Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-01

Auguste Brancart (I et IIp. Frontisp.-26).


Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, 1887, frontispice
Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, 1887, frontispice

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE PREMIER

NOUVELLES AMOURS.





J e n’ai pas l’intention, je l’ai dit déjà, de traîner le lecteur à ma suite dans toutes les péripéties de la guerre de Vendée ni de lui en raconter les détails. Aussi bien, n’est-ce point ici le lieu, puis, cette tâche a été remplie par d’autres dont les récits, inspirés par la Muse même de l’histoire, sont encore dans la mémoire de tous.

Il suffira de rappeler ici que les royalistes, écrasés par le nombre et malgré des efforts héroïques, durent finir par renoncer à une lutte impossible. D’ailleurs, les jours les plus sombres de la Terreur étaient passés, on se reprenait à l’espérance de vivre autrement qu’avec la crainte perpétuelle de l’échafaud, nous fûmes de ceux qui acceptèrent les conditions de la pacification et nous revînmes nous fixer à Nantes, tandis que le duc de Barene ne voulant consentir à aucun accommodement, passait en Angleterre et emmenait sa fille avec lui.

Adieu donc, les camps, la gloire et les batailles, les combats de l’amour vont seuls désormais occuper ma vie et je renonce aux lauriers de Mars pour les myrthes de Vénus. Ô ma céleste Honorée, que d’infidélités tu pourras encore me reprocher, mais malgré les entraînements passagers d’un tempérament fougueux, mon cœur toujours fut à toi tout entier et n’appartint à nulle autre !

Parmi les personnes que nous retrouvâmes à Nantes, je remarquai tout d’abord Madame Derfeil, cette jeune femme dont j’ai eu l’occasion de tracer le portrait dans les premiers chapitres de cette histoire. J’ai dit que si j’avais paru ne pas lui déplaire, elle n’avait point fait sur moi une impression trop favorable. Mais la distinction flatteuse avec laquelle elle m’accueillit, — un homme n’est jamais complètement insensible aux marques non équivoques de la bienveillance d’une jolie femme — eut bientôt raison des préventions que j’avais tout d’abord manifestées contre Made Derfeil ; je lui trouvai, ce qu’elle avait effectivement, de la vivacité, de l’esprit, une imagination ardente et je ne fus pas longtemps sans songer à achever une conquête qui ne paraissait point se présenter avec des obstacles insurmontables. Devenu familier du salon de Clotilde — tel était le nom de Me Derfeil — et assidu auprès d’elle, je n’eus pas de peine à écarter la troupe nombreuse des jeunes élégants qui papillonnaient autour d’elle et je fus bientôt considéré comme maître d’une place qui ne demandait peut-être qu’à se rendre, mais dont je ne m’étais point encore décidé à forcer les derniers retranchements. Parmi les soupirants que j’avais évincés se trouvait au premier rang cet Émilien, l’ami de l’odieux St Clair, de cet homme détestable dont mon épée avait, grâce au ciel, débarrassé la terre. Il est inutile de dire les sentimens qu’Émilien devait nourrir contre moi, et je sentis dès le premier instant, sa haine, que doublait encore la jalousie, attachée à mes pas, mais je me sentais de force à le braver s’il venait à lever le masque et je feignais de croire à la sincérité de l’accueil qu’il me faisait dans sa crainte de déplaire à Made Derfeil.

Les soins que je rendais à cette dernière ne suffisaient point d’ailleurs à occuper mon esprit et à remplir mon imagination. C’est ce dont le lecteur pourra se convaincre s’il veut bien consentir à parcourir avec moi quelques unes des lettres que j’écrivais alors à mes amis d’enfance.

PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL.

