Mémoires de Barras - Bonaparte à Toulon

Mémoires de Barras - Bonaparte à Toulon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 117-135).
MEMOIRES DE BARRAS
BONAPARTE A TOULON

Le fragment qu’on va lire, encadré dans une introduction et une conclusion empruntées à la préface de M. George Duruy, est extrait du tome Ier des Mémoires inédits de Barras, dont les deux premiers volumes (I : Ancien Régime et Révolution ; II : Directoire jusqu’au 18 fructidor) doivent paraître prochainement à la librairie Hachette.


Barras a pris part, une part très honorable même, au siège de Toulon en 1793. Il est juste de rendre hommage à l’énergie des mesures ordonnées par lui au début de la rébellion, à son activité, à la vaillance dont il fit preuve en payant de sa personne comme un simple soldat, le sabre de représentant au poing, lors de la grande attaque du 17 décembre contre les positions du Faron. Dugommier, qui n’aimait guère pourtant les représentans[1], signale dans le rapport sur la prise de Toulon sa belle conduite : « Que le peuple voie donc ses représentans donnant au milieu de la nuit la plus dure l’exemple de la constance, au milieu du combat l’exemple du dévouement. Saliceti, Robespierre jeune, Ricord et Fréron étaient sur le promontoire de l’Éguillette, et Barras sur la montagne du Faron ; nous étions tous alors volontaires. Cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait pour mériter la victoire[2]. » Barras put être fier d’avoir obtenu un tel témoignage — et d’un tel homme.

Dans les effroyables représailles que les républicains exercèrent contre la cité traîtresse, après l’avoir reprise par un miracle d’héroïsme, Paul Barras, à la vérité, ne fut nullement le vainqueur modéré, clément, sensible même, qu’il prétend dans ses Mémoires avoir été. Il se montra, comme ses collègues, impitoyable. Un témoin oculaire des massacres qui, à Toulon plus cruellement encore qu’à Lyon, souillèrent la belle victoire des armées conventionnelles, déclare que Barras présida de sa personne à l’une de ces tueries[3]. Souvenons-nous de la reprise de Paris sur les bandes de la Commune, il y a vingt-quatre ans. Si exécrable qu’il nous paraisse justement, le crime de la Commune en 1871 n’est pas égal à celui de Toulon en 1793. Il fut moindre : et presque aussi terrible fut pourtant l’expiation. Je trouverais k inique de reprocher à Barras des rigueurs que j’excuse chez ceux à qui le malheur des temps imposa naguère, à Paris, la douloureuse obligation d’y recourir également.

Et c’est la guerre civile, toujours semblable à elle-même, toujours hideuse depuis le plus lointain des âges ; c’est la criminelle folie des hommes, fils d’une même patrie, qui à de certains momens se ruent les uns contre les autres et s’entre-déchirent ; c’est l’héritage exécrable de Caïn égorgeant Abel, dont nous portons tous une parcelle dans nos veines et qui nous pousse à verser avec plus d’allégresse le sang de nos frères que celui de nos ennemis mêmes ; c’est tous les semeurs de germes de haine, tous les apôtres de discorde sociale que ’je maudis : ce n’est pas ceux qui, chargés par la patrie aux abois du soin de la sauver à tout prix, accomplissent rudement leur rude besogne, et, vainqueurs, chauds encore de la lutte scélérate, mesurent l’ampleur du châtiment à l’énormité du forfait.

Ainsi fit Barras à Toulon[4]. Je ne veux pas savoir s’il continua de frapper alors que la bataille était terminée, — comme l’exigeait d’ailleurs la justice sans entrailles de la Convention. Paix soit à sa mémoire, paix et silence à leur mémoire à tous sur cette page sanglante de leur histoire ! Où prendrions-nous donc le droit de condamner ces actes terribles, nous qui hier encore en avons commis de semblables ?

Quelle qu’ait été la part prise par Barras à la répression, le récit qu’il nous donne du siège lui-même semble devoir emprunter à sa qualité de témoin et d’acteur une particulière importance. Bonaparte a-t-il conçu le plan dont l’exécution entraîna la chute de la cité rebelle ? a-t-il seulement concouru par de bonnes mesures d’ordre technique au succès de ce plan conçu par un autre ? ou bien encore n’a-t-il rien fait de plus que le commun des officiers qui servaient à ses côtés ? De ces trois opinions, adoptées la première par Thiers[5], la seconde par MM. Krebs et Moris[6], la troisième par M. le colonel Iung[7], laquelle va pouvoir invoquer comme argument nouveau le témoignage des Mémoires ? Voilà qui paraîtra sans doute de plus de conséquence que de savoir si vraiment Barras a fait délivrer au jeune capitaine un habit neuf pour remplacer l’habit percé aux coudes que le futur empereur portait alors. Oh ! cet habit percé aux coudes, cet habit héroïque, dédaigné par Barras ! Comment cet homme n’a-t-il pas compris que ce misérable habit du capitaine Bonaparte au siège de Toulon parlerait à nos cœurs plus éloquemment même que le splendide manteau du sacre ? Il a cru diminuer Napoléon en nous le montrant pauvre au début de sa carrière. Combien plus pauvre encore ce calcul d’une haine maladroite et mesquine ! Car, dans cet habit troué de 93 comme dans la redingote grise de 1814, le héros ne nous paraît que plus grand. Et voilà, si je ne me trompe, un simple détail qui nous annonce déjà dans quel esprit les Mémoires vont nous exposer le rôle de Bonaparte à Toulon[8].


I

L’amiral Hood et le général O’Hara, commissaires du roi d’Angleterre, déclarèrent, le 20 novembre, que leur gouvernement approuvait les engagemens contractés en son nom avec Toulon ; qu’une fois la monarchie rétablie en France, ses conquêtes seraient restituées après une juste indemnité de frais ; et au bout de trois jours ils annoncèrent que, l’établissement de la régence intéressant l’Europe, ils ne pouvaient souscrire au désir du comité, encore moins consentir à ce que M. le comte de Provence fût appelé pour y exercer les fonctions de régent. On reconnaît toujours les Anglais à leurs actes ambigus.

De son côté, Carteaux à Ollioules était renforcé par une partie des bataillons que j’avais fait stationner aux environs de Toulon. Les autres avaient rejoint le quartier général de Lapoype à la Valette. Les troupes détachées des armées d’Italie et des Pyrénées complétaient les forces chargées de réduire Toulon.

Dans la préoccupation où j’étais de tout ce qu’allait exiger une opération aussi considérable que celle de la reprise de Toulon, maintenant au pouvoir de forces étrangères, je crus qu’il fallait d’abord faire une sérieuse attention à la partie de nos côtes de la Provence, par laquelle les ennemis pouvaient faire de nouveaux débarquemens. J’avais besoin d’un officier capable de faire des reconnaissances et de placer des batteries. Un lieutenant intelligent suffisait pour cette opération. J’en chargeai l’un des plus jeunes, qui se présenta à moi : il remplit sa mission avec promptitude et ponctualité. Satisfait du rapport qu’il me remettait à son retour, je lui dis : « Je vous remercie, capitaine. » Il me répondit fort respectueusement : « Je vous demande pardon, je ne suis que lieutenant. — Vous êtes capitaine, lui répliquai-je, parce que vous le méritez, et que j’ai le droit de vous nommer. » C’est ici la première entrevue de Bonaparte avec moi.

