Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 235-248).

grit, fit sa retraite dans un petit coin, et se mit bien modestement, bien silencieusement à bourrer sa pipe… Il fumait beaucoup…




XV.


La femme de province et son neveu l’artiste.


Donnez-moi la main, cher lecteur, et venez avec moi faire une petite visite de bon voisinage. Le temps est beau ; l’azur du mois de mai est doux à contempler ; les jeunes feuilles lisses des aubiers brillent comme si on venait de les laver avec soin. La route large et unie est toute couverte de cette gentille et fine herbette à tige rougeâtre que les brebis aiment tant à brouter ; à droite et à gauche, sur les versants prolongés des collines, se balancent mollement les seigles en herbe, et sur leur houle glisse l’ombre des petits nuages fugitifs. Dans le lointain, les bois brunissent, les étangs resplendissent, les villages se dessinent en jaune ; les alouettes s'envolent par centaines, chantent en l’air, s’abattent tout à coup avec ensemble, et allongeant le cou çà et là, ressortent des guérets et y disparaissent tour à tour. Les freux s’arrêtent, stationnent sur la route, regardent fixement le sol, se rangent pour vous livrer passage, ou s’envolent lourdement à dix pas, sur le bord du chemin. Sur des montées au delà d’un ravin, un laboureur est à la charrue ; un poulain pie à queue pauvre de crin, à crinière ébouriffée, hissé sur des jambes grêles, court après sa mère, et l’on entend à peine son hennissement plaintif. Nous entrons dans un bocage de bouleaux ; une senteur à la fois fraîche et forte saisit agréablement l’odorat. Nous arrivons devant une barrière d’enceinte. Le cocher descend, les chevaux s’ébrouent, le timonier joue de la queue en appuyant la mâchoire contre l'arc qui domine le collier… la barrière s’ouvre en criant. Le cocher se rasseoit et touche ; nous roulons.

Un village s’offre à nous ; après avoir passé devant cinq ou six clos, nous tournons à droite, nous descendons rapidement, et nous cheminons bientôt sur une digue. Au delà d’un étang de médiocre étendue, derrière des pommiers et des massifs de lilas, s’élève un toit de planches jadis peintes en rouge et à deux cheminées ; le cocher passe le long d’une palissade, à gauche, et aux aboiements sifflants et cassés de trois vieux chiens de basse-cour émérites, nous franchissons une porte cochère toute grande ouverte, nous circulons dans une vaste cour ; mon homme salue gaillardement une bonne vieille ménagère qui sort obliquement de l’office pour franchir un seuil haut de dix-huit pouces, et arrête enfin devant le perron à auvent d’une sombre petite maison à joyeuses fenêtres. Nous sommes chez Tatiane Borissovna… Mais la voici elle-même qui ouvre son vasistas et nous salue de la tête. Bonjour, bonjour, madame !

Tatiane Borissovna est une femme d’environ cinquante ans ; elle a de grands yeux pers un peu saillants, le nez un peu épaté, la joue vermeille et un menton à deux étages. Sa physionomie reluit de douceur et de bonté. Elle a eu un mari mais si peu de temps qu’on ne se rappelle pas l’avoir connue autrement que veuve. Elle ne sort presque point de son petit domaine, entretient fort peu de relations avec ses voisins, ne reçoit guère et n’aime que la jeunesse. Elle est née de gentilshommes fort pauvres et n’a reçu aucune éducation, en d’autres termes, elle ne parle pas français, et n’a pas vu, je ne dis pas Pétersbourg, mais Moscou… Eh bien, malgré ces taches, elle s’arrange d’une manière si simple et si sage dans sa vie de campagne, elle à une manière si large de penser, de sentir, de comprendre les choses, elle est si peu accessible aux mille faiblesses ordinaires des pauvres bonnes dames de la province, qu’en vérité on ne peut s’empêcher de l’admirer. En effet, songez qu’elle vit là toute l’année au village, tout isolée, et qu’elle reste étrangère à tous les caquets de la localité, ne crie pas, ne mord pas, ne s’indigne point, ne suffoque point, ne frémit point de curiosité… Envie, jalousie, aversion, engouement, inquiétude de corps et d’esprit… tout cela lui est inconnu… Convenez que c’est là une merveille.

