Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/01

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 1-28).


CHAPITRE PREMIER.

Ma généalogie et ma famille. — Je subis l’influence
de la tendre passion.


Depuis Adam, il n’y a guère eu de méfait en ce monde où une femme ne soit entrée pour quelque chose. Depuis que notre famille existe (et cela doit remonter bien près de l’époque d’Adam, tant les Barry sont anciens, nobles et illustres, comme chacun sait), les femmes ont joué un rôle important dans les destinées de notre race.

Je présume qu’il n’est pas un gentilhomme en Europe qui n’ait entendu parler de la maison de Barry de Barryogue, du royaume d’Irlande, car on ne trouverait pas un nom plus fameux dans Gwillim ou d’Hozier ; et, bien que, comme homme du monde, j’aie appris à mépriser de tout cœur les prétentions à une haute naissance qu’affichent certaines gens qui n’ont pas plus de généalogie que le laquais qui nettoie mes bottes, et quoique je rie de pitié de la gloriole d’un bon nombre de mes compatriotes qui tous, à les en croire, descendent des rois d’Irlande, et vous parlent d’un domaine qui ne suffirait pas à nourrir un cochon, comme si c’était une principauté ; cependant la vérité m’oblige à déclarer que ma famille était la plus noble de l’île, et peut-être de l’univers entier ; et que leurs possessions, maintenant insignifiantes, et arrachées de nos mains par la guerre, par la trahison, par la négligence, par la prodigalité de nos ancêtres, par la fidélité à l’ancienne foi et à l’ancien monarque, étaient jadis prodigieuses, et embrassaient plusieurs comtés, à une époque où l’Irlande était bien autrement prospère qu’aujourd’hui. Je placerais la couronne irlandaise au-dessus de mon écusson, si tant de sots qui usurpent cette distinction ne la rendaient pas commune.

Qui sait si, sans la faute d’une femme, je ne porterais pas, à l’heure qu’il est, cette couronne ? Vous faites un mouvement d’incrédulité. Et pourquoi pas ? Si mes compatriotes avaient eu, pour les conduire, un vaillant chef, au lieu de ces plats coquins qui plièrent le genou devant Richard II, ils auraient pu être libres ; s’il y avait eu un homme résolu pour tenir tête à cet infâme assassin d’Olivier Cromwell, nous nous serions à tout jamais débarrassés des Anglais. Mais il n’y avait pas, sur le champ de bataille, de Barry pour lutter contre l’usurpateur ; au contraire, mon ancêtre, Simon de Barry, arriva avec le susdit monarque, et épousa la fille du roi de Munster, dont il avait massacré les fils dans le combat.

Du temps d’Olivier, il était trop tard, pour un chef du nom de Barry, de lever son étendard contre celui du sanguinaire brasseur. Nous n’étions plus princes du pays ; notre infortunée race avait perdu ses possessions un siècle auparavant, et par la trahison la plus honteuse. Je sais que c’est un fait, car ma mère m’a souvent conté cette histoire, et l’avait consignée dans une tapisserie généalogique qui était appendue dans le salon jaune de Barryville, où nous vivions.

Ce même domaine, que les Lyndon possèdent aujourd’hui en Irlande, appartenait jadis à ma famille. Rory Barry de Barryogue en était propriétaire du temps d’Élizabeth, et de la moitié du Munster en outre. Le Barry était toujours en guerre avec les O’Mahony, à cette époque ; et il arriva qu’un certain colonel anglais passa par le pays du Barry avec une troupe d’hommes d’armes, le jour même où les O’Mahony avaient fait une incursion sur nos terres et enlevé un nombre effroyable de nos troupeaux.

Ce jeune Anglais, dont le nom était Roger Lyndon, Linden, ou Lyndaine, ayant été reçu avec beaucoup d’hospitalité par le Barry, et le voyant sur le point de faire à son tour une incursion sur les terres des O’Mahony, lui offrit l’aide de son épée et de ses lances, et se comporta si bien, à ce qu’il paraît, que les O’Mahony furent complètement battus, que tout ce qu’avait perdu le Barry fut recouvré, et qu’en sus, dit la vieille chronique, il en prit aux O’Mahony deux fois autant.

On était au commencement de la saison d’hiver ; le jeune soldat fut pressé par le Barry de ne pas quitter sa maison de Barryogue, et il y resta plusieurs mois, ses hommes étant logés avec les gallowglasses de Barry, homme pour homme, dans les chaumières aux alentours. Ils se conduisirent, comme c’est leur coutume, avec la plus intolérable insolence envers les Irlandais ; à tel point qu’il s’ensuivait continuellement des combats et des meurtres, et que les habitants jurèrent de les exterminer.

Le fils du Barry (duquel je descends) était aussi hostile aux Anglais qu’aucun homme de son domaine ; et comme ils ne voulurent pas s’en aller quand on le leur enjoignit, lui et ses amis se consultèrent ensemble et arrêtèrent de détruire ces Anglais jusqu’au dernier.

Mais ils avaient mis une femme du complot, et c’était la fille du Barry. Elle était amoureuse de l’Anglais Lyndon, et lui révéla tout le secret ; et ces lâches d’Anglais prévinrent leur juste massacre, en tombant sur les Irlandais et en tuant Phaudrig Barry, mon ancêtre, et plusieurs centaines de ses hommes. La croix de Barry-Cross, près de Carrignadihioul, est le lieu où se passa cette odieuse boucherie.

Lyndon épousa la fille de Roderick Barry, et revendiqua le bien qu’il laissait ; et quoique les descendants de Phaudrig fussent vivants, comme vraiment ils le sont en ma personne[1], sur leurs réclamations auprès des tribunaux d’Angleterre, le domaine fut adjugé à l’Anglais, comme ç’a toujours été le cas, lorsqu’il s’est agi d’Anglais et d’Irlandais.

Ainsi, sans la faiblesse d’une femme, j’aurais eu de naissance ces mêmes biens que j’ai dus plus tard à mon mérite, comme vous le saurez. Mais continuons l’histoire de ma famille.

Mon père était bien connu dans les meilleurs cercles, tant de ce royaume-ci que de celui d’Irlande, sous le nom de Roaring (braillard) Harry Barry. Comme beaucoup d’autres jeunes fils de familles distinguées, la robe devait être sa carrière, ayant été mis chez un célèbre procureur de Sackville-Street, dans la ville de Dublin ; et d’après ses dispositions remarquables et son aptitude à apprendre, il n’y a pas de doute qu’il n’eût fait grande figure dans sa profession, si ses qualités sociables, son goût pour les plaisirs du sport, et la grâce extraordinaire de ses manières ne l’eussent destiné à une plus haute sphère. Pendant qu’il était clerc de procureur, il avait sept chevaux de course, et suivait régulièrement les chasses à courre du Kildare et du Wicklow ; il soutint sur son cheval gris, Endymion, ce fameux pari contre le capitaine Punter, que se rappellent encore les amateurs du sport, et dont je fis faire un magnifique tableau qui est accroché au-dessus de la cheminée de ma salle à manger, dans le château de Lyndon. L’année d’après, il eut l’honneur de monter ce même Endymion devant feu Sa Majesté le roi George II, à Epsom Downs, et y obtint le prix et l’attention de cet auguste souverain.

Quoiqu’il fût le second fils de notre famille, mon cher père entra naturellement en possession du domaine (alors misérablement réduit à 400 livres par an), car le fils aîné de mon grand-père, Cornelius Barry (appelé le chevalier Borgne, à cause d’une blessure qu’il avait reçue en Allemagne), resta fidèle à l’ancienne religion dans laquelle notre famille avait été élevée, et servit non-seulement à l’étranger avec honneur, mais contre Sa très-sacrée Majesté George II, dans les malheureux troubles d’Écosse, en 45. Il sera parlé plus au long du chevalier ci-après.

Si mon père se convertit, j’ai à en remercier ma chère mère, miss Bell Brady, fille d’Ulysse Brady, de Castle Brady, comté de Kerry, Esquire et J. P[2]. C’était la plus belle femme de son époque, à Dublin, et elle y était universellement appelée l’irrésistible. L’ayant vue à l’assemblée, mon père devint passionnément épris d’elle ; mais elle avait l’âme trop haut placée pour épouser un papiste ou un clerc de procureur ; et ainsi, par amour pour elle, les bonnes vieilles lois étant alors en vigueur, mon cher père chaussa les pantoufles de mon oncle Cornelius, et prit le domaine de la famille. Outre l’influence des beaux yeux de ma mère, plusieurs personnages, et de la société la plus distinguée, contribuèrent à cet heureux changement, et j’ai souvent entendu raconter en riant l’histoire de la rétractation de mon père, qui fut solennellement prononcée à la taverne, en présence de sir Dick Ringwood, de lord Bagwig, du capitaine Punter, et de deux ou trois autres jeunes petits-maîtres de la ville. Roaring Earry gagna 800 pièces le même soir, au pharaon, et fit le lendemain matin les poursuites judiciaires qu’il fallait contre son frère ; mais sa conversion jeta du froid entre lui et mon oncle Corney, qui se joignit aux rebelles en conséquence.