Je m’étais transporté au camp du général Lapoype : la discipline la plus rigoureuse y était observée ; mais, en arrivant à Ollioules, je fus frappé du désordre qui régnait dans la division de Carteaux : ses dispositions militaires étaient mal combinées ; ses batteries ne causaient aucun dommage aux vaisseaux anglais. Cette fameuse coulevrine, qui fut dans la suite d’un si grand secours, placée sans art, faisait alors un feu inutile. Nos munitions de guerre et de bouche étaient gaspillées : j’en conférai avec mon collègue Saliceti. Il pensa, comme moi, qu’il était urgent de renvoyer Carteaux à ses pinceaux ; nous fîmes part de nos observations au Comité de salut public : il nomma le médecin Doppet général en chef de l’armée de Toulon. Ce choix d’un homme estimable à beaucoup d’égards ne pouvait être approuvé quant à la capacité : nous en écrivîmes avec franchise au Comité de salut public ; nous n’avions point d’autres reproches à faire à ces deux militaires, sinon qu’ils étaient au-dessous d’une mission comme celle dont il s’agissait.

Carteaux était sans doute ce qu’on appelle ordinairement un brave homme, quand on veut désigner un homme médiocre ; mais il n’avait aucune expérience de la guerre. Celui-là aussi avait une femme prétentieuse, qui voulait se mêler d’administration et même de la guerre. Suivant le dire de quelques militaires, et notamment du jeune capitaine d’artillerie, qui déjà, à la vérité, n’était pas fort disposé à dire ni à entendre dire du bien des autres, et qui, tout en faisant sa cour à Carteaux et à sa femme, s’en moquait sans cesse, c’était Mme Carteaux qui faisait les ordres du jour, et qui allait jusqu’à les signer, naïvement ou impudemment : Femme Carteaux. Doppet était un médecin très patriote, qui avait quitté sa profession pour celle d’avocat ; puis de la profession d’avocat il était passé à celle de militaire, et il était devenu général. Je ne veux pas conclure que ses antécédens fussent incompatibles avec le métier des armes, s’il en avait eu la vocation, qui est en tout le point de départ nécessaire. Pendant ma tournée au camp de Carteaux, mécontent de ce général, et n’obtenant de lui aucun renseignement satisfaisant, dans l’impatience où j’étais de connaître notre véritable position devant la ville insurgée, je m’occupai de visiter les avant-postes. Je m’y fis accompagner par le jeune officier d’artillerie, qui s’était mis à me suivre depuis mon arrivée. « Tout va mal, me dit-il. Je dois, citoyen représentant, vous rendre compte de l’état des choses ; votre loyauté et votre rang militaire m’assurent que vous accueillerez mes observations. Je suis, continua-t-il, en butte à la faction corse, à l’arrogance de Carteaux et de sa femme ; je crois n’être pas sans quelques connaissances dans l’arme de l’artillerie. J’invoque vos lumières : tout ce que je propose d’utile est écarté. J’ai reçu l’ordre de suspendre la construction d’une batterie que je commençais à former sur un mamelon que l’ennemi a négligé d’occuper et qui nous mettrait à même de fermer ce passage et de garantir d’une surprise le bataillon commandé par Victor. Ajoutez à cela que le mamelon est situé de manière que le feu de la batterie plongerait sur les retranchemens de l’ennemi ; je sollicite votre appui : mon zèle vous répondra de la protection que vous m’accorderez lorsque vous aurez tout examiné. »

En me parlant ainsi, Bonaparte m’offrit quelques exemplaires d’une brochure qu’il venait de composer et d’imprimer à Avignon ; et il me priait de permettre qu’il en donnât aux officiers et même aux soldats de l’armée républicaine. Chargé d’un énorme ballot, il disait, en faisant sa distribution à chacun : « On peut voir si je suis patriote ! Peut-on être assez fort en révolution ? Marat et Robespierre, voilâmes saints ! ». Il ne se surfaisait point en annonçant cette profession de foi ; il est réellement impossible de rien imaginer de plus ultramontagnard que les principes de cet écrit infernal : il est au surplus aujourd’hui pièce au procès de l’histoire.

La brochure que Bonaparte répandait ainsi à profusion et dont il sollicita bientôt les représentans du peuple de lui rembourser les frais, ce qu’ils firent, en y ajoutant une gratification pour l’auteur, c’était son fameux Souper de Beaucaire. On voit, dans des ouvrages postérieurs à la circonstance que je rappelle ici, que lors de l’avènement de Bonaparte au consulat, la veuve du libraire d’Avignon qui avait imprimé son Souper de Beaucaire, s’étant présentée à Paris au consul pour lui demander le payement des frais d’impression, qui n’avaient point été acquittés, il prit le parti, non sans humiliation, de solder aussitôt cette dette plus que criarde, et qu’aurait pu rembourser au moins le général de l’armée d’Italie, à qui ses économies en donnaient bien les moyens. Il résulte évidemment de cette circonstance, si elle est constante, qu’après avoir été payé par nous, il avait gardé l’argent destiné à la libraire. Cette réclamation réveilla dans son esprit le souvenir d’une production qu’il croyait effacée de la mémoire des acteurs du temps, et dérobée à la connaissance des contemporains. Il demanda avec empressement, s’il y en avait encore quelques exemplaires dans le magasin. Il promit une somme pour retirer de la circulation tous ceux qu’on pourrait retrouver. La recherche faite à ce prix fut effectivement si minutieuse, qu’ayant écrit moi-même dans le pays, et voulant me procurer cette production que je n’avais point oubliée, je ne pus jamais en découvrir un exemplaire. J’ai appris, depuis, qu’une seule épreuve, corrigée par Bonaparte lui-même, avait échappé aux perquisitions faites à grands frais, partout où l’on en soupçonnait la trace. Cet exemplaire se trouvait miraculeusement dans les mains de M. Agricole Moureau, qui n’avait jamais voulu s’en dessaisir. M. Panckoucke, faisant, en 1818, une édition complète de ce qu’il a appelé les œuvres de Bonaparte, désira y comprendre la pièce fameuse dont il avait tant entendu signaler l’existence comme une œuvre tout à fait jacobine, conséquemment reniée par les courtisans qui, à la suite de leur empereur, veulent qu’il n’ait jamais été qu’un ange de modération. M. Moureau confia à M. Panckoucke l’exemplaire unique de cette édition princeps. Le libraire l’a compris dans sa collection, et il se trouve aujourd’hui multiplié par la répétition qu’en ont faite les compilateurs. Ainsi il a suffi d’un seul exemplaire laissé aux mains de l’imprimeur du département de Vaucluse, pour conserver ce monument du jacobinisme le plus cynique ; tant il est vrai que la presse ne permet plus la destruction des pièces que la société a intérêt de ne pas laisser périr !

