l’tenir à distance avec vot’espingole, disait un d’entre eux.

— Oh ! l’poltron ! vous laisser mâter par le capitaine, lui qui n’a qu’un œil, disait un autre.

— La première fois que milady voyagera, alle fera mieux de vous laisser à la maison, dit un troisième.

— Quel est ce bruit, braves gens ? » dis-je, en m’avançant au milieu d’eux ; et, voyant dans la voiture une dame très-pâle et effrayée, je jouai du fouet et ordonnai à ces drôles aux jambes rouges de se tenir à l’écart. « Qu’est-il arrivé, madame, de fâcheux à Votre Seigneurie ? » dis-je, ôtant mon chapeau et faisant avancer mon cheval en caracolant à la portière de la chaise.

La dame m’expliqua la chose. Elle était femme du capitaine Fitzsimons et se hâtait de rejoindre son mari à Dublin. Un voleur avait arrêté sa chaise ; son grand idiot de domestique était tombé à genoux, tout armé qu’il était ; et quoiqu’il y eût dans le champ voisin une trentaine d’hommes qui travaillaient quand le brigand l’avait attaquée, pas un d’eux n’était venu à son secours, mais, au contraire, ils avaient souhaité bonne chance au capitaine, comme ils appelaient le voleur.

« Certainement, il est l’ami du pauvre, dit un homme, et j’lui souhaitons bonne chance.

— Est-ce que c’était not’affaire ? » demanda un autre. Et un autre dit, en riant, que c’était le fameux capitaine Freny, qui, ayant gagné le jury et s’étant fait acquitter, il y avait deux jours, aux assises de Kilkenny, était remonté à cheval à la porte de la prison, et le lendemain même avait dévalisé deux avocats qui se rendaient aux assises.

J’enjoignis à ce tas de gredins de retourner à leur ouvrage, sans quoi ils tâteraient de ma lanière, et je me mis à consoler de mon mieux mistress Fitzsimons de ses infortunes. « Avait-elle beaucoup perdu ? — Tout ; sa bourse, contenant plus de cent guinées ; ses bijoux, ses tabatières, ses montres, et une paire de boucles de souliers en diamant appartenant au capitaine. » Je pris sincèrement part à sa mésaventure, et la reconnaissant pour Anglaise à son accent, je déplorai la division qui existait entre les deux pays, et dis que dans le nôtre (entendant l’Angleterre) de pareilles atrocités étaient inconnues.

« Vous aussi, vous êtes Anglais ? » dit-elle d’un ton de surprise. Sur quoi je répondis que j’étais fier de l’être, comme, en effet, je l’étais ; et je n’ai jamais connu un vrai gentilhomme tory d’Irlande qui n’ait souhaité d’en pouvoir dire autant.

J’escortai la chaise de mistress Fitzsimons jusqu’à Naas, et comme on lui avait volé sa bourse, je lui demandai la permission de lui prêter une couple de pièces d’or pour payer sa dépense à l’auberge, laquelle somme elle daigna gracieusement accepter, et elle fut en même temps assez bonne pour m’inviter à partager son dîner. Aux questions de la dame sur ma naissance et ma parenté, je répondis que j’étais un jeune gentilhomme de grande fortune (ce n’était pas vrai ; mais à quoi sert de crier : mauvais poisson ? Ma chère mère m’avait enseigné de bonne heure cette sorte de prudence) et de bonne famille, du comté de Waterford ; que j’allais à Dublin pour mes études, et que ma mère m’allouait cinq cents livres par an. Mistress Fitzsimons fut également communicative. Elle était fille du général Granby Somerset, du Worcestershire, dont naturellement j’avais entendu parler (et quoique cela ne fût pas, naturellement j’étais trop bien élevé pour le dire) ; et elle confessa que, pour se marier, elle s’était fait enlever par l’enseigne Fitzgerald Fitzsimons. Avais-je été dans le Donegal ? non ! c’était dommage. « Le père du capitaine y possède cent mille acres de terre, et le château de Fitzsimonsburgh est le plus beau manoir de l’Irlande. Le capitaine Fitzsimons est le fils aîné ; et, quoique brouillé avec son père, il doit hériter de cette vaste propriété. » Elle se mit à me parler ensuite des bals de Dublin, des banquets du château, des courses de chevaux du Phœnix, des ridottos et des raouts ; si bien que je fus pris d’une grande envie de goûter ces plaisirs, et mon seul regret était de penser que ma position me rendrait la réclusion nécessaire, et m’empêcherait d’être présenté à la cour, dont les Fitzsimons étaient le plus bel ornement. Quelle différence de son babil animé à celui de ces filles vulgaires des assemblées de Kilwangan ! À chaque phrase, elle citait un lord ou une personne de qualité. Évidemment, elle parlait le français et l’italien ; quant à la première de ces deux langues, j’ai dit que j’en connaissais quelques mots ; et quant à son accent anglais, peut-être n’en étais-je pas juge, car, pour dire la vérité, elle était la première personne réellement anglaise que j’eusse jamais rencontrée. Elle me recommanda, après cela, d’être très-circonspect relativement à la compagnie que je verrais à Dublin, qui abondait en coquins et en aventuriers de tous pays ; et on peut s’imaginer ma joie et ma reconnaissance envers elle, lorsque, notre entretien étant devenu plus intime (nous étions alors au dessert), elle voulut bien m’offrir de loger chez elle, où son Fitzsimons, dit-elle, serait heureux d’accueillir son jeune et vaillant sauveur.

