Mémoires d’un paysan bas-breton/Texte entier

MÉMOIRES


D’UN


PAYSAN BAS-BRETON




— PREMIÈRE SÉRIE —




C’était en 1897, un soir de juin. J’habitais alors la vieille maison de Stang-ar-C’hoat, à l’orée de Quimper. On vint m’avertir qu’un glazik était dans le jardin, qui demandait à me parler. Glazik — comme qui dirait : « azuré » — est le terme par lequel on désigne en breton, à cause de leur veste et de leur pourpoint bleu de roi, les paysans de la région cornouaillaise comprise entre Rosporden et Pont-Labbé. Je priai que l’on fît entrer le visiteur et je vis paraître un homme d’une soixantaine d’années, très vert encore d’aspect et d’allure, plutôt petit, bas sur jambes et les épaules trapues, tout à fait le type du paysan quimpérois dont il portait le costume et dont il avait tout l’extérieur, avec cette particularité, néanmoins, qu’au lieu d’avoir la figure rasée, comme ses pareils, il laissait librement pousser sa barbe couleur d’étoupe, qui lui hérissait le visage d’une abondante broussaille inculte. Il était chaussé de sabots. Ses vêtements étaient propres, quoique fatigués.

Il se présenta le plus décemment du monde, gardant à la main son chapeau de feutre à larges bords, orné d’un ruban de velours noir, un tantinet fripé, dont les bouts pendaient. Je le fis asseoir et, pensant le mettre ainsi plus à l’aise, j’entamai le colloque en breton.

— Si vous voulez bien, dit-il, nous parlerons français. Je le sais un peu.

Je ne fus pas long à m’apercevoir qu’il le savait fort couramment et qu’il s’en servait même, le plus souvent, avec une justesse d’expression que bien des bourgeois lui eussent enviée. Il poursuivit :

— Je viens à vous, parce que j’ai appris que vous frayiez volontiers avec les gens de ma sorte, les pauvres gens. J’ai lu les histoires que vous avez recueillies parmi le peuple. (Un journal local, Le Finistère, reproduisait à ce moment-là l’ouvrage intitulé La Légende de la Mort.) Alors, j’ai songé que mon histoire à moi pourrait peut-être aussi vous intéresser. Les autres ne vous ont raconté que des imaginations superstitieuses, des fables ; moi, ce que je vous apporte, c’est de la vérité.

Il y avait une certaine âpreté dans son accent. Grande fut ma surprise d’entendre un paysan bas-breton s’exprimer avec cette désinvolture sur des croyances qui sont peut-être les plus profondément enracinées au cœur de la race. Il devina mon étonnement et, fixant sur moi le clair regard de ses yeux gris, qu’ombrageaient d’épais sourcils en auvent :

— Ah ! voyez-vous, c’est que je suis un paysan qui a fait du chemin, tandis que les autres piétinaient sur place, reprit-il. Et, si je suis resté le plus pauvre d’entre eux, j’ai du moins acquis quelque chose que je ne donnerais pas pour tout leur argent. Vous n’aurez pas de peine à vous expliquer cela, quand vous connaîtrez ma vie.

Je crus qu’après ce préambule il allait me la conter de vive-voix et je m’apprêtais à en écouter le récit, quand, au lieu de continuer à parler, il sortit de la poche intérieure de sa veste un paquet enveloppé dans un journal qu’il déplia et d’où il sortit une liasse de manuscrits. C’étaient de ces cahiers dits « cahiers écolier », dont les couvertures sont agrémentées de dessins et de peinturlurages. Il y en avait en tout vingt-quatre.

— Voilà, dit-il en les déposant sur mon bureau. Un jour que vous n’aurez rien de mieux à faire, jetez un coup d’œil là dedans. J’y ai marqué tout ce qui m’est arrivé, le bon et le mauvais, du plus loin qu’il me souvienne. Cela m’a aidé à tuer le temps, depuis que je suis seul. Car je n’ai plus personne ni rien qui me rattache au monde. J’espère que l’heure est prochaine où je m’en irai à mon tour. Le plus tôt sera le mieux. Quand j’ai eu fini de rédiger ces cahiers, je me suis demandé s’il valait la peine de les laisser après moi, si je ne ferais pas bien de les détruire, de disparaître en silence, tout entier. Puis j’ai eu un instant l’idée d’aller les enterrer sous une des roches du Stang-Ala, dans la vallée où j’ai passé une partie de mon enfance à garder les vaches. « Peut-être, me disais-je, un petit pâtre les découvrira-t-il par hasard, quelque jour, dans le temps encore éloigné où tous les petits pâtres sauront lire ; peut-être en donnera-t-il lecture à la veillée, et il se trouvera ainsi, après ma mort, une poignée de braves gens à savoir que j’ai existé. » Mais j’ai fait réflexion que l’humidité du sol aurait vite consumé ces pages. Alors, en fin de compte, ma foi ! je viens vous les remettre. Prenez-les, gardez-les, lisez-les, si le cœur vous en dit, ou bien faites-en du feu. Si je vous ai ennuyé, pardonnez-moi. Il me reste à vous dire merci et bonsoir.

Avant que j’eusse pu le retenir, il avait gagné la porte et s’en était allé dans le crépuscule. J’ouvris incontinent le premier cahier. Ce me fut une révélation. Je ne m’arrachai plus au charme puissant et fruste de ces confidences d’un Breton du peuple qu’après les avoir épuisées. Je brûlais d’en faire connaître mon impression à leur auteur et, dès le lendemain, je me mis à sa recherche. Il m’avait laissé entendre, au cours de notre conversation, qu’il logeait sur l’autre rive de l’Odet, dans le quartier du Pont-Firmin. Grâce à une balayeuse de rues, je parvins à le dénicher. C’était dans un misérable taudis de ménages ouvriers, sous les combles. Je poussai la porte d’une espèce de soupente, éclairée par une lucarne à tabatière. Mon visiteur de la veille était assis sur un grabat où il venait de faire la sieste et qui composait, avec une chaise dépaillée, une table boiteuse, quelques livres et un pot à eau, tout le mobilier de son galetas. Il m’accueillit avec un sourire.

— Vous êtes dans le tonneau de Diogène, dit-il en m’offrant la chaise dépaillée.

Je lui exprimai tout le gré que je lui avais de m’avoir choisi pour être le dépositaire de ses manuscrits et l’assurai que, sous une forme ou sous une autre, je m’efforcerais d’en tirer parti quelque jour. Il en fut très touché. Mais, lorsque je lui annonçai mon ferme propos de n’accepter son legs qu’autant qu’il me permettrait de le dédommager dans la mesure que je croyais légitime, il se récria.

— Je n’attends ni ne veux rien de personne. Mes campagnes d’Italie, de Crimée, du Mexique, m’ont valu de la générosité du gouvernement un bureau de tabacs dont la location me rapporte trois cents francs. C’est plus que n’en eut jamais Diogène, et il me suffit que j’aie, comme lui, un trou, du pain, de l’eau claire et mon franc-parler.

Je me montrai plus entêté que lui : je le menaçai de lui rendre sur l’heure ses cahiers. Il céda. Des mois passèrent, pendant lesquels il me revint voir de temps à autre, soit pour m’emprunter des livres qu’il dévorait avec une sorte de frénésie, soit pour m’entretenir de ses idées sur la politique et la religion, car les questions sociales et surtout les questions religieuses le passionnaient. Puis, brusquement, il s’éclipsa, disparut de mon horizon. Avais-je froissé, à mon insu, sa susceptibilité extrêmement ombrageuse ? Avait-il été pris d’une de ces crises de misanthropie aiguë, auxquelles il était sujet, m’a-t-on dit, et qui le faisaient se terrer à la campagne, dans les retraites les plus sauvages, comme un animal blessé ? C’est un point qu’il ne m’a pas été possible d’éclaircir. Le certain c’est que je n’eus plus de ses nouvelles. Et maintenant, laissons-lui la parole : les pages qui suivent, extraites de ses Mémoires, sont l’autobiographie authentique d’un obscur paysan bas-breton[1].


ANATOLE LE BRAZ



I

MON ENFANCE


Je vais commencer aujourd’hui un travail que je ne sais comment ni quand il se terminera, si toutefois il se termine jamais. Je vais toujours l’essayer. Je sais qu’à ma mort, il n’y aura personne, ni parent, ni ami, qui viendra verser quelques larmes sur ma tombe ou dire quelques paroles d’adieux à mon pauvre cadavre. J’ai songé que, si mes écrits venaient à tomber entre les mains de quelques étrangers, ceux-ci pourraient provoquer en ma faveur un peu de cette sympathie que j’ai en vain cherchée, durant ma vie, parmi mes parents ou amis. J’ai lu dans ces derniers temps beaucoup de vies, de mémoires, de confessions de gens de cour, d’hommes politiques, de grands littérateurs, d’hommes qui ont joué en ce monde des rôles importants ; mais, jamais ailleurs que dans les romans, je n’ai lu de mémoires ou de confessions de pauvres artisans, d’ouvriers, d’hommes de peine, comme on les appelle assez justement, — car c’est eux, en effet, qui supportent les plus lourds fardeaux et endurent les plus cruelles misères. Je sais que les artisans et hommes de peine sont dans l’impossibilité d’écrire leur vie, n’ayant ni l’instruction ni le temps nécessaires. Quoique appartenant à cette classe, au sein de laquelle j’ai passé toute ma vie, je vais essayer d’écrire, sinon avec talent, du moins avec sincérité et franchise, — puisque je suis rendu à un loisir forcé, — comment j’ai vécu, pensé et réfléchi dans ce milieu misérable, comment j’y ai engagé et soutenu la terrible lutte pour l’existence.

Je vins au monde dans de bien tristes conditions[2]. J’y tombai juste au moment où mon père, alors petit fermier, venait d’être complètement ruiné par plusieurs mauvaises récoltes successives et la mortalité des bestiaux. Je vis le jour le 29 juillet 1834. Deux mois après, mes parents furent obligés de quitter la ferme de Kilihouarn-Guengat en y laissant, pour payer leur fermage, tout ce qu’ils possédaient, jusqu’aux objets les plus indispensables à leur pauvre ménage. Ils vinrent à Quimper avec quelques planches pourries, un peu de paille, un vieux chaudron fêlé, huit écuelles et huit cuillers en bois. Ils trouvèrent à se caser dans un misérable taudis de la rue Vili, rue bien connue à Quimper pour sa pauvreté et sa malpropreté. Nous y restâmes deux ans, pendant lesquels je fus constamment malade. Plusieurs fois, la chandelle bénite fut allumée pour éclairer mon passage dans l’autre monde. J’ai su tout cela, plus tard, par ma mère et par d’autres personnes qui nous avaient vus dans ce triste bouge.