En même temps que Bonaparte faisait d’aussi belles preuves de civisme, son frère Lucien, garde-magasin à Saint-Maximin, dont il avait fait changer le nom en celui de Marathon, jouait la même comédie que son aîné dans cette ville, dont il était la terreur et l’orateur perpétuel à la société populaire.

La conduite qu’il y tint est réellement incomparable, sous le rapport des excès en tout genre, en démagogie comme en impiété. Dans un même discours on l’entendait alternativement vouloir pendre tous les aristocrates, les prêtres, et poursuivre jusqu’à Dieu, qu’il bravait, défiait et reniait sans cesse, ayant littéralement exécuté ce dont les démagogues les plus délirans ont été accusés dans cette terrible époque, je veux parler de la profanation des hosties et d’infâmes turpitudes dont les saints ciboires furent l’objet. Mais nous reparlerons de Lucien, revenons à Bonaparte.

Dès sa première rencontre avec moi, je fus frappé de son activité. Ses prévenances dans son service me disposèrent favorablement pour lui. Les liaisons se forment promptement dans une vie de périls partagés : je m’empressai de satisfaire le jeune Corse surtout ce qu’il réclamait et ce qui l’intéressait personnellement. J’apaisai les préventions de Saliceti ; je lui donnai, devant tout le monde, des preuves de ma bienveillance, et l’autorisai à achever la construction de sa batterie. Pendant les préparatifs du siège, nos conversations furent fréquentes. Bientôt admis à ma table, il fut toujours placé à côté de moi. Nous sommes en général portés à la bienveillance et presque à une certaine admiration même pour l’homme qui dans un physique faible déploie plus de force que ne semble lui en avoir accordé la nature. Son âme nous paraît supérieure à son corps, et nous croyons devoir lui savoir gré d’un double triomphe. Indépendamment de cette raison, peut-être réelle à mon insu, une raison toute singulière et dont je ne veux point faire mystère m’attirait vers ce jeune lieutenant d’artillerie. Ce n’était pas seulement, dans sa petite taille, le mérite de cette activité courageuse, de ce mouvement perpétuel, de cette agitation physique qui, pleine d’énergie, commençait à la tête et ne s’arrêtait pas même aux dernières extrémités ! C’était, dis- je, dans tout cet ensemble, une ressemblance frappante avec l’un des plus fameux, ou même le plus fameux des révolutionnaires qui eussent paru sur la scène de la République. Ce révolutionnaire, dont on est impatient de savoir le nom, je n’ai point à hésiter de le nommer, dans l’expression naïve de la franchise qui dicte mes Mémoires. Eh bien ! ce ménechme de Bonaparte, c’était Marat. J’avais beaucoup vu ce dernier sur les bancs de la Convention, et même auparavant ; je ne pouvais pas avoir éprouvé plus d’attrait pour lui que n’en inspiraient et que ne permettaient sa violence perpétuelle et ses appels au carnage ; mais cependant, sans vouloir justifier ni expliquer son système comme publiciste, j’étais loin de croire Marat un diable aussi monstrueux qu’il a passé et qu’il passera toujours pour l’être : et puisque sa physionomie vient de m’être rappelée par l’apparition d’une autre devenue depuis si fameuse, je crois devoir placer ici quelques traits qui reviennent à ma mémoire sur cette première famosité, non supérieure, mais antérieure à celle de Bonaparte.

Lorsque Louvet attaqua Robespierre, Marat, placé sous la tribune, les bras croisés, parlait en sa faveur avec force gesticulations. « Je n’aime pas, dit-il, Robespierre : c’est un orgueilleux, jaloux de domination ; mais c’est un républicain pur, et je dois sous ce rapport le soutenir. Je ne suis pas plus l’ami de Danton. Je veux que les républicains soient sévères : on ne fait rien pour le peuple, et c’est le peuple qui doit consolider la Révolution. Les hommes d’État se disputent à qui sera meneur : ils oublient l’intérêt de la liberté, et n’écoutent que des passions et des intérêts funestes à la République. » Marat était républicain, mais avec une ardeur qui passait les bornes de la modération ; la moindre teinte d’un discours contraire aux principes d’égalité, de liberté, le portait aux soupçons les plus violens : bonhomme d’ailleurs dans la société, où son instruction le rendait intéressant. S’il eût vécu assez pour voir la République triomphante, il se serait, disait-il, renfermé dans la sphère de ses études, les sciences et les lettres ; et il y avait plus de bonne foi dans cette annonce de ses projets ultérieurs, qu’il n’y en aura dans la pensée de celui qui est le sujet de ce parallèle, lorsqu’il dira, quelques jours avant le passage du Rubicon, le 18 Brumaire, et après cette journée, qu’il n’a d’autre pensée que celle de se retirer à la Malmaison, pour y cultiver les mathématiques, et tout au plus pour y être juge de paix.

Lorsqu’il s’agissait de ce qu’il croyait l’intérêt de la République, aucune considération ne l’arrêtait. Il apostrophait à la tribune et dans ses écrits le meilleur de ses amis, comme il eût soutenu ses ennemis personnels, quand il les croyait attachés à la liberté. Telle était la règle de sa conduite envers Robespierre, Danton et tous ses collègues de la Convention nationale ; marchant d’ailleurs le plus souvent par sauts et par bonds, et se croyant tous les droits de l’insolence et de la bizarrerie, alors même qu’il avait l’air de suivre les devoirs de l’humanité et d’en épouser les sentimens généreux.

L’une des premières notabilités féminines de 1789, qui n’avait pas cessé d’être en mouvement depuis cette époque, Mlle Théroigne, très connue dans Paris, surtout par sa démocratie, fut soupçonnée de défection, arrêtée par le peuple et conduite au Comité siégeant aux Feuillans, aux cris répétés : « A la lanterne ! » La foule devint si grande, si considérable et si menaçante, que les membres du Comité désespéraient de sauver la pauvre amazone ; lorsque Marat arriva, le danger était imminent, même pour les membres du Comité, qui différaient de la livrer. Marat leur dit : « Je la sauverai. » Il prit par la main Mlle Théroigne, parut devant le peuple irrité, en lui disant : « Citoyens, vous voulez attenter à la vie d’une femme ! Allez-vous vous souiller d’un pareil crime ? La loi seule a le droit de la frapper : méprisez cette courtisane. Revenez, citoyens, à votre dignité. » Les paroles de l’Ami du peuple apaisèrent le rassemblement. Marat profita de cet intervalle de calme pour enlever Mlle Théroigne, et l’introduisit ensuite dans la salle de la Convention : il la sauva par cette démarche hardie. Je fus témoin d’un acte à peu près semblable rue Saint-Honoré. Le peuple avait saisi un homme vêtu d’un habit noir, poudré et frisé, suivant la mode de l’ancien régime. « A la lanterne ! » criait-on de toutes parts, « à la lanterne, l’aristocrate ! » On se disposait à l’y accrocher, lorsque Marat perça la foule, en disant : « Qu’allez-vous faire d’un aristocrate aussi méprisable ? Je le connais. » Il le saisit, et, lui donnant un coup de pied au derrière : « Voilà, dit-il, une leçon qui le corrigera. » Le peuple battit des mains, et l’aristocrate se sauva à toutes jambes.