« Vraiment, madame, dis-je, je ne vous ai sauvée de rien ; » ce qui était parfaitement vrai ; car n’étais-je pas arrivé trop tard après le vol pour empêcher le bandit d’emporter son argent et ses perles ?

« Et ma foi, madame, c’était pas grand’chose, dit maladroitement Sullivan, le domestique qui avait été effrayé à l’approche de Freny, et qui nous servait à dîner ; ne vous a-t-il pas rendu les treize pence en cuivre et la montre, en disant que ce n’était que du chrysocale ? »

Mais sa maîtresse le traita d’impertinent drôle, et le renvoya aussitôt de la chambre, me disant, lorsqu’il fut parti, que le sot ne savait pas la valeur d’un billet de cent livres qui était dans le portefeuille que Freny lui avait pris.

Peut-être si j’avais eu un peu plus d’expérience du monde, j’aurais commencé à voir que Mme Fitzsimons n’était pas la personne de qualité qu’elle prétendait être ; mais, enfin, je pris toutes ses histoires pour des vérités, et quand l’hôte apporta la note du dîner, je le payai d’un air de grand seigneur. Du reste, elle ne fit aucunement mine de tirer de sa poche les deux pièces que je lui avais prêtées ; et, là-dessus, nous nous mîmes en route lentement pour Dublin, où nous fîmes notre entrée au tomber de la nuit. Le bruit et la splendeur des carrosses, l’éclat des torches, le nombre et la magnificence des maisons, me frappèrent de l’admiration la plus vive ; quoique j’eusse soin de déguiser ce sentiment, conformément aux instructions de ma mère, qui me dit que c’était la marque d’un homme de qualité de ne s’émerveiller de rien, et de ne jamais admettre qu’aucun équipage, maison ou compagnie qu’il pût voir, fût plus splendide ou plus distingué que ce dont il avait l’habitude chez lui.

Nous nous arrêtâmes, enfin, à une maison de piètre apparence, et fûmes introduits dans un passage beaucoup moins propre que celui de Barryville, où l’on sentait une forte odeur de souper et de punch. Un gros homme à face rouge, sans perruque, et en robe de chambre et bonnet en loques, sortit du parloir et embrassa sa femme (car c’était le capitaine Fitzsimons) avec beaucoup de cordialité. Le fait est que lorsqu’il vit qu’elle était accompagnée d’un étranger, il l’embrassa avec plus de transport qu’auparavant. En me présentant, elle persista à dire que j’étais son sauveur, et fit l’éloge de ma bravoure comme si j’eusse tué Freny, au lieu d’arriver quand le vol était consommé. Le Capitaine dit connaître intimement les Redmond de Waterford, assertion qui m’alarma, car je ne savais rien de la famille à laquelle j’avais déclaré appartenir. Mais je l’embarrassai en lui demandant lequel des Redmond il connaissait, car je n’avais jamais entendu prononcer son nom dans notre famille : il répondit qu’il connaissait les Redmond de Redmonstown. » Oh ! dis-je, les miens sont les Redmond de Castle-Redmond ; » et ainsi je lui fis perdre la piste. J’allai mettre mon cheval en pension dans une écurie tout près de là, où étaient le cheval et la chaise du capitaine, et je revins trouver mon hôte.