J’étais hier au théâtre, ne comptant pas m’y divertir plus que d’habitude, on avait annoncé les débuts d’une nouvelle chanteuse et je m’attendais à voir paraître, comme c’est assez l’ordinaire, quelque donzelle bien sèche aux gestes empruntés et à la voix aigre. Mademoiselle Célénie — ainsi s’appelait la débutante — entre en scène. Quelle n’est pas ma surprise ! Une taille de déesse, des traits charmants, un teint de lys et de roses, des yeux admirables, pleins de douceur et de feu tout ensemble, tout en elle semblait fait pour inspirer l’amour et exciter les désirs. Mes regards dès-lors ne la quittent plus, et je n’ai plus qu’une idée en tête : entreprendre la conquête de l’adorable Célénie et coûte que coûte m’insinuer auprès d’elle. Mais tandis que ces idées me traversent la tête, elle commence une tendre romance. Au lieu du filet de vinaigre que me faisait craindre une expérience trop souvent répétée, c’est une voix pure et bien timbrée qui vient caresser les oreilles de l’auditoire charmé. Mon enthousiasme ne se contient plus, à peine Célénie a-t-elle fini de chanter que j’applaudis comme un sourd et fais à moi seul plus de bruit que la salle entière. Ma nouvelle flamme, apercevant cet admirateur enthousiaste et expansif, se tourne de mon côté et me remercie par un doux sourire qui achève de me faire perdre le peu de tête qui me reste. J’ai toutes les peines du monde à attendre la fin du spectacle, et la toile est à peine tombée que je suis déjà au foyer. Célénie était fort entourée, mais je joue des coudes, je parviens à l’atteindre et m’inclinant devant elle je lui exprime toute l’admiration que me font éprouver ses talents et ses charmes. Elle me remercie en quelques mots qui me montrent qu’elle n’est point sotte, et je retourne chez moi, ne rêvant qu’aux moyens de gagner ses bonnes grâces. C’est ce que t’apprendra, je l’espère, une prochaine lettre.

LE MÊME AU MÊME.

Nul besoin de te dire, mon cher Maxime, que depuis ma dernière épître, je n’ai pas laissé passer un jour sans aller applaudir Célénie et lui faire ma cour. Je puis l’avouer, sans être un fat, mes attentions, dès l’abord, n’ont pas semblé lui déplaire, et tandis que je faisais de mon mieux pour lui paraître aimable, je m’arrangeais à faire pleuvoir chez elle bouquets et cadeaux. Célénie demeure avec sa mère, une vieille duègne qui n’est, je crois, redoutable qu’en apparence, et je ne désespère pas de trouver le gâteau qui me permettra de fermer la bouche à ce Cerbère édenté.