La mort même de Marat, ont dit ses défenseurs, n’a tenu qu’à un mouvement de générosité. Charlotte Corday se présenta chez lui et elle demanda à lui parler. On lui répond qu’il est dans son bain et malade. Elle lui fait dire qu’une dame malheureuse vient réclamer sa protection et son humanité. C’est sur ces paroles rendues à Marat qu’il ordonna qu’elle fût admise. « Le malheur, citoyenne, lui dit-il en la voyant, a des droits que je n’ai jamais méconnus : asseyez-vous. » C’est alors que Charlotte Corday tira son poignard et acheva celui qui serait peut-être, quelques jours plus tard, mort de maladie. Quelle série d’événemens bien différens, si elle avait accordé la préférence à Robespierre !…

Marat donnait aux pauvres tout ce qu’il possédait : il est mort insolvable, ayant épuisé tous les bénéfices provenant de ses ouvrages et de ses journaux politiques, qui avaient eu beaucoup de vogue. J’ai peine à me rendre compte qu’un homme qui a montré parfois des actes et même des élans de sensibilité, ait débité des discours et tracé des pages qui feront à jamais frémir les siècles.

Au surplus, puisqu’une ressemblance très réelle de Bonaparte avec Marat vient de me reporter un moment sur celui-ci avec quelques détails, la suite des événemens pourra mettre le lecteur à même de continuer le parallèle ; et s’il est d’abord constant que la férocité de Marat, plus violente ou expressive, a été moins personnelle et plus désintéressée que celle de Bonaparte, on pourra juger par les faits, et leur ensemble récapitulé, lequel des deux personnages en intensité et en quantité numérique aura été le plus coupable envers l’humanité et le plus funeste à la société et à la liberté.

Ma prédilection pour Bonaparte fit taire ses ennemis. Cependant le Comité de salut public, appréciant la justesse de nos réflexions sur l’incapacité de Carteaux et de Doppet, les remplaça tous les deux par le général Dugommier. Bonaparte se trouvait présent à l’arrivée du nouveau général en chef, au moment où il venait prendre le commandement militaire. Eminemment capable, non moins loyal et généreux que brave, Dugommier accorda de suite la plus grande confiance à celui qu’il appelait, et qui s’honorait lui-même de son nom : « Mon petit protégé. » Bonaparte ne tarda pas à en abuser ; il prit bientôt un ton absolu et décisif qui déplut au général en chef. Dugommier avait une réputation et un caractère qu’on ne dominait pas : ses plans étaient à lui, et des conseils trop officieux n’y changeaient rien. Bonaparte commandait l’artillerie provisoirement, par l’absence du général Léblé (sic) et celle du commandant Donmartin, qu’une blessure grave avait forcé de se retirer sur Marseille. Ce n’était pas assez pour lui de ce commandement important, il fallait qu’il se mêlât de tout et de tout le monde. Impatienté de ses observations et de ses insinuations, tour à tour adulatrices et violentes, Dugommier invita Bonaparte à rester dans la sphère de son commandement : il le lui ordonna d’un ton ferme et qui ne permettait pas de répliquer.


II

Les désordres avaient cessé devant le nouveau général en chef. Déjà il avait ordonné toutes les dispositions défensives ; ensuite, dans un conseil de guerre, il nous lut son plan d’attaque, qui fut unanimement adopté. Mes collègues restèrent auprès du chef. J’allai prendre mon poste à la division de gauche, commandée par Lapoype.

L’armée assiégeante de Toulon ne dépassait pas vingt-cinq mille hommes : l’ennemi en opposait trente mille. Les Espagnols et les Anglais, principaux maîtres de cette ville, avaient réparé les forts et établi de nouvelles batteries ; celle de Malbousquet était maîtresse de toute la plaine. Dugommier répara la faute de nos artilleurs, qui nous laissaient ce désavantage. Dans une nuit, sur le haut d’un rocher, il construisit la terrible batterie de la Convention, qui domina l’ennemi.

Plusieurs sorties avaient été repoussées ; et le général O’Hara, poursuivi et enveloppé par nos grenadiers, était tombé en notre pouvoir. Enfin, le jour convenu, le 18 décembre, Toulon fut attaqué sur tous les points ; le combat fut sanglant. Dugommier s’empara de toutes les redoutes et des retranchemens élevés par l’ennemi : il le délogea aussi des positions formidables de Balaguier et de l’Aiguillette, dont il s’était emparé par la négligence de Bonaparte à perfectionner les moyens de défense en cet endroit, où il aurait dû placer de la grosse artillerie ; et, devenu maître de ces postes importans, Dugommier ordonna à Bonaparte d’en prendre possession. Celui-ci exécuta ce mouvement avec une lenteur qui facilita aux assiégés l’évacuation de Toulon, qui eut lieu le 19 décembre. Avant de se retirer, quand l’ennemi jugea ne pouvoir plus se maintenir dans la ville, il incendia les vaisseaux stationnés dans le port, prit ceux qui étaient armés et que commandait Trogoff, embarqua ses troupes et une partie des insurgés, mit sous voile et sortit du port ainsi que de la rade, sans éprouver de grands dommages. L’incendie de nos vaisseaux et de quelques-uns de nos établissemens maritimes fut arrêté par les employés de l’arsenal, et plus particulièrement par les forçats, qui firent des prodiges pour éteindre ces flammes allumées par les Anglais. C’est parce que, dans le récit des faits, nous avions cru ne pouvoir refuser à ces malheureux la justice qui leur revenait dans cette circonstance, qu’on a dit que nous les avions proclamés « les seuls honnêtes gens de la ville de Toulon. »