Quoiqu’il y eût un reste de côtelettes de mouton aux oignons sur un plat ébréché devant lui, le capitaine dit : « Mon amour, je voudrais avoir su votre arrivée ; car Bob Moriarty et moi nous venons justement de finir le plus délicieux pâté de venaison, que Sa Grâce le lord-lieutenant nous a envoyé, avec un flacon de Sillery de sa propre cave. Vous connaissez ce vin, ma chère ! mais comme ce qui est fait est fait, et sans remède, que dites-vous d’un beau homard et d’une bouteille d’aussi bon claret qu’il y en ait en Irlande ? Betty, débarrassez la table de ceci, et veillez à bien recevoir votre maîtresse et notre jeune ami. »

N’ayant pas de monnaie, M. Fitzsimons me demanda de lui prêter vingt sous pour acheter un plat de homards ; mais sa femme, tirant une des guinées que je lui avais données, dit à la fille de changer cela et de se procurer à souper, ce qu’elle fit présentement, ne rapportant à sa maîtresse que très-peu de shillings sur la guinée, attendu que le marchand de poissons avait gardé le reste pour un vieux compte. « Et vous n’en êtes qu’une plus grosse bête de lui avoir donné la pièce d’or, » cria M. Fitzsimons ; j’oublie combien de centaines de guinées il dit avoir payées à ce drôle dans le cours de l’année.

Notre souper fut assaisonné, sinon par une grande élégance, du moins par une foule d’anecdotes sur les plus hauts personnages de la ville, avec lesquels, à l’en croire, le capitaine vivait sur le pied de la plus grande intimité. Pour ne pas rester en arrière, je parlai de mes terres et de ma fortune comme si j’étais aussi riche qu’un duc. Je lui racontai tout ce que je savais d’histoires sur la noblesse, par ma mère, et quelques autres encore que, peut-être, j’avais inventées ; et j’aurais dû m’apercevoir que mon hôte était lui-même un imposteur, puisqu’il ne découvrait pas mes bévues et mes inexactitudes ; mais la jeunesse est toujours trop confiante. Je fus quelque temps avant de reconnaître que je n’avais pas une très-désirable connaissance en la personne du capitaine Fitzsimons et de sa femme ; et même j’allai me coucher en me félicitant de ma merveilleuse chance d’être tombé, au début de mes aventures, sur un couple si distingué.

L’aspect de la chambre que j’occupais aurait bien pu me faire imaginer que l’héritier du château de Fitzsimonsburgh, comté de Donegal, n’était pas encore réconcilié avec ses riches parents ; et, si j’avais été Anglais, il est probable que mes soupçons et ma méfiance se seraient éveillés immédiatement ; mais, comme le lecteur le sait peut-être, nous ne sommes pas si difficiles en Irlande qu’on l’est dans ce pays formaliste. Le désordre de ma chambre à coucher ne me frappa donc pas tant ; car les fenêtres n’étaient-elles pas toutes brisées et bourrées de chiffons à Castle Brady même, ce superbe manoir de mon oncle ? S’y trouvait-il une serrure aux portes, ou un bouton à la serrure, ou un crochet pour les attacher ? Aussi, quoique ma chambre à coucher présentât ces inconvénients, et quelques autres encore ; quoique ma courte-pointe fût évidemment une robe de brocart toute graissée de mistress Fitzsimons, et que mon miroir cassé ne fût pas plus grand qu’une demi-couronne, cependant j’étais accoutumé à ces sortes de choses dans les maisons irlandaises, et je me croyais toujours dans celle d’un homme de qualité. Il n’y avait pas de serrure aux tiroirs, qui, lorsqu’ils s’ouvraient, étaient pleins des pots de rouge, des souliers, des corsets et des chiffons de mon hôtesse ; en sorte que je laissai ma garde-robe dans ma valise ; mais j’étalai mes objets de toilette en argent sur la nappe en lambeaux qui couvrait la commode, où ils avaient une mine admirable.

Quand Sullivan parut le matin, je lui demandai des nouvelles de ma jument, qu’il m’assura être en bonne santé ; je lui dis alors d’un ton digne de m’apporter de l’eau chaude pour ma barbe.

