Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 316-329).

Karataëf laissa échapper son verre et se prit la tête entre les deux mains. Je crois l’avoir compris.

« Mais à quoi pensé-je ? dit-il enfin. Si quelqu’un rappelle le passé, qu’il lui soit enlevé un œil. N’est-ce pas là un bon proverbe ? ajouta-t-il en riant… À votre santé, monsieur. »

Le garçon venait de le pourvoir d’un nouveau verre et de remplir les deux.

« Vous vous fixez à Moscou ? lui demandai-je ; vous avez définitivement résolu de vivre ici ?

— Je mourrai à Moscou…

— Karataëf ! cria-t-on dans la chambre voisine, Karataëf ! où es-tu ? viens ici, cher ami !

— Ils m’appellent là dedans, dit-il en se soulevant avec peine de son tabouret ; sans adieu ; venez me voir si cela vous est possible ; je demeure… »

Mais le lendemain, des circonstances imprévues m’obligèrent à partir, et depuis la séance du café, je n’ai plus revu Peotre Pétrovitch Karataëf.




XIX.


Un rendez-vous. Amours de village.


Un jour, vers la mi-septembre, j’étais assis dans un bocage de bouleaux. Depuis le matin il tombait une pluie fine qui alternait avec un beau soleil ; c’était un temps fort peu sûr ; le baromètre devait marquer variable. Le ciel, tantôt se couvrait entièrement de nuages blancs sans consistance, tantôt, en quelques secondes, se dégageait par intervalles, et alors la nuée, en fuyant, mettait à découvert un azur clair et gracieux comme un beau et spirituel regard d’homme.

Des racines revêtues d’une mousse épaisse m’avaient fait un merveilleux fauteuil légèrement incliné, d’où je prenais plaisir à voir et à entendre… quoi ? direz-vous. Eh mais, tout et rien ; rien, si l’on ne veut pas s’amuser de mon amusement. Les feuilles faisaient au-dessus de ma tête un bruit à peine perceptible ; eh bien ! j’observais que, d’après le caractère même de ce frôlement si léger, on pouvait à ce seul bruit reconnaître la saison et le mois de l’année ou l’on se trouvait.

Ce n’était pas le joyeux et souriant frémissement des rameaux chargés de séve qui éclatent en feuilles tendres au printemps ; ce n’était pas le moelleux froissement, le long parlage et les chuchotements de l’été ; ce n’était pas encore le timide et froid bégayement de la fin des automnes, c’était un babil continu fait à voix basse et murmurée comme dans le sommeil. À peine le peu de vent qu’il y avait laissait-il apercevoir son action sur les plus hautes cimes des arbres : l’intérieur du bocage, tout imprégné des vapeurs de la pluie, changeait d’aspect selon que le soleil resplendissait ou que ses rayons se trouvaient interceptés par les nuages. Si le soleil perçait, l’atmosphère était comme enchantée, l’air souriait ; les hauts troncs blanchâtres des bouleaux, quelque peu distants les uns des autres, prenaient tout à coup un éclat tendre et satiné ; les feuilles, qui déjà émaillaient le sol, brillaient comme de l’or de ducats, et les charmantes tiges de la haute fougère frisottée, déjà nuée de ses couleurs automnales qui se rapprochent de celles du raisin mûr, montaient, se confondaient aux yeux, se croisaient sans cesse entre elles. Si le ciel s’est couvert de nouveau, tout en peu d’instants reprend sa teinte bleuâtre ; toute couleur vive a soudain disparu ; les bouleaux sont restés blancs, mais d’un blanc sans lustre, blancs comme la neige fraîchement tombée, sur laquelle n’a encore glissé aucun des froids rayons du soleil d’hiver ; puis à la dérobée, furtivement, s’est posée goutte à goutte, enfin a pénétré moins discrètement une pluie d’une finesse extrême. Le feuillage des bouleaux était encore presque tout vert, quoiqu’il eût remarquablement pâli ; à peine si, çà et là, il se trouvait une feuille seule, jeune, toute rouge ou toute jaune, et il fallait voir comme elle resplendissait au soleil, quand à l’improviste ses rayons se faisaient jour jusqu’à elle, à travers le crible serré des petits rameaux qui venaient d’être lavés par l’ondée. On n’entendait pas une voix d’oiseau : tous s’étaient mis à couvert dans leurs retraites, asile de mystère et de silence ; il n’y avait que la mésange qui faisait de temps en temps résonner sa voix moqueuse, vibrante comme une clochette d’acier fin.