Hier au foyer, comme j’étais auprès de Célénie, et que je me plaignais de n’avoir pu encore obtenir d’elle l’autorisation de lui rendre visite, elle me demanda, avec un tendre regard, s’il était possible de se fier à la sincérité de mes sentimens, et comme je protestais avec véhémence que c’était me faire la plus sensible injure de paraître en douter, elle me glissa dans l’oreille de passer dans sa loge au prochain entre-acte. Tu peux penser, mon cher Maxime, si je fus exact au rendez-vous. À peine les dernières mesures s’étaient-elles fait entendre, que je quitte ma place pour me faufiler dans les couloirs en prenant mes précautions pour n’être pas remarqué ; j’arrive devant la loge de Célénie, je tourne doucement le bouton et je me glisse dans le sanctuaire. Ma nouvelle flamme était occupée devant une psyché à donner la dernière main à sa toilette de ville, car elle ne devait plus reparaître en scène. Comme la glace lui renvoyait mon image, elle tourne à demi la tête et m’accueille par le sourire le plus séducteur. Prompt comme l’éclair, je suis à ses pieds et je couvre de baisers ses belles mains, qu’elle m’abandonne. Adorable Célénie, lui dis-je, dans quel réseau magique m’avez-vous enfermé ; je ne m’appartiens plus désormais, je suis à vous tout entier. — Je le voudrais, me répondit-elle, avec cet air qui charme tous les cœurs, et je voudrais surtout vous retenir dans ces liens, bien faibles, hélas, pour un don Juan, tel que vous. — C’est par le plus ardent baiser que je réponds aux craintes de Célénie, et mes lèvres s’unissent aux siennes dans la plus douce des étreintes. Mais je n’étais point ici, tu le comprends, pour muser à la bagatelle, et tandis que d’un bras j’entoure la taille souple de ma charmante amie en la faisant asseoir près de moi sur une causeuse, je hasarde une main libertine qui commence à gagner pays ; je découvre des rondeurs exquises mais je ne m’y arrête pas, comptant bien y retourner à loisir, et je m’avance hardiment jusqu’à la citadelle dont il me tarde de m’emparer. Malgré une légère résistance de Célénie mon doigt force l’entrée, pousse sa pointe et ne tarde pas à rencontrer la petite éminence qui forme la clé de la position, il l’attaque avec cette habileté que peut seule donner une longue expérience, et je la sens bientôt qui gonfle et se raidit sous l’effet de mes caresses tandis que Célénie se pâme sur mon épaule en poussant des soupirs voluptueux. — Sentant alors l’instant favorable : Cher ange, dis-je, cherchons ensemble le bonheur et ne perdons pas des moments précieux. — Je le désire comme toi, cher d’Oransai, mais comment faire ? — Agenouille-toi seulement sur cette causeuse, je me charge du reste. — Célénie m’obéit et tandis qu’elle prend la position la plus favorable à nos desseins, il m’est enfin permis de soulever les voiles jaloux qui me cachaient encore les charmes que je convoitais. Ciel ! que de beautés ! des jambes faites au tour que dessine un bas de soie rose retenu au dessus du genou par un ruban couleur feu, plus haut, deux piliers d’albâtre d’un galbe exquis et supportant deux globes pétris par la main même des grâces, blancs comme neige, fermes, rebondis, et qui pressés l’un contre l’autre, semblent ne pouvoir se séparer. Leur vue porte au comble mon ravissement et mon trouble amoureux. Je ne puis me lasser de les voir, de les manier et de leur prodiguer les plus chaudes caresses. Mes baisers qui se portent partout ont bientôt amené les sens de Célénie au même diapason que les miens, et c’est d’une voix mourante qu’elle me demande d’achever de la rendre heureuse. Sans retard, mon fier champion se présente à l’entrée du temple et tandis que ma belle le guide d’une main délicate, les miennes ne restent pas inactives ; elles écartent d’abord, pour aider à l’introduction, les deux hémisphères arrondis que Célénie me présente, puis se mettent à parcourir tous les charmes qui leur sont abandonnés. Elles visitent à loisir une gorge de déesse qui se raidit à leur contact et descendent ensuite peu à peu ; après quelques stations et détours, l’une d’elles vient se fixer à l’endroit sensible et augmente encore les plaisirs de Célénie en excitant d’un doigt agile, l’aiguillon de la volupté, pendant que l’autre ne se lasse pas de se promener sur des hanches superbes et une chûte de reins admirable. Comment te décrire, mon cher Maxime, ces instants délicieux, la voluptueuse cadence des mouvements de Célénie que transporte les attouchements de mon doigt libertin, et dont la croupe savante varie à chaque instant nos brûlantes sensations, bien différente en cela de ces femmes trop passionnées dont les bonds désordonnés épuisent en un instant la coupe du plaisir et ne vous laissent pas le temps d’en savourer le nectar. Mais tout a une fin, elle est hâtée pour moi par notre posture lascive, par le contact de ces deux fesses voluptueuses qui vont et viennent, en me caressant de leur surface veloutée ; bientôt les soupirs de Célénie, les mots qui s’échappent de sa bouche : „moments délicieux… je n’y puis résister… achève, cher d’Oransai… mourons ensemble”, m’indiquent qu’elle touche elle même au bonheur. Célénie se laisse aller sur la causeuse, je la serre alors étroitement, j’enfonce le fer jusqu’aux gardes, tandis que je m’étends sur les deux coussins élastiques et moëlleux qui s’agitent sous moi, dans les dernières convulsions du plaisir, et c’est dans cette ravissante position que nous atteignons, au milieu d’un torrent de délices, la félicité suprême.

Inutile de te dire que nous nous quittâmes enchantés l’un de l’autre et nous promettant bien de nous revoir. Dès lors, l’aimable Célénie fait mon bonheur ; ses charmes, son esprit, non moins que sa beauté me retiennent auprès d’elle, mais tu connais ton ami, mon cher Maxime, et il ne faudrait qu’une bonne occasion, je le crains pour lui faire oublier la fidélité promise. Il n’est pas à croire que Célénie vienne à bout de ce que n’a pu faire mon incomparable Honorée.