« De l’eau chaude pour votre barbe ? » dit-il en éclatant de rire, et, je l’avoue, non sans raison. « Est-ce vous que vous allez raser ? dit-il ; et peut-être bien qu’en vous apportant l’eau, je dois vous apporter aussi le chat, et que c’est lui que vous raserez ? »

Je lançai une botte à la tête du drôle en réponse à son impertinence, et je fus bientôt au parloir, où mes amis m’attendaient pour déjeuner. J’eus un accueil cordial, et la même nappe qui avait servi la veille, comme je le reconnus à la marque noire qu’avait laissée le plat de côtelettes, et à la tache faite par le pot de porter.

Mon hôte me fit beaucoup d’amitié ; mistress Fitzsimons dit que je figurerais merveilleusement au parc du Phœnix ; et vraiment, sans vanité, je puis dire de moi-même qu’il y avait à Dublin des gens de moins bonne mine. Je n’avais pas la puissante poitrine et les proportions musculaires que j’ai eues depuis (pour les échanger, hélas ! contre des jambes goutteuses et de la craie dans mes doigts : mais ainsi va le monde !) ; toutefois, j’étais presque arrivé à mes cinq pieds six pouces actuels, et avec mes cheveux en boucles, un jabot et des manchettes de belle dentelle à ma chemise, et une veste de peluche rouge à raies d’or, j’avais l’air du gentilhomme que j’étais. Je portais mon habit noisette à boutons de métal, qui était devenu trop petit pour moi, et je tombai tout à fait d’accord avec le capitaine Fitzsimons que je devais rendre visite à son tailleur, afin de m’en procurer un qui allât mieux à ma taille.

« Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez eu un bon lit, dit-il. Le jeune Fred Pimpleton (le second fils de lord Pimpleton) y a couché les sept mois qu’il m’a fait l’honneur de demeurer avec moi, et, s’il a été satisfait, je ne sais pas qui pourrait ne pas l’être. »

Après le déjeuner, nous sortîmes pour voir la ville, et M. Fitzsimons me présenta à plusieurs de ses connaissances que nous rencontrâmes, comme son ami particulier, M. Redmond, du comté de Waterford ; il me présenta aussi à son chapelier et à son tailleur, comme un gentilhomme qui avait une fortune considérable et de grandes, espérances ; et quoique j’eusse dit à ce dernier que je ne lui payerais pas comptant plus d’un habit, lequel m’allait à la perfection, il insista pour m’en faire plusieurs, que je n’aimai point à refuser. Le capitaine aussi, qui certainement avait besoin de renouveler sa garde-robe, dit au tailleur de lui envoyer un bel habit d’uniforme qu’il avait choisi.

Alors nous allâmes retrouver au logis mistress Fitzsimons, qui alla dans sa chaise au Phœnix Park, où on passait une revue, et où elle fut entourée d’une foule de jeunes gentilshommes auxquels elle me présenta comme son sauveur. Elle s’exprimait sur mon compte dans des termes si flatteurs, qu’avant une demi-heure j’en étais venu à être considéré comme un jeune homme de la plus grande famille du pays, apparenté à toute la principale noblesse, cousin du capitaine Fitzsimons et héritier de dix mille livres sterling de rente. Fitzsimons dit avoir parcouru à cheval mon domaine d’un bout à l’autre ; et, ma foi, comme il lui avait plu de faire ces histoires pour moi, je le laissai faire ; et même je n’étais pas médiocrement satisfait (comme le sont les jeunes gens) de l’importance qu’on me donnait et de passer pour un grand personnage. Je ne soupçonnais guère alors que j’étais au milieu d’un tas d’imposteurs : que le capitaine Fitzsimons n’était qu’un aventurier, et sa femme fort peu de chose ; mais tels sont les dangers auxquels la jeunesse est perpétuellement exposée, et que les jeunes gens prennent leçon de moi.