Elle est chaque jour, dès onze heures, en robe ou en capote taffetas gris de fer et en bonnet blanc à longs rubans pensée ; elle aime à manger et a faire manger, mais elle mange modérément, et souffre qu’on l’imite. Les conserves, les fruits, les salaisons sont confiés à la gouvernante de sa maison. De quoi donc s’occupe-t-elle et comment remplit-elle sa journée ? Elle lit peut-être ? demanderez-vous. Non, elle ne lit point, et, à dire le vrai, c’est à d’autres qu’il faut songer quand on imprime un livre.

Si, en hiver, elle se trouve seule, notre Tatiane Borissovna se tient assise près d’une fenêtre et tricote paisiblement son bas ; l’été, en pareil cas, elle va et vient dans son jardin, où elle plante et arrose des fleurs, fait écheniller ses arbres, mettre des tuteurs à ses arbrisseaux, sabler ses allées ; puis elle peut jouer des heures entières avec la gent emplumée de sa basse-cour, avec de petits chats, et avec les pigeons qu’elle nourrit elle-même. Elle s’occupe très-peu du ménage. S’il lui tombe à l’improviste quelque bon jeune voisin, la voilà tout heureuse ; elle l’établit sur son divan, le régale de thé, écoute ses récits, quelquefois lui donne de petites tapes d’amitié sur la joue, rit de bon cœur de ses saillies et parle elle-même très-peu. Avez-vous du chagrin, vous est-il arrivé un malheur ? elle vous console par des mots bien sentis, elle vous ouvre différents avis toujours pleins de bon sens. Que de gens, après lui avoir confié leurs secrets de famille, leurs peines de cœur, se sont trouvés si bien de s’être ouverts à elle, qu’ils inondaient ses mains de leurs larmes ! Le plus ordinairement elle se tient assise devant son hôte, la tête légèrement posée sur la main gauche, regardant face à face son interlocuteur avec tant d’intérêt, lui souriant de si bonne amitié, qu’on ne peut guère manquer de penser : « Ah ! que tu es une excellente femme, Tatiane Borissovna ! va, je ne te cacherai rien de ce qui me pèse sur le cœur. » Dans ses bonnes petites chambres, on est si bien qu’on n’en voudrait pas sortir ; dans ce ciel-là, le temps est toujours au beau fixe.

Tatiane Borissovna est une femme admirable que personne ne songe à admirer ; on l’aime tout bonnement. Son exquis bon sens, sa fermeté, son indépendance d’allures, sa chaude sympathie pour les misères et les joies d’autrui, et en général toutes les qualités qui la font ce qu’elle est, sont nées avec elle et ne lui ont réellement coûté, à ce qu’il semble, ni soins ni culture ; vous ne pouvez pas vous représenter cette femme autrement que vous ne la voyez, et il n’y a pas à la féliciter d’exercer un pouvoir quelconque sur elle-même. Elle aime plus que tout au monde à voir les jeux et les joyeux ébats de la jeunesse ; elle se croise les bras sur la poitrine, penche la tête, cligne de l’œil et sourit, puis il lui arrive de soupirer et de dire : « Ah ! mes enfants, mes chers enfants !… » Et on se meurt d’envie de courir à elle, de la prendre par sa bonne main potelée et de lui dire : « Écoutez, Tatiane Borissovna, vous ne vous doutez pas de ce que vous valez ; eh bien ! sachez qu’avec toute votre simplicité et votre patriarcale ignorance vous êtes une créature admirable ! » Le nom de cette femme a quelque chose de douillet, d’aimable, de sympathique ; il y a plaisir à le prononcer, il ne se rencontre pas sur les lèvres d’un honnête homme, qu’il n’y brille en même temps un sourire affectueux. Que de fois il m’est arrivé à moi-même de dire au premier paysan venu : « Par où faut-il prendre pour gagner… Gratchevka, par exemple ? — Allez à Viazovo, de là vous passerez par chez Tatiane Borissovna, et de chez Tatiane Borissovna à Gratchevka, chacun vous indiquera le chemin. » Et en prononçant ce nom de Tatiane Borissovna, le paysan a une manière toute particulière de balancer la tête.