T’ai-je déjà parlé d’un personnage étrange et singulier dont s’occupe depuis longtemps toute la ville, et qui, si j’en crois mes pressentimens, aura une grande influence sur ma destinée ? Il s’appelle Léopold, mais personne ne connaît son vrai nom. D’où vient-il, quel est-il, on ne sait. Ce qui est certain, c’est qu’il possède un pouvoir extraordinaire et mystérieux que reconnaissent ceux mêmes qui par leur situation sembleraient devoir y échapper. Il a, croit-on, sous ses ordres une véritable légion d’invisibles, comme on les appelle, et qui exécute aveuglément ses ordres. Les éléments même lui semblent soumis, mais ce pouvoir effrayant qui le met au dessus des lois, Léopold ne s’en sert que pour combattre le vice et punir les méchants ; la vertu n’a rien à craindre de lui, et peut au contraire l’appeler avec confiance à son aide. Léopold, en particulier, est la terreur des frères et amis, de cette engeance exécrable qui avait réussi à transformer la France en une vaste boucherie, où il n’y avait plus que des bourreaux et des victimes. Déjà beaucoup d’entre eux, condamnés par le Tribunal des invisibles, ont expié leurs forfaits par une justice sommaire. L’odieux Émilien lui-même semble redouter particulièrement Léopold ; il le hait, mais il le craint encore davantage et je crois que celui-ci le surveille avec attention et ne le perd pas de vue.

Léopold est d’une beauté remarquable, sa taille est élevée, son port majestueux, il semble né pour le commandement, et ses regards, si perçants qu’ils paraissent lire jusqu’au fond des consciences, vous obligent bientôt à détourner les yeux. Il y avait longtemps déjà que je désirais faire sa connaissance, une inexplicable attraction m’attirait vers lui, lorsque l’occasion m’en fut fournie chez Madame Derfeil, car Léopold ne fuit la société pas plus qu’il ne la recherche. Je ne manquai pas de me faire présenter par Clotilde, et comme je venais de lui être nommé. « Le comte d’Oransai, dit-il, n’est point un inconnu pour moi, sa bravoure et sa noble conduite en des temps difficiles lui ont assuré l’estime de tous les hommes de cœur. » Je le remerciai de mon mieux de l’opinion flatteuse qu’il avait conçue à mon égard, puis après avoir pris quelques instants part à la conversation générale, nous profitâmes de l’animation qui régnait dans l’assemblée, pour nous retirer inaperçus. Nous suivions depuis quelques instants les quais de la rivière, lorsque dans un endroit désert, nous fûmes accostés par un bateau qui glissait sans bruit sur l’eau, et semblait se mouvoir sans le secours des rames. Il était monté par 3 hommes, ou plutôt 3 fantômes, bizarrement accoutrés et dont le visage était exactement caché par un masque. Léopold s’était arrêté en les voyant. Ils s’inclinèrent profondément devant lui pendant que l’un d’eux lui remettait un papier sur lequel se voyaient des caractères étranges tracés en rouge. Après y avoir jeté les yeux „qu’on exécute la sentence, dit Léopold, les Invisibles ont prononcé.” Sans proférer une parole les 3 fantômes s’éloignent de la rive et bientôt disparaissent à nos yeux. — Ces choses vous étonnent, ajoute-t-il alors, en voyant ma stupéfaction, un jour, peut-être, ces mystères vous seront expliqués, soyez certain seulement que notre pouvoir et nos décrets ne servent que la justice. En attendant ne manquez pas de me rendre prochainement visite ; j’ai plusieurs choses de conséquence à vous communiquer, mais pour l’instant il faut que je me porte au secours d’une personne qui vous est chère et se trouve en grand danger. Il dit et disparaît à mes yeux sans qu’il me soit possible de bien comprendre quel chemin il avait pris pour cela.

Comme je revenais chez moi, fort troublé des paroles de Léopold, je vois un attroupement assez considérable au coin d’une rue, je m’approche et je demande quelle en est la cause, on me répond qu’un homme vient à l’instant d’être tué à cette place. Je regarde et j’aperçois en effet le cadavre, car ce n’était déjà plus que cela, portant encore enfoncé jusqu’à la garde le poignard qui l’avait frappé droit au cœur. L’arme retenait, en même temps, un papier sur lequel se lisaient distinctement ces mots : « Par sentence du Tribunal des Invisibles » Je ne pus douter que ce ne fût l’homme sur lequel Léopold avait statué quelques instants auparavant et faisant presque malgré moi un geste de répulsion, je m’éloignai rapidement de ce lugubre spectacle. En cet instant, et comme si l’on avait deviné les pensées qui m’agitaient, « de quel droit » dit une voix à côté de moi, « condamnez-vous les décrets des Invisibles, sans connaître leurs motifs ? » Je me retourne, je ne vois personne et c’est presque stupide d’étonnement et d’une émotion mal définissable que j’arrive à mon hôtel. J’appris le lendemain que l’individu condamné par le mystérieux tribunal était un scélérat chargé de tous les crimes, instrument principal des horribles noyades de Nantes et dont le châtiment fut un véritable soulagement pour la conscience publique.