Je passe rapidement à dessein sur le récit de cette partie de ma vie où les incidents sont pénibles, sans grand intérêt, excepté pour votre infortuné serviteur, et où mes compagnons n’étaient assurément pas d’une espèce qui convînt à ma qualité. Le fait est qu’un jeune homme pouvait difficilement tomber dans des mains pires que celles où je me trouvais. J’ai été depuis dans le Donegal, et je n’ai jamais vu le fameux château de Fitzsimonsburgh, qui est également inconnu aux plus anciens habitants de ce comté ; et les Granby Somerset ne sont guère mieux connus dans le Hampshire. Le couple aux mains de qui j’étais tombé était d’une espèce beaucoup plus commune qu’elle ne l’est aujourd’hui, car les guerres considérables des derniers temps ont rendu fort difficile aux laquais et aux parasites des grands seigneurs de se procurer des commissions ; et telle avait été, par le fait, dans le principe, la condition du capitaine Fitzsimons. Si j’eusse connu son origine, comme de raison, je serais plutôt mort que de frayer avec lui ; mais, dans la simplicité de ma jeunesse, je pris ses histoires pour argent comptant, et me regardai comme trop heureux d’être, à mon début dans la vie, introduit dans une telle famille. Hélas ! nous sommes le jouet de la destinée. Quand je considère quelles petites circonstances ont décidé tous les grands événements de ma vie, j’ai peine à croire que j’aie été autre chose qu’un pantin aux mains du sort, qui m’a joué les tours les plus fantasques.

Le capitaine avait été valet de chambre, et sa femme n’était pas d’un rang plus élevé. La société que voyait ce digne couple, il la voyait à une espèce de table d’hôte qu’il tenait, et où ses amis étaient toujours les bienvenus en payant pour leur dîner une certaine somme assez modeste. Après le dîner, vous pouvez être sûr que les cartes ne manquaient pas, et que la compagnie qui jouait là ne jouait pas simplement pour l’honneur. Des gens de toute sorte venaient à ces soirées : de jeunes élégants des régiments en garnison à Dublin ; de jeunes commis du Château ; des hommes à la mode, grands monteurs de chevaux, grands videurs de flacons, grands rosseurs de watchmen, tels qu’il en existait alors à Dublin plus qu’en aucune autre ville d’Europe, à ma connaissance. Je n’ai jamais vu de jeunes gens faire une telle figure, et avec si peu de moyens. Je n’ai jamais vu de jeunes gens pousser à tel point ce que je puis appeler le génie de l’oisiveté ; et tandis qu’un Anglais, avec cinquante guinées par an, n’est guère capable que de crever de faim et de travailler comme un esclave à une profession, un jeune mirliflor irlandais, avec la même somme, aura ses chevaux, boira sa bouteille de vin, et vivra aussi paresseux qu’un lord. Il y avait là un docteur qui n’avait jamais eu un malade, côte à côte avec un procureur qui n’avait jamais eu un client ; pas un d’eux n’avait une guinée : chacun d’eux avait un bon cheval à monter dans le Parc, et les meilleurs habits sur le dos. Un ecclésiastique sans bénéfices, grand amateur de sport ; plusieurs jeunes négociants en vins qui consommaient plus de liquide qu’ils n’en avaient ou n’en vendaient ; et des gens du même acabit formaient la société de la maison où ma mauvaise étoile m’avait jeté. D’une telle compagnie pouvait-il arriver autre chose que des malheurs ? (Je n’ai pas parlé des femmes, qui ne valaient peut-être pas mieux que les hommes). En peu de temps, très-peu de temps, je devins leur proie.

Quant à mes pauvres vingt guinées, au bout de trois jours je vis, à mon grand effroi, qu’elles étaient réduites à huit : les théâtres et les tavernes avaient déjà fait de si cruels ravages dans ma bourse ! J’avais perdu au jeu, il est vrai, une couple de pièces ; mais voyant que chacun autour de moi jouait sur l’honneur et faisait des billets, comme de raison, j’aimais mieux cela que de donner de l’argent comptant, et, quand je perdais, je payais de cette manière.

Avec les tailleurs, selliers et autres, j’employais le même moyen, et en cela du moins l’idée qu’avait donnée de moi M. Fitzsimons me fit du bien, car les marchands le crurent sur parole au sujet de ma fortune (j’ai su depuis que le gredin plumait plusieurs autres jeunes gens riches), et pour un peu de temps, ils me fournirent tout ce qu’il me plaisait de leur commander. À la fin, mes fonds étant très-bas, je fus forcé de mettre en gage quelques-uns des habits que le tailleur m’avait faits ; car je n’aimais pas à me défaire de ma jument, sur laquelle j’allais chaque jour au Parc, et à laquelle je tenais comme m’ayant été donnée par mon cher oncle. Je me procurai aussi un peu d’argent à l’aide de quelques bijoux que j’avais achetés d’un joaillier, qui avait voulu à toute force me faire crédit, et je pus encore ainsi pour quelque temps sauver les apparences.