Elle tient autour d’elle peu de gens, se conformant en cela à sa position de fortune ; la maison, la buanderie, la dépense et la cuisine sont sous les ordres de la gouvernante Agafia, qui fut sa bonne il y a quarante ans, créature très-douce, un peu pleurnicheuse et sans dents : deux filles de service, solides de jarret, fraîches de joues comme des pommes de Saint-Antoine, sont entièrement à sa disposition. Les fonctions de valet de chambre, d’intendant et de buvetier appartiennent au septuagénaire Polycarpe, serviteur lettré, original au premier chef, ex-violon, grand partisan de Viotti. De plus, se pose en ennemi personnel du grand Napoléon, qu’il appelle que du nom méprisant de Bonapartichko. Amateur très-distingué de l’élève des rossignols, Polycarpe a toujours dans sa chambre cinq ou six rossignols qu’il soigne maternellement ; au printemps, dès le mois de mars, il se tient assis des journées entières près de leurs cages dans l’attente de leurs premiers coups de gosier, et dès qu’il les a entendus, il se met le visage dans les mains, éclate en larmes et en sanglots, et s’écrie : « Ah ! cela fait mal, cela fait mal ! » On a adjoint à Polycarpe un aide dans la personne de son petit-fils Vacia, jeune gars de douze ans, œil vif et tête bouclée ; Polycarpe aime-à la folie cet enfant contre qui il marronne du matin au soir, et s’occupe de son éducation. Voici un exemple de son enseignement :

« Vacia, voyons, dis que Bonapartichko était un brigand.

— Que me donneras-tu, grand-père ?

— Ce que je te donnerai ?… eh, rien du tout ; çà, quoi donc, es-tu Russe ou non ?

— Je suis Amtchanien, grand-père, je suis né à Amtchensk[1] .

— Ô la folle cervelle ! Et en quel pays est donc Amtchensk ?

— Est-ce que je sais, moi ?

— Amtchensk est en Russie, imbécile !

— Et qu’est-ce que ça fait, qu’il soit en Russie ?

— Comment, ce que ça fait ? Ce Bonapartichko, notre prince, Mikhaïlo Ilarionovitch Golénistchëf Koutouzof Smolenski, avec l’aide de Dieu, l’a bien voulu chasser des frontières de la Russie ; à telles enseignes qu’on chantait partout :

Le fameux Bonapartichko

A danser le cœur n’a plus guères ;
On lui a fait tourner coco,

Qu’il en perdit ses jarretières.


Comprends-tu, à présent, triple sot, comprends-tu que le prince de Smolensk a sauvé ton pays ?

— Bon ! mais qu’est-ce que ça me fait a moi ?

— À toi, mauvais petit fou ? Quoi ! tu ne comprendras pas que, si l’illustrissime prince Mikhaïlo llarionovitch n’eût pas chassé le Bonapartichko, aujourd’hui un moucié[2] t’expliquerait ses volontés à coups de bâton sur la nuque ; il avancerait comme ça vers toi, il te dirait : « Bojou, va biéen, comment vous portez-vous ? » Et touck, touck, touck, attrape !

— Et moi je lui flanquerais un grand coup de poing dans le ventre.

— Et lui tout de suite : « Bojou, bojou rr, venné issi ; » et à la teignasse, à la teignasse.