Cette grande difficulté étant levée, mylord Bagwig prêta à mon père son yacht, qui était alors au Pigeon-House, et la charmante Bell Barry se décida à s’enfuir avec lui en Angleterre, quoique ses parents fussent opposés à cette union, et que ses amoureux (comme je l’ai ouï dire des milliers de fois) fussent des plus nombreux et des plus riches de tout le royaume d’Irlande. Ils furent mariés au Savoy, et mon grand-père étant mort très-peu de temps après, Harry Barry, Esquire, prit possession de sa propriété paternelle, et soutint notre illustre nom avec honneur à Londres. Il blessa le fameux comte Tiercelin, derrière Montague-House ; il fut membre du club de White, et habitué de tous les chocolatiers ; et ma mère, de son côté, ne fit pas une médiocre figure. Enfin, après son grand jour de triomphe devant Sa sacrée Majesté, à Newmarket, la fortune de Harry fut sur le point d’être faite, car le gracieux monarque promit de le pourvoir. Mais, hélas ! ce soin fut pris par une autre Majesté, dont la volonté n’admet ni délai ni refus, à savoir, par la mort, qui se saisit de mon père aux courses de Chester, me laissant orphelin et sans ressources. Paix à ses cendres ! Il n’était pas sans défauts, et dissipa toute notre fortune princière de famille ; mais jamais plus brave compagnon ne vida un rouge-bord ou n’appela un dé, et il allait à six chevaux en homme du grand monde.

Je ne sais si Sa gracieuse Majesté fut très-affectée de cette mort subite de mon père, quoique ma mère dise qu’il versa quelques larmes royales à cette occasion. Mais elles ne nous servirent à rien ; et tout ce qui fut trouvé dans la maison pour la femme et les créanciers fut une bourse de quatre-vingt-dix guinées, que ma chère mère prit naturellement avec l’argenterie de sa famille, et la garde-robe de mon père et la sienne ; et les mettant dans notre grand carrosse, elle partit pour Holyhead, d’où elle s’embarqua pour l’Irlande. Le corps de mon père nous accompagna dans le plus beau cercueil à panaches que l’argent pût acheter ; car bien que, de son vivant, le mari et la femme eussent eu de fréquentes querelles, cependant, à la mort de mon père, sa fière veuve oublia tous ses griefs, l’enterra de la façon la plus grandiose qu’on eût vue de longtemps, et lui érigea un monument (que je payai dans la suite) qui le proclamait le plus sage, le plus irréprochable et le plus affectueux des hommes.

En s’acquittant de ces tristes devoirs envers son époux défunt, la veuve dépensa presque jusqu’à sa dernière guinée, et, vraiment, elle en aurait dépensé bien davantage si elle avait fait droit au tiers des demandes d’argent que lui attirèrent ces cérémonies. Mais la population qui entourait notre vieille maison de Barryogue, quoiqu’elle n’aimât point mon père à cause de son changement de religion, se déclara néanmoins pour lui en ce moment, et voulait exterminer les pleureurs envoyés par M. Plumer, de Londres, avec les dépouilles mortelles. Le monument et le caveau, dans l’église, étaient alors, hélas ! tout ce qui restait de mes vastes possessions ; car mon père avait vendu jusqu’au dernier baliveau de la propriété à un certain Notley, un procureur, et nous ne reçûmes qu’un froid accueil dans sa maison, qui était une misérable vieille masure[3].

La splendeur des funérailles ne manqua pas d’accroître la réputation de la veuve Barry comme femme de cœur et comme femme à la mode, et lorsqu’elle écrivit à son frère Michael Brady, ce digne gentilhomme traversa aussitôt tout le pays pour la serrer dans ses bras, et l’inviter au nom de sa femme à venir au château de Brady.

Mick et Brady s’étaient querellés, comme font tous les hommes, et avaient échangé de gros mots pendant que Barry faisait la cour à miss Bell. Lorsqu’il l’enleva, Brady jura qu’il ne pardonnerait jamais ni à Barry ni à Bell ; mais étant venu à Londres dans l’année 46, il se réconcilia avec Roaring Harry, et demeura dans sa belle maison de Clarges-Street, et perdit quelques pièces contre lui au jeu, et cassa la tête à un ou deux watchmen en sa compagnie ; souvenirs qui rendirent Bell et son fils très-chers au bon gentilhomme, et il les reçut à bras ouverts. Mistress Barry ne fit pas d’abord, et peut-être fut-elle sage, connaître à ses parents quelle était sa position ; mais arrivant dans un grand carrosse doré, avec d’énormes armoiries, elle fut prise par sa belle-sœur et par le reste du comté pour une personne d’une fortune considérable et d’une haute distinction.

Pour un temps donc, et comme il était juste et convenable, mistress Barry donna le ton au château de Brady. Elle faisait marcher les domestiques, et leur apprenait, ce dont ils avaient grand besoin, un peu de la bonne tenue qu’on a à Londres ; et l’Anglais Redmond, comme on m’appelait, était traité comme un petit lord, et avait pour lui une servante et un laquais, et le digne Mick payait leurs gages, ce qui était beaucoup plus qu’il ne faisait pour ses propres domestiques, s’efforçant de tout son pouvoir de procurer à sa sœur tout le bien-être que pouvait se permettre une affligée. Maman, en retour, arrêta que, lorsque ses affaires seraient arrangées, elle allouerait à son bon frère une belle somme pour l’entretien de son fils et le sien, et promit de faire venir son riche mobilier de Clarges-Street pour orner les chambres un peu délabrées du château de Brady. Mais il advint que le coquin de propriétaire saisit toutes les chaises et tables qui devaient de droit appartenir à la veuve. Le bien dont j’étais héritier était aux mains de créanciers rapaces ; et le seul moyen de subsistance qui restât à l’enfant était une rente de cinquante livres sur la propriété de mylord Bagwig, qui avait fait plusieurs affaires de turf avec le défunt. Et ainsi les libérales intentions de ma chère mère à l’égard de son frère ne furent, comme de raison, jamais remplies.

Il faut avouer, et cela fait fort peu d’honneur à mistress Brady, de Castle Brady, que lorsque la pauvreté de sa belle-sœur fut ainsi dévoilée, elle oublia tous les égards qu’elle avait coutume de lui témoigner, mit à la porte mes domestiques mâle et femelle, et dit à mistress Barry qu’elle pouvait les suivre aussitôt qu’elle voudrait. Mistress Mick était d’une famille de bas étage, et avait des sentiments sordides : après une couple d’années (durant lesquelles elle avait économisé presque tout son petit revenu), la veuve se rendit au désir de mistress Brady. En même temps, cédant à un ressentiment fort juste, mais prudemment diminué, elle fit vœu de ne jamais repasser la porte du château de Brady, tant qu’en vivrait la maîtresse.

Elle meubla sa nouvelle demeure avec beaucoup d’économie et considérablement de goût ; et jamais, malgré toute sa pauvreté, elle ne rabattit rien de la considération qui lui était due, et que tout le voisinage lui accordait. Comment, en effet, refuser du respect à une dame qui avait vécu à Londres, qui y avait fréquenté la société la plus fashionable, et avait été présentée (comme elle le déclara solennellement) à la cour ? Ces avantages lui donnaient un droit qui paraît être exercé en Irlande sans beaucoup de retenue par les gens du pays qui le possèdent : le droit de regarder avec mépris toute personne qui n’a pas eu l’occasion de quitter la mère patrie et d’habiter quelque temps l’Angleterre. Ainsi toutes les fois que mistress Brady se montrait dans une nouvelle toilette, sa belle-sœur disait : « Pauvre créature ! comment peut-on s’attendre à ce qu’elle connaisse rien de la mode ? » Et quoique satisfaite, comme elle l’était, d’être appelée la belle veuve, mistress Barry était plus satisfaite encore d’être appelée la veuve anglaise.

Mistress Brady, pour sa part, n’était pas lente à la riposte ; elle avait coutume de dire que le défunt Barry était un banqueroutier et un mendiant ; et que, quant à la société fashionable qu’il voyait, il la voyait de la petite table de mylord Bagwig, dont il était connu pour être le flatteur et le parasite. Sur le compte de mistress Barry, la dame du château de Brady faisait des insinuations encore plus pénibles. Mais pourquoi irions-nous reproduire ces accusations, ou ramasser des caquets vieux de cent ans ? C’était sous le règne de George II que les susdits personnages vivaient et se querellaient ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant, et les feuilles du dimanche et les tribunaux ne nous fournissent-ils pas chaque semaine des diffamations plus nouvelles et plus intéressantes ?

