Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-01
CHAPITRE PREMIER
FAISONS CONNAISSANCE.
artez, mon fils ; volez où l’honneur
vous appelle ; n’écoutez que sa voix
sacrée ; repoussez loin de vous tout
sentiment indigne de votre famille, et de la
carrière dans laquelle vous devez vous signaler.
Terrible avec les ennemis de votre patrie,
n’insultez point à la misère du vaincu ; gardez-vous
de profiter de ses malheurs, pour porter
la honte dans sa demeure. Songez que vous
avez des sœurs, et cette pensée vous arrêtera
si votre cœur emporté par la fougue de l’âge,
vous excitait à commettre la plus odieuse des
actions, celle qui déshonore et la victime et
le séducteur. Je n’ai point besoin de vous
recommander de garder dans les camps, une noble réserve qui mette entre vous et les
mauvais sujets, une barrière qu’ils ne franchiront
jamais si la considération en fait la
défense. Rappelez-vous, mon fils, que vos
ancêtres, soit dans leurs provinces, soit à la
cour, remplirent les premières dignités civiles
ou militaires ; n’en tirez point un vain orgueil,
qui vous rendrait l’objet de la haine de ceux
qui vous environneront ; mais que ce souvenir
encourage votre émulation, et dites-vous : „Mes
aïeux n’auront point un descendant indigne
du nom qu’ils m’ont transmis.”
Ainsi parlait le comte d’Oransai à son fils aîné prêt à partir pour l’année, où il allait remplir une vocation irrésistible.
Alexandre, dès son jeune âge, ne soupira qu’après l’instant qui lui permettrait de se livrer à ses inclinations belliqueuses. Sa mère chercha vainement à le dissuader de courir une telle carrière, ce fut en vain. Le sensible, mais fougueux Alexandre, résista aux caresses, aux prières de sa famille ; et appuyé par son père dont les désirs, se trouvaient conformes aux siens, il triompha des obstacles que lui présentait sa tendre mère, et enfin son impatiente ardeur vit luire le beau jour qui lui permit de ceindre l’épée du soldat. Oh ! que de larmes versa la comtesse, lorsqu’il fallut qu’elle se séparât de son fils ! Que de fois elle le pressa sur son sein maternel ! „Cher fils, lui disait-elle, ah ! je t’en conjure, n’expose pas une vie qui m’est si précieuse. Dans les garnisons, garde-toi de provoquer tes compagnons d’arme ; vois les pleurs que je verse au moment où tu vas me quitter, quoique j’aie la douce espérance de te revoir, et juge quelle serait ma douleur si la nouvelle de ta mort parvenait jusqu’à moi ! je n’y survivrais pas. N’est-ce pas, mon Alexandre, que tu ne seras point querelleur ? Que tu éviteras même les occasions qui pourraient te forcer à t’armer contre un Français ? Promets-le-moi, mon fils ; jure-le-moi, ou tu ne pars pas.”
Alexandre, pour calmer sa mère, ne balança pas à lui tout promettre, lorsqu’en secret il ne pensait point qu’il dût impunément endurer le moindre outrage. Son père, qui avait vécu dans les camps, ne savait que trop combien ce que demandait la comtesse était impraticable. Enfin le moment fatal arriva : Alexandre partit ; ses sœurs, ses jeunes frères le comblèrent de leurs caresses ; il s’arracha avec peine des bras maternels ; et suivi d’un vieux domestique auquel on avait confié le soin de sa conduite jusqu’à son arrivée à la garnison, il s’éloigna pour la première fois des lieux où il prit naissance. Malgré la douleur qu’il ressentait en quittant sa famille, il n’était point insensible au plaisir d’être libre. Sa conduite serait moins surveillée, il pourrait plus se livrer à ses goûts, dont le premier aspect est si brillant aux yeux d’une jeunesse inexpérimentée. Contrarié peut-être dans ses penchants amoureux, il croyait que loin d’un père sévère il n’aurait point à redouter ces reproches qui tant de fois troublèrent son âme sensible. Revêtu d’un habit d’uniforme, Alexandre ne serait plus traité comme un enfant dans les cercles ; on causerait avec lui ; les femmes le traiteraient avec bonté ; il s’enflammait à cette idée ; et des conseils que son père lui prodigua tant de fois, celui dont il se rappela le mieux, ce fut celui qui lui ordonnait l’amour des dames et la galanterie. À dix-huit ans, quand on est militaire, et Français, peut-on penser autrement ?