— Et moi aux jambes, aux jambes, un croc dans ses jambes de bouc.

— Oui, pour ça, c’est vrai que le Français a des jambes de bouquin ; mais vois-tu, il te garrotterait les mains.

— Et moi je me débattrais à mort, j’appellerais le cocher Mikhée.

— Tu crois donc que le Frantsouz ne viendrait pas à bout, de Mikhée ?

— De Mikhée ? allons donc, grand-père, vous savez comme Mikhée est fort.

— Eh bien alors, qu’est-ce que vous feriez à l’autre ?

— Nous lui en donnerions sur le dos, sur le dos, sur le dos.

— Et lui, il crierait : « Pardônn, pardônn, pardônn, se vous pléie. »

— Et nous lui dirions : « Non, non, non, point de se vous pléïe, Frantsouz enragé… » et marche.

— Je t’aime comme ça, drôle ; tu es un gaillard, allons, Vacia ! eh bien alors, crie donc : Bonapartichko brigand !

— Et tu me donneras du sucre ?

— Ah, drôle !… »

Tatiane Borissovna voit peu les dames du canton : elles ne viennent pas volontiers chez elle, parce qu’elle ne sait pas les occuper ; elle s’endort au bruit de leur conversation ; elle se secoue, elle tâche de rouvrir les yeux, de prendre un air attentif et retombe à l’instant dans la somnolence. S’il faut le dire, en général elle n’aime pas les femmes. Un de ses amis, bon et paisible jeune homme, avait une sœur, vieille fille affligée de plus de trente-huit ans, très-bonne créature au fond, mais bouleversée, étirée, exaltée. Il avait souvent parlé à cette sœur de leur voisine. Un beau matin, notre demoiselle majeure, sans rien dire, fit seller Favori et se rendit chez Tatiane Borissovna. Dans son long costume d’amazone, le chapeau sur la tête, avec son voile vert et ses longs repentirs sur les épaules, elle entra dans l’antichambre, et passant devant l’étourdi Vacia, qui la prit pour une roussalka (une fée), elle entra comme une bombe dans le salon. Tatiane Borissovna fut tellement frappée elle-même de cette irruption, qu’ayant voulu se lever et parler, elle ne trouva ni sa voix ni ses jambes :

« Tatiane Borissovna, dit d’une voix presque suppliante la visiteuse inconnue, excusez ma hardiesse ; je suis la sœur de votre ami Alexis Nicolaïtch K… ; et il m’a si souvent et tant parlé de vous que j’ai résolu de faire votre connaissance.

— C’est beaucoup d’honneur…, » dit avec quelque hésitation la dame envahie.

L’amazone jeta son chapeau sur un fauteuil, renvoya à deux mains ses repentirs derrière ses oreilles, s’assit tout près de Tatiane, et se mit à lui dire d’un ton de rêverie et d’émotion : « Eh bien, la voici donc… la voici cette bonne, cette pure, cette noble et sainte créature ! la voici, je la vois enfin, cette femme si naïve et à la fois si profonde ! Que je me sens à l’aise, que je suis heureuse ! Combien nous allons nous aimer l’une l’autre ! Je respirerai enfin… Oui la voici bien telle que je me la représentais, ajouta-t-elle en précipitant ses paroles et en dévorant des yeux Tatiane Borissovna. Assurez-moi bien que vous n’êtes pas fâchée contre moi, ma très-bonne, mon excellente…

— Je suis très-flattée, très-contente… comment donc… Vous offrirai-je du thé ? »

L’amazone fit un sourire plein de grâce, elle murmura tout à fait pour elle-même ces mots allemands : « Wie wahr, wie unreflectirt (comme elle est simple) ! » et elle ajouta avec élan : « Souffrez, chère dame, souffrez que je vous embrasse ! »

La vieille demoiselle demeura trois heures pleines chez Tatiane Borissovna, et le travail de sa langue n’eut pas de relâche pour une seconde. Elle s’efforçait d’expliquer à sa nouvelle connaissance, à Tatiane Borissovna, la valeur et le titre de Tatiane elle-même.

