Mémoires d’une princesse arabe

Mémoires d’une princesse arabe
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 817-851).
MÉMOIRES
D’UNE
PRINCESSE ARABE

Memoiren einer arabischen Prinzessin, par Emilie Ruete, 2 vol. Berlin.

La vie de la femme arabe nous est mal connue, et nous en sommes réduits à deviner ses sentimens et ses idées. Il est vite fait de dire qu’elle ne compte pas, n’étant rien qu’un petit animal sensuel qu’on mène par la crainte. Il est vite fait de lui accorder beaucoup de compassion, avec un peu de mépris, et de croire qu’il n’est pas une princesse d’Arabie ou d’Afrique qui ne consentit avec joie à être balayeuse chez nous. Peu de princesses ayant eu jusqu’ici l’occasion d’en faire l’épreuve, et aucune ne nous ayant raconté ses impressions, nous étions libres d’en croire ce qu’il nous plaisait.

Voici qu’une d’entre elles s’est mise à nous faire ses confessions. Une fille de sultan, après avoir vécu vingt ans en altesse musulmane, s’est fait enlever par un marchand de Hambourg, et a mené vingt autres années la vie d’une brave ménagère allemande. Elle a appris dans ce nouveau milieu à analyser tant bien que mal ses sensations, et elle publie ses Mémoires. L’objet de son récit candide est justement de comparer la première partie de sa vie à la seconde, la famille arabe à la famille chrétienne. Si les volumes de la transfuge qui s’appelle aujourd’hui, de son nom de chrétienne, Mme Emilie Ruete, tombent jamais, d’aventure, sous les yeux d’un de ses compatriotes, il la blâmera en son cœur d’avoir raconté ce qui devait être tu, d’avoir ouvert à tous les regards le harem de son propre père et dévoilé les secrets de la vie domestique dans la maison qui fut la sienne. Pour nous, qui n’avons pas les mêmes raisons d’être choqués, ces pages sincères ont d’autant plus de prix, qu’elles sont écrites avec la confiance de bouleverser nos idées. Nous allons retracer le tableau de la jeunesse de Mme Ruete, tel qu’elle-même nous le présente. Le lecteur décidera ensuite jusqu’à quel point sa confiance était sage et juste,


I.

Elle était née dans un palais de l’île de Zanzibar, elle s’appelait Salmé, et elle était couleur chocolat. Son père était le glorieux Sejjid-Saïd, imam de Mascate en Arabie, sultan de Zanzibar par droit de conquête depuis 1784. Il semble qu’elle soit venue au monde vers 1844, alors que son père avait au moins quatre-vingts ans, mais elle ne prononce aucun chiffre, peut-être parce qu’elle-même ne sait qu’à peu près la date de sa naissance. Les dates et les nombres existaient à peine dans le milieu où elle a grandi. On y était à l’abri de la manie de calculer qui donne de la sécheresse à notre vie en lui ôtant beaucoup d’imprévu. Les événemens du passé flottaient au hasard dans les mémoires. On flottait soi-même dans le temps, sans autre mesure de la vie que la vie elle-même. La petite princesse Salmé voyait bien que son père avait la barbe blanche, que plusieurs de ses sœurs auraient pu être ses grand’mères, qu’un de ses neveux était presque un vieillard, et que beaucoup de générations de femmes s’étaient succédé dans le harem : la chronologie de tous ces personnages lui échappait, comme aussi leur compte exact. Combien avait-elle eu de frères et de sœurs ? Combien son père avait-il eu d’épouses légitimes? Combien des autres, les sarari[1]? Elle l’ignorait, et cette ignorance était poétique. Il entrait dans ses affections de famille une part de mystère et d’inconnu qui avait un grand charme. Elle éprouva des émotions délicieuses en pénétrant pour la première fois dans le harem de ville de son père, où elle allait trouver une légion de frères et de sœurs qu’elle n’avait jamais vus. Elle marcha tout un jour de découverte en découverte, et elle trouva cela très intéressant.

Elle-même avait passé sa première enfance dans le harem de campagne de Sejjid-Saïd, proche la ville de Zanzibar. L’endroit se nommait Bet-il-Mtoni, et c’était le plus bruyant et le plus compliqué des palais. Bet-il-Mtoni se composait à l’origine d’une cour immense, entourée de bâtimens. A mesure que la famille s’était accrue, on avait ajouté une aile, une galerie, un pavillon, collés les uns aux autres dans un vaste et pittoresque fouillis. Depuis si longtemps que cela durait, le palais était devenu une petite ville d’un millier d’habitans. Il y avait un nombre si prodigieux de chambres, de portes, de corridors et d’escaliers ; un tel enchevêtrement de constructions de toutes formes et de toutes grandeurs, qu’il fallait une longue habitude pour s’y reconnaître. D’un bout à l’autre de ce labyrinthe bruissait une cohue bariolée et chatoyante de femmes brunes, noires et blanches, d’enfans clairs ou foncés, d’eunuques grondeurs et d’esclaves des deux sexes : porteurs d’eau, cuisiniers, nègres coureurs, masseuses, nourrices, brodeuses, enfin l’interminable domesticité des pays d’Orient. Les couleurs vives se heurtaient dans les costumes, les bijoux étincelaient aux bras des femmes, à leurs oreilles, à leur cou, à leurs jambes, sur leur tête. Les mendiantes mêmes, dit la princesse Salmé, avaient des bijoux ; on n’est pas une femme, à Zanzibar, si l’on n’a des anneaux de jambes et des bracelets. Des nuées de perroquets et de pigeons, voletant, jacassant et roucoulant dans les galeries ouvertes, ajoutaient au papillotage et au vacarme de cette foule remuante, qui s’interpellait dans une douzaine de langues et de patois. Les eunuques querellaient les esclaves et les renvoyaient à leur ouvrage avec des coups. Les enfans criaient et se bousculaient. Les sandales de bois des femmes claquaient sur les dalles de marbre, et les pendeloques d’or de leurs chevilles nues tintaient délicatement.

La cour était le grand passage, la grande salle de jeux, le grand refuge des oisifs et des paresseux, la grande ménagerie et la grande basse-cour. Des multitudes de canards, d’oies, de pintades, de paons et de flamans, des gazelles apprivoisées et des autruches y vivaient en liberté. Les habitans des diverses parties du palais la traversaient en se rendant les uns chez les autres. Les gens du dehors, messagers, porteurs de fardeaux, artisans, fournisseurs, s’y croisaient dans un pêle-mêle affairé. A l’une des extrémités, une douzaine de larges bassins, enclos de galeries couvertes, recevaient jour et nuit des centaines de baigneurs et de baigneuses. On y arrivait en passant sous des orangers énormes, aux branches peuplées et bruyantes, car elles servaient d’asile ordinaire à tous les enfans qui avaient mérité le fouet. Enfin c’était dans la grande cour que les jeunes princes et leurs sœurs apprenaient des eunuques à monter les pur-sang de l’Oman et les grands ânes blancs de Mascate. Matin et soir, ils prenaient leurs leçons, évoluaient et galopaient. juchés sur de hautes selles brodées. Les lamelles d’or et d’argent des harnais faisaient un cliquetis sonore, et des bandes effarées d’oiseaux fuyaient devant les pieds des bêtes. Mouvement, bruit, lumière, couleur, tout était intense à Bet-il-Mtoni, tout entrait de façon aiguë dans les yeux et dans les oreilles.

Il n’y avait qu’un seul coin tranquille et silencieux : c’était l’appartement du maître de tant de biens, le vieux Sejjid-Saïd à la barbe de neige. Il habitait une aile donnant sur la mer, et ses fenêtres ouvraient sur une vaste terrasse ronde, surmontée d’un toit pointu en bois peint et fermée par des balustrades également en bois peint. Cet édifice inspirait une admiration sans bornes à la princesse Salmé, qui le compare à un gigantesque établissement de chevaux de bois, sans les chevaux de bois. Quand le vieux sultan n’était pas occupé à donner des audiences ou à faire ses prières, il s’en allait seul sur sa terrasse, et on le voyait se promener de long en large pendant des heures, la démarche boiteuse à cause d’une ancienne blessure, la tête penchée en avant, l’air absorbé et soucieux. Qui saurait dire quels ennuis courbaient cette tête blanchie ? Il en est de communs à tous les monarques, sous toutes les latitudes, mais Sejjid-Saïd en avait d’autres qui nous échappent. Il nous est impossible de nous imaginer ses réflexions lorsqu’un de ses enfans, ou une de ses sarari, venait lui adresser une prière, et qu’il était obligé de les renvoyer à leur tyran commun, l’épouse légitime, l’impérieuse bibi Azzé.

Bibi est un mot souali signifiant celle qui donne des ordres, et qui s’emploie à Zanzibar dans les cas où nous disons son altesse. Il convenait admirablement au tout petit bout de femme, sans jeunesse et sans beauté, privée d’enfans, qui tenait Bet-il-Mtoni sous sa férule et décidait souvent des affaires de l’état. Elle était la dernière des bibis de Sejjid-Saïd, la seule survivante, et elle avait appesanti sur lui un joug plus lourd que celui du plus opprimé des maris chrétiens. C’est en vain que le Coran a dit : « Les hommes sont supérieurs aux femmes... Les maris ont le pas sur leurs femmes. » Bibi Azzé laissait dire le Coran et dictait ses volontés. C’est en vain que Sejjid-Saïd s’était attaché à énerver l’influence inévitable de l’épouse en la fractionnant, qu’il avait ajouté les jeunes Persanes aux jeunes Arabes, les jeunes Abyssines aux jeunes Circassiennes, jusqu’à ce que Bet-il-Mtoni devînt une ruche colossale, que Bet-il-Sahel, son palais de ville, fût comble, qu’un troisième et un quatrième palais regorgeassent à leur tour. Il n’en obéissait pas moins avec docilité à la terrible Azzé, et il n’y gagnait que d’être pris entre deux feux. D’une part, le troupeau de ses sarari, qui avaient toujours quelque chose à demander; de l’autre, une créature despotique, à qui il soumettait jusqu’aux caprices innocens ou baroques des jeunes favorites. Les impressions d’enfance les plus vives de la princesse Salmé se rapportent à cette belle-mère redoutée. Il lui semble encore la voir passer suivie de son cortège, l’air hautain, très raide dans toute sa petite personne. Chacun demeurait pétrifié à son aspect. Sa belle-fille est obligée d’emprunter une comparaison à l’armée prussienne, où le sentiment de la hiérarchie est si vif, pour nous faire comprendre à quel point on avait la conscience de son néant devant bibi Azzé. — « Tous ceux, dit-elle, qui la rencontraient dans la maison, étaient anéantis de respect comme un conscrit d’ici devant un général. «  — Il ne se peut rien dire de plus fort.

La vieille sultane ne sortait guère de son palais blanc, enseveli dans les grands cocotiers. Sejjid-Saïd portait sa chaîne auprès d’elle pendant quatre jours de la semaine. Il allait passer les trois autres à Zanzibar, dans l’heureux Bet-il-Sahel, où il n’y avait pas de bibi et où personne ne connaissait la contrainte. Lui-même prenait alors une autre physionomie. On lisait sur son visage qu’il était en congé. Les trois jours écoulés, il revenait subir les caprices d’Azzé et tourner en rond sur sa terrasse. Comment l’avait-elle réduit là ? Par quels liens mystérieux le tenait-elle ? Soit ignorance, soit discrétion, la princesse Salmé garde le silence sur cette énigme. Elle se borne à constater à plusieurs reprises « le pouvoir incroyable » que sa belle-mère exerçait sur son père.

Sejjid-Saïd n’avait pas toujours été dompté. Il avait eu jadis des colères de fauve. On se contait tout bas dans le harem qu’il s’était jeté un jour, le sabre à la main, sur une bibi qui avait eu des torts, et qu’il l’aurait tuée sans l’intervention d’un eunuque. L’âge avait eu raison de sa vivacité, et le bouillant conquérant de 1784 avait pris l’air débonnaire d’un roi de féerie. On en abusait un peu à Bet-il-Sahel, où les sarari et leurs filles en faisaient à leur tête. La princesse Salmé, qui y passa la plus grande partie de son temps à dater de sa septième ou huitième année, ne nous déguise rien de cet intérieur extravagant.