LE MÊME AU MÊME.

Tu l’as deviné, mon cher Maxime, Clotilde n’a plus rien à me refuser et je suis l’heureux mortel qui, pour l’instant, règne sans partage sur son cœur. Comment la chose est arrivée, je ne saurais trop te le dire et nous nous sommes trouvés un beau jour dans les bras l’un de l’autre sans presque nous en douter. Ce n’est pas que j’éprouve pour ma nouvelle conquête une irrésistible passion, mais Clotilde me plaît, elle a su m’attacher et me retenir auprès d’elle et je lui suis reconnaissant de m’avoir sacrifié, sans hésitation, les hommages de tous ses adorateurs. C’est, d’ailleurs, une maîtresse fort désirable, et ses charmes les plus captivants ne sont pas ceux qu’il est permis aux profanes de contempler. Elle gagne fort à être vue dans son alcôve, à la douce clarté d’une lampe d’albâtre,

.....dans le simple appareil
d’une jeune beauté qu’on arrache au sommeil.

Et puis, quelle science du plaisir et de la volupté ! Je me croyais quelque expérience en la matière, Clotilde m’a fait voir que je n’étais qu’un novice mais tu peut croire que j’ai su mettre promptement à profit les leçons d’un tel maître. Que de nuits, mon cher Maxime, passées auprès de cette attrayante maîtresse, nuits d’amour et de folie où la variété de ses attitudes, ses mouvements voluptueux, ses caresses et ses paroles ardentes savent tenir allumé jusqu’au jour le flambeau du plaisir ! Plus emportée que Célénie, Clotilde sait cependant se contenir et ne se livrer à ses sensations qu’autant qu’il le faut pour augmenter encore celles de son partenaire. Avec quel art elle sait prolonger les moments trop courts qui vous élèvent jusqu’aux cieux, comme elle sait graduer la jouissance, mais lorsque l’instant suprême approche et qu’il n’y a plus rien à ménager, c’est une bacchante en délire, qui se livre toute entière, vous enveloppe, vous enlace et par les trémoussements de sa croupe élastique qu’elle sait démener, avec un art incomparable, vous plonge dans un torrent de voluptés, tandis que les expressions les plus incendiaires s’échappent de sa bouche et redoublent votre ardeur. Ah, mon cher Maxime, combien de femmes galantes qui ne sont que des écolières auprès de certaines femmes du monde !

Clotilde Derfeil à Justine de R.

À qui confier le trop plein de mon cœur, sinon à toi, ma chère Justine, ma meilleure, ma plus fidèle, mon unique amie ! l’Amour que je bravais, l’Amour devant lequel je n’avais jamais courbé la tête, se venge avec éclat et me conduit maintenant enchaînée à son char. Oui, j’aime Philippe d’Oransai, je l’aime de toute la passion d’un cœur insoumis jusqu’alors, de toute la force d’un tempérament dont tu connais l’ardeur, et mon âme suspendue à la sienne ne respire désormais que pour lui.

Tu t’étonnes sans doute et tu te demandes comment ce cœur insensible a pu se laisser donner des lois, comment cette Clotilde, pour laquelle l’amour n’était qu’un mot, éprouve aujourd’hui tous les effets de la passion la plus pure. Que te dire, sinon que Philippe est le plus séduisant des mortels et que je suis à lui pour jamais. Mais hélas, que d’angoisses et de tourments me réserve, sans doute, cette illustre conquête ! Léger, volage, aimé de toutes les femmes avant même qu’il les recherche, pourrai-je le retenir à mes pieds ? Déjà je sens bouillonner en moi tous les tourments de la jalousie et autant mon cœur serait capable de se régénérer si Philippe me restait fidèle, autant je saurais me venger s’il venait à me trahir. Tu me connais, tu n’ignores pas qu’il est dangereux de m’offenser et que je n’ai jamais manqué de châtier le coupable. Ne me juge pas trop sévèrement d’ailleurs ; douée d’un tempérament de feu, d’un caractère indompté, je n’ai jamais rencontré dans mon existence le frein salutaire qui aurait pu me maîtriser et me contenir. Je perdis ma mère tandis que j’étais encore tout enfant. Mon père, disciple des philosophes, m’éleva dans le plus parfait mépris des préjugés religieux et sociaux, et dans l’idée que toutes les impulsions de la nature étaient légitimes. Aussi n’avais-je plus grand’chose à apprendre lorsque j’entrai au couvent, et déjà mes sens troublés cherchaient à mettre en pratique des leçons dont je n’avais que trop profité. Je te rencontrai, chère Justine, je devinai en toi les impressions qui m’agitaient moi-même ; bientôt nous devînmes inséparables et nous n’eûmes plus de secrets l’une pour l’autre. L’amour, ses mystères, ses joies inconnues furent l’objet de nos ordinaires entretiens, et nous ne fûmes pas longtemps à trouver les moyens de procurer quelque soulagement à la fougue de nos sens embrasés.