Immédiatement après la sortie de la demoiselle, Tatiane n’eut rien de plus pressé que de se mettre au bain, et de là dans son lit où, au lieu de dîner, elle prit trois tasses d’infusion de tilleul, puis elle chercha, et trouva, grâce à Dieu, sur ses oreillers un sommeil réparateur. Mais le lendemain la vieille demoiselle reparut, passa cette fois quatre grandes mortelles heures près de Tatiane tout ahurie, et en s’éloignant promit, hélas ! de revenir chaque jour, chaque jour, entretenir son amie. C’est que, voyez-vous, elle avait résolu de développer et de perfectionner, selon son expression, cette riche nature, et il est bien probable qu’elle serait parvenue à la rendre folle de chagrin, si, après quinze jours d’obsessions, elle n’eût éprouvé un complet désillusionnement à l’endroit de cette intelligence inculte de l’amie de son frère, et si, d’une autre part, elle ne fût tombée éperdument amoureuse, en tout bien tout honneur s’entend, d’un jeune étudiant de passage, avec lequel elle se mit, dès le premier billet, en active et brûlante correspondance.

Depuis les fameux quinze jours de ce supplice, Tatiane Borissovna fut beaucoup plus en garde contre toute ombre de rapprochement avec les dames de son voisinage.

Mais rien n’est assuré à personne sur la terre. Tout ce que je vous ai raconté de l’existence paisible de l’excellente dame campagnarde, j’ai essayé de le rendre aussi présent que possible à votre imagination. Mais c’est malheureusement du passé pour elle ; la douce paix qui régnait dans cette maison a disparu sans retour. Il y a aujourd’hui plus d’un an qu’elle n’est plus seule et qu’elle a sous son toit un neveu, un artiste de Saint-Pétersbourg. Je vais expliquer comment la chose est arrivée.

Tatiane Borissovna avait retiré chez elle un petit garçon de douze ans, du nom d’Andreoucha ; c’était le fils de feu son frère ; il était orphelin de père et de mère. Il avait de grands beaux yeux limpides, une toute petite bouche, un nez régulier, un beau front élevé. Sa voix était douce et pénétrante ; il se tenait avec propreté et convenance ; il était adorable pour sa gentillesse envers la société de sa tante, de sa chère tante à qui il baisait la main avec un air de respectueuse affection qui faisait plaisir à voir.

Cependant elle n’avait pas pour lui un bien grand attachement : elle avait une vague défiance à l’endroit de toutes ces allures caressantes si correctes et si merveilleusement attentives. L’enfant grandissait ; elle commença à s’inquiéter de plus en plus vivement de son avenir… Une circonstance inattendue vint la tirer de peine.

Un jour, il y a juste huit ans, elle reçut la visite d’un monsieur Peotre Mikhaïlytch Benevolenski, conseiller de collège et chevalier. Il se posait en amateur des arts, mais cet amour était chez lui bien désintéressé, car à vrai dire il n’y en avait aucun dans lequel il fût réellement connaisseur. Quand on le voyait prendre feu pour telle musique ou pour tel tableau, on devait naturellement se demander en vertu de quelle loi mystérieuse et inexplicable cette passion avait pu se former chez un homme positif, matériel, évidemment médiocre… Au reste, nous avons bon nombre de ces hommes-là dans notre chère Russie. L’amour qu’ils portent aux arts et aux artistes leur donne un air si étrange, que c’est, la plupart du temps, un supplice que de les voir et de les entendre s’évertuer à faux, s’échauffer à froid ; ce qui se sent tout d’abord à leur manière emphatique de nommer Raphaël et Corregio, le divin Sanzio, l’inimitable de Allegris.