C’est la première fois que nous sommes initiés par un écrivain très bien renseigné, et tout à fait digne de foi, aux tribulations d’un homme en possession de cent femmes ou davantage. Elles surpassent encore ce que nous imaginions. Il est vrai que Sejjid-Saïd prenait plaisir à braver les difficultés. Presque centenaire, il continuait à faire venir d’Asie et d’Afrique de jolies filles dont les jeunes passions agitaient ses palais. Les Abyssines se distinguaient entre toutes par leur cœur orageux. Jalouses et vindicatives, elles étaient promptes à la colère et tenaces dans leurs rancunes. Les Circassiennes, plus calmes, n’en étaient pas plus faciles à gouverner. Elles avaient conscience de leur supériorité de race et se montraient arrogantes. L’une d’elles, nommée Courschit, déjà sur le retour, était la seule personne dans tout le royaume qui fût capable de tenir bibi Azzé en échec. Elle avait un fils qu’elle dominait entièrement et par lequel elle avait une main dans les affaires publiques. D’une force de volonté peu commune, elle s’était fait une place à part à Bet-il-Sahel, où chacun la consultait avec déférence. Sa haute taille et son regard pénétrant, auquel rien n’échappait, faisaient peur aux petits enfans. Chacun admirait son intelligence, mais on ne l’aimait pas.

Aucune de ces créatures primitives n’avait la moindre notion d’une discipline morale. La nature les avait faites bonnes ou mauvaises. Les mœurs leur imposaient l’observance de certaines règles extérieures. L’idée de se vaincre soi-même leur était aussi étrangère que l’idée de la précession des équinoxes. Tant mieux si leurs instincts étaient bons; s’ils étaient mauvais, la crainte du châtiment était pour elles le commencement, le milieu et la fin de la sagesse, et cette sagesse telle, qu’elle leur était rendue plus difficile encore par les rivalités de races. On se groupait par nations et par couleurs, et il naissait de ces alliances des inimitiés et des amitiés également furieuses. Les harems de Sejjid-Saïd étaient des fournaises de haine et d’amour. Les passions y avaient une violence grandiose, inconnue à nos sociétés policées où chacun est dressé de longue main à se maîtriser. La princesse Salmé fut frappée du contraste à son arrivée en Europe. Elle crut que nos sentimens étaient pâles et froids comme notre ciel, et elle nous plaignit, car elle est bonne. Depuis vingt ans, elle cherche une Allemande qui sache le sens des mots aimer et haïr comme le savait la dernière de ces filles incultes, que nous méprisons dans notre orgueil de civilisés, et elle ne l’a pas trouvée. Elle ne la trouvera jamais, et ne comprendra jamais pourquoi. Dès qu’elle parle de ces sortes de choses, il éclate aux yeux que l’Arabe et l’Européen sont deux frères ennemis, aussi inintelligibles l’un à l’autre qu’ils sont irréconciliables.

Vingt ans d’éducation chrétienne et allemande ont passé sur la princesse Salmé, et elle demeure aussi incapable que le premier jour de s’assimiler nos manières de sentir et nos idées. Elle garde l’impression persistante d’une diminution de vie, qui date du jour où elle a quitté son pays. Si elle savait manier les idées abstraites, elle nous dirait : — « C’est vous qui prenez pour la vie ce qui n’en est que le fantôme, qui vous amusez de puérils, tels que des chemins de fer et des observatoires. Rien ne compte pour l’homme que ce qu’il a senti, et l’on sentait plus en une semaine à Bet-il-Sahel qu’à Berlin en une année. Mon père, le grand Sejjid-Saïd, en savait plus long sur les passions qu’un philosophe allemand. Il était le vrai sage. Vous vous figurez que l’Oriental, parce qu’il est grave et réservé, dort sa vie, et je vous déclare, moi fille d’esclave, qui ai goûté aux deux coupes, que c’est la vôtre qui est insipide. »

Je vois bien ce que nous pourrions lui répondre. Je vois non moins clairement que cela serait tout à fait inutile. La fille de Sejjid-Saïd, épouse chrétienne d’un honnête Allemand, n’a pas un seul mot contre les harems dans ses deux volumes de Mémoires, et ce n’est point du tout parce qu’elle se souvient de ses origines, car elle ne tait rien de ce que le respect filial l’aurait obligée de taire, si elle avait pénétré l’ignominie du sort maternel. Pliée dès le berceau aux usages musulmans, elle les préfère aux nôtres dans le fond de son cœur. Peu s’en faut qu’elle ne proclame, au nom de son expérience, la faillite du mariage chrétien ; on sent que, si elle ne le fait pas, c’est surtout parce qu’elle n’ose pas. Elle se plaît à rapprocher la gaîté insouciante de ses amies de jeunesse, la satisfaction que leur inspirait leur destinée, des sourires de commande d’une Berlinoise dont le ménage est profondément troublé sous ses dehors corrects. — « Je puis déclarer en bonne conscience, écrit-elle avec un plaisir ingénu, que j’ai entendu parler plus souvent ici que dans ma patrie d’aimables maris qui rossent leur femme ; un Arabe croirait se déshonorer lui-même. » Sa naissance la destinait à être une bibi, et bibi elle serait si elle avait encore le choix; il n’y a pas d’indiscrétion à le dire, puisque M. Ruete est mort depuis longtemps. Sa veuve ne se doute pas qu’il suffit du contact avec les sarari, de la lutte contre leur influence, pour avilir misérablement l’épouse musulmane.

Rendons justice à sa franchise; elle ne dissimule pas qu’elle nous juge au travers de rancunes. Mme Ruete, princesse de Zanzibar, a eu à se plaindre de nos usages. Nous avons perdu le sens de l’aristocratie, et cela parait insupportable aux races qui en ont gardé la tradition. Nous avons fait souffrir cette altesse déclassée, et elle gémit doucement sur de petites choses puériles, qui nous font sourire malgré son air piteux. On dirait un de ces petits oiseaux des tropiques, gros comme une émeraude, que nous avons la cruauté de mettre en cage et qui se roulent en boule avec des attitudes frileuses, cachant leur tête dans leurs plumes hérissées pour ne pas voir leur maussade prison, sans soleil, sans lumière et sans fleurs. L’un de ses gros chagrins est d’avoir été traitée par les commerçans de Hambourg en femme de commerçant hambourgeois, et non en fille de grand monarque. Elle n’était pour eux que Mme Ruete, épouse un peu noire de M. Ruete, négociant en cotonnades ou en quincaillerie, qui avait fait un mariage bizarre pendant un voyage d’affaires en Afrique. — « Je ne trouvai pas, écrit-elle avec mélancolie, les égards auxquels je croyais avoir droit. » — Elle ressentit profondément sa déchéance, et lorsqu’on lui assurait que la condition de la femme était très supérieure chez les chrétiens; que la dignité humaine était plus respectée chez une laveuse de vaisselle allemande que chez une bibi de sultan, elle songeait combien son sort eût été différent, combien glorieux et chevaleresque, si elle s’était éprise d’un des beaux esclaves qui marchaient en avant avec un fracas d’armes, quand elle sortait dans les rues de Zanzibar. Chez son peuple, la jeune fille garde en se mariant le nom, le rang, le titre qu’elle tient de ses parens, et il en résulte des aventures adorables, auxquelles la princesse Salmé rêvait sans doute quand elle se fit enlever.

Son peuple en conclut qu’il n’y a pas d’unions inégales. Ni l’opinion ni la coutume ne s’opposent chez elle à ce qu’un prince épouse une bergère. Il n’y a aucun inconvénient à cela, puisque la bergère ne devient pas princesse et reste pour tous « une telle, fille d’un tel. » En Arabie, où la force et le courage n’ont rien perdu de leur prix, il n’est pas rare qu’un chef donne sa sœur ou sa fille à un esclave qu’il a distingué pour sa valeur. Celui-ci est alors affranchi de droit, mais rien de plus. Il demeure le serviteur de sa femme et lui par le humblement. Il l’appelle « Maîtresse » ou « Altesse. » Il observe le soir de ses noces une étiquette spéciale.

Ce soir-là, l’épousée d’un rang supérieur ne se lève pas à l’entrée de l’époux. Elle reste assise sur ses talons, immobile et muette, chargée de bijoux, ses riches habits inondés de senteurs, le visage couvert d’un masque de satin noir garni de dentelles d’or et d’argent, toute semblable, dans sa pose rigide, à quelque magnifique idole fraîchement encensée, qui garde encore l’odeur des vapeurs de parfums. L’époux s’approche : elle se tait. Il doit parler le premier, et c’est l’aveu de son servage. Il lui adresse des paroles d’hommage : elle répond, mais n’ôte pas son masque ; il faut qu’il s’abaisse plus bas encore avant d’être admis à la contempler. Alors il s’incline devant sa souveraine et dépose à ses pieds son tribut. Riche, il offre un trésor. S’il est pauvre, s’il ne possède d’autres biens que son bras et son fusil, il place devant elle deux ou trois monnaies de cuivre.

La princesse Salmé est convaincue que les distances survivent au mariage, et que le respect d’un ancien esclave, devenu gendre d’un grand de la terre, est impérissable comme la majesté de sa compagne. Jamais il ne la fait souvenir que Mahomet a défini la femme : « un être qui grandit dans les ornemens et les parures et qui est toujours à disputer sans raison. » Il ose encore moins garder dans sa mémoire le passage du Coran où il est dit : « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci... Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises... Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre la désobéissance;.. vous les battrez. » L’ancien esclave est serviteur avant d’être époux. Ses sentimens de dévotion rayonnent autour de lui, et la fille de roi reste fille de roi sous la tente d’un affranchi. C’est un roman, direz-vous. Assurément. Quelle jeune fille n’a le sien? Le roman de la jeune Arabe est naïf et simple. La fille de prince rêve d’un mari qui la saluera poliment et ne lui donnera pas de coups de bâton.

Il est aisé d’imaginer les peines amères d’une pauvre kibibi[2], qui ignorait tout de l’Europe, en se réveillant un beau matin bourgeoise allemande. Nous la plaignons de toute notre âme. Nous ne saurions aller plus loin et nous représenter une bourgeoise allemande, anglaise ou française, heureuse du bonheur des kibibi et jouant avec contentement le rôle d’ingénue des Mille et une Nuits. La princesse Salmé consacre tout un chapitre à nous démontrer que le sort de ses sœurs d’Orient est aussi digne et plus enviable que celui de l’Européenne, soumise au travail servile et durement préoccupée. En lisant ce plaidoyer, je songeais à un groupe aperçu au cours d’un voyage. C’était un soir d’automne, sur une route d’Anatolie. Devant nous marchait un couple très inégal de taille et divers d’aspect. A gauche, un cavalier à la barbe grisonnante, monté sur un cheval léger couvert de chaînettes d’argent. L’homme avait une culotte flottante de couleur sombre, beaucoup d’armes à la ceinture, le haut du corps noyé dans un manteau de fine laine blanche qui encapuchonnait son turban. Grandi par sa haute selle à dossier, il avait des contours d’une élégance exquise et hautaine. Sa personne exhalait l’habitude paisible du commandement.

A sa droite trottait menu un tout petit âne harnaché d’un mauvais bât et d’un licou de corde. Une femme empaquetée dans une ample cotonnade bleue était à califourchon sur le bât. Son corps rondelet et affaissé ballottait doucement sur sa monture, et l’on avait l’impression de quelque chose de très humble, qui ne comptait pas.

Il y avait un contraste risible entre ces deux silhouettes, et lorsqu’elles disparurent à un détour du chemin, l’un de nous dit : « Le résumé de la question de la femme en Orient. » Les argumens de la princesse Salmé sont impuissans contre le souvenir de ce petit paquet informe, cheminant dans l’ombre de ce beau cavalier.


II.