Avant de venir rêver un peu dans cette boulaie, j’avais dû, tout en chassant, traverser un petit bocage de trembles de haute futaie. J’avoue que je n’aime pas le tremble ; je n’admire ni son écorce violette ni son feuillage vert-de-gris qu’il élève aussi haut que possible et développe en l’air comme un éventail disloqué. Je n’aime pas le balancement incessant de sa sordide petite feuille ronde, mal attachée aux longues pousses des branches. Il est bon seulement en certains jours d’été, quand, s’élevant à l’écart, au milieu d’un taillis, il vient arrêter les rayons du soleil couchant ; qu’il brille alors et tremblote de la racine au sommet, inondé d’une lueur rouge tirant sur le jaune. Il plaît encore quand, dans un jour clair et venteux, il grelotte bruyamment et babille dans le ciel bleu ; que chacune de ses feuilles, tenue horizontalement dans le courant même de l’air, paraît devoir être arrachée, emportée et chassée au loin. Mais, en général, je n’aime pas cet arbre ; je ne m’arrête jamais dans une tremblaie pour me reposer. Aussi avais-je gagné mon bois de bouleaux ; là, je choisis un arbre bien fourni, sous lequel je me nichai très-commodément à l’abri de la pluie, et, après m’être réjoui à satiété des agréments de la position et du gîte même, je m’y endormis en palpant le velours des oreilles de ma Diane, et je goûtai dans ma corbeille de mousses soyeuses ce sommeil réparateur si bon, si sain, que connaissent seuls les vrais chasseurs.

Je ne saurais dire combien de temps je dormis ; mais, quand j’ouvris les yeux, tout l’intérieur du bois était rempli de soleil, et dans toutes les directions, à travers le feuillage livré à un joyeux clapotement, perçait et semblait étinceler un beau ciel bleu transparent. Les nuées s’étaient enfuies, chassées par les jeux folâtres de la brise ; le temps s’était éclairci, et dans l’air on respirait cette fraîcheur sèche qui, en remplissant le cœur de bon contentement, est presque toujours le gage assuré d’une soirée tranquille et sereine après un jour d’intempérie.

Tout pénétré de ces sensations vivifiantes, j’allais me lever et me remettre en chasse, quand mon regard se porta sur une forme humaine qui se tenait immobile à peu de distance de mon fort : c’était une jeune villageoise. Elle était assise à une vingtaine de pas de moi, pensive, la tête inclinée sur la poitrine et les mains sur les genoux ; dans l’une de ses mains, à demi ouverte, était un gros bouquet de fleurs des champs qui, chaque fois qu’elle respirait, glissait presque insensiblement le long de sa jupe à carreaux. Sa chemise blanche, propre, boutonnée à la gorge et aux poignets, allait se perdre en petits plis moelleux autour de sa taille ; un collier de gros grains de verroterie jaune lui descendait à deux étages sur la poitrine. Cette jeune fille était jolie : son épaisse chevelure couleur blond cendré descendait en deux demi-cercles soigneusement appareillés, de dessous un étroit bandeau écarlate posé immédiatement au-dessus d’un front blanc comme l’ivoire ; le reste de son doux visage brûlait de ce beau vermillon d’or qui n’appartient qu’aux plus belles carnations.

Je ne pouvais juger de ses yeux ; elle ne levait pas la tête, mais j’apercevais distinctement ses fins sourcils dessinés comme d’un trait d’artiste à un pouce au-dessus de ses longues paupières moites ; sur l’une de ses joues brillait la trace d’une larme à demi séchée, et une autre larme était descendue presque au niveau de ses lèvres pâlies. L’ensemble de cette tête avait beaucoup de grâce ; le nez était un peu fort, un peu rond ; s’il avait été différent, j’ai la conviction qu’il eût été moins bien. Le plus grand charme de cette figure était dans la physionomie ; l’expression en était si simple, si douce ! elle respirait si bien, dans sa touchante naïveté, la chaste inintelligence de son propre chagrin !