Pendant que Dugommier battait l’ennemi sur la droite, Lapoype et moi nous attaquions avec succès le fort Pharon (Faron), qu’on réputait imprenable. Masséna, que j’avais appelé de l’armée d’Italie, était avec nous. J’étais d’avis qu’on investît la place pendant la nuit ; mais la marche fut si lente, que nous n’abordâmes les parapets du fort qu’au grand jour. Un feu croisé de boulets, de mitraille et de balles renversa nos premiers rangs : nos troupes reculèrent, se dispersèrent et se réunirent au bas de la montagne. Je connaissais le pays : de concert avec le général Lapoype, qui approuva mes dispositions, j’envoyai l’adjudant général Micas, à la tête d’un détachement, avec ordre de s’emparer du pic de la montagne que je lui désignai, en suivant la route indiquée. Muni de quelques pièces de petit calibre, qu’on tira par le moyen de cordages, Micas, avec autant de célérité que de courage, parvint au passage escarpé du pas de la Masque, extermina les Espagnols qui le gardaient, et s’établit avec ses canons au pied de la montagne, derrière quelques murs à demi éboulés. De là il plongeait sur le fort Pharon. Dès que Micas eut commencé sa canonnade, qu’il soutint vivement, Lapoype et moi, nous redoublâmes la nôtre. J’avais donné mes ordres et je marchais sur Pharon, lorsqu’un des capitaines de la troupe que je conduisais, et qui était fort près de moi, tomba mort à mes pieds et tout couvert de sang ; ce sang rejaillit sur mes habits. Je ne le croyais que blessé, et je me précipitais sur lui pour le relever et le secourir, quand les soldats qui nous environnaient s’imaginèrent que c’était moi-même qui me trouvais frappé, et l’un d’eux criait avec désespoir : « Le représentant du peuple est mort ! » Je tirai aussitôt mon sabre, menaçant celui qui proférait ce cri et tous ceux qui l’auraient répété, et qui auraient porté la crainte dans l’armée en même temps qu’ils auraient averti l’ennemi. « Non, mes camarades, leur dis-je avec véhémence ; je marche encore à votre tête : nous allons triompher ensemble ! En avant, mes amis ! » L’ennemi, assailli de toutes parts, sortit du fort, dont nous nous emparâmes à l’instant, et se retira à la hâte. Toutes ses positions inférieures furent écrasées par notre feu, qui les dominait. Ainsi Toulon et le fort la Malgue, où portaient quelques-uns de nos boulets. Vaincue à droite par Dugommier, vaincue à gauche par Lapoype, l’armée ennemie opéra sa retraite. La nôtre brisa les portes de la ville insurgée. Nous entrâmes dans Toulon. Les troupes de marine, qui avaient refusé d’ouvrir, étaient rangées en bataille sur la place ; elles furent cernées, et mirent bas les armes. Nous rendîmes compte au Comité de salut public que l’armée de la République était entrée dans Toulon le 29 frimaire. Sur le rapport du Comité, la Convention nationale décréta que l’armée dirigée sur Toulon avait bien mérité de la patrie ; que le nom de Toulon serait remplacé par celui de Port-de-la-Montagne ; et que les maisons de l’intérieur de cette ville seraient rasées. Cette mesure nous parut si grave qu’elle ne fut exécutée que sur des maisons où se réunissaient les comités rebelles. La Convention ordonnait aussi la punition des traîtres. Les chefs des troupes marines nous étaient dénoncés comme auteurs de tous les malheurs de cette contrée de la France. Les représentans du peuple, d’accord avec les généraux, crurent ne pouvoir se dispenser d’obéir, au moins en partie, aux volontés de la Convention et du Comité de salut public, et, tous réunis pour reconnaître la nécessité des mesures de rigueur, on décida l’établissement d’un nombreux et grand jury. Ceux des chefs militaires et civils qui furent convaincus d’avoir participé à la rébellion et à la tradition de Toulon aux ennemis furent condamnés, suivant l’exemple qu’ils en avaient donné les premiers, lorsque, maîtres de Toulon et soutenus par les coalisés qu’ils y avaient introduits, ils avaient, au nom de Louis XVII, arrêté, condamné et exécuté tant de malheureux patriotes.

Au moment de la prise de Toulon, et alors que nous entrions en vainqueurs, je marchais environné de tous ceux qui ne demandaient que justice et vengeance et qui s’applaudissaient du triomphe que nous venions de remporter. Éloigné d’eux avec un sentiment pénible, je ne pus retenir un soupir : « Faut-il, m’écriai-je avec désespoir, que mon oncle se trouve parmi ceux que mon devoir m’impose de frapper, et que mes compagnons d’armes désignent comme des victimes qu’on doit sacrifier au salut public ! » Mes larmes furent aperçues, mais elles me furent pardonnées par ceux à qui la colère la plus légitime ne pouvait faire prendre ces larmes pour une trahison. Ils me rendirent la justice de reconnaître que si j’avais un cœur de parent, les lois sacrées de la patrie ne pouvaient être méconnues. Mon oncle, Auguste Barras, dont les opinions paraissaient suspectes alors, ne se trouva pas heureusement dans la ville rebelle. Mme Lapoype, qui avait si généreusement favorisé l’évasion de nos secrétaires des cachots de Toulon, n’avait pu les suivre quand ils s’échappèrent de la ville. Lors du siège, la première bombe qui fut tirée tomba dans sa chambre, et son mari commandait une division de l’armée assiégeante ! Mme Lapoype fut miraculeusement sauvée.

La perte des ennemis fut évaluée à dix mille hommes. Nous prîmes plusieurs arrêtés pour rétablir l’ordre, et l’on fit cesser tout pillage, suite malheureuse d’une pareille catastrophe. C’étaient les sectionnaires eux-mêmes, premiers auteurs de tant de malheurs, qui étaient les premiers pillards. Les effets laissés par les rebelles et les ennemis furent évalués à deux millions. Un million fut affecté en indemnité à l’armée.

Tout ce que je viens de retracer établit assez la trahison et les massacres commis par la classe des privilégiés d’une ville dont la classe populaire fut toujours dévouée à la République. L’armée assiégeante fut bien loin d’exercer dans sa victoire les vengeances que la malveillance lui attribua. On voit que l’exécution des ordres plus que rigoureux des comités de gouvernement fut suspendue et ajournée.

Saliceti, Moltedo et Ricord restèrent à Toulon ; ils furent ensuite remplacés par d’autres députés. Ceux-ci amenèrent avec eux des hommes déconsidérés qui facilitèrent de nouvelles réactions. Ces réactions du Midi sont de celles dont on ne peut assigner la fin. Commencées à Avignon, à Marseille, à Toulon, dans tous les pays circonvoisins, avant 1793, elles se prolongeront à des époques bien avancées, sous la Convention, sous le Directoire. Croirons-nous qu’elles aient jamais été éteintes, lorsque le ci-devant comtat d’Avignon deviendra, en 1815, le nouveau théâtre d’un des plus épouvantables crimes qui aient été commis de mémoire d’homme, l’assassinat du maréchal Brune, que ses bourreaux ont eu l’impudente férocité de travestir en un suicide ? Cette invention n’a aucun exemple pareil dans l’histoire : elle est toute moderne !

La reprise de Toulon vient sans doute de prendre sa place dans l’histoire, parmi les grands faits d’armes qu’elle conservera. Sa gloire ne risque point d’être effacée par ce qu’il est réservé aux armées de la République de conquérir bientôt. Quelque brillans que puissent être des triomphes postérieurs, ils ne peuvent obscurcir, encore moins effacer, ceux qui les ont précédés. Celui dont je parle a le mérite incontestable d’être l’un des premiers obtenus par les armées républicaines : elles commençaient à prouver que rien ne serait impossible à la valeur française. La route de l’audace fut alors frayée. Je craindrais de paraître abonder dans une cause personnelle si j’exprimais l’enthousiasme que réveille encore en moi ce souvenir de mes premières années. Sans doute je ne vois pas pourquoi je me séparerais de l’honneur qui peut m’en revenir pour ma part ; j’y ai coopéré de tous mes efforts, de très bon cœur et non sans quelque succès ; mais le vainqueur des coalisés de Toulon, le véritable « preneur » de la ville, si l’on peut ainsi dire, ce n’est pas un autre que le général Dugommier, c’est à Dugommier qu’en appartient l’immortel trophée !

La prise du général O’Hara, attribuée à Bonaparte, le vaisseau anglais qu’il aurait coulé bas, le plan de campagne auquel il aurait participé, sont autant d’assertions fausses, imaginées par celui qui en a imaginé bien d’autres, répétées par ses flatteurs le jour où il a eu de l’argent pour les payer. Bonaparte donna quelques preuves de son talent militaire qui commençait à se développer, mais il n’agit que secondairement dans cette circonstance. Je le répète, le véritable « preneur » de Toulon, c’est Dugommier.

Les troupes de l’armée sous Toulon furent de suite distribuées aux armées d’Italie et des Pyrénées. Dumerbion prit le commandement de la première, Dugommier fut envoyé à la tête de celle des Pyrénées, où il devait être tué après plusieurs combats glorieux qui décidèrent la paix avec l’Espagne. Quant à Bonaparte, après le siège de Toulon, il fut nommé général de brigade, avec ordre de se rendre à l’armée d’Italie, sous les ordres du général Dumerbion : ce fut là qu’il se lia, par la protection d’Arena, avec Robespierre jeune, Ricord et sa femme, devenus depuis ses protecteurs. Dès la première armée d’Italie, où n’étant encore qu’officier très subalterne il avait déjà le désir et le système d’arriver par tous les moyens, Bonaparte, croyant que celui des femmes était puissant, faisait assidûment la cour à la femme de Ricord, qu’il savait avoir beaucoup d’empire sur Robespierre jeune, collègue de ce député. Il poursuivait M mc Ricord de tous les égards, lui remassant ses gants, son éventail, lui tenant, quand elle montait à cheval, la bride et l’étrier avec un profond respect, l’accompagnant dans ses promenades à pied, le chapeau à la main, paraissant trembler sans cesse qu’il ne lui arrivât quelque accident.

Avant le départ des généraux et des représentans du peuple qui avaient reconquis Toulon, lorsque les exécutions militaires auxquelles il avait été impossible de se soustraire n’étaient pas encore terminées, d’après le vœu des Toulonnais républicains. peuple et fonctionnaires, les comités révolutionnaires, qui avaient remplacé les comités royalistes, voulurent nous donner un repas d’amitié et de fraternité. Une table de cent couverts était dressée, autour de laquelle étaient rangés un bon nombre de patriotes qui justifiaient tout à fait le titre de « sans-culottes » dont on était alors paré, tant ils étaient déguenillés. Parmi les représentans du peuple était déjà assis Fréron, et parmi les militaires le jeune capitaine dont j’avais remarqué et apprécié le caractère et l’activité avant le siège. Il était aussi déguenillé et remarquable par son sans-culottisme qu’il m’avait paru l’être par ses dispositions précoces dans l’art de la guerre. On m’avait fait l’honneur de m’attendre, et lorsque j’arrivai, je trouvai ma place vacante, en signe de distinction. J’avouerai que, malgré toutes mes bonnes dispositions pour rendre justice aux hommes du peuple qui avaient tant mérité dans ce grand combat de la liberté, je fus surpris de la composition de ce repas, dont la plus franche nature faisait un peu trop les frais. Je crus devoir à notre caractère de représentans du peuple de penser et de dire que peut-être, en fraternisant tout à fait de cœur avec nos concitoyens, nous devions dîner un peu plus de côté, c’est-à-dire nous faire placer, à un autre étage, une table où nous pussions encore nous occuper des affaires de la République sans être dérangés et distraits par la cohue. Je me voyais salué fort respectueusement par le jeune capitaine, qui, tout prêt qu’il était à dîner avec les sans-culottes, me témoignait par son regard et ses politesses, qui ressemblaient à des génuflexions, le désir de venir avec les représentais du peuple et de jouir déjà d’un privilège. Je lui dis : « Capitaine, tu viendras dîner avec les représentais. » Bonaparte, me remerciant, me montrait ses coudes percés, qui lui donnaient l’inquiétude de n’être pas présentable à notre couvert. Quoique nous fussions alors très peu occupés de toilette, il était difficile cependant de ne pas convenir que le capitaine aurait pu avoir un habit plus propre. « Va te changer, lui dis- je, au magasin militaire : j’en donne l’ordre au commissaire des guerres » ; ce qui fut exécuté. Bonaparte reparut l’instant d’après avec un habit complet, équipé à neuf des pieds à la tête, se tenant à la distance la plus respectueuse des représentans du peuple, et, toujours le chapeau à la main, il le portait aussi bas que son bras pouvait descendre. Le dîner se passa comme alors : beaucoup de patriotisme, une conversation très ardente, dans laquelle Bonaparte se mêlait par intervalles avec la plus grande vivacité ; mais, commençant déjà le double rôle qui était dans son caractère, il trouvait le temps d’alterner entre le repas des représentans du peuple, dont il était si heureux et si fier, et celui des sans-culottes, rangés dans l’autre salle, auxquels il allait comme offrir des regrets de n’être point avec eux, et faire les coquetteries italiennes dont on peut entrevoir ici le prélude, et dont la suite fera probablement connaître bien d’autres détails.



Le rôle de Bonaparte à Toulon se résume donc, selon Barras, en trois fautes militaires commises. Étranger à la conception du plan, dont tout l’honneur est attribué au général en chef, Bonaparte est resté étranger même à l’exécution de ce plan, ou n’y a participé que pour compromettre maladroitement une combinaison dont la réussite, assurée sans cette « bêtise[9] », eût rendu plus décisif le triomphe de l’armée conventionnelle. Tout ce qu’accorde Barras à Bonaparte, c’est d’avoir donné « quelques preuves de son talent militaire qui commençait à se développer, » d’avoir montré des « dispositions précoces dans l’art de la guerre. » Un officier assez bien doué, en somme, actif et de quelque intelligence, mais qui n’a agi que « secondairement > » dans cette circonstance. Le véritable « preneur » de Toulon, c’est Dugommier.

Il ne peut être question d’aborder ici avec les développemens qu’elle comporte la discussion de cette thèse[10]. Je me contenterai donc de rappeler que l’héroïque et loyal soldat à qui Barras attribue la prise de Toulon, Dugommier lui-même, a rendu à Bonaparte ce qui lui appartient. Lors du conseil de guerre qui fut tenu le 25 novembre, neuf jours après son arrivée à l’armée, le nouveau général en chef déclara « qu’il ne croyait pas pouvoir offrir de plan d’attaque plus lumineux, plus exécutable, que celui qui lui avait été présenté par le chef de bataillon commandant l’artillerie ; qu’ayant suivi les idées de ce plan, il venait, de son côté, d’en rédiger un lui-même à la hâte ; et ce plan, dont il se plaisait à rendre tout l’honneur à son premier auteur, Dugommier le soumit au conseil[11]. »

Arrivé pour ainsi dire de la veille à l’armée de Toulon, comment Dugommier aurait-il eu le temps de mûrir, de dresser un plan ? L’honneur est assez grand pour lui d’avoir compris du premier coup le mérite de l’idée d’un autre et, après l’avoir adoptée sans hésitation, de l’avoir en outre exécutée avec une indomptable vigueur. Jetez les yeux sur ce plan de Dugommier[12] : certaines phrases sont d’une allure si étrangement napoléonienne, qu’on peut se demander si ce ne serait pas, d’aventure, Bonaparte lui-même qui les aurait rédigées pour son chef. « Le succès d’une entreprise quelconque dépend du calcul exact des moyens que l’on y emploie, de leurs justes proportions et de leurs rapports respectifs. » Voilà une formule qui sort d’un cerveau de mathématicien. « Les vaisseaux sont les remparts maritimes de la ville de Toulon. Si nous les forçons de s’éloigner, elle perd son principal appui. » Image vive et raisonnement serré : n’est-ce point là encore une des caractéristiques de la « manière » de Napoléon ? « L’attitude de l’ennemi après l’événement, celle de notre armée, enfin les circonstances, qu’il faut toujours consulter à la guerre, régleront notre conduite ultérieure. » Quiconque a eu, si peu que ce soit, commerce avec la pensée de Napoléon, conviendra que cette phrase-là porte indubitablement la marque de l’homme de guerre avisé dont la stratégie fut toujours aussi souple que sa politique, hélas ! se montrait inflexible.

Dans sa relation des attaques de Toulon, Marescot fait une remarque importante. Au conseil de guerre du 25 novembre « le général en chef lut un projet d’attaque qui fut suivi d’un autre plan prescrit par le Comité de salut public. Ces deux plans différaient fort peu l’un de l’autre. » Comment auraient-ils différé, puisqu’ils avaient une origine commune, le plan de Bonaparte[13], expédié à Paris au ministre de la Guerre, approuvé parle Comité[14] et communiqué évidemment par le jeune commandant de l’artillerie à son général en chef, dès l’arrivée de Dugommier à l’armée de Toulon ?

Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, c’est toujours la pensée de Bonaparte qu’on trouve comme inspiratrice du plan dont l’exécution rendit les armées de la Convention maîtresses de Toulon. Cette pensée est si puissante, que tous ceux qui se sont trouvés en contact avec elle en demeurent imprégnés.

Comme s’il avait prévu le plaisir que cette déclaration causera sans doute à M. le colonel Iung, qui, dans Bonaparte et son temps, a soutenu précisément la même thèse[15], Barras affirme que Bonaparte n’a contribué en quoi que ce soit à la reddition de la place. Les documens lui répondent, et voici ce qu’ils disent clairement :

1o Bonaparte a vu le premier où étaient les clefs de la ville ;

2o Il a préparé seul les moyens d’aller les prendre là où il avait dit qu’elles étaient ;

3o Avec ses compagnons et ses chefs il est allé les chercher à cet endroit, dès longtemps désigné par lui. Et comme elles y étaient en effet, Toulon fut pris.

Telle est, brièvement et exactement résumée, l’histoire du siège de Toulon en 1793 ; tel, le caractère du rôle que Bonaparte a joué à ce siège. En d’autres termes, il fut celui qui veille quand les autres se reposent, celui qui agit, tandis qu’on délibère et qu’on bavarde. Il fut la pensée de cette héroïque année, — la pensée obstinément fixée sur la ville rebelle que la République avait commandé de réduire, — l’œil toujours ouvert de la Patrie en danger sur la trahison scélérate qu’il fallait châtier.

J’aime à me le représenter, au bord de la mer, fouillant de son regard d’aigle la rade où se balancent les vaisseaux anglais, les vaisseaux maudits qu’il rencontre dès son premier pas, qu’il rencontrera toujours, jusqu’à la fin ! — ou bien encore, le soir, contemplant la lune qui, comme un boulet rouge échappé de ses batteries, monte en parabole dans le ciel, éclairant les profils menacans du fort Mulgrave, du « volcan inaccessible » dont parle Dugommier dans son admirable rapport sur la prise de Toulon[16]. Telle la clarté de l’astre remplit l’espace, telle la gloire de son nom remplira bientôt l’univers. Quels rêves sublimes devaient hanter sa pensée, orageuse et profonde comme le flot qui venait mourir à ses pieds !

Barras a compté les trous qui perçaient son habit ; mais le cœur qui battait sous cet habit troué, comment Barras l’aurait-il deviné et compris ? Défense à ce qui est petit de mesurer ce qui est grand !

Musset-Pathay a mieux vu et son jugement mérite d’être retenu. Bonaparte, dit-il, « fut l’âme du siège de Toulon[17] ». Une âme, oui, c’est bien cela qu’il était déjà, et qu’il fut toujours ; l’âme la plus forte, la plus véritablement et magnifiquement souveraine qui ait jamais été. Et si elle fut telle, c’est que, outre les dons les plus éclatans de l’intelligence, elle avait reçu de Dieu ce qui les féconde, ce qui fait produire au génie même des fruits qu’il ne donnerait pas sans cela : la volonté, l’énergie, la constance, la trempe du caractère en un mot. Il n’est pas mauvais de rappeler que, si cet homme a été si grand, c’est parce qu’il a porté au suprême degré de puissance cette force morale sans laquelle nations ou individus ne sont plus que des apparences de peuples, des simulacres d’hommes, — un je ne sais quoi sans ressort, qui tombe à terre dès qu’on le touche.

Ainsi conçue, l’admiration pour Napoléon n’est pas un fétichisme puéril. C’est un acte de foi en la royauté de l’esprit, en sa haute prééminence sur tout ce qui ne relève pas de lui. J’ose espérer qu’on me fera l’honneur de croire que ces raisons d’ordre philosophique ne sont pas étrangères aux sentimens que j’ai voués à la mémoire de l’Empereur. Si quelqu’un insinuait nonobstant, ainsi qu’il arrivera sans doute, que l’âme d’un « grognard » revit en moi, je répondrai que je suis sensible à l’honneur qu’on me fait, mais que je ne m’en crois pas tout à fait digne.

Certes, je suis reconnaissant à l’Empereur de nous avoir gagné beaucoup de batailles. Peut-être de bons esprits jugeront-ils comme moi que nous n’avons pas le droit, à cette heure de notre histoire, de nous montrer par trop détachés sur ce point. Mais je lui sais gré bien plus encore de nous avoir légué le plus bel exemplaire qui soit de l’instrument moral avec lequel on les gagne. J’estime, en effet, que plus la conception matérialiste prévaudra même dans le noble art de la guerre ; plus la guerre deviendra scientifique, comme on dit ; plus sa préparation sera fondée sur les seuls moyens de la force matérielle ; plus le nombre, qui règne déjà dans la politique, sera considéré, là aussi, comme la raison dernière et le suprême recours : plus aussi l’esprit se vengera des dédains qu’on lui témoigne, si l’on commet la faute de ne plus croire à sa vertu souveraine, de ne pas s’adresser à lui, qui seul pourtant peut opérer le miracle de changer en armée l’immense et flasque multitude de nos soldats. Qu’une armée soit une âme, — âme multiple et une, ardente et vibrante, irrésistible quand certains souffles passent sur elle et la soulèvent : c’est là un enseignement spiritualiste qui découle avec assez d’évidence, il me semble, de l’histoire de Napoléon, comme de celle aussi de la Révolution.

En 1812, la Grande Armée est détruite. On le croit du moins : et l’Europe, délivrée du cauchemar de cette héroïque geôlière qui la tenait aux fers, tressaille d’espérance. Erreur ! Le désastre a épargné le cerveau brûlant d’où la Grande Armée est sortie comme une lave. La Grande Armée, c’est la pensée, c’est l’âme, — il me faut bien revenir toujours à ce mot, — l’âme de Napoléon, et Napoléon n’est pas mort. Il revient, il rapporte une étincelle du feu sacré qui embrasait les légions invincibles que la morne Russie lui a prises. Et cette étincelle suffit. Mise au cœur des conscrits de 1813, elle fait de ces enfans des héros. Du tombeau glacé où gît la Grande Armée, surgit soudain une autre Grande Armée, sublime comme l’ancienne. Le brasier qu’on croyait éteint, — et qui ne l’était pas, puisque Napoléon, principe de cette flamme, vivait encore, — se ranime et flambe de nouveau. Et la coalition terrifiée se demande, à Lützen, à Bautzen et à Dresde, si ce ne sont pas les soldats d’Austerlitz et d’Iéna qu’elle retrouve devant elle.

Avec ce seul mot : la Patrie en danger, la Révolution avait accompli déjà des prodiges de même ordre et non moins étonnans que celui-là. La Patrie en danger ! Mot magique qui volait sur les ailes de la Marseillaise, — glaive flamboyant que les quatorze armées de la République portaient devant elles, et à l’approche duquel les armées ennemies fondaient comme la neige au soleil !

Et si l’on me demande maintenant pourquoi j’aime, pourquoi j’admire la Révolution et Napoléon, — j’espère qu’aucun esprit assez court ne se rencontrera pour être surpris de me voir associer dans un même culte cette grande chose et ce grand homme, — je répondrai simplement qu’entre autres raisons que j’ai de les admirer et de les aimer, il y a celle-ci : que la Révolution et Napoléon ont rendu à une doctrine philosophique qui m’est chère le service de prouver par d’immortels exemples la toute-puissance, aujourd’hui méconnue, de l’idée.


George Duruy.

  1. Il se plaint avec une certaine amertume de leur ingérence incessante dans la direction des opérations : « Ce n’est plus une tête qui commande ; toutes celles qui ont quelque autorité sont de la partie, et cependant, quand elle est perdue, la tête seule du pauvre général en répond… » Archives de la Guerre, lettre de Dugommier au ministre Bouchotte, du 10 décembre 1793.
  2. Rapport de Dugommier, du quartier général de Toulon, le 6 nivôse an II (26 décembre 1793). Archives de la Guerre.
  3. L’auteur des Notes manuscrites sur le siège de Toulon, à qui j’emprunte cette grave déposition, a malheureusement gardé l’anonyme. Il est bon républicain et paraît avoir appartenu à l’armée qui reprit Toulon. Voici le passage qui concerne Barras : « Ces infortunés, en grand nombre ignorant leur sort, groupés en pelotons et se questionnant les uns les autres avec confiance et tranquillité, furent tous massacrés au signal que donna le représentant Barras, qui présidait à cheval à cette horrible boucherie… C’est ainsi que trop souvent d’infâmes gouvernans ont souillé notre sublime Révolution… » (Papiers de M. de Saint-Albin.)
  4. Si ce point ne paraissait pas suffisamment établi par la note de l’anonyme que j’ai citée plus haut, je pourrais invoquer le témoignage de Barras lui-même, sinon dans ses Mémoires, du moins dans les Dépêches officielles qu’il a signées avec ses collègues : « Ils (les alliés) étaient entrés icy en traîtres, ils s’y sont maintenus en lâches, ils en sont sortis en scélérats… La vengeance nationale se déployé. L’on fusille à force. Déjà tous les officiers de la marine sont exterminés. La République sera vengée d’une manière digne d’elle ; les mânes des patriotes seront apaisés… » « La justice nationale s’exerce journellement et exemplairement… Tout ce qui se trouvait dans Toulon avoir été employé dans la marine, dans l’armée des rebelles et dans les administrations civiles et militaires a été fusillé… » (Archives de la Guerre, dépêches du 30 frimaire et du 3 nivôse adressées au Comité de salut public par les représentans Fréron, Saliceti, Robespierre jeune, Ricord et Barras.)
  5. Thiers, Révolution française (Paris, 1825), t. VI, p. 50 et suiv.
  6. Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 1792-1793, 1 vol. in-8o de 399-CLVII pages, avec cinq croquis. Voir page 373, note 3.
  7. Bonaparte et son temps, t. II, p. 394.
  8. Voyez dans la Revue du 15 mars 1894, l’Introduction aux Mémoires inédits de Barras.
  9. Note autographe de Barras : « Aucun vaisseau de guerre anglais ne fut coulé à Toulon, par la bêtise de Bonaparte. » (Papiers de M. de Saint-Albin.)
  10. On trouvera cette discussion dans une étude consacrée au Rôle de Bonaparte au siège de Toulon. Voir la préface du tome Ier des Mémoires de Barras, p. LII à LXXIX.
  11. Vie de Dugommier, composée en 1799 par A. Rousselin de Saint-Albin, encore inédite, sauf un fragment — précisément relatif au siège de Toulon — publié par le fils de l’auteur parmi les Documens relatifs à la Révolution française, extraits des œuvres inédites de A. Rousselin de Saint- Albin, Paris, Dentu, 1873, 1 vol. in-8o. Le passage que je cite est extrait du manuscrit même de M. de Saint-Albin, dont le texte n’a pas toujours été scrupuleusement reproduit dans la publication ci-dessus mentionnée. Composée sur de nombreux documens authentiques rassemblés à cet effet par M. de Saint-Albin lorsqu’il remplissait, en 1798, au ministère de la Guerre, les fonctions de secrétaire général de Bernadotte, cette Vie de Dugommier présente un véritable intérêt historique.
  12. Observations sur le siège de Toulon, manuscrit de huit pages, signé Dugommier et suivi d’un plan d’attaque. (Archives de la Guerre, correspondance militaire, armée de Toulon, décembre 1793.)
  13. Archives de la section technique du Génie, au ministère de la Guerre. Projet d’attaque de Toulon, adressé au ministre par Bonaparte le 24 brumaire an II. Publié dans la Correspondance de Napoléon, 14 novembre 1793, no 4.
  14. « Une note d’un membre du Comité de salut public d’alors nous apprend… que le Comité de salut public… fut si content des vues du jeune officier d’artillerie, qu’il le nomma chef de brigade et pressentit son génie. » (Vie de Dugommier, par A. Rousselin de Saint-Albin, fragment publié dans les Documens relatifs à la Révolution française, par H. de Saint-Albin, p. 242.)
  15. Voir Bonaparte et son temps, par le lieutenant-colonel Th. Iung, II, p. 386 à 395.
  16. Archives de la Guerre, lettre de Dugommier au président de la Convention, du 6 nivôse an II et rapport accompagnant cette lettre.
  17. Relations des principaux sièges faits ou soutenus en Europe par les armées françaises, depuis 1792 ; Paris, 1806, 1 vol. in-4o de texte et un atlas.