Les souffrances qu’elle a endurées en Europe ont été pour elle sans compensation. Elle n’a rien trouvé dans notre monde qui la dédommageât de ce qu’elle avait perdu en quittant le sien. L’éducation musulmane l’avait marquée de sa forte empreinte, et elle était vouée à l’immobilité intellectuelle de ceux de sa religion et de sa race. Elle a acquis en Allemagne de l’instruction, elle a lu et travaillé, mais sa pensée ne se meut pas. Condamnée à perdre rarement une idée, à n’en acquérir jamais, elle a vieilli parmi nous sans nous comprendre ni nous aimer. Le sens de notre civilisation lui échappe ; il y a un mur entre son esprit et le nôtre.

On s’en explique les causes en lisant la partie des Mémoires où elle décrit l’éducation que garçons et filles recevaient en commun dans les palais de sa famille. On imaginerait difficilement un système plus propre à couler les esprits dans un moule définitif, et à consommer ainsi la séparation entre l’Arabe et l’Européen. Il y a là des pages d’un vif intérêt dans leur gaucherie littéraire. Personne n’ignorait l’enfantine simplicité des moyens par lesquels l’Islam gouverne absolument les intelligences et les cœurs de cent millions d’êtres humains, mais les occasions d’observer ces moyens à l’œuvre, autrement que du dehors, avaient été rares. Le mahométan est un des hommes du monde qui se communiquent le moins. Il fallait les indiscrétions d’une renégate pour que nous sussions avec certitude comment se forme cette âme revêche et fermée, à quelles influences elle est soumise au foyer paternel et quels enseignemens elle y reçoit. Nous devons à la princesse Salmé d’assister à son développement, depuis l’heure de la naissance jusqu’au plein épanouissement de l’individu.

La première enfance est livrée à la mère, quelle qu’elle soit, d’où une infériorité pour les fils de la classe riche, la seule qui puisse posséder des harems. Ce que sont les sarari, on le sait. Ce que peut être leur direction morale, on le devine, même dans les cas d’exception où une invincible bonté native a servi de contre-poison à la pernicieuse atmosphère d’un pareil lieu. La princesse Salmé avait été du nombre des privilégiées, et aussi bien élevée qu’il était possible de l’être à Bet-il-Mtoni ou à Bet-il-Sahel. Sa mère était une robuste Circassienne, laide et douce, dont l’histoire tient en quelques lignes. Elle était fille de cultivateurs qui avaient trois enfans. Vers six ou sept ans, elle avait été enlevée par des cavaliers qui avaient massacré le père et la mère et emporté les petits pour les vendre. Elle avait toujours gardé dans l’oreille les cris déchirans de sa petite sœur, qui avait appelé leur mère toute la journée. Les cavaliers se séparèrent avant la nuit, et elle n’entendit plus jamais parler des siens. Les hasards des marchés d’esclaves l’amenèrent à Zanzibar, où le sultan la donna à ses filles pour les amuser, en attendant le moment de prendre le joujou pour soi. Elle grandit, vécut et mourut dans le harem, résignée et inoffensive, pensant peu et brodant beaucoup. Sa fille l’aimait tendrement.

Quand celle-ci vint au monde, dans une des innombrables chambres de Bet-il-Mtoni, ses yeux avaient à peine vu la lumière que deux mains noires la saisirent, la saupoudrèrent de parfums violens et l’emmaillottèrent avec une longue bandelette à la façon des momies d’Egypte, les jambes allongées, les bras collés au corps. Elle demeura ainsi, droite et raide, pendant quarante jours, afin de garantir à jamais sa taille des déviations. Au bout de la première semaine, Sejjid-Saïd fit une visite à sa mère et lui remit les bijoux du nouveau-né : de lourds anneaux d’or pour les oreilles, des anneaux de jambe et des bracelets. Après son départ, les esclaves percèrent six trous dans chacune des oreilles de l’enfant et y passèrent des fils de soie rouge.

Le quarantième jour, le chef des eunuques se présenta chez l’accouchée. Il rasa la tête du nourrisson selon certains rites, au milieu des nuages de fumées odorantes des brûle-parfums. La petite princesse fut alors déficelée. On chargea de joyaux ses bras et ses jambes, on lui attacha au cou un fil d’amulettes, on la coiffa d’un bonnet de drap d’or, et l’on remplaça les fils de soie rouge par les pendans massifs que la coutume du pays l’obligeait à ne plus quitter jusqu’à la mort. Une chemise de soie, imbibée d’eau de senteur, complétait sa toilette. On la posa dans un berceau où le jasmin, le musc, l’ambre et la rose mêlaient leurs odeurs pénétrantes, et on la présenta aux amies et voisines qui eurent la curiosité de la voir. Un nouveau-né, fût-il fils d’un maçon, est toujours un objet intéressant pour toutes les femmes. Une naissance était un événement dans les harems du vieux sultan, malgré la grande habitude qu’on en possédait ; Sejjid-Saïd avait encore, dans les derniers temps, cinq ou six enfans par an.

La princesse Salmé, qui a élevé plusieurs enfans dans les brumes et les neiges du nord de l’Allemagne, se rappelle avec envie les joyeuses layettes de sa patrie, composées d’un écrin et d’un lambeau de soie rose ou bleu. Elle compare le lot de la ménagère allemande, ce lot devenu le sien, à celui des femmes de sa famille arabe, et elle soupire. Eve chassée du Paradis terrestre pleurait ainsi les doux loisirs et l’absence de soucis de son beau séjour. Là-bas, à Zanzibar, pas de bas à raccommoder, pas de gants de laine troués au bout des doigts, pas de « grandes lessives. » Oh! les grandes lessives allemandes ! comme elles doivent symboliser la loi de malédiction du travail pour une fille de sultan que ses esclaves endormaient en l’éventant, et qui ne songeait pas plus à travailler que les perruches perchées sous sa fenêtre. Elle ignorait jadis jusqu’au nom des fers à repasser. Aujourd’hui, elle plie peut-être des draps et elle empile des torchons.

Ses premières années s’écoulèrent à trotter pieds nus et en chemise dans Bet-il-Mtoni avec les autres altesses de son âge. Dès que ces marmots étaient capables d’associer deux idées, ils épousaient les querelles de leurs mères et se groupaient de même par races. Les fils et filles de Circassiennes apprenaient de bonne heure que leurs mères avaient coûté plus cher que les sarari noires, et ils méprisaient dans leur cœur les frères et sœurs nés d’Abyssines. Les enfans d’Abyssines les payaient en haine. Ils ne pouvaient voir sans colère leur peau claire ou blanche, et ils les appelaient d’un nom injurieux : « Fils de chat, » parce que quelques-uns d’entre eux avaient les yeux bleus. On se subdivisait encore entre altesses de même nuance. Il arrivait aussi que des amitiés éclataient d’un camp à l’autre, sans souci de l’esprit de caste. Chacun se choisissait une famille dans cette famille monstrueuse. Chaque frère avait une sœur favorite, sa confidente et son alliée, et tous deux avaient leurs belles-mères préférées. Or, ceux qu’on ne préférait pas, dans ces gynécées farouches, on les tenait en grande défiance, ayant des raisons de croire que quiconque n’était pas avec vous était contre vous,

La princesse Salmé n’est point choquée de ces détails. Ils ne jettent aucune ombre, ils ne répandent aucune amertume sur le souvenir brillant et doux de la maison paternelle, objet de ses éternels regrets. C’est avec une inconscience entière de la férocité des siens qu’elle décrit les tressaillemens de joie des habitantes de Bet-il-Sahel à l’apparition de la phtisie chez une de leurs compagnes. On comptait sur cet hôte familier pour faire de la place dans le palais encombré et obtenir une meilleure chambre. La moindre toux entendue à travers les cloisons était aussitôt guettée par de tendres amies, agitées de la crainte que le symptôme ne fût trompeur, et embellissant déjà en imagination leur nouveau logis : « Ces pensées étaient assurément coupables, ajoute la princesse Salmé ; mais l’entassement était par trop grand. » N’est-ce pas que le ton paisible et dégagé de cette réflexion donne le frisson ?

Il faut convenir que les relations de famille sont trop étendues, dans ces immenses harems, pour que les liens du sang y aient beaucoup de force. On est tout surpris d’apprendre que la piété filiale y conserve une grande vivacité. C’est merveille avec les épreuves auxquelles elle est soumise. On enseignait sur toutes choses, aux princes et princesses du sang, à respecter et honorer leur père et bibi Azzé. A Bet-il-Mtoni, le premier devoir de la journée, après la prière et le bain, était d’aller saluer ces deux grandes puissances et leur baiser la main. Sejjid-Saïd recevait gracieusement les hommages, s’assurait que les bijoux des petits étaient au complet, leurs cheveux en ordre, et distribuait des bonbons français. Bibi Azzé tendait sa petite main sèche à baiser avec une expression glaciale, et il est vrai que ces filles qui n’étaient pas son sang, ces garçons qui prenaient la place de ceux qu’elle aurait dû avoir, devaient la laisser indifférente, sinon impatiente et irritée. Les complimens terminés, la famille allait déjeuner, et les enfans des sarari pouvaient comparer leur grandeur au néant de celles qui leur avaient donné l’être.

La table était mise dans une galerie ou dans quelque grande salle. Elle était haute de moins d’un demi-pied et assez longue pour contenir les fils, les petits-fils et leurs descendans; les filles, les petites-filles et leurs descendans. Le sultan prenait place au haut bout, assis à l’orientale sur un tapis, et sa superbe lignée s’étageait des deux côtés par rang d’âge, les sexes mêlés. Les princes établis et mariés au dehors amenaient leurs fils. Bibi Azzé venait, quand il lui plaisait de venir. La sœur de Sejjid-Saïd de même. Pas une surie, fût-ce la mère de l’héritier du trône, n’était jamais admise à manger à la table royale. Dans la hiérarchie immuable du palais, elles étaient pour ainsi dire les mères illégitimes et honteuses des enfans légitimes et glorieux du maître.

Il n’est pas davantage question d’elles dans le tableau des réunions du soir. Après le dîner, qui répétait la scène du déjeuner, Sejjid-Saïd sortait devant son logis et s’asseyait sur un siège à l’européenne. Sa prodigieuse postérité se rangeait à droite et à gauche, les jeunes enfans debout par respect, les autres sur des chaises. Un peu en arrière, les eunuques en grande tenue se tenaient adossés au palais. Lorsque tous étaient à leur place, les plaisirs de la soirée commençaient. On versait le café et les sirops, et l’on amenait un orgue de Barbarie colossal, si grand que la princesse Salmé n’a jamais vu son pareil en Europe. Un esclave tournait la manivelle, et le sultan écoutait d’un air sévère. Une boîte à musique alternait quelquefois avec l’orgue, ou bien une aveugle chantait des airs arabes. Au bout d’une heure et demie, Sejjid-Saïd se levait et rentrait. C’était le signal de la dispersion. La soirée du lendemain était semblable à celle de la veille, et il n’y avait point de différence d’une année à l’autre, ni dans le programme des divertissemens, ni dans l’étiquette inflexible qui décidait des admissions.

Ainsi tout contribuait à enfoncer dans l’esprit des enfans des sarari que leurs mères étaient des êtres inférieurs, qui leur devaient un semblant d’existence et le perdraient en les perdant. Ils savaient que la surie dont l’enfant était mort pouvait être revendue, et que les maris arabes « de cœur étroit » usaient de leur droit, lorsqu’ils étaient las d’une de ces malheureuses. Ils savaient aussi qu’après leur veuvage, elles dépendraient entièrement d’eux, l’usage n’étant point d’assurer leur sort, au moins à Zanzibar. Celle que son fils ou sa fille rejetait n’avait plus qu’à tendre la main, si quelque âme charitable ne la recueillait. Une nièce de la princesse Salmé, appelée Farschu, avait pour mère une Abyssine sauvage et emportée. Farschu perdit son père, dont elle hérita, se querella avec sa mère et l’abandonna. La vieille surie essaya en vain de gagner son pain en travaillant et serait morte de faim, si l’une de ses anciennes belles-sœurs, émue de compassion, ne l’avait prise chez elle.