Il était de la dernière évidence qu’elle attendait quelqu’un ; quelque chose craqua sourdement dans le bois ; la jeune fille leva la tête et regarda ; dans la pénombre, je vis passer l’éclair rapide de ses yeux grands, purs, brillants, qu’animait en ce moment le regard anxieux de la gazelle. Elle était tout yeux et tout oreilles dans la direction de l’endroit où elle croyait avoir entendu le bruit ; puis elle soupira, reprit l’attitude du repos, rabaissa sa tête sur sa poitrine et se mit aussitôt à trier les fleurs qu’elle avait rassemblées. Ses paupières rougirent, ses lèvres remuèrent avec amertume, et une nouvelle larme tomba du bout de ses longs cils sur sa joue, où elle s’enroula en diamant radieux avant de se dissoudre en tiède ruisseau vers la fossette et les contours du menton.

C’est ainsi qu’il s’écoula près d’une heure sans que la pauvre jeune fille quittât l’arbre près duquel, sans doute, il y avait rendez-vous. De temps en temps seulement elle se croisait les mains à plat sur un genou et elle écoutait, elle écoutait, toute penchée… De nouveau, quelque chose remua dans le bocage ; elle frissonna. Le bruit, cette fois, se soutenait, devenait plus sensible, s’approchait… enfin on pouvait reconnaître des pas, une démarche résolue et agile. Elle se mit droite sur son séant et en même temps parut intimidée ; son regard attentif trembla de crainte et s’enflamma d’espoir. À travers les arbres se fît voir une figure d’homme. Elle regarda, rougit de tout son corps, sourit de joie et de bonheur, fit un mouvement comme pour se lever et s’affaissa de nouveau, pâlit, se troubla, et ne releva plus qu’un regard mal assuré, presque suppliant, sur l’homme qui était enfin près d’elle, mais seulement quand il se fut arrêté à ses côtés.

Je regardai avec curiosité de mon embuscade le galant qui se faisait ainsi attendre. J’avoue qu’il ne fit par sur moi une impression favorable. C’était, selon toute apparence, un valet de chambre, favori de quelque jeune et riche bârine. Son vêtement trahissait des prétentions au bon goût et en même temps à une vaniteuse négligence ; il portait un petit paletot olive, probablement de la défroque de son maître, boutonné jusqu’au menton, une étroite cravate terminée par des pointes violacées, et, sur la tête, une casquette de velours noir à ganse d’or, rabattue sur les sourcils. Le col arrondi de sa chemise lui sillonnait les joues et allait lui couper les oreilles ; les manchettes disproportionnées venaient obstinément recouvrir ses mains rouges et des doigts difformes ornés de bagues d’or et d’argent, que décorait une germandrée en turquoises. Sa figure vermeille, fraîche et impudente était de celles qui presque toujours, autant que je l’ai pu observer, inquiètent les hommes et, je le dis à regret, plaisent aux femmes.

Le drôle, affectant le ton de l’homme ennuyé, s’efforçait de donner à ses traits grossiers un air méprisant et importuné ; il tenait presque fermés ses yeux d’un gris laiteux, déjà par eux-mêmes bien petits ; il se renfrognait, abaissait les coins de ses lèvres, bâillait sans en avoir envie, et, avec une désinvolture qui voulait être négligée et qui était gauche, il réparait tantôt d’une main tantôt de l’autre le désordre des boucles de sa chevelure rousse ; puis il pinçait, comme pour les courber harmonieusement, les crins jaunes qui promettaient des moustaches d’or à sa lèvre supérieure ; bref, c’était un maroufle plein d’afféterie. Il avait commencé à se donner tous ces airs de loin, et juste au moment où il avait aperçu la jeune fille. Il se mit alors à composer sa démarche et à piaffer ridiculement en avançant vers elle ; puis il s’arrêta, éleva les épaules en plongeant les deux mains dans les poches de son paletot, et, presque sans honorer la villageoise d’un regard, il s’assit par terre de l’air d’un supérieur qui condescend à s’humaniser un peu. Son œil distrait et aux deux tiers fermé errait encore en haut, en bas, de côté, tandis qu’il disait à la petite :

« Eh bien ! y a-t-il longtemps que tu es ici ? » Et il balançait son genou et bâillait.

La jeune fille émue ne put répondre immédiatement.

« Oui, il y a longtemps, Victor Alexandrytch, prononça-t-elle enfin d’une voix à peine intelligible.

— Ah ! (Il ôte sa casquette, passe la main dans sa chevelure épaisse et frisée à boucles serrées, et, après avoir regardé encore une fois tout à l’entour sans songer à rien voir, il couvre de nouveau sa précieuse tête d’un air plein de dignité.) Et moi qui avais tout à fait oublié ! Et puis, vois-tu, il pleuvait. (Il bâille de nouveau.) Nous avons tant à faire ! on ne peut pas tout voir, tout deviner et suffire à tout… et l’autre encore qui gronde à tort et à travers. Nous partons demain.

— Demain ? dit la jeune fille en fixant sur lui un regard effaré.

— Oui demain. Eh bien, eh bien ! Ah çà je t’en prie, reprit-il à la hâte et d’un ton fort sec, voyant qu’elle était toute tremblante et qu’elle tenait la tête baissée ; je t’en prie, Acoulina, ne va pas pleurer ; tu sais que je ne puis pas souffrir cela. (Et il fronça son nez épaté.) Finis, ou je m’en vais à l’instant. Quelle bêtise de pleurer et de geindre au moindre propos !

— Eh bien, non, non, je ne pleurerai plus, se hâta de dire la pauvre fille en dévorant ses larmes. Ainsi, vous partez demain ? ajouta-t-elle après un moment de silence. Quand donc est-ce que Dieu me permettra de vous revoir, Victor Alexandrytch ?

— Nous nous reverrons, certainement, nous nous reverrons. Si ce n’est pas l’année prochaine, ce sera après. Il paraît que le bârine désire prendre du service dans les bureaux d’un ministère à Saint-Pétersbourg, ajouta-t-il en prononçant les mots à demi et tant soit peu du nez. Mais il se peut bien aussi que nous allions voyager à l’étranger.

— Vous m’oublierez, Victor Alexandrytch, dit mélancoliquement Acoulina.

— Eh non ; et pourquoi ? Je ne t’oublierai pas ; seulement, toi, sois raisonnable, ne fais pas la sotte et écoute ton père. Je te dis que je ne t’oublierai pas, non, non. (Sur quoi le beau Victor s’étira et rebâilla.)

— Ne m’oubliez pas, Victor Alexandrytch, reprit-elle d’un ton suppliant. Pourquoi vous ai-je aimé ? c’était bien pour vous-même… Vous me dites d’écouter mon père, Victor Alexandrytch… Comment faut-il que j’obéisse ?… comment mon père…

— Eh bien, quoi ? (Il prononça ces trois mots comme du fond de l’estomac, pendant que, renversé sur le dos, il avait les deux mains posées sous la tête.)

— Mais, mon Dieu, Victor Alexandrytch, vous savez bien vous-même… »

Elle se tut. Victor jouait avec la petite chaîne de sa montre.

« Allons, Acoulina, tu n’es nullement une sotte, dit à la fin le galant ; ne dis donc pas de folies. Je ne veux que ton bien ; me comprends-tu, hein ? C’est très-vrai que tu n’es pas une sotte, et tu n’es pas tout à fait une paysanne, on peut bien le voir, et ta mère, en effet, n’a pas été, elle non plus, toujours une paysanne. Mais pourtant tu es sans éducation, vois-tu, et par conséquent tu dois écouter quand on te parle.

— Mais, c’est effrayant, Victor Alexandrytch.

— Bah, bah ! quelle folie, ma chère amie ! qu’est-ce qu’il y a d’effrayant dans tout cela ? Qu’est-ce que tu as donc là… des fleurs ? ajouta-t-il en se rapprochant d’elle.

— Oui, des fleurs, répondit tristement Acoulina ; c’est moi qui ai cueilli de l’achillée, poursuivit-elle en se remettant un peu, c’est très-bon pour les veaux. J’ai ramassé aussi du plantain, du bident, qu’on emploie contre les écrouelles. Mais voyez quelle singulière fleur ! je n’avais jamais vu cette plante-là, ni aucune de cette forme. Voici des germandrées, voici de l’espargoutte… Mais voici qui est pour vous, ajouta-t-elle en tirant de dessous des bidents jaunes un petit bouquet de jolis bluets des champs attachés avec un brin d’herbe ; voulez-vous l’accepter ? »

Victor tendit nonchalamment la main, prit le bouquet, le passa négligemment près de sa figure, et se mit à palper les bluets en regardant le feuillage des arbres. Acoulina au contraire le regardait, lui… Dans le douloureux regard de cette pauvre créature se lisait un si tendre dévouement, une si pieuse résignation, un si sincère amour !… On voyait que, craignant cet homme, elle n’osait pleurer ; elle prenait congé de lui et, une dernière fois avant une longue séparation, elle jouissait de le voir là, tout près d’elle… Et lui, il était étendu tout de son long, comme un stupide Oriental, et avec une magnanime patience, avec condescendance pour la faiblesse, il daignait souffrir qu’on l’adorât. Je ne dissimule pas que je voyais avec indignation ce rouge visage où, à travers un dédaigneux sang-froid brutalement joué, perçait l’amour-propre satisfait du séducteur blasé, du servile et abject imitateur des voluptueux, de l’homme enfin dont aucune vertu ne rachète les vices.

Acoulina était belle en ce moment ; toute son âme s’ouvrait devant lui avec confiance, avec passion, s’épanouissait à le voir, se délectait de l’effet seul de sa présence… Et lui… il laissait tomber son bouquet dans les herbes, il tirait d’une poche de fantaisie de son paletot un petit verre rond monté en cuivre poli et l’assujettissait à son œil droit ; mais, malgré tous les efforts qu’il faisait pour le fixer en fronçant le sourcil, en haussant la joue, en s’aidant même d’un pli du nez, le verre s’échappait de cette loge convulsive et lui retombait dans la main.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? lui demanda Acoulina étonnée.

— Un lorgnon, répondit Victor d’un ton d’importance ; cela s’appelle un lorgnon.

— À quoi cela sert-il ?

— À voir mieux.

— Permettez que j’essaye. »

Victor fit un peu la moue, mais il lui mit dans la main le verre poli, non sans lui dire sèchement :

« Tiens, et ne va pas me le casser !

— Soyez tranquille, je n’ai pas la main si rude. (Elle porta l’objet à son œil.) Je ne vois rien du tout, ajouta-t-elle..

— Mais ferme donc l’œil, ferme donc l’œil ! dit-il du ton d’un précepteur mécontent de son élève. (Elle ferme l’œil devant lequel elle tient le lorgnon.) Eh ! pas cet œil, pas celui-ci, imbécile ! L’autre… l’autre donc ! » s’écriait Victor qui, sans lui donner le temps de corriger sa faute, lui retira le lorgnon.

Acoulina rougit, pensa rire et s’en abstint, puis en détournant la tête elle dit :

« On voit bien que ces choses-là ne sont pas pour nous autres.

— Pour les filles de village ? il ne manquerait plus que cela »

La pauvre Acoulina ne répondit point et poussa un gros soupir.

« Ah ! Victor Alexandrytch, que nous aurons de chagrin ici en votre absence ! » se prit-elle à dire.

Victor nettoya son lorgnon, et, en le remettant dans sa poche de côté, il répondit :

« Ah ! oui, je le crois bien ; ce sera dans les premiers temps bien dur pour toi. (Il lui frappa de petites tapes protectrices sur les épaules ; elle saisit doucement sur son épaule cette chère main et la baisa avec une respectueuse crainte.) Oui, oui, je sais parfaitement que tu es une bonne fille, reprit-il de la voix d’un faquin infatué de lui-même ; mais que dois-je donc faire ? Juge toi-même ; notre maître et moi nous ne pouvons certes pas rester ici ; voici l’hiver qui approche, et la campagne, l’hiver, tu en conviendras, fi ! c’est une horreur. En cette saison, vive Pétersbourg ! là il y a des merveilles qu’une pauvre sotte comme toi ne peut se figurer, même dans ses plus beaux songes. Quelles maisons ! quelles rues ! quel beau monde ! Avec cela une civlation, oh mais, une civlation étonnante, vois-tu… »

Acoulina écoutait cette description de Pétersbourg avec une attention dévorante ; elle se tenait la bouche ouverte comme les petits enfants à qui on décrit le pays de Cocagne ou le pouvoir des fées.

« Au reste, ajouta-t-il en s’étendant de toute sa longueur sur l’herbe et foulant son bouquet oublié, quelle bête d’idée j’ai eue, moi, de te dire tout cela, à toi qui ne peux point me comprendre !

— Pourquoi donc, Victor Alexandrytch ? J’ai compris, vrai, j’ai tout compris.

— Toi ? Ho ! ho ! que ça d’amour-propre ! »

Acoulina se mordit les lèvres.

« Auparavant vous ne me parliez pas de cette manière, Victor Alexandrytch, murmura-t-elle doucement sans lever les yeux.

— Auparavant ! auparavant ! voyez-vous cela ? auparavant ! » répliqua-t-il, comme s’il était fâché.

Tous deux gardèrent le silence.

« Cependant il est temps que je rentre à la maison, marmotta le beau Victor, et déjà il se relevait à demi en s’appuyant sur son coude.

— Attendez encore un peu, dit Acoulina d’une voix suppliante.

— Attendre quoi ? Je t’ai déjà fait mes adieux… après !

— Attendez, » répéta Acoulina.

Victor se rallongea et se mit à siffloter. Acoulina, pendant quelques minutes, ne détourna point les yeux des siens, qu’il tenait presque fermés. Il me fut facile de remarquer que peu à peu elle devint agitée : l’incarnat de ses lèvres s’altéra, elle pâlit et rougit plusieurs fois coup sur coup… elle paraissait avoir le cœur oppressé.

« Victor Alexandrytch, dit-elle enfin d’une voix entrecoupée, c’est un péché à vous ; oui, un grand péché à vous, Victor Alexandrytch, Dieu m’en est témoin.

— Quel péché ? Qu’est-ce que tu dis ? » répliqua-t-il en fronçant les sourcils.

Il se mit sur son séant et tourna la tête vers Acoulina.

« Oui, un péché, Victor Alexandrytch. Vous me devez un mot d’espoir en un moment de séparation ; quoi ! vous n’avez pas un mot à me dire, pas un petit mot de bonté à moi, pauvre fille, pauvre délaissée…

— Eh ! que veux-tu donc que je te dise ?

— Que sais-je, moi ? vous savez parler quand vous voulez, Victor Alexandrytch. Vous allez partir et vous ne me direz rien ?… Et comment aurais-je mérité cela ?

— Que tu es étrange ! puis-je donc quelque chose ?

— Un petit mot est pourtant bientôt dit.

— Allons, tu n’as plus qu’un refrain à présent… dit-il avec dureté en se remettant debout.

— Ne vous fâchez pas, Victor Alexandrytch, dit-elle précipitamment et en étouffant un sanglot.

— Je ne suis pas fâché, mais aussi tu es bien insupportable. Qu’est-ce que tu veux ? Tu sens bien que je n’irai pas t’épouser ; je ne le peux pas… Eh bien, quoi ? dis, que veux-tu donc ? que veux-tu ? »

Il avançait la tête, comme dans l’attente d’une prompte réponse, et écartait les doigts comme un oiseau étend ses ailes au moment de prendre sa volée.

« J’ai donc mal parlé ? Je ne veux rien, rien, moi… répondit-elle en bégayant, et osant à peine avancer vers lui ses bras frémissants ; mais je croyais qu’en prenant congé, vous me deviez bien au moins un mot… »

Et les larmes coulèrent de ses yeux en ruisseaux.

« Ah ! nous y voici ! il n’avait pas assez plu ce matin ; pleure donc bien, dit froidement Victor en se donnant sur la nuque un petit coup pour abaisser sa casquette sur les yeux.

— Je ne veux rien, continua-t-elle en sanglotant et en se cachant la figure dans ses mains ; mais quelle sera ma position dans ma famille ? comment serai-je là, oui, comment serai-je, moi, pauvre abandonnée ? On donnera la pauvrette à quelque manant qu’elle ne pourra aimer… Ah ! ma pauvre tête ! ah ! malheureuse que je suis !…

— C’est ça, chante, chante, murmura Victor en piétinant d’impatience.

— Mais il n’aurait eu qu’à me dire un mot, un seul mot : « Mon Acoulina, eh bien, je… »

L’angoisse qui lui brisait la poitrine ne lui permit pas d’achever ; elle se laissa tomber la face contre le gazon et donna un libre cours à sa douleur ; tout son corps éprouvait une agitation convulsive, sa tête et ses épaules ressautaient violemment ; le chagrin amer et profond qu’elle avait si longtemps contenu se vengeait d’elle à cette heure et la tenait sous ses étreintes. Victor resta là quelques moments debout à regarder ; il n’était pas ému, il était impatient ; à la fin, il haussa les épaules, se tourna d’un autre côté, et presque aussitôt s’éloigna à grands pas.

Après quelques secondes, elle devint un peu moins agitée. Elle redressa la tète, se leva rapidement, regarda autour d’elle et aperçut le fuyard ; elle fit un premier mouvement pour courir après lui, mais ses jambes se dérobèrent sous elle ; elle tomba sur ses genoux… Moi, ne pouvant plus résister à la pitié que sa position excitait en moi, je me précipitai vers elle. Mais à peine la pauvre enfant m’eut-elle aperçu qu’il s’opéra en elle une révulsion ; elle se releva en poussant un faible cri et elle disparut à travers les arbres du bocage, laissant par terre toutes ses fleurs et ses herbes éparpillées et foulées comme de la vendange, hors les bluets et quelques fleurs.

Ne l’apercevant plus, je me baissai, je relevai le bouquet de bluets auquel je joignis à l’entour une touffe de germandrées, et je regagnai la plaine. Le soleil était déjà bas, dans un ciel clair, mais blafard ; ses rayons, en palissant, s’étaient comme refroidis ; ils ne brillaient point, ils s’échappaient en une lumière égale, fondante, aqueuse. Il ne restait plus qu’une demi-heure avant la venue des ténèbres, et l’horizon occidental gardait à peine quelques teintes vermeilles.

Un vent à rafales ralentissait ma marche à travers les champs moissonnés ; les feuilles mortes se dressaient en tourbillons sous ses rudes bouffées : leurs trombes, comme animées d’intentions hostiles, paraissaient souvent vouloir me barrer la route que je suivais à la lisière du bocage ; la partie du bois qui s’élevait comme une muraille le long de ces champs était tout agitée et brillait d’un éclat triste et précaire. Sur les herbes devenues rougeâtres, sur les bas buissons, sur les tiges de chaume, partout s’étendaient ces myriades d’inexplicables tissus de filandres que le mouvement de l’air agite et fait remarquer aux yeux distraits du passant.

Je m’arrêtai deux ou trois fois : j’avais le cœur gros de cette tristesse sympathique qui s’associe en nous à l’état de la nature… À travers le mélancolique et frais sourire de la campagne qui se fane et se dépouille, se glisse la vague appréhension des approches d’un long hiver. Un prudent corbeau qui bien haut, bien haut fendait lourdement les airs de ses rudes ailes, abaissa la tête tout en volant, me regarda de côté, battit trois coups avec force, et, en me saluant d’un croassement énergique, alla se narguer de moi dans l’ombre de la forêt. Une innombrable volée de pigeons qui venait de s’élever au loin des entours d’une grange, et qui tout à coup s’était arrondie en colonnes, vint s’affaisser et se disperser dans les guérets. C’étaient là autant de signes précurseurs et d’indices certains de l’automne.

Je regagnai ma maison ; je me reposai avec délices, comme toujours… Mais l’image de la pauvre Acoulina ne put de longtemps sortir de mon esprit, et ses bluets qui sont depuis longtemps fanés dans le cercle de germandrées dont je les avais entourés, se trouvent encore sur mes tablettes.




XX.


La haute société de province. Un Hamlet russe.


Dans l’une de mes excursions, je reçus une invitation à dîner chez Alexandre Mikhaïlytch, riche propriétaire, gentilhomme et chasseur de ma connaissance, dont le principal village se trouve à cinq kilomètres du hameau où j’avais élu pour quelques jours mon domicile de chasse. Il va sans dire que je me mis en frac[1] pour me rendre ce jour-là chez Alexandre Mikhaïlytch. Il était dit dans l’invitation : à six heures ; j’arrivai à cinq, et je trouvai déjà un grand nombre de personnes appartenant à la noblesse du pays, les uns en uniforme, d’autres en habits à la mode, d’une mode plus ou moins récente, d’autres enfin en habits de fantaisie d’une coupe et d’un goût plus ou moins équivoques.

Notre amphitryon me reçut à merveille, comme c’était son devoir, mais il courut sans délai aux antichambres. Il attendait un grand dignitaire, et se laissait aller à une certaine agitation, qui tranchait singulièrement avec sa position indépendante et son bel état de fortune. Alexandre Mikhaïlytch n’avait jamais, je ne dis pas contracté, mais même tenté une alliance par mariage. Il n’aimait pas les

  1. En Russie, l’habit de la coupe la plus ordinaire ne s’en appelle pas moins frac. Le frac est l’habit habillé et le petit uniforme du service civil.