Que de fois ne me suis-je pas glissée la nuit dans la petite chambre que tu occupais par faveur spéciale, que de fois, ton lit de pensionnaire n’a-t-il pas été le théâtre de nos nocturnes ébats, que de fois n’avons-nous pas renouvelé les fureurs de Sapho, alors que nues et enlacées l’une à l’autre, nous cherchions à assouvir les feux dont nous étions dévorées. Épuisant les postures les plus lascives que pouvait nous fournir notre imagination enflammée, tantôt étroitement unies, nous laissions nos gorges juvéniles se baiser amoureusement, tandis que je cherchais sur ta bouche ton âme enivrée ; tantôt tu me laissais jouir de ces globes rebondis, qui sont une de tes beautés, coussins de l’amour, sur lesquels je me laissais aller et dont le doux contact, les lascifs trémoussements, redoublaient l’ardeur de mes désirs ; tantôt enfin, je recevais sur mes épaules tes jambes divines et je contemplais à loisir ce réduit charmant, source de toutes les voluptés, pendant que je palpais les contours de deux cuisses d’albâtre. Mais quelle que fût l’attitude choisie, nos mains ne pouvaient se lasser de parcourir nos jeunes appas, nos formes potelées et déjà pleines, sans oublier nos charmes les plus secrets ; enfin lorsque notre ardeur ne pouvait plus être contenue, nos corps s’unissaient dans une folle étreinte, tandis que nos doigts libertins, se glissant au siège du plaisir, par leurs attouchements, leurs titillations habiles et rapides déterminaient le spasme suprême et nous aidaient à tromper la nature ; que de fois enfin, nous plaçant dans la voluptueuse posture qui nous permettait de nous rendre un mutuel service, nos Langues agiles n’ont-elles pas provoqué l’organe du plaisir ; nos lèvres libertines collées sur la fraîche grotte de l’amour recevaient bientôt les preuves palpables des délices que nous ressentions. Oui, ma Justine dans tes bras j’ai connu le bonheur, mais je voulais plus encore, je voulais connaître la parfaite jouissance de l’amour et nos ébats libertins, malgré leur charme, n’en étaient que l’image incomplète. Aussi, lorsque retournée chez mon père, je fus de nouveau laissée à moi-même, ne manquai-je pas de jeter les yeux autour de moi et de chercher le mortel aimable auquel je réservais dans ma pensée la gloire de m’initier aux mystères de Vénus. Mais hélas ! vivant dans une province fort retirée, et ne voyant autour de moi personne de mon rang, je dus bientôt perdre l’espoir d’un mariage qui m’eût tiré de cette solitude tout en répondant à mes secrets désirs. La nature, cependant, parlait en moi trop haut pour qu’il me fût possible d’y résister longtemps. J’avais remarqué dans mes promenades le fils de l’un de nos fermiers, grand garçon bien bâti et dont les vingt ans épanouis, les larges épaules indiquaient assez qu’il devait être un robuste champion dans les combats de l’amour. C’est sur lui que je me décidai à jeter mon dévolu. Je n’eus pas de peine à saisir les occasions de le rencontrer ; quelques agaceries et sans doute aussi le langage de mes yeux lui témoignèrent que je n’étais point farouche et que je consentais à franchir la distance qui nous séparait. Je ne te dirai point par quels insensibles degrés je sus lui faire comprendre ce que j’attendais de lui, ni comment, un jour, sur la mousse d’un bosquet, je lui laissai cueillir cette fleur à laquelle un ridicule préjugé attache tant de prix. L’ardeur dont je brûlais transforma bientôt la douleur en plaisir et Pierre devint mon amant. Mais si je connus par lui la volupté, je ne connus point l’amour. Incapable de comprendre la délicatesse d’un tendre sentiment, ses brutales caresses me dégoûtèrent bientôt et je le jugeai promptement pour ce qu’il était, un rustre méchant et cruel.