Ces cas d’ingratitude filiale étaient extrêmement rares, et cela est assurément à la louange des Arabes. Ils voyaient infliger des traitemens humilians à leurs mères, sans que leur respect en fût altéré. Ils assistaient à leur vie sensuelle et oisive, à leurs méchantes intrigues, sans que leur tendresse en fût effleurée. Les princes du sang de la famille de Sejjid-Saïd emmenaient presque tous leur mère lorsqu’eux-mêmes, à leur majorité, quittaient le palais paternel pour fonder un foyer. Ils la gardaient jusqu’à sa mort et donnaient à sa vieillesse, par leurs soins, la dignité qui avait manqué si cruellement à sa jeunesse. La maternité est la revanche du mariage pour la surie. — « Ses rapports avec ses enfans, dit la princesse Salmé, la dédommagent amplement des désavantages qui résultent pour elle de la polygamie et lui créent, à elle aussi, une vie de famille heureuse et satisfaite. » Ce sont là des paroles bien honorables pour le peuple qui les a méritées. Elles prouvent chez lui une âme noble. Toutefois, un Occidental a de la peine à concevoir que les sentimens de respect et d’amour inspirés par la mère ne rejaillissent pas, dans une mesure quelconque, sur le sexe tout entier. Il est embarrassé et froissé par l’illogisme qui enferme les sarari de ces fils modèles dans leur rôle séculaire de femelles.

Sejjid-Saïd s’occupait des siens autant qu’on peut raisonnablement l’exiger d’un pater familias de pareille envergure. J’ai recherché avec curiosité les passages des Mémoires de nature à nous éclairer sur les sentimens d’un père qui a compté ses enfans par centaines, et j’ai vu que le cœur du juste est un océan de tendresse. Le vieux sultan s’était réjoui à un nombre singulier de naissances. La petite vérole, la phtisie, le choléra et le typhus avaient fauché sans relâche dans ses palais, de sorte qu’à sa mort il ne laissa que dix-huit fils et autant de filles, faibles débris d’une famille fabuleuse dont la nature ne se hâtait plus assez, sur la fin, de réparer les pertes rapides. Tant de joies et tant de deuils auraient émoussé par l’accoutumance une sensibilité sans profondeur. La sienne résista à tant d’assauts, et sa fille rapporte avec attendrissement l’avoir vu pleurer et prier au chevet d’un fils malade, lui très vieux et ayant encore « plus de quarante enfans. »

Il semble vraiment qu’il les connaissait tous. On a déjà vu qu’il inspectait leur toilette. Il veillait à ce qu’ils allassent à l’école, et recommandait de sa propre bouche à la maîtresse de ne pas leur ménager les coups de bâton. Il emmenait les garçons à la promenade, et faisait fouetter les maîtres d’équitation dont les élèves avaient commis quelque faute. C’était juste et sage, puisque les maîtres avaient carte blanche pour punir leurs élèves : — « Mon père posait en principe qu’en dépit de leurs instructions, ils avaient été trop indulgens envers les princes. » On lui amenait les polissons pris en faute, et il les semonçait. Un frère «(très arrogant » avait lancé une flèche à la petite Salmé et l’avait blessée au flanc. Mon père me dit : « Salmé, va, et appelle-moi Hamdân. » j’étais à peine entrée avec mon frère, que celui-ci entendit des paroles effroyables, dont il dut se souvenir longtemps. » — Il donnait des étrennes à ses enfans, des dots quand le temps était venu, et s’astreignait à écouter en leur compagnie, une heure et demie par jour, le grand orgue de Barbarie et les boîtes à musique. Combien de parens chrétiens n’en font pas davantage sans avoir les mêmes excuses. Combien se contentent de faire la police extérieure des âmes dont ils ont la charge, et ne se sont jamais enquis d’une seule des pensées de leur enfant, d’un seul de ses désirs et de ses secrets tourmens.

La part de l’instruction était à peu près nulle dans ces éducations, et son importance était pourtant extrême. A défaut de science, elle inculquait la méthode ; elle donnait des habitudes d’esprit que rien ne pouvait plus détruire. Détail frappant dans un pays d’aristocratie : les études étaient les mêmes pour le successeur éventuel du souverain et pour l’esclave que son maître jugeait profitable de dégrossir. Il n’y avait qu’une seule école pour tous, et une seule classe, étrangement mêlée et plus étrangement tenue, installée dans une des galeries ouvertes du palais. Les oiseaux de la cour l’envahissaient insolemment. Une natte en composait le mobilier. Un peuple accroupi d’écoliers et d’écolières y ployait l’échine sous le bâton d’une triste édentée, qui distribuait la science et les coups dans un esprit de rigide égalité, sans distinction d’âge ni de rang. La même leçon servait à l’altesse et à son groom noir, et les mêmes corrections pleuvaient, administrées avec fureur par une barbare que les injonctions menaçantes du sultan talonnaient. Un seul livre était admis dans la classe : le Coran. Ce n’est pas assez de dire qu’il régnait sur l’école : il était toute l’école.

Les commençans apprenaient à lire dans le Coran. Dès qu’ils savaient épeler, on les exerçait à lire des versets en chœur, d’une voix très haute, et à les réciter de mémoire. Ils allaient ainsi jusqu’au bout du Coran et recommençaient, une fois, deux fois, trois fois, n’entendant jamais une explication, comprenant ce qu’ils pouvaient du texte sacré et redoutant d’y arrêter leur esprit, car ils savaient qu’il est « impie et défendu de réfléchir au livre saint ; l’homme doit croire avec simplicité ce qui lui est enseigné, et l’on observait sévèrement ce précepte » à Zanzibar. Le premier devoir du maître était d’empêcher ses élèves de penser à leur leçon, d’avoir une idée ou de se poser une question, afin que l’habitude de la récitation mécanique s’enracinât pour toujours dans leurs jeunes cerveaux. Ceux d’entre eux qui avaient une mémoire heureuse savaient par cœur à peu près la moitié du Coran au bout de la première année. D’autres passaient deux ou trois ans à nasiller les sourates, avant d’en retenir une quantité convenable. De loin en loin, un adolescent très hardi ou très saint osait comprendre et prétendait expliquer, mais cela était rare. « Il y en a tout au plus un sur plusieurs milliers, » dit la princesse Salmé.

On leur donnait quelques notions très légères de grammaire et d’orthographe, et on leur enseignait à compter jusqu’à mille, jamais plus : « Ce qui est au-delà, dit la sagesse musulmane, vient de Satan. » L’éducation des filles n’allait pas plus loin; il était malséant pour une femme de savoir écrire. Les garçons apprenaient l’écriture en copiant des versets du Coran, après quoi leurs études étaient terminées. On ne connaissait même pas de nom, à Bet-il-]vI, toni, la géographie et l’histoire. Quant aux sciences naturelles, la princesse Salmé fait observer que leur enseignement blesserait au plus profond de son âme l’Arabe pieux, puisqu’il ne saurait être question pour lui de lois de la nature. Soit dit en passant, il n’en a pas toujours été ainsi, et il existe encore de nos jours des Arabes pieux qui croient pouvoir apprendre la physique et l’astronomie sans manquer de respect à Allah ; mais la princesse Salmé ne peut parler que de l’état d’esprit qui règne chez son peuple et qu’elle a connu. L’Arabe de Zanzibar estime que c’est blasphémer son Dieu que de supposer des règles et des forces à côté de sa volonté, même émanant d’elle et lui étant assujetties. Il n’a pas été gâté, comme le Turc, par notre contact (vous voyez, ajoute la princesse Salmé, si le Turc s’en trouve bien), et il repousse avec horreur la seule pensée de lois de la nature : « On ébranlerait tout son être en lui en parlant, on causerait au dedans de lui un affreux déchirement. » Les classes modèles de Bet-il-Mtoni et de Bet-il-Sahel, suivies du dehors par les enfans du sang royal, faisaient de parfaits musulmans, ainsi entendus. L’enseignement qu’on y recevait bouchait une à une les issues par lesquelles l’esprit aurait pu s’échapper à la conquête du doute, ce grand titre de noblesse de l’humanité. L’enfant sortait de l’école la tête farcie de préceptes dont l’examen lui était interdit comme irréligieux, en dehors desquels il eût été abominable de chercher une explication du monde et de la vie, et que son devoir était d’appliquer, sans plus raisonner que lorsqu’il les psalmodiait en fausset avec ses camarades. Quant à suspecter leur origine divine, il aurait plutôt nié la lumière du soleil. Depuis qu’il existait, il entendait dire à son père, à sa mère, à ses maîtres, à ses esclaves, qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah, et que Mahomet est son prophète. Ces deux idées étaient devenues, si l’on me passe l’expression, partie de sa chair. Il ne songeait pas plus à les mettre en question qu’à se dépouiller de son corps. Des pratiques minutieuses achevaient l’œuvre de routine; dans les palais de Sejjid-Saïd, les cinq prières quotidiennes prenaient plus de trois heures aux fidèles scrupuleux qui accomplissaient avec soin les rites musulmans.

Rien n’égale l’étroitesse du système, si ce n’est sa puissance. Il façonne depuis plus de dix siècles des cerveaux qui sont comme des forteresses imprenables, des peuples qu’on anéantirait plutôt que d’en obtenir l’abandon d’une parcelle d’eux-mêmes. Il réussit à enfermer la pensée humaine dans des limites précises et sacrées, au-delà desquelles la princesse Salmé a constaté chez nous qu’il n’y a qu’impiété, mauvaise foi, mécontentement de tout ce qui existe. Elle a reconnu que l’abus de l’instruction est le grand malheur des civilisés, plus que l’âpre climat, plus que l’accablant labeur des pays du Nord, plus que la sécheresse désolante des cœurs européens. Comment se peut-il que nous ne nous en apercevions pas ? « On prise par-dessus tout l’instruction et la science. Et puis l’on s’étonne de voir disparaître la piété, le sentiment de la vénération, la droiture, le contentement, pour faire place à des luttes sans merci, à un athéisme effrayant, au mépris de toutes les institutions divines et humaines!.. On ferait mieux d’enseigner davantage la parole de Dieu et ses saints commandemens, et de perdre moins de temps à subtiliser sur la force et la matière. » Pour sa part, elle n’a jamais été plus trompée, plus exploitée, plus en proie aux fourbes et aux charlatans, que depuis qu’elle a fait des études et qu’elle est une personne « éclairée, » vivant dans une société « éclairée. » C’était l’âge d’or à Zanzibar; c’est l’âge de fer à Berlin. « gens heureux de mon pays! s’écrie-t-elle, vous ne vous doutez pas de tout ce qui est lié à la sainte civilisation! » Il fait beau, vraiment, nous entendre parler sur un ton de pitié des barbares et des sauvages. Nous sommes par trop outrecuidans d’aller « éclairer de force » des gens qui nous valent bien et qui nous méprisent de tout leur cœur.

Un musulman ne peut point ne pas nous mépriser. L’idéal qui lui a été proposé par sa religion était peu élevé, et il l’a atteint facilement. Il ne mesure pas la hauteur du nôtre, puisqu’il est incapable de sortir de ses propres idées, et il voit nos vains efforts pour l’atteindre, nos chutes répétées et honteuses. Il est forcé de nous condamner. C’est l’histoire de la fille de Sejjid-Saïd. Dans son apprentissage de civilisée, elle n’a remarqué que les pierres et les boues da chemin, jamais le but où il tendait. Elle ne nous tient pas compte de ce que nos défaites sont les accidens d’une lutte ennoblissante pour monter plus haut, de ce que le cri de ralliement de nos foules souffrantes, et souvent coupables, demeure malgré tout, à travers leurs plaintes et leurs fautes : Sursum corda ! Elle sait seulement que nous faisons le mal que nous ne voudrions pas, que nous ne faisons pas le bien que nous voudrions, et elle constate, cette fois sans les réticences des pages sur le mariage, la banqueroute morale de la civilisation chrétienne. Un reste de prudence l’empêchant d’en rendre notre religion responsable, elle s’en prend à l’instruction, ce qui revient au même dans sa pensée, puisque c’est accuser nos églises de ne pas avoir su garder, comme la sienne, la direction des esprits et le gouvernement des âmes. Elle accuse notre vaine science d’être la mère de la plupart des maux dans notre société aigrie et corrompue, et elle oppose à nos misères et à nos discordes le riant tableau de la vie d’une femme arabe à Zanzibar, de cet être qui passe chez nous pour l’un des plus dégradés et des plus maltraités de la création.