Le lendemain de l’arrivée de M. Benevolenski, Tatiane Borissovna, au thé du matin, dit à son gentil neveu de montrer ses petits dessins.

« Comment, il cultive le dessin ? dit avec quelque surprise M. Benevolenski ; et il fit un charmant sourire à l’enfant.

— Il dessine, il dessine, dit Tatiane ; c’est sa passion ; et, figurez-vous, sans maître, sans conseil.

— Voyons, voyons cela. »

Andreoucha, avec la rougeur de la modestie sur le front, présenta son cahier. M. Benevolenski se mit à le feuilleter avec toute la gravité d’un fin connaisseur. « Bravo, jeune homme, dit-il enfin, bravo, c’est très-bien, cela… » Et il passa la main sur la jolie tête d’Andreoucha, qui saisit fort gentiment cette main au passage et y déposa un respectueux et tendre baiser.

« Et voyez un peu quel talent ! Je vous félicite, Tatiane Borissovna, et de grand cœur.

— Merci, Peotre Mikhaïlytch ; mais songez donc, je ne puis lui donner un maître. Celui qui se trouve dans la ville prochaine exige un prix fabuleux. Il y a un peintre chez mes voisins les Artamonof, mais la dame défend très-sévèrement qu’il donne aucune leçon à qui que ce soit en dehors de son obéissance ; elle est persuadée qu’il se gâterait le goût et la main au contact d’un écolier.

— Hum ! fit M. Benevolenski devenu rêveur, et en fixant un long regard sur Andreoucha. Eh bien, c’est une petite affaire dont nous reparlerons, » ajouta-t-il tout à coup ; et il se frotta les mains.

Dans l’après-dînée, il eut avec Tatiane Borissovna un entretien particulier ; ils fermèrent sur eux les portes du salon, et une demi-heure après Andreoucha fut appelé. Quand il entra, M. Benevolenski avait une légère animation dans les traits et les yeux brillants. Tatiane Borissovna était assise dans un angle, et elle essuyait ses yeux. « Mon cher petit André, dit-elle enfin, remercie bien Peotre Mikhaïlytch, il te prend sous sa tutelle, il t’emmène avec lui à Pétersbourg. »

Andreoucha resta muet de surprise. « Enfant, parlez-moi franchement, dit M. Benevolenski d’un ton plein de dignité et de bienveillance ; enfant, ou plutôt jeune homme, votre désir est-il de devenir un artiste ? Vous sentez-vous une vraie vocation pour les arts ?

— Je veux être artiste, Peotre Mikhaïlitch, dit en frémissant de bonheur Andreoucha.

— Eh bien, cela me fait plaisir. Il va vous être dur de quitter votre excellente et vénérable tante, et je ne doute point que vous n’ayez pour elle la plus vive reconnaissance.

— J’adore ma tante, dit Andreoucha ; et il ferma les yeux d’un air de componction. ·

— Sûrement, sûrement, cela se conçoit très-bien et cela vous fait honneur, mon jeune ami ; mais, d’une autre part, représentez-vous la joie qu’elle aura, avec le temps, à la nouvelle de vos succès !

— Embrasse-moi, Andreoucha, » murmura l’excellente dame.

Andreoucha se précipita dans les bras de sa tante, qui lui dit : « Eh bien, à présent remercie ton bienfaiteur… » Andreoucha donna une accolade à la panse de M. Benevolenski ; et le sur lendemain de cette petite scène, M. Benevolenski partit emmenant son jeune pupille.