Je demandais souvent à la poste des lettres pour M. Redmond, mais il n’y en avait point, et, ma foi, je me sentais toujours plutôt soulagé quand on me répondait que non, car je n’étais pas très-désireux que ma mère apprît la vie extravagante que je menais à Dublin. Cette vie ne pouvait pas durer longtemps, toutefois ; car lorsque ma bourse fut tout à fait épuisée, et que je rendis une seconde visite au tailleur, pour lui demander de me faire d’autres habits, le drôle grommela, s’étonna, et eut l’impudence de me demander le payement de ceux qu’il m’avait déjà fournis : sur quoi, lui disant que je lui retirerais ma pratique, je le quittai brusquement. Le joaillier aussi, un gueux de juif, refusa de me laisser emporter une chaîne d’or dont j’avais fantaisie, et je me trouvai, pour la première fois, dans un certain embarras. Pour surcroît d’ennui, un des jeunes gentilshommes qui fréquentaient la pension de M. Fitzsimons avait reçu de moi, au jeu, un billet de dix-huit livres qu’il m’avait gagnées au piquet, et il l’avait donné en payement à M. Curbyn, l’homme qui gardait nos chevaux en pension. Figurez-vous ma fureur et mon étonnement lorsqu’en allant chercher ma jument il refusa positivement de la laisser sortir de l’écurie avant que j’eusse fait honneur à ma signature ! C’est en vain que je lui offris le choix entre quatre billets que j’avais dans ma poche, un de Fitzsimons, pour vingt livres, un du conseiller Mulligan, etc. Notre homme, qui était du Yorkshire, secoua la tête, rit à chacun d’eux, et dit :

« Écoutez bien, monsieur Redmond ; vous paraissez un jeune homme de naissance et de fortune, et laissez-moi vous dire à l’oreille que vous êtes tombé dans de très-mauvaises mains. C’est une véritable bande d’escrocs, et un gentilhomme de votre rang et de votre qualité ne devrait jamais être vu en pareille compagnie. Rentrez faire votre valise ; payez la petite bagatelle que vous me devez ; montez sur votre jument, et retournez chez vos parents : c’est le mieux que vous puissiez faire. »

Effectivement, j’étais plongé dans un joli repaire ! On eût dit que toutes les infortunes allaient m’accabler à la fois ; car, comme je rentrais et montais à ma chambre dans un état de désolation, j’y trouvai le capitaine et sa femme, ma valise ouverte, ma garde-robe gisant sur le plancher, et mes clefs en la possession des odieux Fitzsimons.

« Qui ai-je abrité sous mon toit ? cria-t-il comme j’entrais. Qui êtes-vous, drôle ?

Drôle ! Monsieur, dis-je, je suis aussi bon gentilhomme que personne en Irlande.

— Vous êtes un imposteur, jeune homme, un intrigant, un fourbe ! repartit le capitaine.

— Répétez ce que vous venez de dire, et je vous passe mon épée au travers du corps ! répliquai-je.

— Ta ! ta ! je suis aussi fort à l’escrime que vous, monsieur Redmond Barry ! Ah ! vous changez de couleur ! votre secret est connu, pas vrai ? Vous vous introduisez comme une vipère au sein d’innocentes familles ; vous vous annoncez comme l’héritier de mes amis les Redmond de Castle Redmond. Je vous présente à tout ce que nous avons de mieux dans la métropole ; je vous mène chez mes fournisseurs qui vous font crédit, et qu’est-ce que je découvre ? que vous avez mis en gage les objets que vous avez pris chez eux !

— Je leur ai fait des billets, monsieur, dis-je d’un air digne.

Sous quel nom, malheureux enfant, sous quel nom ? » cria mistress Fitzsimons.

Et alors, en effet, je me rappelai que j’avais signé Barry Redmond au lieu de Redmond Barry ; mais pouvais-je faire autrement ? Ma mère ne m’avait-elle pas recommandé de ne prendre aucune autre désignation ? Après une furieuse tirade contre moi, dans laquelle il parla de la fatale découverte de mon nom sur mon linge, de sa confiance et de son affection si mal placées, et de la honte qu’il aurait à rencontrer ses fashionables amis et à confesser qu’il avait accueilli un escroc, il ramassa mon linge, mes objets de toilette en argent et le reste de mes effets, disant qu’il allait de ce pas chercher un officier de police, et me livrer à la juste vengeance des lois.

Durant la première partie de son discours, la pensée de l’imprudence que j’avais commise, et de la position où je me trouvais, m’avait tellement abasourdi, que je n’avais rien répondu aux injures de ce drôle, et étais resté tout à fait muet devant lui. Le sentiment du danger, toutefois, me rappela à moi-même. « Écoutez bien, monsieur Fitzsimons, dis-je ; je vais vous dire pourquoi j’ai été obligé de changer mon nom, qui est effectivement Barry, et le meilleur nom d’Irlande. Je l’ai changé, monsieur, parce que, la veille de mon arrivée à Dublin, j’avais tué un homme dans un duel à mort, un Anglais, monsieur, et capitaine au service de Sa Majesté ; et si vous faites mine le moins du monde de me retenir, ce même bras qui l’a tué est prêt à vous punir ; et par le ciel ! monsieur, l’un de nous deux ne sortira pas vivant de cette chambre. »

À ces mots, je tirai mon épée comme l’éclair, et poussant un « Ah ! ah ! » et frappant du pied, je me fendis à un pouce du cœur de Fitzsimons, qui recula pâle comme la mort, tandis que sa femme, avec un cri, se jetait entre nous.

« Cher Redmond, dit-elle, apaisez-vous. Fitzsimons, vous ne voulez pas verser le sang de ce pauvre enfant ! Laissez-le partir ! au nom du ciel, laissez-le partir !

— Il peut aller se faire pendre ailleurs, dit Fitzsimons d’un ton bourru, et il fera bien de partir au plus vite, car le joaillier et le tailleur sont déjà venus, et ils seront ici avant peu. C’est Moïse, le prêteur sur gages, qui l’a dénoncé ; c’est de lui que je tiens moi-même la nouvelle. » D’où je conclus que M. Fitzsimons avait été lui porter l’uniforme qu’il s’était procuré chez le tailleur, le jour où ce dernier m’avait fait pour la première fois crédit.

À quoi aboutissait notre conversation ? Où trouver un asile pour le descendant des Barry ? Notre maison m’était fermée par ce malheureux duel. J’étais expulsé de Dublin par une persécution dont je devais, j’en conviens, accuser ma propre imprudence. Je n’avais pas de temps à perdre pour me décider. Pas de lieu où me réfugier. Fitzsimons, après m’avoir traité comme on l’a vu, avait quitté la chambre en grommelant, mais sans hostilité : sa femme avait insisté pour nous faire donner la main, et pour qu’il promît de ne pas me tourmenter. Le fait est que je ne devais rien à cet homme ; au contraire, j’avais en poche un billet de lui pour argent perdu au jeu. Quant à mon amie, mistress Fitzsimons, elle s’assit sur le lit et éclata en sanglots bel et bien. Elle avait ses défauts, mais le cœur était bon ; et quoiqu’elle n’eût au monde que trois shillings en argent et quatre pence en cuivre, la pauvre âme me les fit prendre avant de la quitter, — pour aller où ? Mon parti était arrêté ; il y avait une vingtaine de compagnies de recrutement dans la ville, qui racolaient des hommes pour rejoindre nos vaillantes armées d’Amérique et d’Allemagne. Je savais où en trouver une, m’étant trouvé à côté du sergent à une revue au parc du Phœnix, où il m’avait indiqué les personnages intéressants à connaître, en reconnaissance de quoi je lui avais payé à boire.

Je donnai un de mes shillings à Sullivan, le maître d’hôtel des Fitzsimons, et, gagnant précipitamment la rue, je courus à une petite taverne où logeait ma connaissance, et avant dix minutes j’avais accepté le shilling de Sa Majesté. Je lui racontai franchement que j’étais un jeune gentilhomme dans l’embarras ; que j’avais tué un officier en duel, et que j’étais pressé de sortir du pays. Mais j’aurais pu ne pas me mettre en frais d’explications. Le roi Georges avait trop besoin d’hommes pour s’informer d’où ils venaient, et un gaillard de ma taille, dit le sergent, était toujours le bienvenu. Vraiment je ne pouvais pas, dit-il, mieux choisir mon temps. Un bâtiment de transport était à l’ancre à Dunleary, attendant un vent favorable, et, à bord de ce vaisseau, où je me rendis le soir même, je fis des découvertes surprenantes, qui seront rapportées dans le prochain chapitre.