III.

On connaît déjà le cadre de ce grand bonheur. Il est brillant et gai, un peu criard. Les hautes pièces de Bet-il-Mtoni et de Bet-il-Sahel étaient uniformément blanchies à la chaux et sans rideaux. Elles n’avaient rien des exquises douceurs de ton et des intimités de la chambre obscure d’Haouâ, la belle Mauresque aux bras aussi froids que le marbre, qu’Eugène Fromentin connut à Blidah et dont il a raconté la mort tragique dans Une Année dans le Sahel. Une lumière plus vive y éclairait des couleurs plus crues, un décor plus riche et plus barbare. Des nattes blanches y remplaçaient assez souvent les tapis, et ce sol blanc, ces murs blancs, faisaient un fond très froid. Les murailles étaient divisées en panneaux par des niches montant jusqu’au plafond. Des rayons de bois peints en vert formaient étagères dans les niches et recevaient les vases et les assiettes en porcelaine peinte, les verres et les flacons en cristal taillé et gravé, bibelots favoris des Arabes de ces contrées, qui les achètent à tout prix. Entre les étagères couraient des divans bas, au-dessus desquels étaient placées des glaces de fabrique européenne, surmontées et flanquées de pendules de toutes formes et de tous styles ; autre luxe favori de Zanzibar, où certaines maisons riches ressemblent à un magasin d’horlogerie.

La place de la maîtresse du logis est marquée par le meddé, sorte de matelas recouvert du drap d’or le plus fin et garni de coussins, dont le chevet est appuyé à la muraille. Dans un coin est le grand lit des Indes, aux incrustations curieuses, si haut perché qu’on y monte à la façon d’une amazone se mettant en selle, en posant son pied dans la main d’une esclave, qui vous enlève. Çà et là, des coffres en bois de rose, garnis de milliers de petits clous à tête de cuivre et contenant la garde-robe, les bijoux, la parfumerie. Des portes et des fenêtres grandes ouvertes, dans l’espoir d’avoir un peu d’air ; une odeur enivrante, faite de tous les parfums violens qui existent; une immense rumeur de pas et de voix, de rires et de querelles, montant des cours et des escaliers, arrivant des corridors et des galeries ; quelque chose de voyant et de tumultueux, de baroque et de pittoresque, de joyeux et d’inquiétant : tels sont ces intérieurs qu’on a peine à envier, mais qui doivent en effet demeurer inoubliables.

Les vêtemens des femmes sont d’un goût sauvage. C’est un costume à la fois étriqué et lâche, qui ne drape pas et laisse pourtant les lignes du corps indécises. Il ôte à la femme tout ce qu’il peut lui ôter de son sexe; je ne vois pas de reproche plus grave à faire à un costume.

Il se compose d’un pantalon presque collant, en soie de couleur vive, qui rejoint les anneaux de jambe par des lignes de broderies et des bouffans, et d’une chemise montante, aux manches étroites et demi-courtes, qui retombe par-dessus le pantalon et tranche sur sa couleur : vert émeraude sur cerise, azur sur jaune, rose sur orange, or sur pourpre, argent sur violet. Cette chemise se taille dans des étoffes coûteuses et éclatantes : brocards d’or et d’argent, satins brochés et damassés, à ramages et à fleurs multicolores, velours pesans de Lyon, soies molles de la Chine. En été, les chaleurs accablantes des tropiques font préférer aux soieries les toiles peintes, les cotonnades bigarrées, les mousselines de l’Inde. Quel qu’en soit le tissu, la chemise se brode et rebrode, se passemente, se galonné, se chamarre, se garnit de dentelles, de petits glands, de petites houppes en fil d’or et d’argent, de pompons de soie, de boutons de métal, de pendeloques d’orfèvrerie, de verroteries, enfin de cent petits ornemens qui tremblotent, dansent et chatoient à chaque mouvement. Plusieurs rangs de colliers s’étagent sur la poitrine. Les bras sont chargés de bracelets jusqu’au coude ; les mains portent des bagues énormes. La tête est entourée de mouchoirs de soie bariolés, qui cachent le front jusqu’aux sourcils et s’enchevêtrent d’énormes pompons, de lourdes franges encadrant le visage, de longs rubans flottant dans le dos et auxquels sont cousus des pièces de monnaie ou des plaques d’or ornées de pierres précieuses.

La princesse Salmé a placé sa photographie en tête de ses Mémoires. Elle avait choisi pour poser une toilette relativement simple. Sa petite figure brune est néanmoins écrasée par cet attirail. On distingue deux yeux noirs très perçans, une grande bouche au pli mélancolique et deux petits pieds nus, potelés et charmans. Le reste est comme enseveli sous cet amas d’ornemens.

Il n’était rien moins que facile de se procurer ces costumes somptueux. En ce temps-là, il y avait peu de magasins à Zanzibar et nulle industrie. Les esclaves cousaient et enjolivaient les vêtemens. Quelques-unes de leurs maîtresses ne dédaignaient pas de travailler avec elles aux broderies et aux dentelles. Des artisans hindous établis dans l’île fabriquaient une partie de l’orfèvrerie. Le reste des bijoux et tous les matériaux du costume étaient apportés du dehors, et de très loin. A Sejjid-Saïd revenait le soin laborieux de pourvoir d’objets de toilette les harems de la famille : les siens d’abord, avec leurs enfans et leurs esclaves ; ceux des fils, petits-fils et arrière-petits-fils, des gendres, petits-gendres et arrière-petits-gendres établis à Zanzibar, avec leurs enfans et leurs esclaves. Il envoyait aussi des présens aux familles de ses nombreux descendans mariés dans l’Oman et à la foule des parens pauvres de l’Arabie. Soit plusieurs centaines de femmes à contenter, et quelles femmes ! sans autre occupation au monde que leur toilette. La question des pommades prenait l’importance d’une affaire d’état, car les mécontentemens d’un harem ne sont pas à mépriser. Les complots prennent naissance, derrière ses fenêtres grillées, ailleurs que dans les tragédies ; on en verra un exemple au cours de ce récit.

Le vieux sultan aurait déjà eu fort à faire s’il s’était borné à distribuer en gros et au hasard le nécessaire et le superflu à toutes ces femmes, mais les sarari et leurs filles ne le tenaient pas quitte à si bon marché. Elles comptaient sur lui pour procurer l’étoffe nouvelle, la nuance à la mode, l’objet étrange, et peut-être fabuleux, rêvé par une imagination d’Abyssine. Cet homme extraordinaire venait à bout d’accomplir le miracle. Chaque année, une flotte partait de Zanzibar, chargée de produits africains. Dès que les navires avaient gagné la pleine mer, ils orientaient leurs voiles vers les points les plus divers de l’horizon. Les uns gagnaient Marseille ou l’Angleterre, les autres le Golfe-Persique, les ports de l’Inde et de la Chine. Chaque capitaine emportait une liste minutieuse de commissions, où toutes les fantaisies s’étaient donné carrière et qu’il devait exécuter avec l’argent de sa cargaison. Malheur à celui qui ne savait pas trouver l’introuvable !

Le retour de la flotte était l’événement mémorable de l’année. C’était l’heure des grandes convoitises, des rivalités sans merci et des jalousies amères. Dès que les navires étaient rentrés au port et déchargés, les eunuques assortissaient les lots sous la direction des filles aînées du sultan. La princesse du conte de fées, condamnée à démêler une chambrée d’écheveaux de fil, n’avait pas une tâche plus immense. On en jugera par un chiffre. Une Arabe de qualité consomme annuellement pour 500 dollars de parfumerie. On se fatiguerait à calculer ce qu’une pareille somme, multipliée par les bibi, les sarari et les kibibi de la famille impériale, représentait de petits pots, de flacons et de sachets, d’essences, de poudres, d’huiles et de pommades, à l’ambre, au musc, au benjoin, au basilic, au jasmin, au géranium, à la rose, à la verveine, au réséda, à la vanille, à la lavande, et c’était cette provision qu’il s’agissait de partager sans léser ni favoriser personne. Venaient ensuite les étoffes, qui se distribuaient par pièces ; les dentelles et tout ce qu’une femme peut inventer de coudre sur ses vêtemens pour les embellir; les bijoux et les mille colifichets qui donnent à une Arabe parée l’aspect d’une madone de Naples ou de Séville en costume de fête; les joujoux des enfans, les bibelots, les riens singuliers chers à la fantaisie orientale, les objets utiles commandés par les personnes prévoyantes; l’argent destiné aux menues dépenses : cadeaux, aumônes, honoraires de la diseuse de bonne aventure, de la sorcière, des voyans et des voyantes, du magicien qui conjure les maladies et de la magicienne qui exorcise les possédés. C’était enfin prêt! La portion des marchandises réservée à d’autres occasions avait été portée dans les chambres du trésor. Le premier jour de la distribution, — elle en durait trois ou quatre, — était fixé et annoncé. L’impatience, la joie et l’angoisse étaient au comble dans les harems, et l’aube tant désirée éclairait maint visage tempétueux. A Bet-il-Sahel, elle se levait sur un palais déjà en mouvement, dont l’entrée était assiégée par les femmes de la famille qui habitaient au dehors. L’étiquette arabe leur interdisait de se montrer dans les rues en plein jour, et elles s’étaient mises en route de bon matin. Le soleil levant revêtait de rose et d’or leurs groupes brillans, qui s’engouffraient dans la grande porte pour ne la repasser qu’à la nuit. Elles y étaient reçues par le plus grognon des esclaves du sultan, Saïd le Nubien, à la barbe grise. Sejjid-Saïd aimait ce vieux serviteur, fidèle et soumis. Les enfans l’avaient en aversion et leurs mères ne l’aimaient guère, parce qu’il les accueillait mal. Ces visites dès l’aurore l’exaspéraient. On l’entendait grommeler dans sa barbe, tout en prenant ses grosses clés, « qu’il y avait une heure qu’il était debout sur ses mauvaises jambes, toujours pour ouvrir à des dames! » Les enfans se vengeaient en lui cachant son trousseau de clés. Le bonhomme les cherchait en grondant dans les quelques centaines de chambres où elles pouvaient se trouver, et cela ne le mettait pas de meilleure humeur.

Il finissait par ouvrir, et l’on entrait dans la grande cour du palais de ville, auprès de laquelle celle de Bet-il-Mtoni était le temple de la paix et du silence. La princesse Salmé a vu en Allemagne une opérette dont un tableau lui a rappelé, « en petit, » la cour de Bet-il-Sahel dans la journée. Ce rapprochement est glorieux pour les théâtres d’opérette allemands, car il n’est pas aisé de reproduire, même « en petit, » un tohu-bohu aussi intense. L’un des angles servait d’abattoir. Les bouchers égorgeaient les bêtes selon le rite musulman, en accompagnant chaque coup de la formule : « Au nom de Dieu, le Miséricordieux. » La veille des fêtes et des festins, le sang des victimes s’étendait comme une nappe rouge, à l’inexprimable horreur des Hindous mandés pour affaires, un peu plus loin était le coin des petits enfans, occupés à écouter leurs bonnes, des négresses pour la plupart, raconter de ces histoires effroyables qui donnent le cauchemar. Plus loin encore, la cuisine, installée en plein air au pied d’une colonne, et l’endroit du palais où il s’administrait le plus de gifles. On s’y bousculait, on s’y chamaillait, on s’y battait, et il en sortait des repas auprès desquels les noces de Gamache n’étaient qu’un dîner de poupée. Des bœufs, des vaches, des moutons, des chèvres et des gazelles y rôtissaient tout entiers. « On y voyait souvent des poissons d’une telle grosseur, qu’il fallait deux nègres vigoureux pour les porter. Les petits poissons n’étaient acceptés que par paniers, et la volaille par douzaines. La farine, le riz et le sucre ne se comptaient aussi qu’en gros, au sac, et le beurre, qu’on faisait venir du Nord à l’état liquide, ne se comptait que par cruches d’environ un quintal. » De longues files de porteurs déchargeaient brutalement sur le sol leurs paniers de fruits, dont la moitié était écrasée du coup. On se heurtait un peu partout à des barbiers en plein air, à des porteurs d’eau, à des eunuques affairés. Les arrivans se frayaient un passage comme ils pouvaient et gagnaient les deux grands escaliers, mais la cohue y était si pressée qu’on mettait souvent une demi-heure à atteindre le premier palier.

L’heure solennelle qui décide des toilettes d’une année a enfin sonné. Une nuée d’eunuques court chercher les paquets, et les dernières minutes d’attente paraissent éternelles. Le grand moment arrive pourtant, comme tous les momens de ce monde, désirés ou redoutés; il est venu, il est passé. On crie, on pleure, on rit; on développe et on déplie ; on interpelle et on se précipite; l’agitation devient folle, car il s’agit à présent d’échanger des morceaux de ses pièces d’étoffes, de ses franges, de ses dentelles, contre d’autres morceaux, afin de varier ses ressources et de panacher ses costumes. Le sol est couvert d’étoffes déployées, de brimborions, de femmes accroupies, armées de ciseaux et coupant avec tant d’ardeur, qu’elles entaillent parfois leurs vêtemens. Les ressentimens et les désespoirs s’exhalent dans le même temps en paroles peu mesurées. Il s’écoule deux semaines avant que le harem ait repris sa physionomie accoutumée.

Le sultan achevait de vider ses magasins à la fin du grand jeûne. On sait que le ramadan dure trente jours, pendant lesquels il est défendu d’avaler quoi que ce soit, aussi longtemps que le soleil est sur l’horizon. « Il vous est permis de boire et de manger, dit le Coran, jusqu’au moment où vous pourrez déjà distinguer un fil blanc d’un fil noir. A partir de ce moment, observez strictement le jeûne jusqu’à la nuit. » Dans la ville de Zanzibar, un coup de canon avertit le matin les fidèles que l’on distingue un fil blanc d’un fil noir. « Celui qui est en train de manger, ajoutent les Mémoires cesse sur le champ. Celui qui a saisi un verre, afin d’étancher une dernière fois sa soif, le pose sans y avoir goûté. » Jusqu’au soir, le bon musulman « ne doit même pas avaler exprès sa salive. » Sous ce ciel enflammé, la privation d’eau pendant quatorze ou quinze heures n’est pas une petite pénitence.

Il en est du jeûne des mahométans comme du carême des chrétiens. Le riche fait avec le ciel des accommodemens, et il y a le bon jeûne, comme il y a le bon maigre. La haute société de Zanzibar faisait carnaval pendant le ramadan. Les esclaves et le petit monde jeûnaient et travaillaient ; on n’aurait pas souffert qu’un malheureux nègre sans aucune religion, suant depuis l’aube sous le bâton, donnât le scandale d’avaler une gorgée d’eau. Les grands de la terre se souvenaient que le Prophète a dit à propos du jeûne : « Dieu veut votre aise, il ne veut pas votre gêne. » Ils dormaient le jour et festoyaient la nuit. Les harems de Sejjid-Saïd n’avaient aucun motif d’être plus austères que le reste; les nuits du ramadan s’y passaient dans les délices.

On y rompait le jeûne avec une collation de fruits, suivie aussitôt d’un dîner copieux, qui n’était lui-même qu’une façon de prélude à une bonne chère prolongée jusqu’à l’aube. Des chanteuses venaient dire leurs airs traînans, et des récitatrices déclamer, devant un auditoire excité, qui ne cessait pas un instant de boire et de manger. A minuit, un nouveau coup de canon réveillait l’armée des cuisiniers et des marmitons, les feux se rallumaient dans la cour, et des odeurs de cuisine se répandaient dans les galeries, éclairées par des milliers de lanternes de couleur. Entre trois et quatre heures du matin, on servait le souper, ou suhur. Les nourrices éveillaient les petits enfans endormis çà et là sur les nattes et les divans, et l’on se remettait à table jusqu’à ce que le canon de l’aurore arrêtât le dernier morceau dans la main en route vers la bouche. Le harem repu et content se couchait tout habillé, selon l’usage arabe, et dormait pendant la chaleur du jour.

Malgré de tels adoucissemens, la fin du grand jeûne était attendue avec la même impatience par le riche et par le pauvre, car elle amenait les étrennes, une distribution d’aumônes et des réjouissances générales. Le ramadan se termine au moment où l’on aperçoit la nouvelle lune, moment très fugitif, puisque l’astre naissant se couche avec le soleil. Dès que le jour baissait, tous les yeux de Zanzibar cherchaient le mince croissant sur l’horizon crépusculaire. On envoyait des esclaves monter sur les plus grands cocotiers des environs. Les possesseurs de longues vues étaient assiégés d’emprunteurs. Lorsque le ramadan, qui avance chaque année de onze jours, tombait sur le ciel obstinément couvert de la saison des pluies, on se contentait sans doute de voir la lune avec les yeux de la foi, ces yeux si précieux. Quoi qu’il en soit, un dernier coup de canon saluait la libératrice, et une immense allégresse montait de la ville vers les cieux, emplissant l’air de joyeuses clameurs. Des cavaliers se dispersaient au galop pour porter aux campagnes l’annonce officielle de la bonne nouvelle. On se cherchait dans les maisons et dans les rues pour se féliciter, échanger des vœux et se pardonner.

La nuit qui suivait était très agitée dans les harems. Chaque créature féminine avait préparé dans le plus grand mystère trois toilettes neuves, pour les trois jours de la fête, et les impatientes n’attendaient pas que les ténèbres fussent dissipées pour se parer. À quatre heures du matin, elles étaient sous les armes. La plante de leurs pieds et la paume de leurs mains, fraîchement teintes avec le henné, brillaient d’une belle couleur orangée. Toute leur personne était parfumée à donner des vertiges. « Une Occidentale, dit la princesse Salmé, aurait autant de peine à croire ce qui se consomme de parfumerie dans l’espace de ces trois jours, qu’une Orientale ce qui se boit de bière à Berlin pendant les fêtes de la Pentecôte. » Sarari et kibibi sortaient dans les corridors et couraient les unes chez les autres jouir de la surprise, de l’admiration et de la rage des amies et des rivales. On se représente les regards qu’elles échangeaient en s’apercevant. Il n’était pas sept heures que le palais tout entier « ressemblait à une salle de bal » gigantesque, où la foule pressée circule avec peine.

Sejjid-Saïd allait faire ses dévotions à la mosquée. Il offrait au retour sa main à baiser et se dirigeait vers les chambres du trésor, suivi de sa fille favorite, la belle Chole, et du géant Djohar, chef des eunuques. Chole, surnommée l’Étoile du matin, était la merveille de Zanzibar, la perle des palais impériaux, la prunelle des yeux paternels. Sa beauté était parfaite, sa grâce d’une déesse, son humeur douce et enjouée. Le sultan l’idolâtrait et lui confiait, par un privilège unique, la clé du trésor. Une si haute faveur, des charmes si éclatans, ne pouvaient rester impunis ; l’innocente Chole était en butte à des inimitiés féroces. Une imprudence de son père combla la mesure. Sejjid-Saïd voulut lui témoigner sa tendresse d’un façon éclatante et lui fit don d’un diadème de diamans. Après sa mort, Chole périt empoisonnée.

Ils entraient tous trois, suivis par des regards envieux. Le monarque vénérable, dans sa mansuétude, avait pris la peine de demander aux sarari et aux princesses ce que chacune d’elles désirait. Chole, incapable de rancune, aidait sa mémoire, et Djohar inscrivait les noms sur les objets. Assurément un musulman surpasse autant un chrétien en patience qu’en gravité et en discrétion. Les esclaves chargés de porter les présens les rapportaient souvent, accompagnés d’audacieuses paroles de refus. Sejjid-Saïd reprenait ses étrennes et les changeait : « Et voici, on obtenait presque toujours ce qu’on réclamait. » Le sultan avait pourtant ce jour-là bien autre chose en tête que ses harems. Il donnait aussi des étrennes aux mâles de sa famille ; « à tous les grands chefs asiatiques et africains qui se trouvaient à Zanzibar ; à tous les fonctionnaires de l’état ; à tous les soldats et leurs officiers ; à tous les matelots et leurs capitaines ; aux régisseurs de ses quarante-cinq plantations; et finalement à tous ses esclaves, dont le nombre s’élevait à plus de 6,000 ou 8,000. Naturellement, les cadeaux étaient proportionnés au rang des destinataires ; les esclaves, par exemple, recevaient des étoffes communes. » N’est-ce pas merveilleux? Peut-on se lasser d’admirer l’intelligence, l’ordre et la prévoyance du patriarche qui se procurait des étrennes variées pour 15,000 personnes en échangeant des dents d’éléphant, des clous de girofle, de la gomme de copal et des graines de sésame? « — Preuve que notre père était un fameux homme d’affaire, » — ajoute sa fille avec un juste orgueil. Fameux homme en effet !

D’un bout de l’année à l’autre, son indulgence faisait à ses harems une vie douce et peu recluse. Après le déjeuner de famille, il descendait donner ses audiences dans la grande salle du rez-de-chaussée. Les fenêtres du palais se peuplaient aussitôt de têtes de femmes, qui regardaient arriver les hommes et guettaient les signes d’intelligence « visibles pour elles seules. » Les masques et les jalousies ne sont que vanité, quand une femme veut être vue. L’histoire suivante en fait loi.

La foule des hommes massés devant le palais remarqua un jour un jeune chef de l’Oman, qui se tenait debout dans l’attitude extatique que les peintres prêtent aux martyrs. Sa main portait une lance renversée, dont le fer traversait son pied, et son visage levé vers le ciel exprimait la béatitude. La divinité qu’il adorait était toute terrestre. C’était Chole, qui regardait par une fenêtre, et dont l’éblouissante beauté l’avait éperdu. On dut l’avertir qu’il était blessé. Il avait donc vu, et bien vu.

Deux ou trois heures s’écoulaient ainsi à faire des remarques sur les passans, et c’était passionnant. Rien n’a pu rendre à l’exilée ces séances savoureuses. La princesse Salmé a connu bien des docteurs allemands. Leur entretien était un désert aride auprès des « conversations souverainement amusantes et fécondes » des fenêtres de Bet-il-Sahel. Les Occidentaux se figurent à tort qu’une Orientale perd son temps dans une oisiveté insipide. Leur erreur est née de ce que notre monde de philistins ne sait plus la différence entre les nobles loisirs d’une aristocratie et la coupable fainéantise de la plèbe. Il y a d’autres occupations sur la terre, plus intéressantes et plus raffinées que les sordides travaux de la ménagère allemande. La princesse Salmé est excédée de s’entendre demander par les Berlinoises ou les Hambourgeoises « comment les gens peuvent exister, dans son pays, sans rien faire?» Cette question prouve que l’Allemagne du Nord, malgré ses prétentions et ses hobereaux, a complètement perdu l’intelligence de la vie aristocratique. Une dame arabe a des esclaves qui travaillent pour elle et à qui elle fait donner des coups de bâton lorsqu’ils fainéantent. Elle-même regarde par la fenêtre en échangeant des réflexions acérées avec ses amies, et elle n’appelle point cela « être à rien faire, » pas plus que la reine Éléonore de Guyenne ou la belle Laure de Noves ne s’imaginaient « être à rien faire » quand elles présidaient leurs cours d’amour. L’activité laborieuse d’un bourgeois de Brème est chose estimable, mais chose qui ne convient ni à tous les sangs, ni à toutes les âmes. Dieu a créé l’Européen avide de lucre, et le nègre pour que l’Arabe puisse dormir à l’ombre quand il ne va pas à la guerre.

Les mères prudentes craignaient les fenêtres du harem et dissuadaient leurs filles d’y paraître. Elles savaient que peu d’époux musulmans supportent un semblable relâchement avec l’indulgence sereine que l’âge avait donnée au sage Sejjid-Saïd. Elles-mêmes les évitaient et s’occupaient à se visiter d’une chambre à l’autre, ou à broder. Les savantes du palais lisaient des romans. Il aurait été infiniment intéressant de savoir quels romans, de quel temps et de quels pays, et ce que les altesses de Zanzibar y comprenaient. Les Mémoires sont muets sur tous ces points.

Vers une heure, chacun se retirait pour passer la grosse chaleur dans un frais repos. Le harem se couchait et coulait un temps exquis à grignoter des gâteaux et des fruits, à bavarder et à dormir. Au réveil, il se mettait en grande toilette, et les kibibi allaient dîner avec le sultan. Elles écoutaient le grand orgue de Barbarie, et des plaisirs plus vifs commençaient avec la nuit. Il arrivait de nombreuses visiteuses. On babillait, on jouait aux cartes, on mangeait des friandises, on entendait de la musique nègre, enfin c’était à peu près comme nos soirées, sauf qu’on ne parlait jamais de la pluie et du beau temps ; la princesse Salmé déclare qu’elle ignorait ce sujet de conversation avant de venir en Europe, et elle nous raille agréablement de la place qu’il tient dans nos réunions mondaines. Quiconque ne recevait pas sortait. Les sarari et les altesses s’en allaient en visite, accompagnées de cortèges resplendissans.

D’abord, les esclaves porteurs de lanternes. On reconnaissait les personnes de qualité au nombre et aux dimensions de leurs lanternes. Les plus grandes mesuraient deux mètres de tour et comptaient cinq coupoles, « dans le style d’une église russe, » garnies de verres de couleur. Une grande dame en avait six, portées au bout de longs bâtons par six hommes choisis pour leur force. Venaient ensuite, deux à deux, vingt esclaves richement vêtus, couverts d’armes incrustées d’or et d’argent. Ils écartaient les passans, que le savoir-vivre obligeait à disparaître dans les boutiques, dans les rues latérales, dans les maisons. La populace de Zanzibar, mal élevée comme toutes les populaces, jugeait cet usage oppressif et se dérangeait mal volontiers pour d’autres que les esclaves redoutés du palais impérial. Après les gardes en armes marchait leur maîtresse, enveloppée jusqu’aux yeux dans la pièce de soie noire, bordée de couleur ou d’or, appelée le schele, les pieds chaussés de souliers de maroquin rouge à fines broderies et à hauts talons; une femme arabe de condition moindre l’accompagnait, et la marche était fermée par une bande d’esclaves femelles, parées de leurs plus beaux atours. La troupe brillante cheminait avec dignité par les rues tortueuses et obscures, jusqu’au moment où elle rencontrait le cortège d’une amie en route vers le même but. On s’abordait et on se mêlait; le babil et les apostrophes dominaient le cliquetis des armes ; les habitans allongeaient des têtes curieuses par les fentes des portes, par les fenêtres, par-dessus le rebord des toits en terrasse, et c’était à travers une ville émue qu’on arrivait à la maison de l’hôtesse. « — On aurait pu nous suivre à la trace, disent les Mémoires longtemps après notre passage, aux parfums pénétrans et tenaces dont les rues demeuraient pleines. » A minuit, chacun était rentré chez soi, et l’on se couchait avec la conscience d’avoir bien et utilement employé sa journée. « — On voit, ajoute triomphalement la princesse Salmé, combien il est faux que les Orientales de distinction ne fassent rien. » En effet.

De temps en temps, on tourmentait le pacifique Sejjid-Saïd pour qu’il permît à une portion du harem d’aller en vacances dans une de ses plantations. Le bonhomme cédait. Filles et femmes partaient au point du jour, grimpées sur les grands ânes blancs et enveloppées d’une nuée de coureurs, de porte-parasol, d’eunuques à cheval, de soldats semblables à des panoplies vivantes, ayant chacun une lance, un fusil, un bouclier, un sabre et un poignard. A peine hors de la ville, les coureurs excitaient les ânes, et toute cette foule s’élançait en désordre, sans souci des glapissemens des eunuques. C’était un tourbillon, un ouragan, un éparpillement, et l’on arrivait à la plantation par petits groupes, au mépris de toutes les lois de l’étiquette. Nul ne sait ce que peut être notre vie terrestre, s’il n’a goûté à l’existence enchantée qui attendait le harem à la campagne. On se donnait des indigestions du matin au soir. On était assailli de visites par le voisinage. On s’amusait en liberté dans les bois. Ce n’était que jeux, ris et festins, que feux d’artifice et concerts. Une partie des nuits se passait dehors, dans l’air tiède et parfumé. De grands cercles de femmes, dont les yeux et les pierreries brillaient dans l’ombre, se formaient sous les arbres géans, autour d’une clairière où des nègres et des Hindous en vêtemens blancs dansaient au clair de lune. Ces nuits divines sont caractérisées par la princesse Salmé d’un mot bien européen, bien littéraire, qui produit un effet singulier sous la plume d’une ancienne kibibi : « De pareilles soirées, dit-elle, sont des plus romantiques. »

Comme son pauvre cœur se serre en nous contant ces choses ! Reléguée par son imprudence dans un monde dur et trompeur, avide et hypocrite, elle ne reprend des forces pour supporter le présent qu’en se replongeant par l’esprit dans le passé. Contre les soucis qui l’accablent, contre les épines dont les civilisés « ont semé si abondamment le sentier de sa vie, » l’infortunée n’a qu’une seule défense : « le souvenir sacré des siens et de sa patrie. » Elle s’écrie éloquemment : « Je m’y ensoleille à peu près chaque jour. » Il nous reste à raconter comment son grand malheur lui est arrivé.


IV.

Sejjid-Saïd faisait de loin en loin un voyage à Mascate, afin de mettre ordre aux affaires de son royaume de l’Oman. Salmé, déjà grandelette, le vit partir pour une de ces expéditions. Il emmenait quelques-unes de ses filles et deux sarari favorites. La surveillance de ses harems et le gouvernement de Zanzibar demeuraient confiés pendant ses absences à l’un de ses fils, appelé Chalid, excellent musulman, dont le premier soin était de rétablir la discipline parmi les troupeaux féminins remis à sa garde. Adieu les complaisances et les faiblesses ! Chalid ne connaissait que la loi. On le vit bien lors de l’incendie de Bet-il-Sahel.

C’était pendant une de ses régences. Le feu prit au palais dans la journée, à l’heure où une dame arabe ne doit pas être aperçue hors de sa maison. La nombreuse population de Bet-il-Sahel, affolée de terreur et fuyant les flammes, s’étouffa aux portes pour fuir. Elle trouva les issues fermées et gardées par la troupe. Chalid n’avait eu qu’une pensée en apprenant l’incendie : sauver la règle et empêcher ses sœurs et ses belles-mères d’être vues dehors en plein jour. On réussit à éteindre le feu, et ce fut tant mieux pour elles. On n’eût pas réussi que c’eût été tant pis pour elles. Périsse le harem plutôt qu’un principe ! Chalid ne fut pas récompensé de sa fidélité aux préceptes du Coran. Ses deux filles devinrent les chefs du parti de l’émancipation de la femme à Zanzibar.

La semaine qui avait précédé le départ du vieux sultan avait été laborieuse pour les femmes de ses palais. Elles avaient profité de l’occasion pour donner de leurs nouvelles à leurs parens de l’Oman, et rien n’égale la difficulté d’écrire une lettre quand on ne sait pas écrire, qu’on ne peut pas voir l’homme qui tient la plume en votre nom, et qu’on a un nègre pour intermédiaire. Il fallait d’abord faire la leçon au nègre, qui allait la répéter au scribe, lequel avait déjà dans la tête la matière d’une douzaine de lettres. Le nègre embrouillait, le scribe embrouillait, et ce n’était pas du tout ce qu’on avait voulu dire. La maîtresse du nègre le renvoyait chez un autre écrivain public, chez un troisième, chez un quatrième, sans avoir meilleure fortune. Au moment du départ de la flotte, il ne lui restait d’autre ressource que de choisir entre les différens textes celui qui s’éloignait le moins de sa pensée.

Un lourd ennui succéda à ces fatigues. Trois années se passèrent sans ramener la flotte. Elle parut enfin, mais elle ne rapportait qu’un cadavre; Sejjid-Saïd était mort pendant la traversée. Ses fils et ses filles se partagèrent ses plantations et ses trésors. Les sarari sans enfans furent pourvues, ainsi qu’il l’avait ordonné dans son testament, et chacun s’en alla de son côté, cédant la place au harem de Madjid, le nouveau sultan.

Ce qui arriva ensuite décourage décidément de la polygamie, quoi que puisse dire la princesse Salmé. Dès que le chef de la famille eut disparu, ses enfans se liguèrent les uns contre les autres, et se déchirèrent avec la même fureur qui avait animé dans les harems leurs mères les sarari. Le frère devint odieux au frère, la sœur à la sœur. Une folie d’espionnage et de délation s’empara d’eux, sans en excepter la douce Salmé, et des haines impies aboutirent à de vilaines actions, à des tracasseries sans fin ni trêve. Le seul qui eût échappé à la contagion était Madjid, le successeur de Sejjld-Saïd, Il n’y gagna qu’un complot, dont une de ses sœurs fut l’âme. La princesse Salmé s’y laissa entraîner, et deux jeunes filles cloîtrées préparèrent une révolution, afin de détrôner le sultan au profit d’un de ses frères. Les conjurés furent découverts, le prétendant assiégé dans son palais, pris et banni. Le sultan pardonna aux femmes, mais il ne leur rendit pas les esclaves armés contre ses soldats et tués dans le combat. Elles en furent appauvries ; c’était une perte de capital, une vraie catastrophe financière. D’autre part, l’opinion publique, plus sévère que le monarque outragé, mit au ban le logis des deux sœurs. Plus de visites, plus de réunions joyeuses, plus de fêtes, plus d’invitations ; jusqu’aux marchands de bibelots qui refusaient de franchir le seuil de leur porte ! La vie était devenue intolérable. Dégoûtée et repentante, la princesse Salmé s’en fut passer quelque temps à la campagne. A son retour, M. Ruete parut. Il était jeune, et il venait au bon moment. Leurs maisons étaient mitoyennes. On se voyait d’une terrasse à l’autre, on s’intéressait mutuellement ; on s’aima. Nous avons dit que M. Ruete représentait une maison de commerce de Hambourg. Il y avait peu d’espoir que le sultan de Zanzibar vît ce beau-frère de bon œil. Les amoureux recoururent à l’enlèvement classique. Une première tentative manqua. L’Angleterre intervint fort à propos pour en protéger une seconde. La politique britannique a de ces mystères insondables. Il lui convenait qu’un négociant allemand scandalisât le royaume en épousant une princesse musulmane, une fille du vénéré Sejjid-Saîd. Ses agens s’en mêlèrent, et un capitaine de vaisseau de la marine royale, transformé pour la circonstance en Figaro, enleva de nuit la brune Rosine. Il la mena à son bord, et le bateau partit sur-le-champ pour Aden, où la princesse Salmé, dûment baptisée et mariée, devint pour le reste de ses jours cette infortunée Mme Emilie Ruete.

Elle n’a pas eu à se plaindre de son époux, loin de là; mais M. Ruete se fit écraser par un tramway après trois ans de mariage, et elle resta seule, dans une sorte d’effarement et d’épouvante, en face d’une existence trop compliquée et trop difficile pour elle. L’habitude nous empêche de sentir le poids de la civilisation. Elle nous donne le change sur les effets véritables des organisations savantes et des inventions ingénieuses accumulées autour de nous par les siècles. Nous nous imaginons que le progrès allège notre vie et brise une à une les chaînes dont notre ignorance et notre simplicité nous avaient chargés à l’origine. La réalité est très différente. Chaque découverte accroît nos besoins, chaque idée nouvelle augmente le trouble et la fatigue de nos esprits, chaque pas en avant ajoute au fardeau de notre labeur. Nous n’avons pas le droit de nous en plaindre ; la peine est en raison du but ; mais nous devons comprendre l’effroi d’une créature primitive, pour laquelle nos aspirations sont lettre close, en se sentant prise tout à coup dans l’engrenage de cette puissante machine : une nation civilisée. L’ancienne princesse Salmé eut l’impression d’être broyée. Dans sa souffrance, elle se demanda si elle avait fait un bon marché en échangeant sa demi-barbarie contre la glorieuse civilisation germanique. Elle fit la balance entre les deux existences, compara les arrangemens sociaux, la vie matérielle, les deux morales, se compara elle-même à la kibibi ignorante d’autrefois, et nous avons donné à mesure ses conclusions, qui peuvent se résumer ainsi: à Zanzibar, le bonheur, parce qu’il n’y a point de mensonges, ni dans les institutions, ni dans les sentimens ; en Europe, des trompe-l’œil partout et une foule de désespérés, qui se plaignent d’avoir été leurrés par de fausses promesses de justice, de vertu et de bien-être. Il faut remarquer encore une fois à son honneur qu’elle aurait pu essayer de nous tromper. Elle pouvait peindre avec des couleurs à la Rousseau les compagnes de sa jeunesse, et les proposer à notre admiration, comme le bon sauvage inventé par le XVIIIe siècle. Nous ne l’aurions pas crue, mais nous aurions hésité dans nos jugemens, et c’est déjà beaucoup. Elle n’en a rien fait. Mme Ruete a voilé les côtés scabreux de son sujet en personne délicate et bien élevée ; ses Mémoires ne parlent point du tout de vices, et le ciel sait pourtant si le vice chôme dans les harems. Elle a été assez franche sur le reste pour que l’Éden qu’elle vante nous semble un abominable enfer, et elle sait à merveille ce que nous en pensons; mais elle entreprend de nous prouver que nous avons tort, et que c’est là le vrai bonheur. Elle est très brave, cette petite Arabe. Les énormités ne l’effraient jamais. Ainsi, elle n’ignore pas que l’esclavage est mal vu, en ce moment, par l’Europe. Elle insinue même que la philanthropie y est pour peu de chose, la politique pour beaucoup, ce qui est possible. Quoi qu’il en soit, elle défend énergiquement l’esclavage par des raisons sans artifice, et d’autant plus fortes, car ce sont les vraies, les bonnes raisons, toutes pratiques et franchement égoïstes.

Puisque l’Arabe ne travaille pas, il faut bien que quelqu’un travaille pour lui, et qui serait-ce, si ce n’est le nègre? Celui-ci est d’ailleurs très heureux avec son maître musulman, fort supérieur au maître chrétien. Il est battu, cela est vrai ; mais c’est sa faute, sa très grande faute : pourquoi est-il paresseux? Un nègre n’a pas le droit aristocratique de ne rien faire, et il est insensible à tout autre raisonnement que le bâton. On est bien obligé de le fouetter, et ce n’est pas, après tout, une si grande affaire. Les Européens établis là-bas s’imaginent qu’il se passe des drames, parce qu’ils entendent des hurlemens. La vérité, la voici : « Les nègres sont des poltrons qui ne savent pas supporter la douleur tranquillement. » Ils font « un tapage effroyable » pour quelques coups de bâton ; les consuls étrangers interviennent, et les vraies victimes sont les Arabes, qu’on est en train de ruiner, et « qui rappellent de tous leurs vœux les temps bienheureux où ils étaient encore à l’abri des idées subversives des Européens. » Les esclaves de Zanzibar sont très contens au fond. Les consuls étrangers se gardent bien de parler de leur air riant dans les momens où ils ne sont pas battus, de la bonté avec laquelle on les encourage à avoir beaucoup d’enfans, ces « dividendes du propriétaire, » des soins touchans que l’on prend des négrillons. Les consuls, et aussi les négocians européens, ne racontent que le mal. Eux, cependant, achètent des femmes jaunes ou noires, dont ils ont des petits, et liquident toute la famille quand ils quittent le pays. Un musulman ne ferait jamais cela. Les souffrances des convois d’esclaves sont réelles. Il est certain qu’il meurt quantité de ces pauvres diables en route. Mme Ruete comprend la pitié qu’ils nous inspirent. Elle la partage, s’attendrit avec nous, et tout à coup déroute le lecteur par un point de vue entièrement nouveau. Elle demande que les bonnes dames des sociétés anti-esclavagistes, qui tricotent avec tant de zèle des bas de laine pour des peuples qui vont tout nus, réservent un peu de leur compassion, devinez pour qui? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille : pour les conducteurs des convois. Voilà d’honnêtes marchands qui ont peut-être mis toute leur fortune dans une caravane d’esclaves, qui partagent ses fatigues, qui ont chaud et soif avec elle, qui sont ruinés si elle crève, et personne ne pense à eux que pour les vilipender. Le chrétien n’a vraiment pas le sens de la justice, et comme il a perdu, d’autre part, le sens de la honte du travail, il est inutile d’attendre de lui un jugement équitable sur l’esclavage. Qu’il consente du moins à ne le supprimer que peu à peu ; qu’il laisse à l’Arabe le temps de chercher un autre expédient; qu’il renonce surtout à l’idée grotesque de faire accepter la loi du travail par les rois de l’humanité. Ce n’est pas la princesse Salmé qui conseillerait aux siens de courber la tête sous cette loi exécrable. Elle en a trop pâti depuis que, ruinée par les gens d’affaires allemands, elle traîne une existence mesquine et humiliée.

Elle songea à retourner dans son pays, et n’osa pas. Il lui revint une lueur d’espoir au printemps de 1875, en lisant dans le journal que son frère Sejjid-Bargasch, sultan de Zanzibar par la mort de Madjid, se préparait à visiter l’Angleterre. C’était pour lui qu’elle avait conspiré jadis, pour lui qu’elle avait fait tuer ses meilleurs esclaves et bravé la disgrâce : il était impossible qu’il la repoussât lorsqu’elle viendrait à lui en suppliante. Puis, le gouvernement anglais, qui avait si obligeamment dérangé un bateau de guerre pour dénouer son petit roman, le gouvernement anglais ne pouvait l’avoir oubliée. Elle courut à Londres et vit qu’en effet elle n’était pas oubliée. Il convenait à présent à la politique britannique d’effacer le souvenir d’un incident équivoque, pénible pour l’amour-propre d’un souverain ami. On n’avait pas besoin de se gêner avec Mme Ruete. Sir Bartle-Frere lui signifia brutalement que son gouvernement n’entendait pas « qu’on ennuyât leur hôte avec des affaires désagréables. « Il lui promettait au surplus monts et merveilles pour ses enfans, à condition qu’elle retournât en Allemagne sans essayer de voir son frère. Elle le crut, se rembarqua, ne reçut rien et perdit du coup « la foi et la confiance aux hommes. » Privée désormais d’espérance, accablée sous le sentiment de son impuissance et de la méchanceté humaine, abîmée définitivement dans « des situations que le plus cruel ne souhaiterait pas à son ennemi, » la pauvre kibibi, que la nature avait créée pour regarder en l’air et manger des confitures, reprit sa chaîne avec un morne désespoir. « J’étais, dit-elle, plus semblable à un automate qu’à une créature pensante. » Ce fut alors qu’elle écrivit ses Mémoires pour ses enfans. Ils étaient peut-être destinés à souffrir aussi, et il ne fallait pas leur laisser croire que le monde était partout laid et ennuyeux, de peur qu’ils ne devinssent de ces impies que les civilisés nomment pessimistes, qui regimbent sous la main de Dieu et blasphèment son œuvre. Leur mère leur devait de leur parler de la terre chaude et généreuse de sa belle jeunesse, des hommes justes qui l’habitaient et du bonheur qu’on y respirait.

Elle avait terminé sa tâche. Elle a repris la plume pour raconter un dernier événement qui l’a transportée de joie et dont le résultat, en dernière analyse, a été d’achever son effondrement moral. En 1885, on lui apporta la nouvelle extraordinaire que le gouvernement germanique, informé de son désir ardent de revoir sa patrie, dérangeait à son tour un bateau de guerre pour procurer une jouissance sentimentale à une pauvre veuve. Il va de soi que la politique était de nouveau de la partie. L’Allemagne tournait les yeux vers l’Afrique orientale, et elle était bien aise de montrer aux indigènes qu’elle possédait une fille de sultan, tandis que les Anglais n’en avaient pas. Le ministère des affaires étrangères expédia la princesse Salmé à l’escadre de Zanzibar, qui s’en servit en guise d’enseigne. Les officiers allemands l’exhibèrent à la population, qui la fêta. Le consul anglais sentit le coup et se plaignit à Sejjid-Bargasch. Celui-ci traita l’enthousiasme populaire à grands coups de fouet et ne réussit qu’à échauffer les têtes. Mme Ruete ne vit ni parens ni amis ; elle ne toucha pas un son de seize héritages auxquels elle avait droit ; mais elle fut acclamée, et les Allemands la remballèrent pour Berlin grisée de soleil et de vivats, le cœur débordant de reconnaissance envers ses bienfaiteurs berlinois, qui lui avaient procuré un tel bonheur.

Rentrée à son foyer du Nord, elle se hâta d’ajouter à ses Mémoires ce post scriptum éblouissant, et voici qu’au milieu de l’hymne de joie un sentiment amer se fait jour. En revoyant sa patrie avec ses yeux de transfuge et de renégate, elle ne l’a plus trouvée parfaite. Des choses qu’elle n’avait pas remarquées autrefois l’ont frappée et choquée. D’autres l’ont indignée parce qu’elle en avait perdu l’habitude. Quoi de plus naturel, pour un monarque oriental, que de s’approprier un bien dont il a envie? Sejjid-Bargasch se conformait à l’usage, et sa sœur le lui impute à crime. Quoi de plus louable, pour un chef de famille arabe, que de maintenir l’ordre et la soumission dans sa famille? Sejjid-Bargasch avait donné de sa main cinquante coups de bâton à une sœur soupçonnée d’aimer sans sa permission, et Mme Ruete le traite de tyran brutal. Quel devoir plus impérieux, pour un bon disciple du Prophète, que de faire respecter par son harem les lois de la décence musulmane? Sejjid-Bargasch avait surpris sa favorite à la fenêtre, échangeant un salut avec un Européen. Il l’avait tant fouettée qu’elle en était morte, et Mme Ruete pousse des cris d’aigle. — « Il faisait prier ensuite sur les tombes de ses victimes ! » s’écrie-t-elle avec horreur. Assurément, et c’était très bien de sa part; après que justice était faite, il tâchait de sauver les âmes. Mme Ruete n’a plus du tout le sens du monde africain, et elle ne peut pas acquérir le sens du nôtre. C’est à cette constatation désolante qu’a abouti le voyage triomphal de 1885. — « J’avais quitté ma patrie, écrit-elle, Arabe des pieds à la tête et bonne musulmane. Que suis-je aujourd’hui? Une mauvaise chrétienne et à peine une demi-Allemande. »

L’expérience est faite en ce qui la concerne, et confirme ce que nous savions déjà. Il y a incompatibilité d’humeur entre nous et l’Arabe. Ni le temps, ni la politique, ni les missionnaires n’y peuvent rien changer. Qu’on en accuse la race ou la religion, il n’importe guère. L’antipathie est là, et elle subsistera aux siècles des siècles, car elle ne peut pas ne pas être. La princesse Salmé s’est fatiguée vingt ans à chercher pourquoi elle ne nous aimait pas, elle le cherche encore, et chaque page de ses Mémoires lui crie pourtant le mot de l’énigme. Nous sommes des irréconciliables, son peuple et nous, parce que nous avons des manières trop diverses de comprendre des termes aussi essentiels que ceux de dignité humaine et de sentiment moral ; parce qu’il y a un désaccord trop profond entre nos conceptions de la tâche de l’humanité et de sa fin sur la terre ; parce que nos mots d’ordre sont trop différens. Le mot d’ordre de l’Arabe est : Immobilité; le nôtre ; En avant! Il n’y a rien de commun entre nous.


ARVÈDE BARINE.

  1. Au singulier, surie.
  2. Petite altesse, petite bibi.