En tout cas, il faut avouer que mistress Brady, après la mort de son mari et sa retraite, vécut d’une façon à défier la médisance ; car, tandis que Bell Brady avait été la fille la plus coquette de tout le comté de Wexford, ayant la moitié des célibataires à ses pieds et force sourires et encouragements pour chacun d’eux, Bell Barry adoptait une réserve pleine de dignité qui allait presque jusqu’à l’ostentation, et était aussi empesée qu’aucune quakeresse. Plus d’un, qui avait été épris des charmes de la fille, renouvela ses offres à la veuve ; mais mistress Barry refusa toute offre de mariage, déclarant qu’elle ne vivait plus que pour son fils et pour la mémoire du saint qu’elle avait perdu.

« Quel saint, miséricorde ! disait la méchante mistress Brady. Harry Barry était un aussi gros pécheur que pas un, et il est notoire que Bell et lui se détestaient. Si elle ne veut pas se marier maintenant, soyez-en sûr, l’artificieuse n’en a pas moins un mari en vue, et elle attend seulement que lord Bagwig soit veuf. »

Et quand cela eût été, eh bien, après ? La veuve d’un Barry n’était-elle pas un parti convenable pour n’importe quel lord d’Angleterre ? et n’avait-il pas toujours été dit qu’une femme rétablirait la fortune de la famille Barry ? Si ma mère s’imaginait qu’elle devait être cette femme, je pense que c’était de sa part une idée très-légitime, car le comte (mon parrain) était toujours très-attentif pour elle ; et je n’ai jamais su à quel point cette idée de m’assurer une bonne position dans le monde s’était emparée de l’esprit de maman, jusqu’au mariage de Sa Seigneurie, en 57, avec miss Goldmore, la riche fille du nabab indien.

En attendant, nous continuâmes de résider à Barryville, et, à considérer l’exiguïté de notre revenu, nous avions un état de maison merveilleux. Dans la demi-douzaine de familles qui formaient la congrégation de Brady’s Town, il n’y avait pas une seule personne dont l’extérieur fût aussi respectable que celui de la veuve, qui, quoique toujours vêtue de deuil, en mémoire de feu son mari, prenait soin que ses habits fussent faits de manière à faire ressortir le plus possible ses avantages, et passait bien, je crois, six heures chaque jour de la semaine à les couper, garnir et ajuster à la mode. Elle avait les plus vastes des paniers, et le plus beau des falbalas, et une fois par mois (sous le couvert de mylord Bagwig) arrivait une lettre de Londres contenant les bulletins de modes les plus nouveaux. Son teint était si éclatant qu’elle n’avait pas à mettre de rouge, comme c’était la mode à cette époque. Non, elle laissait le rouge et le blanc, disait-elle (et le lecteur peut conclure de là combien ces deux dames se haïssaient) à mistress Brady, dont aucun plâtre ne pouvait éclaircir le teint jaune. En un mot, c’était une beauté si accomplie, que toutes les femmes du pays se modelaient sur elle, et que les jeunes gens venaient de dix milles à la ronde à l’église de Castle Brady, rien que pour la voir.

Mais si (comme toutes les autres femmes que j’ai vues dans le monde ou dans les livres) elle était fière de sa beauté, c’est une justice à lui rendre, elle était encore plus fière de son fils, et elle m’a dit mille fois que j’étais le plus beau garçon du monde. C’est affaire de goût. Un homme de soixante ans, néanmoins, peut bien convenir, sans grande vanité de ce qu’il était à quatorze, et je dois dire que je pense que l’opinion de ma mère n’était pas sans quelque fondement. Le plaisir de la bonne âme était de me parer ; et, les dimanches et jours de fête, je sortais en habit de velours avec une épée à poignée d’argent à mon côté, et une jarretière d’or à mon genou, aussi pimpant qu’aucun lord du pays. Ma mère me broda plusieurs vestes splendides, et j’avais quantité de dentelles pour mes manchettes, et un ruban neuf pour mes cheveux, et quand nous nous rendions à pied à l’église le dimanche, l’envieuse mistress Brady elle-même était forcée de reconnaître qu’il n’y avait pas un plus joli couple dans le royaume.

Comme de raison, aussi, la dame de Castle Brady avait coutume de ricaner, parce que, dans ces occasions, un certain Tim, qu’on appelait mon valet, nous suivait, ma mère et moi, à l’église, portant un gros livre de prières et une canne, et revêtu de la livrée d’un de nos beaux laquais de Clarges-Street, laquelle, Tim ayant les jambes tortues, ne lui allait pas parfaitement bien. Mais, quoique pauvres, nous étions des gentilshommes, et des sarcasmes ne pouvaient nous faire renoncer à ces distinctions qui étaient l’apanage de notre rang. Nous nous rendions donc à notre banc avec autant d’apparat et de gravité qu’auraient pu le faire la femme et la fille du lord-lieutenant. Une fois là, ma mère donnait les répons et les amen d’une voix haute et digne que c’était plaisir d’entendre ; elle avait, en outre, une belle et forte voix pour le chant, art dans lequel elle s’était perfectionnée à Londres sous un maître à la mode, et elle exerçait son talent de telle sorte que vous auriez eu de la peine à entendre aucune autre des voix de la petite congrégation qui voulaient se joindre au psaume. Continuellement elle nous parlait, aux voisins et à moi, de son humilité et de sa piété, nous les démontrant si bien que j’aurais défié le plus obstiné de ne la point croire.

Quand nous quittâmes Castle Brady, nous vînmes occuper une maison dans Brady’s Town, que maman baptisa Barryville. Je conviens que c’était bien peu de chose, mais vraiment nous en tirâmes grand parti. J’ai fait mention de la généalogie de famille qui était dans le salon, appelé par maman le salon jaune ; ma chambre à coucher était appelée la chambre à coucher rose, et la sienne la chambre orange (comme je me les rappelle bien toutes !) ; et, à l’heure du dîner, Tim sonnait régulièrement une grosse cloche, et nous avions chacun pour boire un gobelet d’argent, et ma mère se vantait avec justice que j’avais à mon côté une bouteille d’aussi bon claret qu’aucun squire du pays. Et je l’avais effectivement, mais il ne m’était pas permis, comme de raison, dans mes tendres années, de boire une seule goutte de ce vin, qui atteignit ainsi un âge considérable, même dans le carafon.

L’oncle Brady (en dépit des querelles de famille) découvrit le fait ci-dessus un jour qu’il vint à Barryville à l’heure du dîner, et qu’il eut le malheur de goûter le vin. Si vous aviez vu comme il cracha et fit la grimace ! Pourtant le digne homme n’était pas difficile pour son vin ni pour la compagnie dans laquelle il le buvait. Il se grisait, ma foi ! indifféremment avec le prêtre protestant ou le prêtre catholique ; avec ce dernier, à la grande indignation de ma mère, car, en vraie Nassauïte, elle méprisait cordialement tous ceux de l’ancienne foi, et c’est tout au plus si elle se serait assise dans la même chambre qu’un de ces aveugles papistes. Mais le squire n’avait pas de tels scrupules ; c’était l’être le plus facile à vivre, le plus oisif, le meilleur qu’on eût jamais vu, et il passait bien des heures à tenir compagnie à la veuve, lorsqu’il était las chez lui de mistress Brady. Il m’aimait, disait-il, autant qu’aucun de ses fils, et à la fin, après que la veuve eut tenu bon pendant une couple d’années, elle consentit à me permettre de retourner au château ; mais, quant à elle, elle garda résolûment le serment qu’elle avait fait au sujet de sa belle-sœur.

Le premier jour que je retournai à Castle Brady, mes épreuves, on peut le dire en un sens, commencèrent. Mon cousin, master Mick, un énorme monstre de dix-neuf ans (qui me haïssait, et je le lui rendais bien, je vous le promets), m’insulta à dîner sur la pauvreté de ma mère, et fit rire toutes les filles de la famille. Aussi, quand nous allâmes à l’écurie, où Mick allait toujours fumer sa pipe de tabac après dîner, je lui en touchai deux mots, et il y eut un combat d’au moins dix minutes, dans lequel je lui tins tête comme un homme, et lui pochai l’œil gauche, quoique je n’eusse alors, moi-même, que douze ans. Comme de raison, il me rossa ; mais, une rossée ne fait que peu d’impression sur un garçon de cet âge, comme je l’avais prouvé maintes fois auparavant avec les galopins de Brady’s Town, dont pas un, à mon âge, n’était de ma force. Mon oncle fut enchanté quand il apprit ma prouesse ; ma cousine Nora apporta du papier brouillard et du vinaigre pour mon nez, et je m’en allai, ce soir-là, avec une pinte de claret dans l’estomac, n’étant pas médiocrement fier, permettez-moi de vous le dire, de m’être défendu si longtemps contre Mick.