Dans le cours des trois premières années de l’absence d’Andreoucha, il écrivit assez souvent, et il joignait à ses lettres quelques dessins. M. Benevolenski ajoutait parfois quelques mots, le plus ordinairement favorables au jeune homme. Puis les lettres devinrent de plus en plus rares, puis il n’en vint plus du tout. Le gentil neveu fut une année entière sans donner signe de vie à sa tante. Celle-ci commençait à s’inquiéter sérieusement de ce silence, quand enfin elle reçut un billet ainsi conçu :


« Chère tante,


« Peotre Mikhaïlitch n’est plus : il y a quatre jours qu’un affreux coup d’apoplexie foudroyante m’a enlevé mon protecteur ; je n’avais, vous le savez, d’autre soutien que lui dans Pétersbourg. Sans doute j’ai aujourd’hui vingt ans ; sept années d’étude ont été pour moi sept années de progrès remarquables et remarqués, je m’en flatte. Je compte donc sur mon talent, j’y compte fermement pour gagner ma vie. Croyez que je ne me sens point découragé ; mais toutefois si, pour ces premières conjonctures, vous pouvez m’envoyer deux cent cinquante roubles en assignations de la banque, vous m’obligerez.

« Je vous baise les mains, et suis etc., etc., etc. »

Tatiane Borissovna envoya à son neveu les deux cent cinquante roubles demandés. Deux mois après, il renouvela sa demande ; elle eut beaucoup de peine à se procurer la somme, mais enfin elle se la procura et l’expédia. Il ne s’était pas écoulé trois semaines qu’il revint à la charge ; il devait acheter des couleurs fort chères pour un portrait que venait de lui commander la princesse Tertéréchénef. Tatiane Borissovna, cette fois, trouva le courage de dire non. « Eh bien, répondit-il, je vous annonce, chère tante, que je vais d’ici à quelques semaines partir pour me rendre chez vous, le séjour de la campagne étant nécessaire au rétablissement de ma chétive santé. » Et en effet, Andreoucha reparut vers la mi-mai à Malyia-Bryçi. (Les Petites-Solives, nom du lieu.)

Tatiane Borissovna ne reconnut pas André du premier coup-d’œil. D’après sa lettre, elle s’attendait à voir un jeune homme maigre et maladif, et elle avait devant les yeux un homme large d’épaules, de taille, de visage, à chevelure grasse et frisée. Au petit, fluet et pâle Andreoucha avait succédé le vigoureux et athlétique André Ivanovitch Béelozorof. Et ce n’étaient pas seulement les dehors qui se trouvaient changés dans M. André. La timidité, la circonspection, les soins de propreté d’autrefois avaient fait place à des airs effrontément débraillés, intolérablement négligés ; il se dandinait à droite et à gauche en marchant, se laissait tomber de tout son poids dans les fauteuils, s’abattait sur les tables comme pour les écraser, se rejetait de tout le buste en arrière comme pour les faire sauter du genou et de l’orteil ; parlait brusquement à sa tante et insolemment aux domestiques : « Ah ! c’est que je suis, voyez-vous, un artiste, moi, libre Cosaque, voilà comme nous sommes faits ! »

Il arrive que de plusieurs jours il ne touche pas son pinceau et ne songe pas à faire sa palette ; puis l’inspiration lui vient : gare, gare ! L’artiste éprouve une agitation quelque peu parente de l’ivresse causée par le vin des celliers en novembre ; il est lourd, gauche, bruyant ; ses joues se teignent d’un rouge de brique, ses yeux prennent une couleur isabelle, et le voilà à proclamer ses capacités, ses talents, ses mérites, ses progrès, ses succès… Ce qu’il y a de bien constaté dans tout cela, c’est que sa capacité paraît se hausser jusqu’au petit portrait à l’huile à peu près ressemblant, à peu près présentable. Qu’il entreprenne vingt fois davantage, qu’il travaille vingt fois plus, il ne faut pas le désirer ; le dégât de toile et de couleurs est déjà bien assez grand comme cela. Son ignorance est tout ce qu’il y a de plus complet ; il n’a rien lu et ne soupçonne point qu’un artiste ait besoin de rien lire ; en effet, nature, liberté, poésie, voilà son élément. Eh ! ne sait-il pas soulever, livrer aux vents les anneaux et les spirales de sa belle chevelure ? n’a-t-il pas des fantaisies de chant à étonner le rossignol ? n’aspire-t-il pas le tabac de Joukof[3] de façon à pouvoir l’exhaler ensuite en fumée une heure durant, comme les volcans avant l’éruption ? L’audace russe est bonne de soi, mais elle ne va pas à l’air de visage de tout le monde, et les aventuriers du second plan, les comparses de la bravacherie sont des figures sur lesquelles l’œil n’aime pas à s’arrêter. Je serai bref.