Sachant qu’un mot de lui pouvait me perdre, il en profita pour me faire subir ses indignes caprices et de sales fantaisies. Cruel avant tout, il prenait plaisir à me fouetter jusqu’au sang avec une verge bien fournie, après m’avoir couchée sur ses genoux et troussée à nu. Il disait que la vue de mes charmes, mes contorsions et mes cris doublaient pour lui la jouissance de ma possession. Mais tu connais trop ton amie, pour la croire capable d’avoir supporté longtemps un semblable esclavage ; aussi je fus bientôt résolue à le tenir en respect, et je pris l’habitude de porter sur moi un petit stylet dont la lame effilée n’en faisait pas moins une arme dangereuse. Un jour que ses menaces m’avaient contrainte à me rendre auprès de lui, il voulut me forcer à prendre la posture la plus propre à lui permettre de satisfaire la sale volupté dont il avait quelquefois l’habitude. Dans ma haine et mon dégoût je le lui refusai absolument. Ce n’est pas qu’un amant délicat ne puisse nous y faire trouver je ne sais quel étrange plaisir. Célie, la séduisante et libertine actrice, dont je fus quelquefois la Sapho lorsque mon imagination déréglée cherchait à réaliser des voluptés inconnues et nouvelles, m’a souvent avoué qu’elle trouvait dans la célébration des mystères de Vénus Callipyge les plus âcres jouissances ; elle me disait comment, après des assauts successifs, elle se retournait souvent avec une lenteur coquette, une hésitation calculée, pour présenter à son amant, dans une attitude provocante, cette croupe dodue, ces plantureuses fesses que j’ai moi-même bien des fois fouettées et caressées et dont la vue seule suffisait à ranimer l’ardeur de son partenaire, qui, tout en les couvrant de baisers, lui demandait de l’en laisser entièrement jouir. Célie feignait de refuser, pour augmenter les désirs de son amant, mais après les avoir assez vivement claquées, comme pour la punir, il les entr’ouvrait de ses mains avides, malgré quelque résistance, et se présentait à la secrète entrée, en la suppliant de céder à sa fantaisie. Elle consentait alors à le guider elle-même dans le sentier polisson et ne tardait pas à éprouver, mêlée d’un peu de peine, l’unique et indéfinissable jouissance dans laquelle le commun des mortels ne sait voir qu’une perversion des sens. Et puis, comme en parfait galant homme il sait la récompenser de sa complaisance par les plus chaudes caresses ! Pendant qu’étendu sur les deux monts arrondis et veloutés que Célie lui abandonne, son amant jouit avec fureur de leur excitant contact et de leurs bondissements lascifs ; il n’oublie pas le sanctuaire véritable dont il anime l’intérieur et irrite la sensible éminence pour la dédommager de l’absence de son saint ordinaire. Enfin, ils touchent l’un et l’autre au bonheur suprême, elle sent venir son amant, et tandis qu’il se laisse complètement aller sur les globes amoureux prêts à le recevoir, l’exquise volupté de la tiède rosée dont il lui inonde le derrière, la force de répandre à son tour le flot abondant des larmes du plaisir.

Mais, alors, j’eusse préféré mourir que de subir les violences obscènes du monstre auquel je m’étais follement liée. Furieux de ma résistance, il s’empare de moi, me lie à un arbre, me trousse et m’exposant ainsi nue, me fouette sans pitié. Sa fureur satisfaite, il me détache pensant que ce traitement barbare m’a rendue plus docile. Je parais en effet m’apprêter à le satisfaire, je me place et je lui présente l’objet de ses désirs, mais tandis qu’agenouillé derrière moi, il s’attarde aux bagatelles de la porte, je me retourne à demi et le saisissant d’un bras, prompte comme l’éclair je lui plonge mon poignard dans la poitrine. Il s’affaisse sans prononcer une parole ; j’essaie de saisir les battements de son cœur, mais tout était fini ; il était mort. J’eus un moment de stupeur et je me détestai moi-même ; mais le souvenir des indignes traitements qu’il m’avait fait éprouver, eut bientôt raison de mes remords. Je quittai ce lieu sinistre ne songeant plus qu’à cacher mon crime ; la chose d’ailleurs me fut facile. Pierre était détesté dans le pays, lorsqu’on retrouva son corps, on attribua sa fin à une rixe ou à une vengeance et il n’en fut bientôt plus question.