Mon père, qui ne connaissait d’autre état que celui de cultivateur, ne trouvait rien à faire en ville, et nous étions cinq enfants à la maison, dont l’aîné n’avait pas dix ans. Il trouva enfin à louer un penn-ty[3] au Guelenec, en Ergué-Gabéric, et pouvait alors aller en journée chez les fermiers où il gagnait de huit à douze sous par jour. Il faisait, en hiver, des fagots de bois ou de landes. Nous avions aussi un peu de terrain où l’on semait des pommes de terre, de ces pommes de terre rouges, grosses et très productives, qui étaient alors la principale nourriture des pauvres et des pourceaux. Là, mon frère et ma sœur vinrent à mourir, par suite sans doute des misères et des privations qu’ils eurent à endurer dans ce cloaque infect de la rue Vili. Je me rappelle, car j’avais alors cinq ans, ces tristes et pâles figures qui n’avaient pas changé en passant de vie à trépas. Je me rappelle avoir vu ma mère ramasser de gros poux sur la tête de ma sœur après sa mort. Mon père et ma mère eurent l’air d’être contents : ils disaient que nous avions deux anges dans le ciel qui prieraient Dieu pour nous. Notre maisonnée, du reste, ne diminua pas, car j’avais déjà un autre petit frère, et une sœur ne tarda pas à venir. Le Dieu d’Abraham avait dit : croissez et multipliez. Nous multipliions, mais nous ne croissions guère, car à six ans, je n’étais pas plus haut qu’une botte de cavalier. Cependant le grand air de la campagne m’avait donné la vie, la santé et un peu de vigueur. J’allais alors tous les jours chez les fermiers des environs demander à dîner, et souvent, après m’avoir bourré mon petit ventre de bouillie d’avoine, on me donnait encore des morceaux de pain noir et des crêpes moisies pour emporter à la maison.

À huit ans, ma mère me confectionna une besace, et j’allai dès lors, non plus dans une seule maison, mais de ferme en ferme, pieds nus, à peine couvert de quelques haillons sordides, récitant ma prière de porte en porte ; je rentrais le soir, exténué, avec ma besace pleine de grossières farines, de crêpes moisies et de rognons de pain noir. Je continuai ce métier sans interruption jusqu’à l’âge de dix ans et demi. J’étais la Providence de la pauvre maisonnée ; j’y apportais plus de bien-être que mon père qui, cependant, bûchait aussi du matin au soir. Chose curieuse, et qui étonna bien des gens de nos environs, c’est que j’avais trouvé le moyen, dans ce triste métier et dans le milieu ignorant où je vivais, d’apprendre à lire le breton. Voici comment : il y avait dans notre village, qui était assez grand, une vieille fille qui était restée à coiffer sainte Catherine, et qui ne s’occupait guère en ce monde que d’assurer son salut éternel. Elle avait été servante chez le curé, où elle avait appris à lire le breton, du moins dans son livre de messe, et le catéchisme. Pour mieux mériter les grâces célestes, elle s'était donné pour mission d'initier tous les enfants du village aux saints mystères de la religion. C'était chez nous qu'elle venait faire le catéchisme, car elle aimait beaucoup ma mère qui lui racontait ses misères dans ce monde et la joie qu'elle avait d'être pauvre, puisque Jésus avait dit que les pauvres seuls seraient admis dans son royaume céleste. Ma mère savait aussi un grand nombre de cantiques édifiants, qu'elle chantait fort bien, d'histoires de revenants, d'hommes et de femmes enlevés par le diable au milieu de la danse, ou engloutis en terre pour s'être moqués d'une croix en passant devant elle ; des âmes de riches obligées de rester dans les caveaux, les cavernes ou au fond des étangs pour garder leurs trésors jusqu'à la consommation des siècles. D'autres femmes venaient encore chez nous, avec leurs grandes quenouilles et leurs longs fuseaux, accompagnées de leurs enfants, pour écouter les cantiques et les histoires, et aussi, sans doute, pour dire et écouter beaucoup d'autres choses. J'étais l'enfant gâté de la vieille fille, parce que j'étais gentil, disait-elle, docile et attentif, et parce que j'apprenais vite et bien. Au bout de dix-huit mois, je savais toutes les prières et tout le catéchisme sur le bout du doigt et lisais mieux qu'elle dans son vieux livre de messe, tandis que les autres étaient encore, pour la plupart, à bégayer les premières leçons du catéchisme : les trois quarts avaient renoncé à apprendre l'alphabet, et le reste était toujours dans les éternels b a ba, b o bo, b u bu.

Je fis alors ma première communion avec un grand succès. Le curé, sachant que je savais lire, me donna un joli livre de messe. J'étais heureux et fier, j'étais cité en exemple aux autres enfants. Ce fut le premier jour de bonheur de ma vie, et plus tard, alors que je sus un peu le français et que je vis un certain cantique sur un vieux livre, ce jour heureux me revint en mémoire. Dans ce cantique, il y avait un couplet qui disait :


   Te souviens-tu de ce jour plein de charmes
   Où, de Jésus adorant l'humble croix,
   Ton cœur enflé, tes yeux mouillés de larmes,
   Tu reçus Dieu pour la première fois ?


   O jour céleste ! O pure et douce ivresse !
   Amour sacré, qu’êtes vous devenu ?
   Dieu se souvient de la sainte promesse.
   Mais toi, chrétien, dis-moi, t’en souviens-tu ?

Après ma première communion, je n’allai plus mendier ; j’allais en journée avec mon père dans les fermes pendant l’été, et l’hiver, je l’aidais à faire des fagots ou à creuser des trous pour mettre des plants. À treize ans, après les trois communions réglementaires parmi les enfants, je trouvai à me placer comme troisième domestique dans une ferme. Mes débuts ne furent pas heureux. J’avais plus de volonté et de courage que de force ; je ne voulais pas perdre avec les autres domestiques, beaucoup plus forts que moi. Je fis tant d’efforts pour les suivre que, bientôt, je tombai malade et fus obligé, pour me guérir, de retourner chez mes parents. Ce fut en pleurant que je rentrai chez moi, où j’allais être encore à charge, là où il y avait déjà bien des bouches de trop. Je fis une terrible maladie. On crut encore une fois que c’en était fait de moi. Le curé était venu me donner les derniers sacrements. Les médecins, en ce temps-là, étaient complètement inconnus dans nos campagnes, et, ne l’eussent-ils pas été, nos moyens ne permettaient pas de les quérir. En revanche, nos pays bretons étaient remplis de prétendus sorciers et sorcières. Il en vint plusieurs me voir. L’un disait que mes côtes étaient tombées, l’autre que c’était l’os du sternum, — ench ar galon.

Vint enfin la vieille fille, mon institutrice, qui prétendit que c’était un sort qu’on m’avait jeté, par jalousie, à cause que j’étais plus savant que les enfants des riches. Il fallait donc, selon la béate fille, trouver quelque chose de divin pour combattre la puissance diabolique, et, pour cela, elle ne trouva rien mieux que promettre une bonne chandelle à Notre-Dame de Kerdevot, qui, en ce temps-là, était en grande faveur dans toute la Basse-Bretagne, et qui était justement dans notre commune. Elle conseilla aussi d’aller chercher quelques bouteilles d’eau à la fontaine qui était auprès de la chapelle de cette bonne vierge, puis elle me dit de réciter le plus souvent possible des pater et des ave à l’adresse de cette divine mère, qu’elle allait elle-même supplier dans ses propres prières. Elle alla chercher deux bouteilles d’eau à la fontaine miraculeuse. Je récitai plusieurs pater et plusieurs ave, après avoir dégusté, matin et soir, un verre de cette boisson miraculeuse qui devait être, surtout à cette époque, plus propre à communiquer des maladies qu’à les guérir. En ce temps-là, Notre-Dame de Kerdevot jouissait d’une réputation et d’une vogue extraordinaires, à peu près comme celles dont jouit plus tard, à la Salette et à Lourdes, la Vierge de l’Immaculée Conception. Tous les enfants scrofuleux, les teigneux, tous les hommes et les femmes affligés de plaies variqueuses ou cancéreuses allaient se plonger dans cette fontaine et y décrasser leurs plaies. Ma mère et la vieille fille me recommandèrent surtout d’avoir la foi et une grande confiance dans le Sauveur du Monde et en sa divine mère. De la foi, j’en avais alors de quoi transporter toutes les montagnes, et ce fut sans doute, comme disait la bonne fille, cette foi solide qui me sauva autant, sinon plus, que l’eau de la fontaine de Kerdevot.

Au bout de deux mois, je fus complètement rétabli, et je fus conduit par la vieille et ma mère, pieds et tête nus, porter une chandelle de vingt sous à la Vierge. Ce fut au printemps, et bientôt je retournai aider mon père à faire des fagots de landes ; puis, durant l’été, j’allai en journée, aux foins et à la moisson. J’avais alors quatorze ans. Nous étions en 1848. Louis-Philippe était parti et nos vieux paysans ne parlaient plus que de Napoléon, qui avait promis des croix, des médailles et des pensions à tous ceux qui avaient servi sous son oncle, et beaucoup de belles choses à tout le monde. Mon père avait aussi servi le « Vieux » aux derniers jours ; il avait assisté aux dernières batailles de 1814 : il fut blessé aux environs de Paris, et entra à l’hôpital, d’où, après sa guérison et après l’abdication de l’Empereur, il fut renvoyé chez lui sans congé, sans aucun papier. Il ne pouvait donc pas certifier qu’il avait servi le « Vieux » et ne put rien obtenir du neveu, pas même la fameuse médaille de Sainte-Hélène ou de chocolat, comme on l’avait appelée. Il en fut un peu déçu et chagriné, surtout quand il pensait à cette balle qui était restée dans sa tête, et qui, selon lui, était le meilleur des certificats de présence sur le champ de bataille.


II

EN SERVICE


Au premier janvier 1849 ; je trouvai à me placer dans une ferme, où travaillaient déjà deux autres domestiques mâles et deux femmes. À cette époque, toutes les prétentions, tout l’orgueil des jeunes campagnards consistaient à montrer leur force physique et leur adresse dans les travaux des champs ou dans les jeux. Aux pardons, dans les assemblées, entre jeunes gens, il n’était question que de force et d’adresse ; les fermiers en parlaient aussi entre eux, afin de pouvoir faire leur choix lors du louage des domestiques ; les jeunes filles à marier en jasaient également, car elles aussi avaient à faire leur choix. Mon père avait été et était encore un maître à manier tous les outils agricoles ; il m’avait donné de bonnes leçons pour l’entretien et le maniement de ces outils. Avec cela, et mon courage aidé par l’amour-propre, je me sentais capable de suivre sinon les plus forts, du moins ceux de moyenne force, et surtout les filles de fermes, avec lesquelles il ne fallait pas rester en arrière, sous peine de perdre tout prestige et l’estime même de ces filles, qui étaient très heureuses et très fières de vous battre, car elles obtenaient d’être citées et trouvaient à se placer plus avantageusement ou même à se marier ; le malheureux vaincu devenait un objet de moqueries et d’injures, et par suite, trouvait difficilement à se replacer. Je fus assez heureux pour me tirer de cette première année tout à mon honneur et à mon avantage. J’acquis ainsi d’emblée une double réputation à rendre jaloux tous les autres : j’étais un ouvrier capable, doublé d’un petit savant, car alors, quand on voyait un homme à la messe avec un livre, on le prenait pour un grand savant. J’emportais toujours le mien, celui que le curé m’avait donné. De plus, j’étais chargé par la fermière, sur les conseils du curé, de lire tous les soirs la Vie des saints et de dire les Grâces que je savais par cœur et que je scandais pathétiquement, avec une grande onction, un peu mêlée, peut-être, de fierté et d’orgueil, qui pouvaient ôter à mes prières toutes leurs vertus.

Je passai ainsi mon temps entre trois ou quatre fermes, jusqu’à la fin de 1852 ; j’avais alors dix-huit ans et je commençais à me demander si j’étais condamné à passer toute ma vie dans ce rude métier et dans ce triste milieu de misères, de superstitions et d'ignorance. J’avais déjà entendu et vu certaines choses qui me faisaient réfléchir, des choses qui étaient en contradiction avec ce que nous disait le curé et avec ce que je lisais dans mes livres bretons. J’écoutais beaucoup les vieux, et ma mémoire bien développée retenait tout. De vieux marins, pendant l’hiver, quand la pêche ne donnait pas, venaient dans les fermes demander quelques morceaux de pain et souvent à loger, et promettaient, pour payer leur logement, de nous raconter leurs longs voyages. Tous, ils nous affirmaient avoir été jusqu’au bout du monde, ou du moins jusqu’à la limite au delà de laquelle il était interdit à l'homme de passer. Ce devait être là, d’après eux, l’entrée de l’enfer, car il y avait, disaient-ils, une puanteur insupportable. D’un autre côté, ils affirmaient avoir été tout près du soleil.

Un jour, ou plutôt un soir, je vis arriver un grand maigre, avec un gros livre sous le bras, demandant à loger. Celui-là n'avait pas l’air d’un marin, car nos marins bretons d’alors, je parle des pêcheurs, n'avaient que faire de livres. Après avoir formulé sa demande presque d’un ton d'autorité, il s’assoit à table sans même attendre de réponse. Qui était donc cet homme voyageant ainsi avec ce grand livre, et qui avait plutôt l'air d’un maître que d’un solliciteur ? Nous étions en train de souper ; on lui trempa une écuellée de soupe qu’il mangea de bon appétit, accompagnée d'une bonne tranche de lard et d’un morceau de pain noir. Je ne pouvais quitter mes yeux de cet homme et surtout de son livre, dans lequel j’aurais bien voulu mettre mon nez. Il avait les cheveux taillés en brosse, contrairement à l'usage du pays où tout le monde portait les cheveux longs, il avait des grands yeux bien ouverts, le front haut et découvert, le nez un peu long, sans être pointu, une large bouche, un menton plat et un peu rentrant. À cette époque, je commençais déjà à observer les hommes, surtout les hommes qui me paraissaient extraordinaires qui étaient placés ou qui se plaçaient au-dessus des autres par leur talent et leur instruction.

C’était un phénomène en ce temps de trouver dans nos campagnes bretonnes, en dehors du curé, un homme sachant parler le français, et surtout sachant le lire et l’écrire. Lorsque notre homme se fut bien restauré et eut allumé sa pipe, il dit en mettant sa main sur son livre :

— Voilà un livre qui vous intrigue un peu, n'est-ce pas ? Je vois que tout le monde a les yeux dessus.

— Oh ! oui, sûr, répondit le patron, voilà le petit là (en me montrant du doigt), qui voudrait bien avoir ses yeux dedans et non dessus.

— Oh ! oh ! fit l'homme extraordinaire, il sait donc lire, le petit ?

— Oh ! oui, répondit à son tour la patronne avec un peu de flatterie, certainement il sait lire presque aussi bien que le curé. Regardez la Vie des saints qui est là, et le livre de messe que le curé lui a donné : il lit tout cela au galop.

— C'est fort bien, ça, dit l'homme, mais tout ça c’est du breton, et le livre que j’ai ici, ce n’est plus du breton ni même du français.

Une des bonnes dit alors :

— Jean-Marie — c’était moi — sait lire le latin aussi.

Elle croyait sans doute, cette pauvre fille, comme bien d’autres le croyaient alors, qu'il n’y avait dans le monde que le breton, le français et le latin.

Mais l'homme répondit que son livre n’était pas non plus en latin ; nous nous regardions tous, étonnés. En quelle langue pouvait-il être alors, ce fameux livre mystérieux.

Ce livre, dit-il enfin, est en grec, une langue perdue depuis longtemps et qu’en Bretagne je suis le seul à connaître. Avec les choses qu’il y a dans ce livre, je pourrais faire tout ce que je voudrais, si je ne craignais d’épouvanter les gens ignorants comme ils sont tous dans ce pays-ci. Il y en a cependant quelques-uns qui commencent à m’écouter, comme il y en a qui ont écouté mon prédécesseur, celui qui possédait ce livre avant moi. Vous avez sans doute entendu parler des travaux extraordinaires qui ont été exécutés dans une seule nuit, sans le concours d'aucun être humain : des murailles de plusieurs lieues de longueur ont été bâties de cette façon, de grands étangs et des marécages ont été desséchés, de grands taillis et des champs de landes ont été coupés et fagotés en une nuit, sans que personne y ait touchés. Vous avez eu parmi vous, et vous en avez encore, des hommes d’une force extraordinaire, soit pour la lutte, soit pour porter des charges ou pour travailler aux champs. Vous avez tous entendu parler d’un nommé Péron, qui portait à lui seul le fardeau que quinze hommes réunis ne pouvaient bouger, et faisait dans sa journée six cents fagots, quand les autres pouvaient à peine en faire deux cents. Il mit un jour, en place une auge de pierre que dix hommes avec des leviers n’avaient pu placer en une demi-journée. Vous voyez aussi des hommes qui gagnent toujours au jeu et d’autres qui découvrent des trésors. Eh bien, mes amis, ces choses-là, comme vous savez, ne se font pas par les forces, par les talents, ni par le savoir ordinaires : il faut pour cela savoir autre chose que son pater. C’est dans ce livre-ci qu’on peut trouver tous les moyens, toutes les recettes nécessaires pour pouvoir surpasser les autres en quoi que ce soit : il s’agit seulement de savoir par cœur certains noms et certaines formules qui sont là dedans, de posséder certaines herbes, du sang et le cœur de certains reptiles ou oiseaux, de soumettre son corps à certains procédés qui tous sont indiqués dans ce livre.

Personne n’avait soufflé mot, pendant que cet étrange personnage nous débitait d’un ton doctoral les belles choses qu’on pouvait faire avec son livre. Je n’avais pas quitté un instant mes yeux de la figure de cet homme. Je croyais voir ses yeux et sa bouche s’agrandir, et même sa taille, à mesure qu’il parlait ; j’avais une grande envie de regarder sous la table pour voir les jambes de ce docteur ambulant : j’avais déjà entendu raconter que le diable se déguisait souvent pour venir dans les fermes tenter les paysans de toute manière, par des marchés, des propositions de mariages, par le jeu de cartes surtout, où il perdait des sommes fabuleuses ; seulement, s’il pouvait jouer toute une nuit sans être reconnu, tous les joueurs lui appartenaient de droit. Heureusement pour les joueurs, une carte ou quelques sous tombaient toujours à terre avant la fin de la nuit ; alors on était obligé d’avoir la chandelle pour les chercher, de sorte qu’en regardant sous la table, on apercevait les jambes poilues et les pieds fourchus du commis-voyageur de l’enfer. Aussitôt, celui-ci était obligé de détaler, non sans faire un bruit infernal, en renversant bancs et tables, et même en emportant un coin de la maison.

Ce diable-là allait aussi aux grandes noces, et là, déguisé en beau garçon, il invitait à danser les plus belles filles, qui étaient fières et glorieuses de danser avec un si beau gars, si bien habillé. Mais tout à coup, au milieu de la danse, le beau diable se rendait invisible ; il enlevait la jeune fille et partait avec elle à travers les airs. Toutefois, ici comme au jeu de cartes, le diable était souvent joué et perdait la partie. Car les joueurs de biniou, lorsqu’ils voyaient un beau couple qui dansait mieux que les autres et avec plus d’ostentation, ne le quittaient pas des yeux, et, quand ils s’apercevaient de la ruse du malin, ils s’empressaient de renverser la vapeur de leurs instruments, c’est-à-dire qu’ils entonnaient l’air de Santez Mari[4], auquel le diable ne pouvait résister. La jeune fille était sauvée : il ne lui restait qu’à aller trouver le curé, pour se faire bénir en confessant son orgueil. Le curé la bénissait, la sermonnait et lui faisait promettre de ne plus retourner dans ces lieux de perdition.

Voilà des choses dont on entendait parler tous les jours à cette époque, par des gens graves et sérieux, qui affirmaient les avoir vues, de leurs yeux vues, ou les avoir entendu raconter par des gens dont ils étaient sûrs comme d’eux-mêmes ; et voilà à quoi je pensais ce soir-là, en regardant cet homme étrange, avec son livre plus étrange encore, sur lequel il tenait sa main comme s’il craignait de le voir s’envoler. Un moment cependant, il fit semblant de l’entrouvrir en disant : « Oui, il y a de belles choses, là dedans. » Il allait sans doute nous dire comment on pouvait arriver à posséder toutes les recettes indiquées dans ce livre, lorsque la fermière lui dit :

— Mais c’est un livre du diable que vous avez là !

— Non, dit-il, le livre n’est pas du diable ; le diable est trop bête pour faire des livres. Seulement il est question, dans ce livre, non d’un seul diable, mais de centaines et de milliers de diables, par lesquels l’univers est corrompu. Or, dans ce livre, on trouve tous les moyens de chasser ces esprits malins, lorsqu’ils font du mal, ou de les appeler lorsqu’on peut avoir besoin d’eux pour porter les gros fardeaux, faire des gros travaux, et, dans ces conditions, le bon Dieu doit être très content de voir l’homme plus fin que le malin des malins.

— Ta, ta, ta, ta ! dit la fermière, notre curé défend tous les livres qui ne sont pas bénits, et celui-là ne l’est pas, car je vois des lettres rouges là dedans.

En effet, pendant que l’homme avait tenu son livre entr’ouvert, la patronne avait pu voir les grosses lettres qui étaient en tête de la première page ; mais elle n’avait pas vu autant que moi, car, malgré qu’il cherchait à les soustraire à ma vue quand il sut que je savais lire, j’eus le temps de voir par-dessus sa main six lettres majuscules, qui formaient parfaitement le mot Albert ; elles étaient effectivement imprimées en rouge.

Mais la patronne me dit :

— Allons, Jean-Marie, il est temps de dire les Grâces et d’aller nous coucher.

Je me levai et j’allai m’agenouiller au bout de la grande table, place d’honneur réservée à celui qui dit les Grâces. L’homme au livre alla aussi s’agenouiller au bout du petit banc, non loin de moi. Après avoir fait et prononcé mon signe de croix d’une voix grave et solennelle, comme l’usage l’exigeait, je jetai vivement un coup d’œil sur les jambes et les pieds de notre voyageur. Ne voyant rien de suspect, j’entamai les Grâces, qui commençaient toujours par : « Nous nous mettons à genoux en présence de Dieu et de sa très sainte Mère, pour implorer leurs grâces et leurs miséricordes, etc., » pour finir par « Doue a bardono d’an anaon (que Dieu pardonne aux âmes abandonnées). » Les prières du soir, en ce temps-là, étaient très longues : il fallait adresser de nombreux pater et ave à la mère du Sauveur, à tous les saints, patrons ou protecteurs de l’évêché, de la paroisse, des chemins, des bestiaux, du bon et du mauvais temps, des prisonniers et des soldats, puis beaucoup de de profundis pour la délivrance des âmes du purgatoire, surtout pour celles qui étaient parties de la maison et particulièrement la dernière. Les prières terminées, la patronne nous dit, aux deux autres garçons et moi, de conduire le voyageur à son lit, qui était un petit coin de l’étable, où couchaient tous les men­diants ambulants ; ils étaient libres d’aller prendre dans la meule autant de paille qu’ils en voulaient pour confectionner leur couche. Ceux qui avaient peur d’avoir froid ou qui trou­vaient leur couverture de paille trop légère, l’un des garçons qui les conduisait prenait le trident qui était toujours là, et leur couvrait les pieds et les jambes d’une bonne couche de fumier frais. Notre homme s’y installa aussi avec son livre qu’il mit sous sa tête, par précaution, sans doute, ou pour faire mieux entrer dans sa cervelle les fameuses recettes qu’il voulait enseigner aux autres et dont il sentait probablement avoir grand besoin lui-même. Je vis bien alors que celui que j’avais été sur le point de prendre pour un diable déguisé était en effet un bien pauvre diable. Nous avons appris plus tard que c’était un vieux vagabond, qui avait été enfant de chœur dans sa jeunesse ; après, il n’avait jamais voulu tra­vailler. Il s’était procuré ce vieux bouquin, pensant peut-être trouver là sa fortune ; mais, après avoir vainement essayé toutes les recettes que le livre contenait, il voulait les faire essayer aux autres moyennant finances.

C’était un de ces sorciers, jeteurs de sorts, guérisseurs, rebouteurs, dont nos campagnes bretonnes étaient infestées, et que beaucoup de gens craignaient et respectaient à cause de leur prétendue science cabalistique, avec laquelle ils pouvaient faire beaucoup de mal, mais aussi beaucoup de bien, disait-on. Du bien, je ne crois pas ; mais, du mal, je suis sûr qu’ils en faisaient. Ils volaient tous les jeunes gens assez naïfs pour croire à leurs procédés de sorcellerie, en vue d’épouser de jolies filles riches ou d’avoir de la force et de l’adresse, de la chance aux jeux ou de découvrir des trésors. Ils volaient aussi les pères et les mères en leur vendant des recettes infaillibles pour bien placer leurs filles, pour faire tirer un bon numéro au garçon lors du prochain tirage au sort, en leur vendant de petits sachets, dans lesquels ils mettaient quelques herbes et de petits cailloux, pour protéger les maisons de l’incendie et de la foudre, pour garantir les bestiaux de toutes maladies contagieuses. Leur vaste science suffisait à tout. Les médecins, les chirurgiens, les pharmaciens, les savants de tous métiers n’étaient que des imbéciles pour eux, et, de ce côté-là, ils étaient sûrs d’avoir raison auprès des campagnards qui ne croient pas à la science.

Mais où ils avaient tort, ces sorciers, c’était de mettre leurs pouvoirs au-dessus de la puissance des saints qui, pour les Bretons, étaient alors, et qui sont encore aujourd’hui, les plus grands médecins et les plus grands savants à qui l’on puisse s’adresser, dans les plus grandes calamités comme dans les plus petites misères de la vie. Sainte Anne, à Auray et à la Palud ; Notre-Dame, à Rumengol et à Kerdevot, attiraient et attirent à elles presque toute la clientèle des malades et des infirmes, des chercheurs de fortune et de bonheur. On n’avait donc recours aux sorciers que dans des cas exceptionnels, désespérés, après avoir vainement consulté tous les saints et toutes les Notre-Dame. On conçoit bien que les idées philosophiques, dont on peut apercevoir quelques-unes ci-dessus, ne m’étaient pas encore venues à l’époque dont je parle. Il était du reste bien difficile d’avoir des idées dans un milieu où il n’en existait pas. Je me trompe ; il y en avait quatre : la vie, la mort, le paradis et l’enfer.

Par la vie, on entendait un séjour d’épreuves terribles, de travail, de prières, de privations, de misère et de souffrance qui doivent conduire l’homme à la vraie vie, à la vie éternelle, dans ce beau ciel où sa place est prête depuis longtemps ; mais ceux qui ne suivent pas constamment cette voie douloureuse iront inévitablement au feu éternel. C’étaient là toutes les pensées des Bretons de ce temps. On était heureux d’être pauvre et de souffrir : on suivait ainsi le chemin suivi par Jésus lui-même. J’avais lu dans mon livre de messe certains passages des Évangiles : que le Messie n’était venu que pour sauver les pauvres, qu’il était plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux que de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille. Mais, sans avoir alors d’autres idées que celles de tout le monde, mon esprit commençait à avoir certaines inquiétudes ; il avait de vagues idées d’émancipation ; il lui semblait déjà qu’il y avait dans tout ce qu’il voyait et qu’il entendait des choses excessives, des contradictions désolantes.

J’avais souvent entendu mon père et ma mère dire qu’ils avaient vu et entretenu des âmes du Purgatoire, venues tout exprès leur demander des prières ou des messes pour être délivrées de ce lieu de supplice temporaire. Mon père voyait à chaque instant passer dans la nuit des convois funèbres, où des ombres fantastiques figuraient parfaitement les personnes, sans qu’on pût nommer cependant le futur mort, dont le fantôme faisait ainsi le trajet d’avance. Il affirmait avoir vu des propriétaires et de riches fermiers, morts dans l’impénitence dernière, venir ravager leurs propriétés après leur mort et empêcher les gens de prendre aucun repos la nuit. On était obligé alors d’avoir recours à un prêtre pour arrêter le perturbateur nocturne. Mais tous les prêtres n’avaient pas le pouvoir nécessaire : la besogne était rude. Mon père en avait vu plus d’un revenir à la ferme tout trempé de sueur, ayant lutté pendant plusieurs heures contre le délinquant, mais déclarant qu’il le tenait tout de même, bien garrotté et renfermé à double tour dans une espèce de valise noire destinée à cet usage. Il assurait alors les gens de la ferme qu’ils n’avaient désormais plus rien à craindre de ce vilain tapageur, qu’il se chargeait de lui régler son compte.

Mon père voyait aussi très souvent, surtout aux croisements de chemins, de petits lutins, des « courigans » ou « couriquets », qui lui jouaient de vilains tours, en l’obligeant à jouer ou danser avec eux toute la nuit, ou en le conduisant dans un mauvais chemin rempli de ronces et d’épines, d’où il ne sortait qu’au point du jour, avec ses hardes et sa peau en lambeaux et ensanglantés. Non seulement mes parents, mais tout le monde, même des jeunes gens de mon âge et au-dessous, disaient avoir vu toutes ces choses. Moi seul, je ne voyais rien. Cependant j’avais souvent voyagé la nuit, surtout quand j’exerçais la profession de mendiant, et plus tard quand, domestique, j’allais à toute heure de nuit chercher les bestiaux dans les bois et les garennes, aux endroits mêmes que l’on disait habités par les couriquets. Aucun de ces petits lutins ne vint jamais me troubler dans mes recherches nocturnes. Je n’étais donc pas fait comme tout le monde ? Mes yeux ne voyaient pas comme les yeux des autres ?

En 1853, parut une comète qui devint, dans nos campagnes, l’objet de toutes sortes de prophéties plus ou moins sombres. Les uns y voyaient un signe de la colère de Dieu contre les crimes et les péchés du monde ; les autres y voyaient l’annonce d’une grande famine ; d’autres enfin, qui étaient les plus nombreux, je crois, y voyaient tout simplement l’avertissement d’une terrible guerre. Ceux-ci eurent raison et ne manquèrent pas de s’applaudir de leurs talents prophétiques : la guerre de Crimée fut déclarée moins d’un an après l’apparition de cette comète. Tout le monde, excepté moi, bien entendu, avait aussi vu, en ce temps-là, le ciel tout rouge une nuit. Cette rougeur céleste avait été l’objet à peu près des mêmes commentaires que la comète. Beaucoup assuraient avoir vu des armées immenses combattre à travers ces nuées rouges. Il y en avait même qui disaient s’être reconnu, avec beaucoup d’autres, dans ces mêlées effroyables, préludes d’autres luttes plus terribles qui devaient bientôt se livrer sur la terre. Plusieurs avaient vu Napoléon Ier, avec son petit chapeau et son cheval blanc, courir sus aux bataillons et escadrons qui fuyaient en jonchant leur route de cadavres d’hommes et de chevaux.

J’écoutais ces dernières prophéties avec un certain enthousiasme. J’avais souvent entendu raconter les grandes batailles de Napoléon par mon père et par d’autres, qui avaient été plus longtemps et plus loin que lui. J’avais dix-huit ans, et cette guerre, suivant la dernière prophétie, devait arriver sous peu ; j’en serais donc probablement, si toutefois mère Nature voulait se dépêcher de m’agrandir un peu, car alors je n’avais pas encore la taille d’un soldat.


III

POUR APPRENDRE À LIRE


J’étais alors au service de M. Olive, de Kermahonec en Kerfeuntun. Ce monsieur était venu là pour enseigner l’agriculture aux Bretons ; il donnait des leçons théoriques à l’école des Likès, à Quimper, aux fils des riches propriétaires du département, qui venaient une fois par semaine à la ferme pour faire de l’agriculture pratique. On envoyait souvent des escouades vers moi, soi-disant pour m’aider à couper les fourrages, les ramasser, les transporter et les distribuer dans les râteliers pour faire la litière, et, en vérité, pour rire et pour m’embêter dans mon travail. Ils pouvaient se moquer de moi à leur aise, puisque je ne savais pas un mot de français, et, à eux, il leur était défendu de parler breton. Ces jeunes gens laissaient tomber des morceaux de papier que je ramassais avec soin, cherchant à y déchiffrer quelque chose. Malheureusement, je ne connaissais pas les lettres écrites à la main.

Un jour, cependant, je ramassai une grande feuille, sur laquelle tout l’alphabet se trouvait en plusieurs formes ; il y en avait même qui ne différaient guère des lettres imprimées. Ce fut pour moi une grande découverte. J’eus bientôt fait d’apprendre ces lettres ; en moins d’un mois, je pouvais lire tous les morceaux de papier que les écoliers semaient dans la ferme. Ce n’était pas bien difficile, du reste, car tout ça était bien écrit, presque moulé, et tout des mots concernant l’agriculture, tels que charrue, herse, vache, cheval, etc. Un autre jour, je trouvai un crayon ; j’essayai de copier les lettres et les mots que je pouvais lire. Ce travail me parut plus difficile ; j’avais beau m’escrimer, je ne pouvais arriver à former une seule lettre semblable à celles que je voyais tracées sur mon alphabet. Je n’avais pas beaucoup de temps à donner à ce travail, et encore je ne pouvais ou je ne voulais le faire qu’à la dérobée : j’avais peur d’être surpris dans ce travail qui n’entrait pas dans mes attributions de soigneur de vaches.

Malgré les soins que je mettais à me dissimuler, je fus trahi et vendu par la mère de madame Olive. C’était une vieille bonne femme qui allait souvent, quand le temps était beau, se promener dans les champs, ramasser des fleurs sauvages et respirer l’air des bois et des prairies. Un jour, je gardais mes vaches dans un des champs les plus éloignés de la ferme, où je me croyais à l’abri de tous yeux indiscrets. Ce jour-là, je m’étais muni d’une grande feuille de papier blanc que je comptais couvrir dans ma journée. Des mots : vaches, taureaux, cheval, charrue, arbre, etc. Elle me vit travailler :

— Donnez-moi votre papier, me dit-elle, je veux voir cela de près. C’est vous qui avez fait ça ?

Je répondis timidement :

— Oui.

— Mais alors, vous savez donc lire et écrire ? Où est-ce que vous avez appris tout ça ?

— Il y a longtemps, madame, que je sais lire le breton, et, depuis que je suis ici, grâce à ces morceaux de papier que les écoliers laissent tomber de leurs poches, je suis arrivé à lire un peu le français.

— Cela me paraît extraordinaire, dit-elle, sinon incroyable. Je vais montrer cela à mon gendre.

— Si vous faites cela, madame, lui dis-je, je suis perdu. M. Olive va me chasser tout de suite quand il saura que je m’occupe d’autre chose que de ses vaches. Je veux bien m’en aller à l’amiable, mais je ne tiens pas à être chassé comme malpropre.

La vieille mère m’assura cependant qu’il n’en serait rien, que M. Olive en serait même très content. Il fit semblant de l’être, en effet ; mais je ne me trompais pas : il était plus étonné que charmé ; il trouvait incroyable que j’aie pu apprendre cela par moi-même ; il disait que c’était dommage que je n’eusse pas de fortune qui me permît d’aller faire mes études, qu’on aurait certainement fait de moi quelque chose. C’était me dire à peu près ce que je pensais moi-même, et depuis longtemps. Mes pensées allaient encore plus loin : j’avais entendu dire que certains enfants pauvres, orphelins ou abandonnés, avaient été recueillis par des gens charitables et, mis à l’école ou en apprentissage, étaient parvenus à de bonnes positions, voire même quelques-uns à la célébrité. Je songeais que si une pareille faveur était tombée sur moi, on aurait fait de moi tout ce qu’on aurait voulu : j’avais un tel désir d’apprendre, un tel goût et une si bonne volonté, que j’aurais, je crois, dévoré bien vite tout ce qu’on aurait bien voulu m’enseigner.

Mais je vis bien que cette faveur ne devait pas tomber sur moi, et que si je voulais m’instruire, — et je le voulais sérieusement, — je ne devais compter que sur moi-même : comment ? Je ne voyais d’autre moyen que de me faire soldat. Mais je n’osais pas me présenter encore de peur d’être refusé, faute de taille, ou pour quelque défaut physique. À la fin de l’année, ayant dix-neuf ans passés, je songeai qu’il était temps, sinon de chercher une position sociale, au moins d’essayer de sortir de l’état de vacher, qui était, alors comme aujourd’hui, considéré comme la plus basse de toutes les conditions. Je ne pouvais jamais m’absenter, mes bêtes exigeant une surveillance et des soins continus. Cependant, un dimanche soir, après avoir soigné mes vaches et bien regardé si rien n’était en défaut, monsieur et madame venant souvent passer leur inspection, je courus vite, à travers les champs, jusque chez M. Danion, grand propriétaire au Kerloch, non loin de Kermahonec. M. Danion était alors maire de Kerfeuntun. C’était un bon homme, un peu orgueilleux et fier d’avoir été choisi pour maire par « l’empereur », mais il aimait à rire et à plaisanter avec tout le monde.

En me voyant entrer chez lui à cette heure, il me dit tout de suite :

Tiens, je parie que le pot saout[5] de Kermahonec a déserté ; il est vrai que tu as fait plus que ton temps : jamais pot saout n’était demeuré là aussi longtemps que toi.

Et, sans me laisser le temps de répondre :

— Veux-tu venir chez moi, non plus comme vacher, bien entendu, mais comme domestique ordinaire. Il m’en faut encore un.

— Je venais justement pour cela, vous l’avez deviné, monsieur le maire.

— Eh bien, je te donnerai, comme au précédent, soixante-dix francs de gages, deux chemises et deux paires de sabots, et ici tu auras ta liberté le dimanche et les jours de fêtes ; es-tu content comme ça ?

— Oui, monsieur le maire, répondis-je vivement.

Car j’étais bien content d’être enfin considéré presque comme un homme. Je retournai à Kermahonec, le cœur joyeux. On était en train de souper quand j’y arrivai. On ne s’était pas aperçu de mon absence, car il m’arrivait assez souvent d’être le dernier à table, à cause de mes travaux particuliers Lorsque madame apprit que je m’étais engagé ailleurs, elle me fit un petit sermon, en me disant qu’on comptait sur moi encore au moins une année, que M. Olive était très content de moi, et qu’il entendait augmenter mes gages. Je répondis à madame que je voulais changer un peu de métier, que j’avais dix-neuf ans, et que je me trouvais trop âgé pour rester garçon de vaches, et que, du reste, je m’attendais d’aller au service aussitôt que je pourrais. On ne me dit plus rien, et quinze jours après, j’étais installé chez Danion. Ce fut pour moi un grand changement ; plus de ces embarras, plus de ces tracas dont, à Kermahonec, j’en avais plus à moi seul que tous les autres domestiques ensemble. Je n’avais plus que ma journée de travail comme les autres, et la nuit je pouvais dormir tranquille.

Cependant, un embarras d’un genre tout particulier me fut bientôt suscité chez M. le maire. Il avait une nièce, orpheline, dont il était le tuteur. Elle avait alors seize ou dix-sept ans, et n’avait jamais rien fait que sa volonté : son tuteur la laissait faire. Elle n’avait jamais voulu rester à l’école ; je crois même qu’elle ne savait ni lire ni écrire. En revanche, elle savait parler le français, ayant été élevée en ville et continuant d’y aller presque tous les jours pour y dépenser son temps. M. le maire savait lire et écrire et passait même pour le paysan le plus instruit du pays : il recevait un journal deux ou trois fois par semaine. Ce journal, il le laissait souvent traîner dans la maison, dans les hangars, dans les étables et les écuries. Quand je le trouvais, je le ramassais et je me cachais pour le lire, car je comprenais déjà beaucoup de mots français : j’avais eu soin, au premier de l’an, quand j’avais reçu mes petits gages de Kermahonec, d’acheter un modeste habillement et un petit vocabulaire français et breton que je tenais soigneusement caché dans mes poches. Tous les jours, après la collation, je me dépêchais de courir du côté du champ où nous travaillions, et là, caché derrière une haie ou un buisson, je lisais mon journal, ou plutôt le journal du maire, tout en consultant mon petit vocabulaire presque à chaque mot, en attendant que les autres domestiques arrivassent lentement, en fumant leur corn-butun et en causant jusqu’au pied de l’ouvrage. Alors j’enfonçais mon journal et mon vocabulaire dans mes poches, et je me trouvais prêt à reprendre le travail comme les autres.

Je réussis à cacher ainsi mon jeu pendant plus de trois mois, car le maire ne faisait guère attention à la disparition de son journal, que je remettais du reste, le plus souvent, à la place où je l’avais pris, après avoir essayé, à l’aide de mon petit guide, de déchiffrer quelque chose de son contenu. Cependant, un dimanche du mois d’avril, j’allai chercher des nids, toujours avec mon petit bagage enseignant. La journée était belle, chaude même. Après avoir parcouru plusieurs champs sans trouver aucun nid, je m’assis dans un coin, sur l’herbe, déjà bien haute en cet endroit ; je pensais être à l’abri de tout œil indiscret ; je déployai mon journal et mon vocabulaire. J’avais déjà lu et relu pour la troisième fois ce journal en cherchant à comprendre ou à deviner tous les mots ; malheureusement, beaucoup de ces mots ne se trouvaient pas dans mon petit vocabulaire, notre pauvre langue bretonne étant trop arriérée pour avoir des mots correspondant aux mots français. J’allais recommencer pour la quatrième fois, lorsqu’un éclat de rire, bien connu de moi, me fit dresser la tête. J’avais devant moi la belle nièce de M. le maire, — la folle, comme le maire lui-même l’appelait. Elle avait ses mains croisées sur son tablier, sa lèvre inférieure doublant sur la supérieure, et elle faisait, des yeux et de la tête, des signes d’étonnement ; elle finit par dire : « Eh bien, eh bien, voilà un petit paysan qui veut lire dans les journaux ! Pourquoi allez-vous vous cacher pour lire ? » Je lui dis que j’avais appris à lire le breton étant tout jeune, et que, pendant l’année que je venais de passer à Kermahonec, j’avais essayé, grâce aux petits papiers semés par les écoliers, de déchiffrer un peu le français et même de l’écrire, et pour le lui prouver, je lui lis tout un article qu’elle comprenait très bien, me dit-elle, puisqu’elle savait le français, tandis que moi je le comprenais à peu près comme je comprenais le latin, même moins, je crois, car le petit livre de messe que le curé m’avait donné était moitié breton et moitié latin, et j’avais appris tout le latin qui était dedans ; je l’avais trouvé plus facile que le français.

Après avoir manifesté tout son étonnement, elle me dit qu’elle était venue chercher des nids, mais qu’en réalité elle me cherchait aussi, ayant supposé que je devais être de ce côté. Elle était quelque peu embarrassée depuis quelque temps, ne me voyant jamais le dimanche à la maison jouer aux cartes avec les autres domestiques ou aller avec en ville ou au bourg pour prendre une bonne petite soulographie. Maintenant elle était contente d’avoir éclairci le mystère, seulement elle me demanda si c’était toujours dans les champs que je passais ainsi mes dimanches.

— Non, dis-je, quand il fait froid ou quand il pleut, je me renferme dans le grenier où je suis sûr de ne pas être dérangé.

J’avais ramassé mon journal et le petit vocabulaire, et nous nous acheminâmes vers la ferme en causant. En arrivant, elle n’eut rien de plus pressé que de raconter à son oncle la découverte qu’elle venait de faire.

Je ne pouvais ni ne voulus rien nier. Le maire, après avoir laissé percer un peu aussi son étonnement, me demanda pourquoi j’allais ainsi me cacher pour lire : que je devais être, au contraire, fier de montrer mon savoir. Étant assez familier avec le maire, je lui dis franchement que ce n’était pas la peur qui me faisait me cacher ainsi, que jamais personne n’avait réussi à me faire peur, ni avec les lutins ni avec les couriquets, ni même avec le diable ; seulement, j’avais toujours craint, là comme ailleurs, de contrarier et de déplaire à mes maîtres en employant mon temps à autre chose qu’aux travaux de la ferme. Il se mit à rire et voulut mettre immédiatement mon intelligence à l’épreuve. Il me fit lire l’article que j’avais déjà lu à sa nièce dans le champ ; mais, ayant appris à lire dans le breton seulement, où toutes les lettres se prononcent, le maire me fit remarquer qu’en français il y avait beaucoup de lettres qui ne se prononçaient pas : car je disais ministrès, bataillonse, ils marchaiant, commandante.

À partir de ce jour, il me faisait lire presque tous les jours quelque article, soit dans son journal, soit dans quelque vieux livre, pour avoir le plaisir de rire de ma prononciation et peut-être aussi l’agrément de me corriger. Car il était très bon homme en tout, un peu moqueur, comme sont la plupart des Bretons, surtout ceux qui se croient un peu riches ou qui croient en savoir plus que les autres.

Maintenant que la mèche était vendue et que j’étais mis à mon aise par M. le maire, je n’avais plus besoin d’aller me cacher dans le grenier ou dans les champs pour étudier. Mais j’avais trouvé un embarras, cet embarras dont j’ai parlé plus haut, bien plus grand que celui d’aller me cacher dans les greniers. La jeune mineure, héritière d’une centaine de mille francs, avait pris avec moi, depuis quelque temps déjà, certaines familiarités qui me contrariaient beaucoup. Mais, à partir du jour où elle avait découvert le mystère, ce fut bien pis encore : je ne pouvais plus aller nulle part, dans les champs, au travail, sans qu’elle fût auprès de moi à m’agacer, à me tourmenter, à me faire toute sorte de niches. Cela était d’autant plus importun et plus pénible pour moi, que je ne pouvais, ou que je croyais ne pas pouvoir y répondre ni me défendre, trouvant qu’un pauvre valet de ferme de la plus basse extraction commettrait un crime en touchant ou en plaisantant une si riche héritière. Cela dura ainsi pendant tout l’été, pendant la fenaison et la moisson qui eurent lieu de très bonne heure, cette année de 1854.


IV

JE M’ENGAGE


C’est alors que je résolus de tenter l’essai pour entrer dans l’armée, tant pour me soustraire aux importunités de la jeune héritière, qui devenaient de jour en jour plus gênantes, que pour mettre à exécution le projet, depuis longtemps arrêté dans ma tête et toujours remis par crainte d’un refus. L’occasion était bonne. La moisson était terminée : on ne pouvait pas me reprocher de vouloir me soustraire aux rudes travaux de la récolte. Et puis on parlait beaucoup de la guerre déjà déclarée entre les Russes et les Turcs, et à laquelle la France et l’Angleterre, nous disait le maire, allaient aussi prendre part.

C’est vers ce temps-là qu’on avait posé le premier fil télégraphique entre Brest et Quimper ; j’avais vu les ouvriers planter les poteaux et poser les fils ; j’avais demandé au maire ce qu’on voulait faire avec ce fil-là. Le maire, qui était plus farceur que savant, me répondit que c’était pour envoyer des lettres de Quimper à Brest et vice versa, qu’on roulait la lettre et qu’on la fourrait dans le fil qui était creux, puis on soufflait et elle arrivait instantanément. Je savais bien que cela n’était pas vrai, puisque j’avais vu les ouvriers couper le fil. On parlait aussi du chemin de fer, et le maire, qui ne voulait jamais être pris au dépourvu, nous expliquait aussi, à sa manière, ce qu’était le chemin de fer. C’était un chemin étroit, juste la largeur d’une voiture, ferré au fond, des deux côtés, et couvert également en fer. Là dedans, on mettait plusieurs voitures, attachées les unes aux autres, dans lesquelles montaient les voyageurs ; derrière on mettait une voiture plus grande, tout en fer, dans laquelle on allumait un grand feu ; alors toutes les voitures se sauvaient au galop, comme si elles avaient le feu au derrière, « eguis mar vige bet an tan en o reor ». Je fus obligé de croire à cela comme aux sermons du curé, puisque je ne pouvais pas démontrer le contraire.

Néanmoins, ces questions-là me trottaient aussi dans la tête et contribuèrent pour leur part à me faire brusquer le mouvement. Puisqu’on avait besoin d’hommes pour la guerre et qu’on en prenait par force, je pensais qu’on devait bien prendre aussi les volontaires sans les regarder de trop près. Pour que personne ne sût rien avant d’être sûr de mon affaire, un jour, après la collation de midi, et pendant que les autres fumaient leurs pipes, je courus jusqu’à la place Saint-Corentin, à Quimper. Là se trouvait toujours un vieux bonhomme attendant quelque commission ou quelqu’un pour lui payer un verre de schnic, car il avait toujours soif. Il s’appelait Robic et était connu de tout le monde. C’était, comme il disait lui-même, un vieux de la vieille : il était à Waterloo et avait vu mourir la garde. En arrivant sur la place, je vis mon Robic arc-bouté contre le coin de la cathédrale, qui était sa place ordinaire quand il n’était pas au débit d’en face.

Je l’accoste vivement en lui demandant s’il n’avait pas soif, et, sans attendre sa réponse, je saute dans le débit et je fais servir un demi-quart au vieux de la vieille et une chopine de cidre pour moi. Robic, après avoir dégusté son demi-quart d’un seul trait et fait claquer sa langue, me demande ce qu’il y avait de nouveau, que j’avais l’air si pressé. Je lui demande où il fallait aller, pour voir si j’étais bon pour le service.

— Bon pour le service, qu’il me dit, mais certainement que tu es bon pour le service. Tu veux t’engager ?

— Oui.

— Eh bien, viens avec moi, je vais te montrer. Bien sûr que tu es bon, c’est moi qui te le dis, on ne te fouillera même pas, tu vas voir. On a besoin d’hommes maintenant ; tu ne sais donc pas que nous avons la guerre ?

Tout cela était dit en marchant du côté de l’endroit où il voulait me conduire. Arrivés au bout de la rue, près du quai, il me dit :

—C’est ici.

Je levai la tête ; au-dessus de la porte je pus lire : Bureau de recrutement. Aussitôt une espèce de tremblement me saisit, mon cœur sautait à se rompre. Robic me regarda et me dit :

— N’aie pas peur, va, tu n’as rien à craindre.

Ce n’était pas la peur, certes, qui me faisait cet effet ; c’était toujours cette malheureuse et stupide timidité, de laquelle je n’ai jamais pu me défaire complètement, que j’avais dû sucer avec le lait maternel, et qui avait été fortifiée durant mes années de mendicité. Nous entrons. Je vis plusieurs militaires en train d’écrire et un officier, un capitaine, je pense, qui se promenait dans le bureau. Il vint vers nous, et Robic lui dit quelques mots que je n’avais pas compris, étant préoccupé à faire taire mon cœur et à me raidir contre cette fatale timidité. J’aurais voulu voir ma figure dans une glace : je craignais qu’elle ne fût trop pâle. Heureusement, on ne me laissa pas longtemps dans ma triste position. Robic, me prenant par le bras, me poussa devant lui vers un coin du bureau. De ce coup, je crois, si j’étais blanc auparavant, je devins tout rouge. L’officier était là qui me regardait des pieds à la tête. J’étais pieds nus ; il me prit les deux mains qu’il secoua un peu, puis me fit entrer sous la toise. À peine étais-je dessous, j’entendis l’officier prononcer ces mots qui faisaient autrefois tressaillir de malaise beaucoup de jeunes gens : « Bon pour le service ». En passant sous la toise, je sentis à peine ma tête toucher la mesure, mais, après avoir entendu ces trois mots, je crois que je l’aurais poussée en l’air si on m’eût remis dessous, car je croyais que j’avais grandi de plusieurs centimètres.