Je ne veux point passer sous silence les noms et les caractères des personnages qu’Alexandre trouva dans la voiture publique dans laquelle il cheminait. Son père voulant de bonne heure l’accoutumer à ce monde auquel il était étranger, préféra le faire partir par une diligence, que de lui permettre de prendre une chaise de poste ainsi que la comtesse l’eût désiré. Le fond de la voiture était occupé, premièrement, par une dame âgée qui, tenant toujours un chapelet entre ses doigts, contraignait un gros chanoine son voisin, de répondre parfois aux litanies qu’elle récitait. À côté du chanoine était une dame qu’il appelait sa nièce : trente ans, de grands yeux noirs plus qu’effrontés, une figure passable, beaucoup de gorge, de l’audace et des désirs, telle était madame d’Hecmon. Elle avait pour voisine une jeune Agnès de seize ans, jolie comme on l’est au village ; de fortes couleurs, de belles dents, des yeux niaisement beaux, une taille élancée, une peau un peu brune, un esprit nul, mais une bonne volonté sans bornes, voilà Lucile. Alexandre, placé sur le devant de la voiture, était serré dans un coin vis-à-vis celui qu’occupait la jeune campagnarde, par un énorme président au sénéchal d’une petite ville, raide personnage, bavard impitoyable, sot et fier comme un magistrat subalterne. Le sénéchal pesait aussi sur un squelette long et pâle, qu’on reconnaissait à son immense rapière, à son antique feutre ombragé de quelques plumes de coq, à son habit vert orné d’une ci-devant broderie dont il ne restait plus que des soies éparses, pour être un noble châtelain. Le dernier personnage était un bon marchand, peu cérémonieux, aimant ses aises, se disputant toujours pour l’étendue qu’il voulait donner à sa place, avec le gentilhomme, dont le maigre individu se trouvait horriblement comprimé par les corpulences du sénéchal et du négociant.
Les premières heures se passèrent assez silencieusement ; le jour ne brillait point encore. Le magistrat, le marchand, le chanoine, la vieille dame dormaient ; le gentilhomme qu’on étouffait, disait ouf à tout moment ; les jeunes femmes chantaient à demi-voix, et Alexandre encore tout ému des adieux de sa famille, pensait à sa mère, et rêvait quelque peu à la perspective qui venait de s’ouvrir devant lui. Cependant on ne peut rester sans parler dans une voiture où l’on doit passer quatre jours ensemble ; aussi la conversation ne tarda-t-elle pas à s’engager.
L’aurore se levait, brillante et parée de toutes ses couleurs. Le sénéchal qui savait vivre, commença en homme d’esprit la conversation par ces mots : Je crois qu’il fera beau aujourd’hui ?
Je pense comme vous, monsieur ; plaise au Seigneur que cela continue pendant le reste de la route !
Madame, aurons-nous le bonheur de voyager longtemps ensemble ?
Je vais jusqu’à Paris.
Nous de même, s’écrièrent les voyageurs en chorus. Ces mots hautement prononcés réveillèrent le chanoine, qui croyant que des brigands pouvaient seuls causer une pareille rumeur, sans regarder autour de lui, se jeta à plat ventre en criant miséricorde. Comme la voiture n’était point trop large, il tomba sur les genoux du malheureux campagnard, qui, voyant et sentant cette nouvelle masse sur lui, le repousse vivement et le fait rouler sous les jupons de la vieille dame ; voulant se retenir, le chanoine s’accroche ; des cris se font entendre, la dame saute de sa place, et s’élance au cou du marchand ; mademoiselle Lise se met à pleurer ; madame d’Hecmon riait aux larmes ; Alexandre ne pouvait non plus retenir sa gaîté ; le sénéchal portant ses deux mains à sa perruque, craignait de lui voir perdre l’équilibre ; enfin c’était un bruit, un désordre dont on n’a point d’exemple. Cependant le calme se rétablissait, le chanoine relevé se confondit en excuses, la dame les accepta, Lucile ne pleura plus ; madame d’Hecmon rit un peu moins, et quand on se fut rassuré, la conversation ne discontinua pas.
Alexandre ne parlait pas, il avait remarqué les yeux de madame d’Hecmon, qu’elle tournait sur lui avec une expression qui n’était point décourageante ; en même temps il s’apercevait que Lucile, malgré sa gaucherie, avait seize ans, et quand on a dix-huit ans, ces remarques sont bien dangereuses.
Pour commencer une explication, il se hasarda à presser le pied de sa jeune voisine : il ne le fit d’abord qu’en tremblant ; puis devenant plus hardi, il donne à ce mouvement une intention plus marquée. Soudain il aperçut les joues de Lucile se colorer plus vivement ; ses yeux se baissèrent, et au contraire son joli sein s’éleva en palpitant. Bientôt il sent un pied furtif presser à son tour le sien. Alexandre fut hors de lui, mais au même instant le démon de la coquetterie lui fit répondre, par un coup d’œil brûlant, au regard significatif que madame d’Hecmon venait de lui adresser. Voilà deux intrigues à la fois : mon étourdi ne s’occupa plus que du soin de les dénouer ; et quoiqu’il n’eût que dix-huit ans, il se confia dans ses talents et dans les ressources inépuisables de son âge.
On continuait à parler dans la voiture : le marchand disputait avec le gentilhomme ; le sénéchal contrecarrait le chanoine, au sujet de la prééminence que l’église s’attribuait sur les autres ordres du royaume ; l’un citait les décrétales et les conciles ; l’autre, les arrêts du parlement. La vieille dame parlait à tort comme à travers, tenait tête aux quatre causeurs ; madame d’Hecmon, Lucile et Alexandre ne disaient que des mots sans suite, mais dont aucun n’était perdu… La voiture s’arrêta ; par un mouvement spontané le caquetage fut suspendu, et la portière venant à s’ouvrir, on écouta le postillon qui, son fouet à la main, et son bonnet de l’autre, prononça une harangue dont les conclusions étaient que vu la raideur de la côte qu’il fallait gravir, on priait les voyageurs de descendre, et de soulager ainsi les chevaux qui n’en pouvaient plus.
Attendu la beauté du temps, cette requête fut accueillie avec assez de succès : Alexandre s’élança le premier à terre ; Lucile, à laquelle il tendit les bras, s’y jeta avec légèreté, et tous les deux, avec adresse, se serrèrent mutuellement. Madame d’Hecmon vint ensuite, et comme elle avait ses projets, elle s’empara d’Alexandre et l’entraîna avec promptitude, au grand déplaisir de Lucile piquée de cette manière d’agir. Le chanoine et le gentilhomme faisant assaut de politesse, le marchand qui voulait les mettre d’accord, passa le premier, au moment où le noble campagnard cédait à l’abbé, de sorte que tous les deux se rencontrant à la portière, selon une des lois de la nature que le plus fort écrase le plus faible, le gentilhomme fut moulu par la pression horrible qu’il éprouva ; il en témoigna, d’une vive manière, son mécontentement ; le négociant peu honnête lui répliqua avec brusquerie, la dispute s’échauffa, et sans le chanoine et le sénéchal elle eût pu avoir des suites plus fâcheuses. Pendant ce temps madame d’Hecmon, suivie d’Alexandre, s’était hâtée de quitter le chemin pour prendre un sentier qui, traversant un petit bois, conduisait également au haut de la colline. Le besoin d’éviter la chaleur fut le prétexte dont elle se servit ; d’ailleurs Alexandre, en jeune homme bien élevé, se serait gardé de lui faire la plus légère observation. Quand on a chaud on est fatiguée ; quand on est fatiguée on a besoin de repos ; quand on a besoin de repos on cherche à s’asseoir ; quand on veut s’asseoir, et qu’on trouve un frais gazon, on se couche ; quand on se couche…
Le diable est si malin, et nous sommes si faibles ! Voilà ce qui arriva et ce qui est arrivé, je gage, à tous mes lecteurs et lectrices. Oui, madame, vous avez beau me faire la mine ; mais si vous avez mis le pied dans un bocage avec l’objet de votre préférence, assurément vous en êtes ressortie, mais avec du plus ou du moins, suivant votre position de dame ou de demoiselle. Madame d’Hecmon gronda beaucoup le téméraire Alexandre ; comme elle était courroucée, il fallut l’apaiser. Comme Alexandre avait dix-huit ans, ainsi que nous l’avons déjà dit, la justification fut longue ; quand il n’y eut plus de raisons à donner, ni d’excuses à recevoir, on se rappela que la lourde diligence avait fort bien pu arriver sur la hauteur, on courut pour la rejoindre ; mais comme lorsqu’on est occupé le temps passe avec une vitesse inconcevable, malgré la dispute des voyageurs, la marche lente de la voiture, la hauteur de la montée, l’instant de repos, on avait eu le temps d’attendre nos promeneurs. Le chanoine marmottait entre ses dents des mots qui n’étaient point dans son pseautier. La vieille dame ayant placé sur ses petits yeux de grandes lunettes, parcourait quelques chapitres de Marie Alacoque ; le magistrat tout à coup épris des charmes de Lucile, rimait pour elle ce qu’il appelait un épithalame ; le gentillâtre repassait la lame de sa vieille rapière, le marchand réglait un compte ; Lucile avait grande envie de pleurer ; les cochers juraient ; les chevaux bénissaient cette suspension de marche, lorsque madame d’Hecmon et Alexandre reparurent. À leur vue un cri général s’éleva ; le chanoine se préparait à gronder, car la figure de sa nièce n’annonçait pas la mortification ; mais on ne lui en donna pas le temps. Déjà la vieille dame était remontée en voiture, suivant les droits incontestables que donne l’hymen, madame d’Hecmon la suit. Comme pour entrer dans une diligence il faut tourner le dos à ceux qui sont à terre, madame d’Hecmon montra le sien à l’assemblée, et la foudre éclata ! La foudre ; non, je me trompe, mais un rire inextinguible, quelque peu parent de ce rire fameux dont le grand Homère nous a donné la description, en nous parlant de la gaîté des dieux. Quelle était la cause de ce rire ? Hélas ! il provenait de ce qu’on ne s’avise pas de tout. Dans le petit bois madame d’Hecmon, trop lasse sans doute, s’était couchée ; de larges taches vertes se peignaient sur son blanc déshabillé, et comme les hommes sont naturellement portés à mal penser, on se mit à rire tandis que le chanoine écumait, et qu’Alexandre, rouge jusqu’aux oreilles, se mordait les lèvres pour ne point partager la gaîté universelle. Madame d’Hecmon ne pouvait point concevoir d’où naissait une telle hilarité ; Lucile, boudant, l’avait suivie, tout le monde s’était replacé, et le marchand serrant la main d’Oransai, lui avait dit tout bas : „Bravo, jeune homme ! vous devez ravir aux chanoines la dîme du plaisir qu’ils veulent ajouter à celles dont ils sont en possession.„ L’abbé ne disait rien, mais il pinçait fortement sa nièce. Lucile ne levait plus les yeux ; Alexandre, objet de la curiosité générale, était au supplice ; la conversation traînait, les estomacs se vidaient, lorsqu’à la satisfaction de tous on arriva à la dînée.