André Ivanovitch fit bonne vie chez sa tante ; le pain tout gagné lui paraissait d’assez bon goût. Les amis de Tatiane Borissovna, au contraire, avaient peu de goût pour le fantasque jeune homme. Le braque se mettait au clavecin (un clavecin avait été démontré indispensable), il se mettait à chercher d’un seul doigt l’air : Fougueux troïge, mes amours ; il prenait les accords, frappait à tout rompre, puis, abandonnant le premier air, il se lançait de la bouche, de la tête, des bras et des pieds dans les romances de Varlamof : Un tremble solitaire, ou bien : Non, docteur, non, ne venez pas me dire. Et il y en avait pour des heures entières, et ses yeux devenaient tout huileux, ses joues devenaient glabres comme la peau du tambour. Le pis, c’est quand il entonnait d’un coup de foudre : Laissez-moi, passions dévo- rantes, fureurs d’amour. Tatiane Borissovna courbait le dos, la pauvre dame, et tremblait de tous ses membres.

« C’est étonnant, me disait-elle un jour, quelles chansons on compose aujourd’hui ! c’est comme des rages. De mon temps, on les faisait tout à fait autrement ; c’était gai de chanter et d’entendre chanter. Il y avait, c’est vrai, des romances un peu tristes ; eh bien, celles-là même se faisaient entendre sans donner de secousses ; par exemple :


Viens, viens me voir dans la prairie
Où je souffre à t’attendre en vain ;
Viens, prends par le bois, ma chérie,
Mes pleurs ont lavé ton chemin.
Ne dis pas demain, mon amie,
Je meurs, il serait tard demain. »


Et Tatiane Borissovna souriait doucement, délicatement, quand dans la chambre voisine le neveu rugit ces mots :

Je sou ou ouu ouffre… je sou ou ou ouffre ; oh ! tout l’enfer !…

— Finis, finis, Andreoucha, » je t’en prie.

Absente et pourquoi ? ma tête se perd, l’enfer te dis-je…

Tatiane Borissovna branla la tête avec chagrin. « Oh ! ces artistes ! ces artistes ! » dit-elle, et elle se calma.

Il s’est passé un an de la sorte. Béelozorof, jusqu’à ce jour, demeure chez sa tante, mais, il est vrai, toujours annonçant qu’il se prépare à regagner Pétersbourg. En attendant, il a pris à la campagne un embonpoint excessif. J’ai bien envie de faire confidence à mes lecteurs d’un fait peu croyable ; il est toujours plus sage de rejeter ce qui manque de vraisemblance ; n’importe, cette fois je me risque. Sachez donc que Tatiane Borissovna est toute âme et tout cœur pour Andreoucha, et que les demoiselles de tout le district, oui, les demoiselles… sont la plupart folles de ses talents, de ses manières, des grâces de sa personne, et, il n’y a pas à s’y tromper, folles… d’amour !

La plupart des anciennes connaissances de Tatiane Borissovna ont cessé de lui faire visite.

  1. Dans le bas-peuple, la ville de Mtsensk est appelée Amtchensk, et les habitants Amtchanes. Les Amtchanes sont des gens déterminés, et plusieurs dictons de la province le certifient.
  2. Un monsieur, un Français quelconque.
  3. Fabricant de tabac, gros millionnaire, qu’en 1848 quelques rêveurs, sans consulter le brave homme assurément, avaient le projet de faire dictateur.