Pour moi, je fus mariée quelque temps après à M. Derfeil dont je devins veuve au bout de peu d’années ; j’ai retrouvé ainsi une liberté qui m’est chère, mais dont je n’ai peut-être que trop su profiter.

Telle est ton amie, ma chère Justine, tu la connais maintenant tout entière ; je suis parvenue aujourd’hui à cette heure décisive où l’amour de Philippe peut me sauver, comme son abandon me jetterait, je le sens, aux dernières extrémités.

PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL.

« Comment, scélérat, non content de la charmante Célénie, de l’ardente Clotilde, il te faut encore Louise, cette délicieuse petite lingère dont tu n’as pu avoir raison qu’en te présentant pour le bon motif sous les habits de ton valet de chambre, et Célie la jolie rivale de Célénie sur la scène, et Adeline la danseuse ; tu seras donc toujours le même et rien ne pourra t’amender ! » — C’est ainsi, sans doute, que tu me gourmanderais, mon cher Maxime, si tu étais auprès de ton ami. Mais suis-je coupable, après tout, si je ne puis voir une jolie femme sans en devenir amoureux ? J’apprécie sans doute comme il faut les attraits de Célénie et les charmes intimes de Clotilde, bien que sa passion inquiète et jalouse commence à me lasser quelque peu. Mais Louise est si naïve et si tendre, Célie est si bien faite, ses formes dodues et potelées, l’air voluptueux répandu sur toute sa personne excitent si vivement les désirs, Adeline est si canaille, elle apporte dans nos folles parties une verve si endiablée, elle se prête avec tant de complaisance aux fantaisies les plus polissonnes, elle est enfin si experte aux caresses savantes, aux luxurieuses postures, aux mouvements excitants et lascifs, qu’il faudrait vraiment avoir les vertus d’un saint pour ne pas succomber à de telles tentations, et ton ami, tu le sais, n’est rien moins que cela. Ne faut-il pas, d’ailleurs, ô rigide Caton, que jeunesse se passe, assez tôt viendra la froide raison, la vieillesse et ses glaces.

« Nunc est bibendum, nunc pede libero… » Mais où me laissai-je entraîner, je cite Horace comme un crasseux pédant de collège, et j’oublie que je suis gentilhomme.

Pour passer à des sujets plus sérieux, tu te souviens peut-être que j’avais promis à Léopold de l’aller voir. Je fus donc hier chez lui ; on me fait entrer dans une sorte de salon garni d’étoffes et de tapis d’Orient, de meubles aux formes singulières, d’armes étranges et splendides qui permettaient de supposer chez leur propriétaire de lointains voyages en des régions inconnues ; un parfum subtil remplit l’appartement et produit bientôt sur le cerveau un effet indéfinissable. Mon attention fut particulièrement attirée par une sorte de court bâton en or déposé sur une table. Il était orné de caractères mystérieux et muni d’un pommeau formé par une merveilleuse émeraude sur laquelle se voyait sculpté un scarabée. Comme je tenais cette canne pour l’examiner, elle échappe tout à coup de mes mains et à peine a-t-elle touché le sol que des voix mystérieuses se font entendre, sans qu’il me soit possible de savoir d’où elles viennent. Au même instant, paraît Léopold sur le seuil d’une porte que je n’avais pas remarquée jusqu’alors : « Voilà, dit-il en souriant, la punition des indiscrets. » Je m’excuse un peu confus tandis qu’il me fait asseoir et il m’informe, sans attendre davantage, que la personne dont il m’avait parlé se trouvait maintenant en sûreté. Je le remercie avec effusion de l’intérêt qu’il prend à tout ce qui me touche et je l’assure qu’il n’est rien que je ne fasse pour lui témoigner ma gratitude. S’il en est ainsi, me répond Léopold, promettez moi de rompre avec Clotilde ; j’ai vu avec regret votre liaison avec elle, et je ne serai tranquille à votre égard que lorsque je vous verrai hors des liens de cette sirène.”

Puis, comme je fais un geste de surprise, il me dit à quel point cette femme est dangereuse ; combien son passé est obscur et chargé d’actions criminelles. Ce qu’il m’en a raconté m’a fait horreur, et c’est plein d’indignation et de dégoût que j’ai promis à Léopold de terminer promptement ce vilain chapitre de ma vie.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre