Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-03

Auguste Brancart (I et IIp. 33-56).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE III.

LE VOYAGE SOUTERRAIN ET LA FÉERIE.



LETTRE V.

le même au même.




C e fut à l’entrée de la nuit que Léopold vint me prendre ; il était vêtu simplement avec des bottes, une lévite courte, un chapeau rond, en un mot dans le costume d’un homme qui quitte la ville. Il m’avait dit à l’avance que nous trouverions une voiture à quelque distance des portes, ainsi je ne fus pas surpris de nous voir commencer à pied notre voyage. Nous parlâmes encore de madame Derfeil, qu’il ne peut pas souffrir, d’Émilien qu’il déteste ; il m’assura que si j’étais malheureux je ne pouvais m’en prendre qu’à ma liaison avec ces méprisables personnages. Vaincu par ses discours, subjugué surtout par son ascendant irrésistible, je l’embrassai tendrement, et je lui jurai de nouveau de ne plus voir ceux dont il redoutait pour moi la colère.

— Ah ! Philippe, me dit-il, vous ne savez pas quel bien vous venez de nous faire en m’assurant que vous abandonneriez une société pernicieuse : désormais vous serez hors de leurs atteintes, et c’est maintenant à Léopold à vous protéger.

Il prononça ces mots d’une manière solennelle, et qui m’étonna.

Maxime, je ne sais, mais il me semble que ce Léopold doit influencer de beaucoup le cours de ma destinée future ; aujourd’hui que je le connais mieux, sans cependant avoir percé le miraculeux mystère qui l’enveloppe, je suis porté à avoir pour lui la vénération qu’on doit avoir pour des êtres supérieurs et bienfaisants.

— Philippe, poursuivit-il, il pouvait naître d’une trop intime fréquentation de vous avec madame Derfeil et Émilien, un grand changement dans votre caractère ; avant peu la dissimulation eût remplacé votre franchise naturelle : vous êtes léger, sensible, vous seriez devenu faux et méchant ; un vase d’or qui contient une eau corrompue, devient lui-même le foyer des miasmes pestilentiels ; aujourd’hui vous avez rompu d’indignes chaînes, et la vérité ne tardera pas à se montrer sans voile à vos yeux.

Dans le temps que Léopold me parlait ainsi, nous avions quitté la grande route, et par des chemins de traverse nous étions parvenus au bas d’une colline escarpée.

— Est-ce ici que votre voiture doit nous attendre, lui dis-je ?

— Avant de la rencontrer, répliqua-t-il, il nous reste à gravir ce monticule.

Nous nous remîmes à marcher, nous gagnâmes le sommet de la colline, et quand nous y fûmes arrivés, jetant mes yeux tout autour de moi, je n’aperçus d’aucun côté ni voiture, ni même aucune créature animée. Le crépuscule me permettait encore de distinguer assez loin les objets dont nous étions environnés ; la colline offrait de toute part une surface stérile, et sur ses flancs ne s’élevait aucun arbre, aucun rocher qui pût permettre à qui que ce soit de se cacher. Ainsi, Léopold et moi, nous étions les seuls êtres vivants dans la circonférence d’un quart de lieue de diamètre. En ce moment, la figure de Léopold se revêtit d’une teinte plus forte de gravité.

— Philippe, me dit-il, avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge. Avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? Me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ?

PHILIPPE.

Monsieur, lui dis-je, en prenant un ton pareil au sien, si je me méfiais de vous, si je n’avais pas pour vous une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de votre manière d’être, je ne vous eusse point suivi comme je l’ai fait avec l’entière confiance que l’on a pour son ami le plus respectable.

LÉOPOLD.

Excellent jeune homme, s’écria-t-il en me serrant avec attendrissement contre son cœur, ainsi vous ne balancerez point à faire ce que je pourrai vous demander ?

PHILIPPE.

Comme je crois que vous n’exigerez de moi rien qui soit contraire à ma religion, à mon honneur, je n’hésiterai point à vous obéir.

LÉOPOLD.

Avez-vous bien réfléchi aux paroles que vous venez de prononcer ?

PHILIPPE.

Non, elles sont l’expression des sentiments de mon cœur, et je ne sais pas les réfléchir.

LÉOPOLD.

Vous me suivrez partout ?

PHILIPPE.

Oui.

LÉOPOLD.

Vous ne révélerez rien de tout ce qui pourra vous être montré ?

PHILIPPE.

La première qualité d’un gentilhomme ne doit-elle pas être la discrétion ?

LÉOPOLD.

C’en est assez. Vous ne me connaissez pas, Philippe, vous ne pouvez même pas me connaître encore de longtemps ; mais je ne suis pas ce que je vous parais être, et le voile qui me couvre ne sera jamais déchiré si ma volonté s’y oppose. Ce monde sublunaire, jouet du destin, ce monde, dis-je, voit en moi le plus vieux de ses enfants. Ce discours, je le vois, vous étonne ; il n’est pas temps de vous tout dire, un jour peut-être vous en apprendrai-je davantage ; cependant la nuit a tout couvert de son voile sombre, voici bientôt l’heure où les esprits sortent de leurs retraites, où les pâles fantômes, secouant la poussière du cercueil, errent autour des dernières demeures, tandis que le démon ennemi rassemble les bandes des infâmes magiciennes. L’instant est favorable, voulez-vous me suivre ? Y consentez-vous de votre plein gré ?

PHILIPPE.

— Oui, oui, je vous l’assure, lui dis-je, quoique mon cœur eût fortement battu, lorsque Léopold me tenait le bizarre discours que je viens de te rapporter : — Il suffit, me dit-il, je ne vous propose point de vous bander les yeux, promettez-moi seulement de les fermer et de ne les ouvrir que quand je vous le permettrai. Je lui fis la promesse qu’il exigea, et, sur-le-champ, je posai ma main sur mes paupières abaissées. À peine me fus-je ôté le droit de voir, que j’entendis autour de moi un murmure confus de voix et de pas ; il me sembla que Léopold causait avec une multitude de personnes, tandis qu’une seconde avant, nous étions isolés, et loin de toute créature humaine ; je demeurai dans cette position environ quatre minutes ; alors Léopold me dit avec douceur : Vous pouvez ouvrir les yeux. Je ne reconnus plus la place où j’étais ; la colline avait disparu, ou plutôt on m’avait transporté dans un autre lieu sans que je pusse m’en douter ; nous étions dans une chambre ronde, bâtie en pierre jaunâtre ; au milieu du plancher était posé un piédestal d’albâtre cannelé, sur lequel s’élevait un vase pareillement d’albâtre ; de ce vase sortait une lumière douce qui, éclairant les environs, me permit de distinguer le nouveau costume de Léopold ; une toque de velours noir, surmontée d’une plume rouge, était sur sa tête ; il était revêtu d’une tunique bleue que ceignait une ceinture noire ; il portait des brodequins couleur de feu, et dans sa main il tenait la baguette d’ivoire à cercles d’or, que j’avais déjà vue chez lui. — Philippe, dit-il en s’apercevant de mon étonnement, toute question vous est interdite ; vous ne devez parler que lorsqu’on vous interrogera. Je m’inclinai en signe d’obéissance. — Bien ! bien ! poursuivit-il, et n’oubliez pas que vous êtes avec votre ami. En parlant ainsi, il toucha de sa baguette le vase d’albâtre lumineux ; à l’instant une fumée épaisse en sortit ; elle remplit la chambre, en augmentant au point de ne rien laisser distinguer ; puis, se dissipant insensiblement, je vis dans le piédestal du vase une porte s’ouvrir, et paraître les premières marches d’un escalier ; Léopold le descendit en me faisant signe de le suivre. L’escalier, en forme de colimaçon, se prolongeait à une très grande profondeur ; je ne doute pas que nous n’ayons mis une demi-heure à le descendre. Quand nous fûmes arrivés à la dernière marche, une porte de fer se présente devant nous : à un crochet, attaché tout auprès, reposait un cor d’argent et d’une forme allongée. Léopold le portant à ses lèvres, en tira par sept fois un son aigu et bref. Dans le lointain j’entendis un autre cor lui répondre : à celui-là en succéda un autre qui me parut plus rapproché, ensuite un troisième moins éloigné encore ; enfin, sept de suite se firent entendre ; le dernier me sembla être embouché derrière la porte de fer. À peine eut-il résonné que la porte se leva à la manière des herses : en passant je vis qu’elle était profondément enchâssée dans une rainure ; elle retomba soudain. Nous étions alors dans une longue galerie, assez large, éclairée de distance en distance par des lampes d’albâtre qui pendaient de la voûte où les attachaient des chaînes d’or. Vers le milieu de cette galerie, un obstacle imprévu nous arrêta : un torrent souterrain croisant notre passage, élevait ses eaux au niveau du plancher, dans une largeur d’environ quatre-vingts pas. Léopold ne me parut point embarrassé de franchir cette onde qui courait avec rapidité : il posa son pied sur l’eau, et de quelle surprise ne suis-je point frappé, lorsqu’au lieu de le voir s’enfoncer, comme je le craignais, je le vis marchant d’un pied ferme ! il m’invita à l’imiter. J’avoue que ce fut en tremblant, mais ma crainte fut bientôt dissipée, quand je sentis que je marchais sur un corps solide, placé à quatre doigts du niveau du torrent. Il eût été impossible, à celui qui n’aurait point eu la connaissance de ce secret, de parvenir à l’autre bord. J’avais soin, en avançant, de suivre directement Léopold, pour ne point tomber dans quelque gouffre, si ce pont bizarre n’avait qu’une étroite largeur ; quand nous eûmes atteint la rive opposée, nous poursuivîmes notre chemin, et j’admirai le bel effet produit par ces lampes d’albâtre : on eût dit que nous marchions dans des tombeaux ; vingt fois mon imagination échauffée me montra des ombres silencieuses qui voltigeaient autour de moi. Nous atteignîmes le bout de la galerie. Une autre porte se présente ; et vis-à-vis était, sur un vaste trépied de bronze, un immense tambour ; Léopold le frappa avec sa baguette par cinq fois, et à chaque coup il rendit un son si fort, si lugubre en même temps, que j’en tressaillis. Cinq autres tambours lui répondirent comme les cors s’étaient répondu. La porte s’ouvrit comme celle que j’avais déjà passée, et nous donna entrée dans un salon circulaire, soutenu par une double colonnade de marbre rouge. Une éclatante lumière, dont je ne pus découvrir le foyer, éclairait cette vaste pièce. Là, Léopold s’arrêtant, me dit : — Il faut que vous quittiez l’habit que vous portez, pour en revêtir un qui soit moins remarquable.

Je vis alors venir vers moi quatre jeunes filles, couronnées de roses blanches, portant une corbeille couverte de drap noir, parsemé de larmes d’argent ; après avoir déposé la corbeille à mes pieds, elles se retirent ; quatre jeunes gens vêtus comme Léopold, à l’exception de la plume qu’ils avaient bleue, les remplacèrent, et me déshabillant en diligence, me donnèrent une longue robe blanche, une écharpe bleue, une toque de velours blanc avec une plume noire. Dès qu’ils eurent fini, ils se prosternèrent devant Léopold, et nous avançâmes. Une fois pour toutes, cher Maxime, je te dirai combien ma surprise était grande, et augmentait à chaque instant, à chaque objet nouveau qui se présentait à moi. Lorsque nous eûmes quitté ce salon, nous montâmes un grand escalier, et que devins-je, lorsque après l’avoir examiné, je le reconnus pour être celui du vieux château de la forêt, où j’ai cent fois raconté que j’avais arraché ma cousine Honorée au lâche et traître Saint-Clair ! Cette reconnaissance ne me fit aucun plaisir ; comme ce lieu ne m’offrait que d’effrayants souvenirs, je commençai à me repentir de mon entreprise. En ce moment, Léopold, ainsi qu’il l’eût pu faire s’il avait lu dans le fond de ma pensée, jeta sur moi un regard, dans lequel se peignait tant de vertu que je rougis de mon manque de confiance. Nous entrâmes dans une chambre ; c’était celle où j’avais vu, dans mon premier voyage à ce château, les squelettes qui se chauffaient, assis autour d’un brasier. Eh bien ! ils y étaient encore ; et quand Léopold se présenta devant eux, ils parurent s’animer, et se levèrent comme pour le saluer ; je frémis et pâlis : — La vue de ce que nous devons être vous épouvante étrangement, jeune homme ; je vous croyais plus de vraie philosophie. Touché d’un tel reproche, je me remis de ma terreur involontaire, mais ce fut avec plaisir que je m’éloignai de ce dégoûtant spectacle. Après avoir traversé la galerie que j’avais parcourue dans mon précédent voyage, nous arrivâmes enfin dans la salle où j’avais immolé Saint-Clair ; le pavé était encore taché de son sang !… Léopold me dit : — Je vais vous laisser seul, bientôt on viendra vous prendre, et vous suivrez vos guides sans leur résister. Il me lance alors un regard foudroyant, bien différent de celui qui m’avait naguère si fort rassuré, et s’éloigne. Le lieu faiblement éclairé était peu propre à fournir de riantes réflexions ; ma timidité revint chasser mon courage : je pestai contre ma manie de courir après les aventures. Pendant que je réfléchissais, le temps s’écoula. Fatigué par la longueur de la course que je venais de faire, je cherchai de l’œil un siège pour m’asseoir : un grand fauteuil jadis richement doré s’offre à moi, je cours pour m’y placer ; à peine ai-je touché le fond que quatre ressorts partent et saisissent à la fois mes bras, mes jambes et le milieu de mon corps. En un clin d’œil je fus pris au trébuchet ; j’eus beau me démener, j’étais trop solidement attaché pour pouvoir rompre ces étroits liens : Me voilà, me disais-je en moi-même, dans une aimable position ! si ce monsieur Léopold, qui commence à sentir le sorcier, n’était qu’un fourbe adroit, autrefois compagnon de Décius Saint-Clair ! je serais bien tombé. Je me suis laissé surprendre comme un sot, et loin d’avoir des armes pour me défendre, je ne puis même pas me remuer. Mon cher Philippe ; si vous vous tirez d’ici les bragues nettes, cela vous apprendra à aimer les aventures galantes et fort peu les mystérieuses. Ici mon monologue de grand opéra, qu’un rondeau n’égayait point, fut interrompu par une vilaine large goutte de sang qui tomba de la voûte sur ma main. Bon, poursuivis-je, il est gracieux ce présage ; une autre goutte tombe sur ma seconde main ; le flambeau qui brûlait sur une table voisine s’éteint, et la plus décidée obscurité m’enveloppe. En ce moment, de gentilles têtes de mort, portées sur des ailes de feu, voltigent ça et là ; une armée de fantômes blancs viennent autour de moi en formant une danse peu réjouissante : — Ah ! dis-je à haute voix, on veut m’offrir pour plaisir une scène de Robertson. Un nouveau spectacle qui m’apparut, me fit prendre un ton moins riant : un tombeau s’élève tandis que la foudre gronde, peu à peu un spectre décharné sort du cercueil, ses traits se forment, il s’approche de moi et m’offre la figure trop connue du misérable Saint-Clair. Soudain, une voix tonnante s’écrie : Vengeance ! vengeance ! vengeance !… Tout disparaît, tout se tait, l’obscurité redouble ; mais je sens que mes mouvements sont libres. Je ne tarde pas à quitter le perfide fauteuil, et me voilà à tâtons jouant à colin-maillard pour sortir de ce salon, quoiqu’il pût m’en arriver et quoique Léopold pût me dire. En cherchant une issue, je touchai une tapisserie ; je crus au travers distinguer un rayon de lumière, j’approche mon œil pour m’assurer si je ne me trompe pas : que vois-je ! Émilien placé au milieu de cinq brigands, tous porteurs de la plus détestable mine, qui aiguisent un poignard dont le tranchant me parut horriblement effilé : à cette vue, tout fut expliqué. Mon sort est clair, me dis-je, victime du plus odieux complot, comme de la plus dangereuse confiance, je me suis jeté moi-même dans les bras de mes ennemis. Ah ! ma perte est assurée ! puissé-je au moins leur vendre chèrement ma vie !

Je disais, alors Émilien prit la parole.

— Eh bien, camarades, dit-il, nous le tenons enfin, ce d’Oransai qui osa combattre la république et égorger Saint-Clair, son brave défenseur ; il est peu adroit, ce jeune homme, de se fier au capitaine Léopold : sa crédulité nous a servis à merveille, et il sera doux en l’immolant, de venger le magnanime Décius.

— Parbleu, reprit un des assassins, il me tarde que le capitaine soit de retour pour commencer la fête : je veux, du premier coup de ce fer, fendre en deux le cœur du fier ci-devant.

— Bon, dit un autre, je gage le frapper mieux que toi ?

— Nous verrons, dit le troisième ; quant à moi, avec cette épée ébréchée, je veux lentement lui couper la tête ; il se sentira mieux mourir.

Pendant cette effrayante conversation, j’étais loin de partager la gaîté qui les animait, et le sujet de la dispute me paraissait peu récréatif.

Dans le temps que j’écoutais attentivement ce qu’ils pourraient dire encore, je me sentis frapper sur l’épaule ; je tressaille, je me retourne : la salle était illuminée, et Léopold, le sourire sur les lèvres, était debout devant moi.

— Ah ! lui dis-je dès que je l’ai aperçu, où m’avez-vous conduit ? vous que j’eusse suivi aveuglément au bout du monde, avez-vous pu me tromper ? Barbare, ne croyez pas que la mort m’épouvante ; mais il est affreux de la recevoir des mains de celui qu’on crut votre ami.

LÉOPOLD.

Eh ! qui vous a dit que je ne l’étais plus ? de quel droit, sur quels fondements osez-vous élever les reproches injustes dont vous m’accablez ?

PHILIPPE.

Quoi, je ne suis point trahi ! quoi ! vous ne m’avez point conduit dans un piège abominable ?

LÉOPOLD.

Non ! non ! et mille fois non.

PHILIPPE.

Tant d’audace m’étonne. Eh bien, d’un mot je peux vous confondre. Pourquoi ce mystérieux appareil dont vous vous environnez ! pourquoi cette ridicule fantasmagorie, dont je ne suis point la dupe ? pourquoi m’avez-vous conduit dans un lieu où je n’eusse plus dû reparaître ? et pourquoi enfin Émilien est-il en ce château, et vous nomme-t-il son capitaine ?

LÉOPOLD, d’une voix douce, mais ferme.

Lorsque, sur la crête de la colline, je vous ai parlé, vous rappelez-vous quelles ont été mes paroles ? les voici :


Avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge : avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ?


Vous m’avez répondu :


Que si vous vous méfiiez de moi, que si vous n’aviez pas pour moi une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de ma conduite, vous ne m’eussiez point recherché avec autant d’empressement, et vous ne m’auriez point suivi comme vous l’avez fait avec l’entière confiance que l’on a pour l’ami le plus respectable.


Voilà vos propres paroles : je n’y ajoute rien, et pourtant quelques heures se sont à peine écoulées que déjà l’ami est soupçonné, l’estime a disparu, la défiance insultante a pris sa place, et tout ce qui me défendait dans votre cœur, n’a pu tenir contre une apparence trompeuse. Venez, poursuivit-il, venez vous convaincre par vous-même si je vous trompe. Il dit, la tapisserie se roule, Léopold m’entraîne dans la chambre où j’avais cru voir Émilien et ses satellites ; quelle est ma confusion quand je vois, de plus près, que le barbare Émilien, ainsi que les cinq autres personnages ne sont que des mannequins bâtis avec un art infini ?


— Léopold, m’écriai-je, oui, je suis bien coupable ; mais votre générosité doit être plus grande encore. Oh ! mon ami, souffrez que je vous donne ce nom ; pardonnez-moi, ne me repoussez point de vos bras, soyez indulgent.

LÉOPOLD.

Devrais-je l’être ? Qui me répond que les nouvelles merveilles que vous allez voir, n’allumeront pas encore la méfiance dans votre cœur ?

PHILIPPE.

Mon honneur vous en assure.

LÉOPOLD.

Eh ! n’avez-vous pas déjà faussé votre parole ?

PHILIPPE.

Serez-vous inexorable ?

LÉOPOLD.

Jeune Philippe, si je ne vous aimais pas, vous porteriez déjà la peine de votre ingratitude ; mais pesez bien mes paroles : voulez-vous sur-le-champ revenir à Nantes ? les chemins vous sont ouverts ; voulez-vous rester auprès de moi ?

PHILIPPE.

Je ne vous quitte pas, je veux réparer mes torts.

LÉOPOLD.

Dès ce moment vous n’êtes plus à vous, vous m’appartenez, et je réponds de votre destinée jusqu’au moment où vous sortirez de ce mystérieux séjour. Oh ! Philippe, qu’elle était grande votre erreur quand vous avez accusé ma tendresse !

PHILIPPE.

Vous le savez, Léopold, l’homme est faible.

LÉOPOLD.

Et c’est dans ce lieu qu’il apprend à devenir fort et vertueux.

Il disait, quand une horloge sonna la troisième heure de la nuit ; en même temps les lumières qui brillaient dans la salle s’affaiblirent, une musique lointaine se fit entendre, et une cloche retentissant par sept fois, annonça une nouvelle cérémonie ; les portes de la salle s’ouvrirent, je vis paraître cinquante individus couverts de longues robes noires avec des ceintures rouges et portant dans leurs mains des torches de résine embrasée.

— Suivez-les, me dit Léopold, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Ne voulant pas lui donner de plus forts sujets de mécontentement, je pris la route qu’il m’avait indiquée ; mes conducteurs s’avançaient d’un pas grave et mesuré, chantant à voix basse le psaume De profundis clamavi. Nous arrivâmes en une salle triangulaire où l’on s’arrêta, trois personnages marqués vinrent vers moi et m’interrogèrent de la façon suivante.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Votre nom ?

PHILIPPE.

Philippe d’Oransai.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Vos titres ?

PHILIPPE.

Avant la révolution, mon père se qualifiait du titre de comte.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Vous êtes donc gentilhomme ?

PHILIPPE.

Oui.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Quel est votre culte ?

PHILIPPE.

Je suis la religion catholique, apostolique et romaine.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Croyez-vous aux sorciers, aux revenants ?

PHILIPPE.

Je crois à ce que l’église m’ordonne de croire.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Doutez-vous qu’il y ait des intelligences entre l’homme et le Créateur ?

PHILIPPE.

Non, je n’en doute point, puisque leur existence est consacrée dans les divines écritures.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Pensez-vous qu’il se trouve des hommes qui puissent les invoquer ?

PHILIPPE.

Je n’ai pas sur ce point une opinion bien établie.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Pensez-vous aussi que ce soit un crime de les invoquer ?

PHILIPPE.

Pour répondre à cette question, il faudrait que j’eusse répondu différemment à celle qui l’a précédée.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Si l’on vous faisait voir des choses qui passent les bornes de l’esprit humain, garderez-vous un profond silence quand vous serez de retour sur la terre ?

PHILIPPE.

La parole que j’ai déjà donnée à Léopold doit, ce me semble, suffire.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Philippe d’Oransai est digne d’être le témoin de nos mystères.

Dès qu’ils ont prononcé ces paroles, un voile tombe sur mes yeux, j’entends des voix mélodieuses qui chantent mes louanges, bientôt succèdent d’autres hymnes en l’honneur des intelligences, la terre tremble sous mes pieds, le tonnerre gronde, enfin le calme renaît et j’entends Léopold. — Que son bandeau lui soit arraché. Mes regards avides se portent partout et se referment involontairement comme frappés du spectacle imposant qui leur est présenté : le lieu dans lequel je me trouvais actuellement n’était plus la salle triangulaire où j’avais été interrogé ; non, j’étais dans une immense rotonde soutenue par des colonnes de rubis, d’émeraudes, de saphyrs et de topazes ; les bases, les chapiteaux, me paraissaient d’or fin ; le pavé divisé en compartiments, présentait d’admirables mosaïques exécutées en pierres précieuses ; la voûte percée par un grand dôme, s’élevait ornée de mille lustres, partout étaient des lumières ; contre les murs étaient des niches renfermant des statues de marbre, de bronze, et des miroirs qui, réfléchissant tout, triplaient, quadruplaient l’étendue colossale du panthéon ; des vases d’albâtre, de jaspe, de porphyre, garnis des plus rares fleurs, des plus beaux orangers, de lauriers-roses, de myrtes, de grenadiers, étaient rangés entre les colonnes ; une multitude de jets d’eau jaillissants, une profusion de sièges de velours richement brodés ; des draperies d’un luxe, d’une élégance peu commune, embellissaient cet inconcevable séjour ; mais encore cette magnificence me frappa moins que l’aspect d’une foule de génies, de sylphes, de fées qui, placés sur des nuages colorés, remplissaient la salle, se tenant tous dans une respectueuse posture devant un trône étincelant de lumière, sur lequel était assis Léopold, habillé du plus brillant costume. De toute part respirait la joie ; non je me trompe, au bas du trône, une troupe de personnages vêtus de rouge, portant un masque de la même couleur, me présentait une contenance soucieuse qui contrastait vivement avec l’allégresse générale. Léopold, après avoir paru quelque temps jouir de ma surprise, leva sa baguette : soudain le silence le plus profond régna partout. — Ô vous, dit-il, vous dont la puissance étendue s’emploie sans cesse à combattre les ennemis du bonheur des mortels, invisibles puissance, qui faites trembler les méchants, voici l’heure de nos mystérieuses séances ; venez, le ciel est serein, la terre est dans le silence, et la voix de l’Être des êtres nous crie de commencer ; paraissez, esprits accusateurs, nommez-nous les coupables sur lesquels doivent tomber nos foudres vengeresses ; nommez-les, et avant que la lune soit revenue au même point où elle se trouve à présent, ces coupables, dis-je, n’existeront plus. À cette proclamation succéda un bourdonnement qui me parut s’élever du milieu des personnages vêtus de rouge ; un d’entre eux se détacha et s’avançant au milieu de la salle, il parla en ces termes : — Chef des invisibles et des puissances, il est un scélérat qui depuis longtemps échappe à nos coups : il est temps qu’il soit frappé.

Léopold lui dit :

— Tu le nommes ?

Le personnage répliqua : Émilien.

— Hélas, s’écria Léopold, tu ne sais pas qu’il ne nous est pas permis d’attenter encore à sa vie ; il est dans le monde un être auquel est attachée une partie de son destin : Émilien expire si ce mortel garde fidèlement ce qu’il a promis ; Émilien est sauvé si le contraire arrive. Invisibles puissances, vous le savez, celui de qui nous tenons notre pouvoir le borne quelquefois ; sans ses ordres nous ne pouvons rien faire, et les hommes qu’il ne désigne point à notre glaive peuvent nous braver impunément ; mais veillez sur Émilien : voyez combien il est grand le nombre des victimes dont il a répandu le sang !

Alors la terre s’entr’ouvre, et des ombres sanglantes s’élèvent en poussant des gémissements plaintifs. Là, est une mère précipitée avec son enfant dans l’onde dévorante ; ici un respectable ministre du Seigneur immolé au pied de l’autel ; plus loin un père ; ailleurs un brave défenseur de la patrie ; tous ensemble demandaient vengeance.

— Vous l’aurez, leur cria Léopold ; pour être retardée elle n’en sera que plus terrible.

Ces ombres s’évanouirent peu à peu ; un autre personnage nomma Saint-Clair.

— Philippe en a purgé la France, s’écria une voix.

— Oui, répondit l’interlocuteur ; Sainte-Clair n’est plus, mais Paul existe.

— Paul, répliqua Léopold, doit suivre Émilien ; le même sort leur est réservé. Il se tut ; nulle autre accusation ne fut formée. Alors les personnages vêtus de rouge disparurent ; la musique recommença ses sons harmonieux, et les génies chantèrent en chœur une romance touchante.

Depuis assez longtemps j’étais le simple spectateur de ces plaisirs, lorsque Léopold me dit : — Cher Philippe, dois-tu être indifférent à la joie qui t’environne ? Ah ! pour la partager je crois qu’il te suffit de te retourner. Je fais ce qu’il m’ordonne, un cri m’échappe et je m’élance aux genoux d’Honorée !!


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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