Et, quoiqu’il persistât, à me maltraiter, et qu’il fût dans l’usage de m’accueillir à coups de canne toutes les fois que je me trouvais sur son chemin, cependant j’étais très-content maintenant, à Castle Brady, de la compagnie qui était là, et de mes cousins, ou de quelques-uns d’entre eux, et des bontés de mon oncle, dont j’étais devenu un prodigieux favori. Il m’acheta un petit cheval, et m’apprit à monter dessus. Il me mena chasser à courre et à l’oiseau, et m’enseigna à tirer au vol. Et à la fin, je fus délivré de la persécution de Mick, car son frère, master Ulick, qui revenait du collège de la Trinité, et haïssait son frère aîné, comme c’est l’habitude dans les familles du grand monde, me prit sous sa protection ; et, depuis lors, comme Ulick était beaucoup plus grand et plus fort que Mick, l’Anglais Redmond, comme on m’appelait, fut laissé tranquille, excepté quand le premier jugeait convenable de me battre, ce qui arrivait toutes les fois que la chose lui convenait.

Et mon éducation n’était pas négligée sous le rapport des talents d’agrément, car j’avais des dispositions naturelles tout à fait extraordinaires pour beaucoup de choses, et j’eus bientôt dépassé la plupart des personnes qui étaient autour de moi. J’avais beaucoup d’oreille et une belle voix, que ma mère cultivait de son mieux, et elle m’enseigna à danser le menuet avec grâce et gravité, et jeta ainsi les fondements de mes futurs succès dans le monde. Les danses ordinaires, je les appris, peut-être ne devrais-je pas l’avouer, à l’office, qui, vous pouvez en être sûrs, n’était jamais sans un ménétrier, et où j’étais considéré comme sans rival pour le hornpipe et la gigue.

Quant à ce qui est de la lecture, j’eus toujours un goût prononcé pour les pièces de théâtre et les romans, comme la meilleure partie de l’éducation d’un gentilhomme, et je ne laissais jamais passer un colporteur dans le village, si j’avais un sou, sans lui acheter une ou deux ballades. Pour ce qui est de votre ennuyeuse grammaire, du grec, du latin et autre fatras semblable, je les ai toujours détestés depuis mon enfance, et j’ai dit très-formellement que je n’en voulais pas entendre parler.

Ceci, je le prouvai d’une façon assez claire à l’âge de treize ans, lorsque ma tante Biddy Brady légua cent livres sterling à maman, qui songea à employer cette somme à mon éducation, et m’envoya à la fameuse académie du docteur Tobias Tickler, à Ballywhacket, — Backwhacket (coup sur le derrière), comme mon oncle avait coutume de l’appeler. Mais, six semaines après qu’on m’eut confié à Sa Révérence, je reparus soudain à Castle Brady, ayant fait à pied quarante milles pour fuir cet odieux endroit, et laissé le docteur dans un état voisin de l’apoplexie. Le fait est qu’aux billes, aux barres ou à la boxe, j’étais à la tête de l’école, mais qu’on ne put m’amener à me distinguer dans les classes ; et après y avoir été sept fois, sans que cela me fît le moindre bien pour mon latin, je refusai tout à fait de me soumettre (ayant vu que c’était inutile), à une huitième application de verges. « Essayez de quelque autre moyen, monsieur, » dis-je au maître, quand il s’apprêta à me fustiger une fois de plus ; mais il ne voulut pas ; sur quoi, et pour me défendre, je lui lançai une ardoise, et terrassai un maître d’études écossais, avec un encrier de plomb. Tous les élèves poussèrent des houras, et quelques-uns des domestiques essayèrent de m’arrêter ; mais, tirant de ma poche un grand couteau que m’avait donné ma cousine Nora, je jurai de le plonger dans le ventre du premier qui oserait me retenir ; et, ma foi ! ils me laissèrent passer. Je couchai cette nuit à vingt milles de Ballywhacket, dans la maison d’un paysan, qui me donna des pommes de terre et du lait, et à qui je donnai, moi, cent guinées plus tard, lorsque je vins visiter l’Irlande aux jours de ma grandeur. Je voudrais bien avoir cet argent-là maintenant. Mais à quoi servent les regrets ? J’ai eu maint lit plus dur que celui où je coucherai cette nuit, et maint repas plus maigre que celui que me donna le brave Phil Murphy, le soir que je m’enfuis de l’école.

Ainsi donc, six semaines d’études, ce fut tout ce que j’eus jamais. Et je dis cela, pour apprendre aux parents ce que valent les études ; car, bien que j’aie rencontré dans le monde des gens qui ont parlé davantage sur les bouquins, particulièrement un grand lourdaud de vieux docteur aux yeux chassieux, qu’ils appelaient Johnson, et qui vivait dans une court, du côté de Fleet-Street, à Londres, cependant je le réduisis joliment vite au silence, dans une discussion (au café de Button), et en cela, et en poésie, et dans ce que j’appelle la philosophie naturelle ou la science de la vie, et en fait d’équitation, de musique, d’agilité à sauter, d’escrime, de connaissance des chevaux ou de combat de coqs, et de manières de gentilhomme accompli et d’homme à la mode, je puis dire de moi que Redmond Barry a rarement trouvé son égal. « Monsieur, » dis-je à M. Johnson dans la circonstance à laquelle je fais allusion, (il était accompagné par M. Boswell, d’Écosse, et j’avais été présenté au club par un M. Goldsmith, un homme de mon pays) « monsieur, dis-je en réponse à une grande citation de grec fulminée par ce maître d’école, vous vous figurez en savoir beaucoup plus long que moi, parce que vous citez votre Aristotle et votre Pluton, mais pouvez-vous me dire quel cheval gagnera à Epsom Downs la semaine prochaine ? — Pouvez-vous courir six milles sans prendre haleine ? — Pouvez-vous toucher l’as de pique dix fois sans manquer ? si vous le pouvez, alors, parlez-moi de votre Aristotle et de votre Pluton.

— Savez-vous à qui vous parlez ? rugit avec son accent écossais M. Boswell.

— Taisez-vous, monsieur Boswell, dit le maître d’école. Je n’avais aucun droit d’étaler mon grec devant monsieur, et il m’a très-bien répondu.

— Docteur, dis-je en le regardant d’un air malin, connaissez-vous une rime à Aristotle  ?

— Port, s’il vous plaît, » dit M. Goldsmith en riant. Et nous eûmes six rimes à Aristotle[4] avant de quitter le café ce soir-là. Cela devint une plaisanterie habituelle ensuite quand j’eus conté l’histoire ; et chez White ou au Cacaotier, vous auriez entendu les élégants dire : « Garçon, apportez une des rimes à Aristotle du capitaine Barry ! » Une fois, comme j’étais en train dans ce dernier endroit, le jeune Dick Sheridan m’appela un grand Stagyrite, plaisanterie que je n’ai jamais pu comprendre. Mais je m’écarte de mon histoire, et il faut que je revienne à la maison et à la chère vieille Irlande.

J’ai fait depuis connaissance avec les gens les plus huppés du pays, et mes manières, comme je l’ai dit, sont telles que je puis aller de pair avec eux tous ; peut-être vous étonnerez-vous qu’un petit campagnard, comme je l’étais, élevé parmi les squires irlandais et leurs inférieurs de l’écurie, et de la ferme, en soit arrivé à avoir des manières aussi élégantes qu’on m’en reconnaît sans contestation. Le fait est que j’eus un précieux instituteur en la personne d’un vieux garde-chasse, qui avait servi le roi de France à Fontenoy, et qui m’enseigna les danses et les coutumes, et une teinture de la langue de ce pays, tout en m’apprenant à manier l’épée et le sabre. Que de milles j’ai faits à son côté, dans ma jeunesse, l’écoutant me raconter de merveilleuses histoires du roi de France et de la brigade irlandaise, et du maréchal de Saxe, et des danseurs de l’Opéra ! Il avait connu aussi mon oncle, le chevalier Borgne, et avait, en vérité, mille talents qu’il m’enseigna en secret. Je n’ai jamais connu d’homme comme lui, pour faire ou lancer une mouche, pour médicamenter un cheval, ou le dresser, ou le choisir ; il m’apprit toutes sortes de mâles exercices, à commencer par celui de dénicher les oiseaux, et je considérerai toujours Phil Purcell comme le meilleur des précepteurs que j’aie pu avoir. Son défaut était de boire ; mais, là-dessus, j’ai toujours fermé un œil ; et il détestait mon cousin Mick comme du poison, mais je pouvais aussi lui pardonner cela.

Grâce à Phil, à l’âge de quinze ans j’étais plus accompli qu’aucun de mes cousins ; et je crois que la nature, aussi, avait été plus généreuse envers moi, sous le rapport de l’extérieur. Quelques-unes des filles du château de Brady (comme il vous sera dit présentement) m’adoraient. Aux foires et aux courses, plusieurs des jolies fillettes présentes disaient qu’elles aimeraient à m’avoir pour galant ; et cependant, de façon ou d’autre, il faut en convenir, je n’étais point populaire.

En premier lieu, chacun savait que j’étais terriblement pauvre ; et je crois que c’était peut-être la faute de ma bonne mère, si j’étais, aussi, terriblement orgueilleux. J’avais l’habitude de me vanter en compagnie de ma naissance, et de la splendeur de mes équipages, jardins, celliers et domestiques, et cela devant des gens qui étaient parfaitement au fait de ma position réelle. Si c’étaient des jeunes gens, et qu’ils se permissent de ricaner, je les battais, ou me faisais assommer ; et maintes fois, on m’a rapporté à la maison presque tué par un ou plusieurs d’entre eux ; et quand ma mère me questionnait, je disais que c’était une querelle de famille. « Soutenez votre nom de votre sang, Reddy, mon enfant, » disait cette sainte les larmes aux yeux ; et elle en aurait fait autant de la voix, et même des dents et des ongles.

Ainsi, à quinze ans, il n’y avait guère de garçon de vingt ans, à une demi-douzaines de milles à la ronde, que je n’eusse battu pour une cause ou une autre. Il y avait les deux fils du vicaire de Castle-Brady ; — comme de raison, je ne pouvais frayer avec de pareils mendiants, et nous eûmes plus d’une bataille à qui prendrait le haut du pavé dans Brady’s Town ; il y avait Pat Lurgan, le fils du forgeron, qui eut quatre fois l’avantage sur moi avant le combat décisif, j’eus le dessus ; et je pourrais citer une vingtaine d’autres prouesses de ce genre, n’était que ces hauts faits à coups de poing sont d’ennuyeuses choses à narrer et à discuter devant des personnes de distinction.

Mais il est un autre sujet, mesdames, sur lequel je puis discourir, et qui n’est jamais hors de propos. Jour et nuit vous aimez à l’entendre ; jeunes et vieilles, vous en rêvez et vous y pensez. Belles et laides (et ma foi, avant cinquante ans je n’ai jamais vu de femmes laides), c’est le sujet qui vous tient le plus à cœur, toutes que vous êtes ; et je pense que vous devinez mon énigme sans peine. L’amour ! vraiment, ce mot est formé à dessein des plus jolies et plus douces voyelles et consonnes de la langue, et celui ou celle qui ne se soucie pas de lire ce qui s’écrit sur un pareil sujet, n’est pas digne de m’occuper un seul instant.

La famille de mon oncle se composait de dix enfants, qui, comme c’est la coutume dans les nombreuses familles, étaient divisés en deux camps ; les uns étant du côté de leur maman, les autres prenant parti pour mon oncle, dans toutes les fréquentes querelles qui s’élevaient entre sa femme et lui. À la tête de la faction de mistress Brady, était Mick, le fils aîné, qui me haïssait tant et détestait son père, qui l’empêchait d’entrer en jouissance de ses propriétés ; tandis qu’Ulick, le second frère, était l’enfant chéri de son père ; et, en revanche, master Mick avait une peur effroyable de lui. Je n’ai pas besoin de nommer les filles ; j’eus dans la suite assez d’ennuis avec elles, Dieu sait ! et l’une d’elles fut la cause de mes premiers chagrins. C’était (quoique assurément toutes ses sœurs prétendissent le contraire), c’était la belle de la famille, miss Honoria Brady de son nom.

Elle disait n’avoir que dix-neuf ans à cette époque, mais je pouvais lire aussi bien qu’un autre la feuille volante de la Bible de famille (c’était un des trois livres qui, avec le trictrac, formaient la bibliothèque de mon oncle), et je savais qu’elle était née l’année 37, et avait été baptisée par le docteur Swift, doyen de Saint-Patrick, à Dublin ; elle avait donc vingt-trois ans à l’époque où elle et moi étions si souvent ensemble.

Quand je me mets à songer à elle maintenant, je me rends bien compte qu’elle ne pouvait pas être jolie, car sa face était des plus grasses et sa bouche des plus grandes ; elle était toute marquée de taches de rousseur comme un œuf de perdrix, et ses cheveux étaient de la couleur d’un certain légume que nous mangeons avec le bœuf bouilli, pour me servir du terme le plus doux. Mainte et mainte fois, ma mère faisait ces remarques-là sur elle, mais je n’en croyais rien alors, et de façon ou d’autre, j’en étais venu à considérer Honoria comme un être angélique, bien au-dessus de tous les autres anges de son sexe.

Et comme nous savons très-bien qu’une dame habile à danser ou à chanter ne peut jamais se perfectionner sans étudier beaucoup en son particulier, et que le chant ou le menuet qu’on exécute avec une aisance si gracieuse dans l’assemblée a demandé beaucoup de travail et de persévérance, ainsi en est-il des chères créatures qui sont expertes dans l’art de la coquetterie. Honoria, par exemple, s’exerçait toujours, et c’était votre serviteur qu’elle prenait pour sujet de ses exercices ; moi ou l’employé de l’accise, quand il venait faire sa tournée, ou l’intendant ou le pauvre curé, ou le garçon apothicaire de Brady’s Town, que je me rappelle d’avoir battu une fois pour cette raison. S’il est encore en vie, je lui fais mes excuses. Pauvre diable ! comme si c’était sa faute, à lui, s’il était victime des artifices d’une des plus grandes coquettes (eu égard à sa vie obscure et à son éducation rustique) qu’il y eût au monde.

S’il faut dire la vérité, et chaque mot de ce récit de ma vie est de la plus religieuse véracité, ma passion pour Nora commença d’une façon très-vulgaire et très-peu romanesque. Je ne sauvai pas ses jours ; au contraire, je faillis presque la tuer une fois, comme il vous sera dit. Je ne l’aperçus pas au clair de la lune jouant de la guitare, et je ne la sauvai pas des mains des brigands, comme fit Alfonso de Lindamira dans le roman ; mais un jour, après dîner, à Brady’s Town, en été, étant allé au jardin cueillir des groseilles à maquereau pour mon dessert, et ne pensant qu’aux groseilles, j’en jure sur l’honneur, je tombai sur miss Nora et sur une de ses sœurs (avec laquelle elle était amie pour le moment), qui prenaient toutes deux cette même distraction.

« Comment s’appellent en latin les groseilles à maquereau, Redmond ? » dit-elle. Elle était toujours à vous larder de ses plaisanteries, poking her fun, comme disent les Irlandais.

« Je sais le mot latin pour oie, dis-je.

— Et qu’est-ce que c’est ? s’écria miss Mysie, aussi impertinente qu’un paon.

« À vous le paquet, » dis-je (car jamais je n’ai manqué de repartie) ; et là-dessus nous nous mîmes à attaquer le groseillier, riant et causant aussi heureux que possible. Dans le cours de notre divertissement, Nora trouva moyen de s’égratigner le bras, et il saigna, et elle cria, et il était extrêmement rond et blanc, et je le bandai, et je crois qu’elle me permit de lui baiser la main ; et quoique ce fût une main aussi grosse et aussi peu élégante que vous en ayez jamais vu, cependant je considérai cette faveur comme la plus enivrante qui m’eût jamais été accordée, et retournai à la maison dans le ravissement.

J’étais un garçon beaucoup trop simple pour déguiser aucun des sentiments qu’il m’arrivait d’éprouver à cette époque, et il n’y eut pas une des huit filles de Castle Brady qui ne fût bientôt instruite de ma passion et ne plaisantât et complimentât Nora sur son galant.

Les tourments de jalousie que la cruelle coquette me fit endurer furent horribles. Elle me traitait tantôt comme un enfant, tantôt comme un homme. Elle m’abandonnait toujours lorsqu’arrivait un étranger.

« Car, après tout, Redmond, disait-elle, vous n’avez que quinze ans, et vous n’avez pas une guinée au monde. » Sur quoi je jurais que je deviendrais le plus grand héros qui fût jamais sorti de l’Irlande, et je faisais vœu d’avoir assez d’argent, avant l’âge de vingt ans, pour acheter un domaine six fois grand comme Castle Brady. Toutes vaines promesses que je ne tins pas, comme de raison ; mais je ne fais pas de doute qu’elles influèrent sur la première partie de ma vie, et qu’elles me firent faire les grandes actions pour lesquelles j’ai été célèbre, et que je raconterai bientôt dans leur ordre.

Il faut que j’en dise une, afin que mes jeunes lectrices sachent ce qu’était Redmond Barry, et quel courage et quelle indomptable passion il avait. Je demande si aucun des muguets d’aujourd’hui en ferait moitié autant en face du danger.

Vers cette époque, je dois commencer par le dire, le Royaume-Uni était en grande fermentation, sous la menace généralement accréditée d’une invasion française. Le prétendant, disait-on, était en grande faveur à Versailles ; on songeait surtout à une descente en Irlande, et les grands seigneurs et autres gens de condition, dans ce pays-là et dans toutes les autres parties du royaume, témoignaient de leur loyauté en levant des régiments de cavalerie et d’infanterie, pour résister aux envahisseurs. Brady’s Town envoya une compagnie se joindre au régiment de Kilwangan, dont master Mick était le capitaine ; et nous eûmes une lettre de master Ulick qui était au collège de la Trinité, disant que l’Université avait aussi formé un régiment, dans lequel il avait l’honneur d’être caporal. Combien je les enviais tous deux ! surtout cet odieux Mick, quand je le vis en uniforme rouge galonné, avec un ruban à son chapeau, marcher à la tête de ses hommes ! Lui, ce pauvre hère sans énergie, il était capitaine, et moi rien, moi qui me sentais autant de courage que le duc de Cumberland lui-même, et qui sentais aussi qu’un habit rouge m’irait si bien ! Ma mère disait que j’étais trop jeune pour faire partie du nouveau régiment ; mais le fait est que c’était elle qui était trop pauvre, car la dépense d’un uniforme aurait englouti une demi-année de notre revenu, et elle voulait que si son enfant se montrait, ce fût sur un pied digne de sa naissance, qu’il montât les plus beaux chevaux de course, fût des mieux vêtus, et fréquentât la compagnie la plus distinguée.

Or donc, tout le pays était tenu en éveil par la crainte de la guerre, les trois royaumes retentissant de musique militaire, et chaque homme de mérite rendant ses devoirs à la cour de Bellone, tandis que moi, hélas ! j’étais obligé de rester à la maison, dans ma veste de futaine, et de soupirer pour la gloire en secret. M. Mick venait à tout instant de son régiment, et amenait quantité de ses camarades. Leur costume et leurs airs fanfarons me remplissaient de douleur, et les invariables attentions de miss Nora pour eux me rendaient à moitié fou. Personne, néanmoins, ne mettait cette tristesse sur le compte de la jeune personne, mais plutôt sur celui de mon désappointement de ne pouvoir embrasser la profession militaire.

Un des officiers de la milice donna un grand bal à Kilwangan auquel, cela va sans dire, furent invitées toutes les dames de Castle Brady (et il y en avait une assez laide charretée). Je savais à quelles tortures cette odieuse petite coquette de Nora me mettrait par ses éternelles coquetteries avec les officiers, et refusai longtemps d’aller à ce bal. Mais elle avait une manière de venir à bout de moi, contre laquelle toute résistance de ma part était vaine. Elle jura que la voiture la rendait toujours malade. « Et comment puis-je aller au bal, dit-elle, à moins que vous ne me preniez en croupe sur Daisy ? » Daisy était une bonne jument de race appartenant à mon oncle, et, à une proposition pareille, impossible de dire non. Nous nous rendîmes donc à cheval, sains et saufs, à Kilwangan, et je me sentis aussi fier qu’aucun prince lorsqu’elle promit de danser avec moi une gigue.

Quand la gigue fut finie, l’ingrate petite coquette me dit qu’elle avait tout à fait oublié son engagement, et se mit à danser la contredanse avec un Anglais ! J’ai enduré des tourments dans ma vie, mais jamais comme celui-là. Elle essaya de se faire pardonner sa négligence, mais je ne voulus pas. Quelques-unes des plus jolies filles s’offraient pour me consoler, car j’étais le meilleur danseur du bal. J’essayai une fois, mais j’étais trop malheureux pour continuer, et je restai seul toute la nuit au supplice. J’aurais bien joué, mais je n’avais pas d’argent, je n’avais que la pièce d’or que ma mère m’avait enjoint d’avoir toujours dans ma bourse, comme le doit un gentilhomme. Je ne me souciais pas de boire, et ne connaissais point cette terrible consolation ; mais je songeais à tuer Nora et moi, et très-certainement à me défaire du capitaine Quin.

Enfin, au matin, le bal finit. Le reste de nos dames s’en alla dans le vieux carrosse criard ; Daisy fut amenée, et miss Nora prit place derrière moi, ce que je la laissai faire sans dire une parole. Mais nous n’avions pas fait un demi-mille, qu’elle commença à essayer, par ses câlineries et ses gracieusetés, de dissiper ma mauvaise humeur.

« Il fait un froid pénétrant, cher Redmond, et vous vous enrhumerez sans mouchoir à votre cou. » À cette remarque sympathique du coussinet, la selle ne fit aucune réponse.

« Avez-vous passé une soirée agréable avec miss Clancy, Redmond ? Vous êtes restés ensemble toute la nuit, à ce que j’ai vu. » À ceci la selle ne répliqua qu’en grinçant des dents, et en donnant un coup de fouet à Daisy.

« Oh ! miséricorde ! vous faites ruer Daisy, sans-souci que vous êtes, et vous savez, Redmond, que je suis si peureuse ! » Le coussinet, là-dessus, avait passé son bras autour de la taille de la selle, peut-être même l’avait pressée le plus légèrement du monde.

« Je déteste miss Clancy, vous le savez bien ! » répond la selle ; et je n’ai dansé avec elle que parce que… parce que… la personne avec laquelle je comptais danser a trouvé bon de s’occuper ailleurs toute la nuit.

— Mais il y avait mes sœurs, dit le coussinet, riant sans se contraindre, dans la conscience orgueilleuse de sa supériorité ; et quant à moi, mon cher, je n’ai pas été cinq minutes dans la salle que j’étais engagée pour chaque danse.

— Étiez-vous obligée de danser cinq fois avec le capitaine Quin ? » dis-je ; et, oh ! l’étrange et délicieux charme de la coquetterie, je crois que miss Nora Brady, à vingt-trois ans qu’elle avait, éprouva un saisissement de joie en pensant qu’elle avait un tel pouvoir sur un innocent de quinze ans.

Comme de raison, elle répondit qu’elle ne se souciait nullement du capitaine Quin, qu’il dansait joliment, à la vérité, et qu’il babillait assez agréablement, qu’il avait bonne mine, aussi, dans son uniforme ; et s’il avait eu l’idée de l’inviter à danser, comment pouvait-elle le refuser ?

— Mais vous m’avez refusé, Nora ?

— Oh ! je puis danser avec vous tous les jours de la vie, repartit miss Nora en secouant la tête ; et danser avec son cousin au bal, il semble qu’on n’ait pas pu trouver d’autre cavalier. D’ailleurs, » dit Nora, — et ce fut là un coup douloureux et cruel qui montrait quel pouvoir elle avait sur moi, et comme elle en usait sans pitié, — « d’ailleurs, Redmond, le capitaine Quin est un homme, et vous n’êtes qu’un enfant !

— Si jamais je le retrouve, m’écriai-je avec un jurement, vous verrez quel est le plus homme des deux. Je me battrai avec lui à l’épée ou au pistolet, tout capitaine qu’il est. Un homme, vraiment ! je me battrai avec n’importe quel homme, avec tous les hommes ! Est-ce que je n’ai pas tenu tête à Mick Brady à l’âge de onze ans ? Est-ce que je n’ai pas rossé Tom Sullivan, cette grande brute, qui en a dix-neuf ? Est-ce que je n’ai pas fait son affaire au sous-maître français ? Oh ! Nora, c’est cruel à vous de me railler ainsi ! »

Mais Nora avait cette nuit-là l’humeur railleuse, et elle poursuivit ses sarcasmes, et elle expliqua que le capitaine Quin était déjà connu pour un vaillant soldat, fameux comme homme à la mode à Londres, et que Redmond pouvait fort bien se vanter de rosser des maîtres d’études et des fils de fermiers, mais que se battre avec un Anglais, c’était toute autre chose.

Alors elle se mit à parler de l’invasion, et des affaires militaires en général, du roi Frédéric (qu’on appelait alors le héros protestant), de M. Thurot et de sa flotte, de M. Conflans et de son escadre, de Minorque, comment on l’avait attaquée, et où elle était située, et tous deux nous tombâmes d’accord que ce devait être en Amérique, et espérâmes que les Français y pourraient être rossés ferme.

Je soupirai après un moment (car je commençais à mollir) et dis combien j’avais envie d’être soldat : sur quoi, Nora eut recours à son infaillible : « Ah ! vous voulez donc me quitter ? Mais, vraiment, vous n’êtes pas de taille à faire autre chose qu’un petit tambour. » À cela je répliquai, en jurant que je serais soldat, et général aussi.

Comme nous jasions de ces niaiseries, nous arrivâmes à un endroit qui, depuis, a toujours été appelé le pont du Saut-de-Redmond. C’était un vieux pont très-haut, jeté sur une rivière suffisamment profonde et rocheuse ; et comme la jument Daisy passait ce pont avec sa double charge, miss Nora, donnant carrière à son imagination, et toujours fidèle à son thème militaire (je gagerais qu’elle pensait au capitaine Quin), miss Nora dit : « Supposez, maintenant, Redmond, vous qui êtes un tel héros, que vous traversez ce pont, et que les ennemis sont de l’autre côté !

— Je tirerais mon épée, et me frayerais un passage au travers d’eux.

— Quoi ! avec moi en croupe ? Voudriez-vous me tuer, pauvre moi ? (mademoiselle était perpétuellement à dire : pauvre moi !)

— Eh bien, alors, je vais vous dire ce que je ferais. Je ferais sauter Daisy dans la rivière et j’aborderais à la nage, avec vous deux, là où aucun ennemi ne pourrait nous suivre.

— Un saut de vingt pieds ! vous n’oseriez pas faire une pareille chose sur Daisy. Voici le cheval du capitaine, George le Noir ! j’ai entendu dire que le capitaine Qui… »

Elle ne put finir le mot ; car, rendu fou par le continuel retour de cet odieux monosyllabe, je lui criai de me bien tenir par la taille, et, donnant de l’éperon à Daisy, à l’instant je sautai avec Nora, par-dessus le parapet, au plus profond de l’eau. Je ne sais pas pourquoi maintenant ; si c’était que je voulais me noyer avec Nora, ou faire un acte devant lequel reculerait même le capitaine Quin, ou si je m’imaginais que l’ennemi était réellement en face de nous, je ne puis le dire, mais je sautai. Le cheval s’enfonça par-dessus la tête, la fille cria en s’enfonçant, et cria en remontant, et je l’amenai à moitié évanouie au bord, où nous fûmes bientôt trouvés par les gens de mon oncle, qui étaient revenus en entendant des cris. Je rentrai à la maison, et fus bientôt pris d’une fièvre qui me tint six semaines dans mon lit, et je le quittai prodigieusement grandi, et en même temps plus violemment épris encore qu’auparavant.

Au commencement de ma maladie, miss Nora avait été passablement assidue à mon chevet, oubliant pour moi la querelle de ma mère avec sa famille, que ma bonne mère voulut bien aussi oublier de la manière la plus chrétienne. Et, permettez que je vous le dise, ce n’était pas un acte peu méritoire de la part d’une femme de sa disposition hautaine, qui avait pour règle de ne pardonner à personne, que de renoncer pour l’amour de moi à son hostilité envers miss Brady, et de la recevoir avec bonté. Car, comme un jeune fou que j’étais, c’était Nora que je demandais sans cesse dans mon délire ; je ne voulais accepter de médicaments que de sa main, et n’avais que des regards rudes et maussades pour la bonne mère, qui m’aimait mieux que tout au monde, et qui, pour me rendre heureux, renonçait même à ses habitudes favorites et à ses légitimes et convenables jalousies.

À mesure que je me rétablissais, je vis que les visites de Nora devenaient chaque jour plus rares. « Pourquoi ne vient-elle pas ? » disais-je avec humeur une douzaine de fois par jour. Pour répondre à cette question, mistress Barry était obligée d’alléguer les meilleures excuses qu’elle pouvait trouver, comme de dire que Nora s’était foulé le pied, ou qu’elles s’étaient querellées, ou quelque autre réponse pour me calmer. Et mainte fois la bonne âme m’a quitté pour aller se soulager le cœur toute seule dans sa chambre, et revenir le visage souriant, de façon que je ne susse rien de sa mortification. Il est vrai que je ne prenais pas beaucoup de peine pour m’en assurer ; et même, je le crains, je n’aurais pas été très-touché si j’avais découvert la chose, car le moment où l’on devient homme, est, je pense, celui de notre plus grand égoïsme. Nous avons alors un tel désir de prendre notre vol, et de quitter le nid, qu’il n’est larmes, prières ou sentiments d’affection qui puissent contre-balancer cette irrésistible ardeur d’indépendance. Elle a dû être bien triste, cette pauvre mère, — que le ciel soit bon pour elle ! — à cette période de ma vie ; et elle m’a souvent dit depuis quelle angoisse de cœur c’était pour elle de voir tant d’années de sollicitude et d’affection oubliées par moi en une minute, et cela pour une petite coquette sans cœur, qui ne faisait que jouer avec moi en attendant qu’elle trouvât un meilleur galant. Car le fait est que durant les quatre dernières semaines de ma maladie, le capitaine Quin en personne était à demeure au château de Brady, et faisait la cour en forme à miss Nora ; et ma pauvre mère n’osa pas me donner cette nouvelle, et vous pouvez être sûr que Nora elle-même la tint secrète ; ce ne fut que par hasard que je la découvris.

Vous dirai-je comment ? La friponne était venue me voir un jour, que j’étais au lit sur mon séant, et en convalescence, et elle était si animée et si gracieuse et bonne pour moi, que mon cœur déborda de joie, et que ce matin-là j’eus même pour ma pauvre mère un mot aimable et un baiser ; je me sentais si bien que je mangeai tout un poulet, et promis à mon oncle, qui était venu me voir, d’être prêt, pour l’ouverture de la chasse, à l’accompagner, comme c’était ma coutume.

Le surlendemain était un dimanche, et j’avais pour ce jour-là un projet que j’étais déterminé à réaliser, en dépit de tous les docteurs et des injonctions de ma mère, qui étaient que je ne devais pour aucun motif quitter la maison, attendu que l’air frais me serait mortel.

Or, j’étais couché merveilleusement tranquille, composant une pièce de vers, la première que j’aie faite de ma vie, et je les donne ici avec l’orthographe dans laquelle ils furent écrits à cette époque où je n’en savais pas davantage. Et quoiqu’ils ne soient pas aussi polis et élégants que « Ardélia, soulage un malheureux berger, » et, « Quand le soleil reluit aux champs des pâquerettes, » et autres lyriques effusions de moi qui me firent tant de réputation plus tard, je les trouve assez bons pour un humble garçon de quinze ans :

LA ROSE DE FLORE
Envoyée par un jeune homme de qualité
à miss Br—dy de C—stle Br—dy
.

Sur la tour de Brady (qui viendra, la verra),
Croît de toutes les fleurs la fleur la plus jolie.
Au château de Brady vit la jeune Nora,
(Et nul ne sait combien je l’aime à la folie).
« Cette fleur, c’est Nora, dit Flore, qui l’aura ; »
Et Flore la lui donne à peine épanouie.

La déesse des fleurs lui dit : « Chère lady,
J’ai plus d’un beau parterre où la rose étincelle ;
Il est sept autres fleurs sur les tours de Brady.
Mais Nora que ses sœurs est vraiment bien plus belle.
Le Comté ni l’Irlande, au nord comme au midi,
N’ont pas un seul traisor qui soit aussi beau qu’elle.


Quelle joue est plus rouge, et quel œil est plus bleu ?
Il faux donc que Nora n’ait vécu que de roses !
La violette au bois brille moins que ses yeux,
Quand les pleurs du matin sur son velour reposes.
Le lis n’est pas si blanc, j’en atteste les dieux,
Que son cou, que ses bras, et que bien d’autres choses.

« Ma belle, allons, dit Flore, il vous faut un mari ;
Écoutez la nature et son ordre suprême.
Vous avez un poëte ici, de vous épri
Qui soupire si fort qu’il en est maigre et blême :
Prenez-le pour mari, ce cher Redmond Barry :
La rime et la raizon vous l’ordonnes de même. »

Le dimanche, ma mère ne fut pas plutôt allée à l’église, que j’appelai Phil, mon valet, et exigeai qu’il m’apportât mes plus beaux habits, dont je me parai, quoique forcé de reconnaître que j’avais tellement grandi pendant ma maladie qu’ils étaient devenus déplorablement trop petits pour moi, et, ma remarquable pièce de vers en main, je courus vers le château de Brady, bien résolu à voir ma beauté. L’air était si frais et le ciel si brillant, les oiseaux chantaient si haut et les arbres étaient si verts, que je me sentis plus animé que je ne l’étais depuis deux mois, et je m’élançai dans l’avenue (dont mon oncle avait abattu jusqu’au dernier arbre, soit dit en passant), aussi léger qu’un jeune faon. Le cœur commença à me battre quand je montai les marches verdâtres de la terrasse et que je passai par la porte vermoulue du vestibule. Monsieur et madame étaient à l’église, me dit M. Screw, le maître d’hôtel, après avoir reculé d’étonnement de me voir si changé, si allongé et si maigre, et six des demoiselles y étaient aussi.

« Miss Nora était-elle du nombre ? demandai-je.

— Non, Miss Nora n’était pas du nombre, dit M. Screw, prenant un air fort embarrassé, et capable cependant.

— Où était-elle ? » À cette question il répondit, ou plutôt me fit croire qu’il répondait avec l’ingénuité irlandaise, et me laissa à décider si elle était allée à Kilwangan en croupe derrière son frère, ou si elle était à la promenade avec sa sœur, ou malade dans sa chambre ; et tandis que je réglais cette question, M. Screw me quitta brusquement.

Je courus à l’arrière-cour, où étaient les écuries du château de Brady, et là je trouvai un dragon qui sifflait le « Roast-beef de la vieille Angleterre, » tout en étrillant un cheval de cavalerie. « À qui est ce cheval, brave homme ? criai-je. — Brave homme, en vérité ! repartit l’Anglais ; le cheval appartient à mon capitaine, qui est un peu plus brave que vous ; sachez-le bien. »

Je ne m’arrêtai pas pour l’assommer, comme j’aurais fait dans une autre circonstance, car un horrible soupçon m’avait traversé l’esprit, et je passai au jardin aussi vite que je pus.

J’avais un pressentiment de ce que j’y verrais. J’y vis le capitaine Quin et Nora qui suivaient l’allée ensemble. Elle lui donnait le bras, et le misérable caressait et pressait la main qui reposait tout contre son odieuse veste ; à quelque distance en arrière d’eux était le capitaine Fagan du régiment de Kilwangan, qui faisait la cour à Mysie, la sœur de Nora.

Il n’est vivant ou mort qui me fasse peur ; mais, à cette vue, mes genoux se mirent à trembler violemment sous moi, et je me sentis si malade, que je fus forcé de m’asseoir sur le gazon près d’un arbre contre lequel je m’appuyai, et je perdis pour une minute ou deux presque entièrement connaissance ; alors je me remis, et m’avançant vers le couple de l’allée, je tirai la petite épée à poignée d’argent que je portais toujours dans son fourreau ; car j’étais résolu à la passer au travers du corps des coupables, à les embrocher comme des pigeons. Je ne dirai pas quels sentiments autres que ceux de la rage me traversèrent la cervelle, quel amer désappointement, quel sauvage désespoir, quelle sensation comme si l’univers s’écroulait sous moi : je ne fais aucun doute que mon lecteur a été joué maintes fois par les femmes ; je m’en rapporte donc à ses souvenirs pour se rendre compte de l’effet de ce premier choc.

« Non, Norelia, disait le capitaine (car c’était alors la mode entre amoureux de s’appeler des noms les plus prétentieux tirés des romans), à l’exception de vous et de quatre autres, j’en atteste tous les dieux, nulle n’a fait sentir à mon cœur la douce flamme.

— Ah ! messieurs les hommes, messieurs les hommes ! Eugenio, dit-elle (le nom de l’animal était John), votre passion n’est pas égale à la nôtre. Nous sommes semblables… semblables à une plante dont j’ai lu l’histoire, nous ne portons qu’une fleur, et puis nous mourons !

— Voulez-vous dire que vous n’avez jamais senti d’inclination pour un autre ? demanda le capitaine Quin.

— Jamais, mon Eugenio, que pour toi ! Comment pouvez-vous faire une telle question à une nymphe pudibonde ?

— Norelia chérie ! » dit-il en portant la main de Nora à ses lèvres.

J’avais un nœud de rubans cerise qu’elle avait pris à son corsage pour me le donner, et que j’avais toujours sur moi. Je le tirai de mon sein et le jetai à la face du capitaine Quin, et me précipitai, ma petite épée nue, en criant :

« Elle en a menti ! elle en a menti, capitaine Quin ! Dégainez, monsieur, et défendez-vous, si vous êtes un homme ! »

Et à ces mots je sautai sur le monstre, et le pris au collet, tandis que Nora faisait retentir l’air de ses cris, auxquels accoururent l’autre capitaine et Mysie.

Quoique j’eusse grandi comme une asperge dans ma maladie, et que j’eusse alors presque atteint mes cinq pieds six pouces, cependant je n’étais qu’un échalas à côté de l’énorme capitaine anglais, qui avait des mollets et des épaules comme n’en eut jamais aucun porteur de chaises de Bath. Il devint très-rouge, et puis excessivement pâle, à cette attaque de ma part ; et il reculait et saisissait son épée, quand Nora, en proie à la terreur, jeta ses bras autour de lui en criant : « Eugenio ! capitaine Quin ! pour l’amour du ciel épargnez ce garçon, ce n’est qu’un enfant !

— Et qui mériterait le fouet pour son impudence, dit le capitaine ; mais n’ayez pas peur, miss Brady, je ne le toucherai pas. Votre favori n’a rien à craindre de moi ! »

À ces mots, il se baissa et ramassa le nœud de rubans que j’avais jeté aux pieds de Nora, et, le lui présentant, dit d’un ton de sarcasme :

« Quand les dames font des présents aux messieurs, c’est le moment pour les autres de se retirer.

— Bonté divine, Quin ! s’écria la jeune fille, il n’est qu’un enfant.

— Je suis un homme, hurlai-je, et je le prouverai.

— Et il n’a pas plus d’importance que mon perroquet ou mon bichon. Ne puis-je pas donner un bout de ruban à mon cousin ?

— Vous êtes parfaitement libre, miss, continua le capitaine, d’en donner autant d’aunes qu’il vous plaira.

— Monstre ! s’écria la chère fille ; votre père était un tailleur, et la caque sent toujours le hareng. Mais j’aurai ma vengeance, entendez-vous bien ! Reddy, est-ce que vous me laisserez insulter ?

— Moi, miss Nora ! dis-je, j’aurai son sang aussi sûr que mon nom est Redmond.

— J’enverrai chercher le maître d’étude pour vous rosser, mon petit garçon, dit le capitaine recouvrant sa présence d’esprit ; mais quant à vous, miss, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. »

Il ôta son chapeau sans beaucoup de cérémonie, fit une profonde révérence, et allait se retirer, quand Mick, mon cousin, arriva, ayant aussi entendu le cri.

« Holà ! holà ! Jack Quin, qu’est-ce qu’il y a ? dit Mick ; Nora en pleurs, le fantôme de Redmond l’épée nue, et vous, faisant la révérence ?

— Je vais vous dire ce qu’il y a, monsieur Brady, répondit l’Anglais : j’ai assez de miss Nora que voici, et de vos manières irlandaises. Je n’y suis pas habitué, monsieur.

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est ? dit Mick d’un ton enjoué (car il devait beaucoup d’argent à Quin, comme on le sut plus tard) ; nous vous habituerons à nos manières ou nous adopterons celles de l’Angleterre.

— Les manières des dames anglaises ne sont point d’avoir deux amoureux (des dames hanglaises, comme les appela le capitaine) ; et ainsi, monsieur Brady, je vous serai obligé de me rembourser la somme que vous me devez, et je renonce à toutes prétentions sur mademoiselle. Si elle a du goût pour les écoliers, qu’elle les prenne, monsieur.

— Bah ! bah ! Quin, vous plaisantez, dit Mick.

— Je ne fus jamais plus sérieux, répliqua l’autre.

— Par le ciel, alors prenez garde à vous ! cria Mick. Infâme séducteur ! trompeur infernal ! Vous êtes venu enlacer dans vos filets cette angélique victime ; vous lui prenez son cœur et vous la quittez, et vous vous figurez que son frère ne la défendra pas ? Dégainez à l’instant, misérable ! il faut que je vous entaille le cœur.

— C’est un assassinat en règle, dit Quin en reculant ; m’en voilà deux sur les bras à la fois. Fagan, vous ne me laisserez pas assassiner.

— Ma foi ! dit le capitaine Fagan, qui semblait fort amusé, vous pouvez vider votre querelle vous-même, capitaine Quin ; » et, venant à moi, il me dit tout bas : « Retombe sur lui, mon petit gaillard.

— Dès lors que M. Quin renonce à ses prétentions, dis-je comme de juste, je ne dois pas intervenir.

— J’y renonce, monsieur, j’y renonce, dit M. Quin de plus en plus troublé.

— Alors défendez-vous en homme, de par tous les diables ! s’écria Mick de nouveau. Mysie, emmenez cette pauvre victime ; Redmond et Fagan veilleront à ce que tout se passe loyalement entre nous.

— Eh mais… je ne… donnez-moi du temps… je suis embarrassé… je… je ne sais quel parti prendre.

— Comme l’âne entre les deux boisseaux d’avoine, dit sèchement M. Fagan, et il y a de quoi se régaler de chaque côté. »


  1. Comme nous n’avons pu trouver de preuves du mariage de mon ancêtre Phaudrig avec sa femme, je ne fais pas de doute que Lyndon détruisit le contrat, et assassina le prêtre et les témoins du mariage. — B. L.
  2. Juge de paix. — Tr.
  3. Dans une autre partie de ses Mémoires on verra M. Barry décrire cette maison comme un des plus splendides palais de l’Europe ; mais c’est une habitude qui n’est pas rare chez sa nation ; et quant à la principauté irlandaise dont il se targue, il est connu que le grand-père de M. Barry était procureur et fut l’artisan de sa propre fortune.
  4. La rime est bottle, bouteille. Port, c’est-à-dire du vin de Porto. — Tr.