On me demanda mon nom, qu’un soldat inscrivit sur un registre, puis on me dit d’aller tout de suite chercher mon extrait de naissance et un certificat de bonne vie et mœurs du maire de ma commune. En sortant, Robic me dit :

— Eh bien ! mon petit, je t’avais pas dit que ce serait bientôt fait. Es-tu content, maintenant ?

— Oui, je suis bien content. Viens boire encore un bon demi-quart que je coure vite chercher mes papiers, car je ne veux plus retourner au Kerloch avant d’avoir fini.

Je courus d’abord à Guengat chercher mon extrait de naissance, et ensuite j’allai à Ergué-Gabéric voir mon père et savoir ce qu’il en dirait. Il ne me dit pas grand chose :

— Peut-être, tu fais bien d’aller maintenant : l’année prochaine tu serais toujours obligé d’y aller.

Il vint avec moi chez le maire de la commune qui demeurait tout près. Celui-ci passait alors pour le plus savant de tous les paysans de la commune : il me demanda si j’avais été m’assurer que j’étais bon pour le service. Sur mon affirmation et quand je lui présentai mon extrait de naissance, il alla à son bureau en me disant :

— Je vais alors te donner le consentement de ton père et un certificat de bonne vie et mœurs ; on ne t’a pas demandé ça ?

— Non, on m’a dit seulement de produire mon extrait et un certificat du maire de ma commune.

— Eh bien, c’est moi le maire de ta commune puisque ton père demeure ici, et je sais les papiers qu’il te faut.

Je lui fis observer que j’étais aussi chez un maire.

— Ça ne fait rien, va, avec ces papiers-là, on ne te demandera pas autre chose.

Cela m’arrangeait bien si je pouvais passer ainsi, car j’aurais été embarrassé d’aller demander un certificat à mon maire et patron.

Il était trop tard ce jour-là pour revenir à Quimper. Je restai loger chez mon père, dans ce triste logement et dans ce même lit qui me rappelèrent tant de misères. Ma mère pleura un peu et fit son possible pour réunir de quoi me faire des galettes pour la dernière fois. C’était la dernière fois, en effet. Je ne devais plus les revoir ni l’un ni l’autre. Tous deux, après avoir mené une assez longue vie de misère, ont fini par en mourir, quelques années après mon départ.

Le lendemain, après un dernier adieu, je les quittai, le cœur gros et les larmes aux yeux. En arrivant à Quimper, j’allai tout droit chez mon vieux Robic, en lui disant que j’avais tout ce qu’il fallait, et aussitôt nous nous dirigeâmes vers le recrutement après, toutefois, avoir lavé à mon vieil ami son gosier toujours « crassé » comme il le disait. Cette fois encore ce ne fut pas long. Aussitôt qu’on eut jeté un coup d’œil sur mes papiers, on me fit conduire à la mairie par un soldat, pour contracter mon engagement. Robic vint aussi pour servir de témoin. En traversant la place Saint-Corentin, je regardai partout pour voir si mon patron, qui se trouvait souvent de ce côté, n’y était pas ; par bonheur, il n’y était pas. À la mairie on me demanda si j’étais content de contracter un engagement de sept ans. Je répondis fortement :

— Oui.

— Vous ne savez pas signer ?

Je répondis : « Non ! » quoique j’aurais bien pu mettre mon nom peut-être, tant bien que mal. Quand ce fut fait, le soldat me dit de retourner au bureau de recrutement à deux heures.

Je fus exact. On me dit alors que j’étais versé au 37e de ligne, à Lorient, où je devais être rendu le 25 août, et nous étions le 21. On me donna ma feuille de route avec trois francs pour mon voyage ; c’était alors toute ma fortune et je disais à Robic qui m’accompagnait toujours :

— Si maintenant Danion refuse de me donner mes gages, n’ayant pas fini mon année et étant parti de chez lui sans rien dire, je vais arriver au régiment sans un sou, ce qui ne sera pas sans doute bien agréable.

— Non, — dit mon vieux, — il te faudrait, pour bien arriver, au moins cinquante ou soixante francs ; autrement, tu seras malheureux de suite en commençant. Mais le maire ne peut pas te refuser ce que tu as gagné, et puis, tu as bien quelques hardes que tu peux vendre, car il est probable que tu n’en auras plus besoin.

— Oui, — dis-je, — j’ai un joli habillement tout neuf, une demi-douzaine de chemises, trois pantalons et deux blouses, une bonne paire de galoches que je n’ai portée que deux fois.

— Cours vite trouver le maire et explique-lui ton affaire en lui montrant ta feuille de route ; après, tu ramasseras tes effets. Moi je vais, en t’attendant, chercher quelqu’un pour les acheter, et surtout n’aie pas peur de parler ; songe que tu es soldat maintenant, et qu’un soldat ne doit jamais trembler que lorsqu’il aperçoit sa tête à quinze pas devant lui.

Tout en écoutant les recommandations de mon vieux de la vieille, je filais vers Kerloch. Je n’avais pas de temps à perdre, le soir approchait, et je devais me mettre en route le lendemain matin de bonne heure. En marchant vers la ferme, j’essayai de me donner un air crâne et fier, et je résolus de résister bravement à la lutte qui allait s’engager certainement entre le maire et son dernier domestique. Quand j’entrai, le maire était à lire son journal. En me voyant il dit :

— Tiens ! on te croyait perdu ; on ne t’avait jamais vu faire des absences comme ça.

— Je ne suis pas encore perdu, monsieur le maire, mais voici une feuille de papier qui va peut-être bien me conduire à ma perte.

Et je lui jette ma feuille de route sur la table, en restant crânement devant lui, attendant qu’il eût fini de lire.

— Ah ! oui, dit-il, quand il se fut assuré que j’étais bien engagé, tu te sauves comme ça de chez moi comme un voleur, sans rien dire, sans me consulter, moi ton maître et ton maire. Tu sais que je ne te dois rien maintenant, puisque tu ne restes pas pour finir ton année.

— Ça vous regarde, monsieur le maire, je n’ai pas besoin d’argent, moi ; maintenant, je serai nourri et habillé par le gouvernement. Je vais vendre mes effets : avec ce qu’on me donnera, j’espère avoir assez pour payer mon entrée au régiment. Du reste, je n’ai pas le temps de discuter, je dois partir demain matin de très bonne heure.

Et, sans en écouter davantage, j’allai faire un paquet de mes hardes et je me sauvai sans plus dire un mot, et descendis presque en courant vers la ville. J’étais près d’y entrer, lorsque j’entendis une des bonnes, qui était seule à la maison pendant mon entretien avec le maire, crier après moi ; je m’arrêtai un instant ; quand elle fut près de moi, tout essoufflée, elle me dit que le maire serait dans une heure au café de la Liberté, sur la place Saint-Corentin, et qu’il me priait de m’y rendre, qu’il avait encore quelque chose de sérieux à me dire. Je répondis à la bonne que je n’y manquerais pas. Deux minutes après, j’étais sur la place, au moment même où Robic arrivait à ma rencontre, en me disant qu’il avait trouvé mon affaire. Il me conduisit dans la rue Vili, dans cette triste rue où j’avais trouvé mes premières misères, chez un tailleur de campagne. Celui-ci, après avoir examiné mes effets, m’en offrit quarante francs ; ils valaient bien le double, mais je n’avais pas le temps de discuter : j’acceptai son offre. Je pensais du reste, que puisque le maire me faisait appeler, c’est qu’il avait peut-être envie de me donner quelque chose. Je payai même encore à boire au tailleur et à mon vieux de la vieille, puis je dis à celui-ci d’aller m’attendre dans son débit habituel, en attendant que j’allasse voir ce que M. le maire avait à me dire.

En entrant au café de la Liberté, je fus saisi d’un éblouissement subit ; il y avait beaucoup de monde, tous des messieurs, mais j’en voyais encore, sans doute, plus qu’il n’y en avait, car mon éblouissement me faisait voir double. Instinctivement, je tirai mon chapeau de la manière que je faisais quand je mendiais mon pain. Un homme à tablier blanc, une serviette sous le bras, vint à moi le bras tendu et j’allais être mis à la porte, lorsque le maire, que dans mon ahurissement je n’avais pas remarqué, me saisit avant le garçon par le bras et me conduisit à une table où il y avait un monsieur que je ne connaissais pas, mais qui, ayant été sans doute instruit de mon cas par le maire, me dit :

— Comme ça, jeune homme, vous allez faire la guerre ?

— Je ne sais pas, monsieur, mais j’irai certainement de bon cœur si j’y suis appelé.

— C’est bien ça, mon petit, je vois que vous allez faire un bon soldat. On me servit quelque chose, dont je ne me rappelle plus le nom, dans un grand verre, et le maire me dit :

— J’espère que nous n’allons pas nous quitter fâchés. Tu pouvais bien penser que je ne voulais pas te laisser partir sans rien te donner. Tiens, voilà non seulement ce que tu as gagné, mais toute ton année, septante francs.

Je voulus protester, mais le monsieur me dit :

— Prenez toujours, vous n’aurez pas trop ; d’abord, en arrivant, vous pourrez verser quarante francs à votre masse, ce qui est un bon point pour commencer, et puis vous aurez beaucoup de petites choses à acheter pour vous mettre à hauteur du premier coup ; croyez-moi, je suis un vieux soldat, moi aussi, et je connais le métier.

Je dus ramasser les septante francs ; jamais de ma vie je n’en avais tant vu. Je voulus alors aussi payer une tournée. On nous en servit une, mais on ne me laissa pas payer :

— Conservez votre argent, me dit le monsieur, vous trouverez bien à l’employer ; surtout faites attention qu’on ne vous le vole pas.

Puis il me dit d’aller acheter une ceinture spéciale pour le mettre pendant mon voyage. Après avoir dit adieu et serré la main à M. le maire, ainsi que celle du monsieur, je sortis et j’allai tout joyeux trouver mon ami Robic lequel, du reste, pour tuer le temps en m’attendant, avait déjà absorbé deux ou trois verres à ma santé et à mon compte. Nous bûmes encore chacun un verre, puis je voulus donner cinq francs à Robic pour sa peine, mais il refusa.

— Je veux bien boire un verre, dit-il, mais je n’accepte jamais d’argent pour rendre service à un ami.

Je lui dis que le maire m’avait donné soixante-dix francs, beaucoup plus que je croyais, et qu’un monsieur, un ami du maire, m’avait dit d’acheter une ceinture pour les mettre, crainte de les perdre. Mais je vis bien alors que mon Robic avait plus que son compte. Je lui dis bonsoir en l’invitant à se trouver le lendemain matin de bonne heure sur la place.

J’allai alors acheter une ceinture, puis je me dirigeai vers la rue des Reguaires, sans savoir trop où aller passer la nuit, car, depuis qu’on m’avait dit de faire attention aux voleurs, j’étais devenu plus inquiet. Je vis enfin une enseigne : Ici on vend à boire et à manger, loge à pied. J’étais à pied, même pieds nus : je ne voulais pas aller voyager avec des galoches qui étaient trop lourdes, et je ne voulais pas non plus acheter des souliers pour deux jours. J’entrai dans la maison. Je tombais bien ; aussitôt entré, je reconnus la patronne : c’était une paysanne que j’avais bien connue à Ergué-Gabéric. Je fus bien reçu, et je n’avais rien à craindre pour mon argent, car on me donna une petite chambre pour moi tout seul. Pour le souper, je ne lui fis pas grand honneur ; j’avais tant bu dans la journée que mon estomac ne pouvait rien recevoir. J’avais hâte aussi d’aller dans ma chambre. Je réglai mon compte tout de suite et dis à la patronne que je partirais de belle heure le lendemain matin.

Une fois dans ma chambre, je m’empressai de déployer ma ceinture et j’y plaçai mon argent, pièce par pièce, dans des petits compartiments séparés par une couture, afin que les pièces ne pussent se réunir sur un même point et former une bosse. Ceci fait, je posai ma ceinture sous ma chemise, sur la peau, puis je m’étendis sur le lit sans le défaire. Je ne dormis guère cette nuit-là, et, quand je m’endormais un instant, il me venait des rêves épouvantables : je me voyais poursuivi sur la route de Rosporden par des voleurs avec des pistolets et des cordes ; à d’autres moments, je croyais entendre la porte s’ouvrir doucement, et je voyais entrer une femme et, derrière elle, un homme, un grand couteau à la main. Chaque fois que je me réveillais, je me levais sur mon séant en portant involontairement ma main à ma ceinture et fixant mes yeux tout autour de la chambre ; une fois même j’allai voir si la porte était réellement bien fermée. J’entendais sonner les heures à la cathédrale. Aussitôt que j’entendis sonner les quatre heures, je me levai : je pensais sortir sans réveiller personne ; mais la porte était fermée et je fus obligé d’appeler.

La bourgeoise descendit bientôt, en me disant que j’avais bien le temps, que les jours étaient longs, et comme je n’avais rien mangé la veille, elle me dit que je ferais bien de prendre quelque chose avant de partir. Elle me mit sur la table de la viande, du beurre et du pain ; tout en me servant, elle regardait mes pieds :

— Je ne m’étonne pas, dit-elle, que je ne vous aie pas entendu descendre, vous êtes pieds nus ; et vous allez voyager comme ça ?

— Oui ; vous savez bien, moi, j’ai l’habitude de marcher plus souvent nu-pieds qu’avec des chaussures.

— N’importe, ça ne sera pas joli de vous voir arriver là-bas pieds nus ; on se moquera de vous. J’ai là une vieille paire de souliers, prenez-la : si vous ne pouvez pas marcher avec, vous les mettrez seulement pour entrer à la caserne.

L’idée n’était pas mauvaise ; j’acceptai les souliers que je mis sous mon bras en remerciant la bourgeoise, et je courus vers la place Saint-Corentin pour voir si Robic y était : il n’y avait personne. Je voulus entrer dans l’église, mais la porte était fermée : alors je m’agenouillai dans le porche et j’adressai de tout mon cœur, avec une grande ferveur, deux pater et deux ave, non à saint Corentin, mais à Notre-Dame de Kerdevot, laquelle m’avait déjà sauvé la vie une fois, à ce qu’assurait ma vieille institutrice, qui était morte depuis quelques années. En sortant, je regardai encore autour de la place : je ne vis personne ; Robic n’avait pas pu s’éveiller, sans doute, ayant un peu trop bu la veille. Alors je pris par le pont de l’Évêché et la Rue Neuve, pour gagner la route de Rosporden.


V

À LA CASERNE


Me voilà lancé sur la route de l’avenir. Où me mènerait-elle ? En tout cas, je ne pensais ni à la fortune, ni à la gloire, ni même au patriotisme. Je n’avais qu’une idée dans ma cervelle inculte, c’était de chercher à voir et à savoir. Dans cette idée, je quittai heureux et content cette pauvre Bretagne, que tant de jeunes gens alors ne voulaient quitter à aucun prix. Beaucoup dépensaient des centaines de francs chez les sorciers pour avoir la chance de tirer un bon numéro ; d’autres s’empoisonnaient en avalant toutes sortes de drogues ou se mutilaient afin de se rendre impropres au service.

Lorsque je fus arrivé à environ six kilomètres de Quimper, j’aperçus le bourg d’Ergué-Gabéric et beaucoup de fermes, dans lesquelles j’allais autrefois, chaque semaine, chercher quelque chose à manger pour moi et mes parents ; je regardai le clocher, l’église, le cimetière où mes parents devaient bientôt aller se reposer de leur longue vie de misère. Je contemplai aussi ce vieux presbytère où, pendant trois années consécutives, à l’époque des communions, j’avais mangé de bonnes écuellées de soupe que le recteur nous faisait donner à midi, pendant les jours de retraite. Je m’étais arrêté un instant devant ce petit coin de terre, témoin muet et inconscient de mes premières et précoces misères, mais qui fut aussi témoin de ma première joie, en ce jour d’ivresse et plein de charmes où je reçus Dieu pour la première fois ; de grosses larmes me coulaient le long des joues : n’ayant pas de mouchoir, je les essuyai avec le revers de ma blouse et je me remis en route presque en courant, sans plus regarder derrière moi.

J’avais attaché mes vieux souliers par les cordons et les avais mis à cheval sur mon épaule, sans même les avoir essayés. J’arrivai vers huit heures à Rosporden, que je traversai presque sans m’arrêter, m’informant seulement de la route de Quimperlé. Au bourg de Bannalec, je fis une pause en buvant une chopine de cidre : il faisait chaud et la route était couverte de poussière.

Il était environ une heure quand j’arrivai à Quimperlé ; je commençais à avoir faim : avant même de songer à mon billet de logement, j’allai demander à manger dans un petit débit que je remarquai au coin de la place. Je n’étais pas fatigué du tout et, après m’être restauré, j’avais presque envie de continuer ma route sur Lorient ; mais ma feuille de route marquait que je devais coucher à Quimperlé et j’avais peur de me mettre du premier coup en contravention avec les règlements militaires. J’allai donc demander un billet de logement. La personne à qui j’étais adressé me donna deux francs pour mon billet avec un grand verre de vin. Je retournai chez l’aubergiste d’où je venais, demander à loger ; elle m’offrit un lit, à souper et à déjeuner pour vingt sous : je faisais vingt sous d’économie dans ma première journée de soldat.

Le lendemain, je quittai Quimperlé vers cinq heures, toujours mes vieux souliers à cheval sur mon épaule. Lorsqu’en regardant les bornes je vis que je n’étais plus qu’à cinq kilomètres de Lorient, je sortis de la route pour chercher un ruisseau ou une fontaine que je trouvai bientôt. Là, je secoue la poussière de mes effets, je me lave les pieds, les jambes, les mains et toute la tête ; puis, après avoir bien essuyé mes pieds, je mets mes vieux souliers qui ne m’allaient pas trop mal. Avant de revenir sur la route, je pensai à ma ceinture. Qu’est-ce que je ferais avec ça au régiment ? On ne me laisserait pas la porter, sans doute ; et puis il me faudrait passer la visite du docteur : on verrait ma ceinture et on se moquerait certainement. Alors, après avoir regardé autour de moi, je me blottis contre la haie et, vivement, je défis ma ceinture ; j’en retirai toutes les pièces et, mettant les pièces en or dans mon porte-monnaie, je nouai les pièces de cinq francs dans un coin de ma poche, avec un bout de toile arraché du pan de ma chemise. Je revins sur la route, laissant là ma ceinture vide.

Lorsque je fus arrivé aux fortifications de Lorient, devant la porte de Kerentrech, je m’arrêtai un instant à regarder ces grandes murailles et ces fossés ; de l’autre côté de la porte, un soldat se promenait avec un fusil dans les bras. Ayant peur d’être reconnu pour un conscrit et conduit tout droit à la caserne, où je ne voulais pas entrer sans manger et sans avoir vu la ville, je passai légèrement du côté opposé au corps de garde au moment où beaucoup de passants s’y trouvaient, et je filai vers le centre de la ville, en regardant de tous côtés, pensant à chaque instant qu’on allait m’arrêter. Bientôt j’arrivai sur une grande place toute couverte de légumes. Midi venait de sonner ; j’avais faim, je vis une enseigne, où l’on vendait à boire et à manger. J’entrai et j’allai me cacher dans un coin où, sur ma demande, on m’apporta un plat de ragoût, du pain et une chopine de cidre.

Quand j’eus fini de manger, la femme qui m’avait servi vint me demander si je voulais prendre du café : « Vous allez entrer au régiment, n’est-ce pas ? me dit-elle. Je connais ça, vous êtes du côté de Quimper. » Tout en me parlant ainsi dans son breton du Morbihan, que je comprenais à peine, et sans attendre ma réponse, elle alla me chercher le café. Je n’en avais jamais pris ; je ne le trouvai d’abord pas mauvais, mais lorsque la femme eut versé de l’eau-de-vie dedans, j’eus mille peines à l’avaler, quoiqu’elle m’assurât qu’il était bon. Elle me dit aussi qu’il y avait beaucoup de jeunes soldats bretons au 37e, qui venaient chez elle, le soir et le dimanche, boire du bon cidre ou de la bonne eau-de-vie, que quand je serais habillé je n’avais qu’à porter mes effets civils chez elle : là, une revendeuse viendrait me les acheter et si je voulais acheter un pantalon rouge numéro 2 pour faire mes exercices et les corvées, afin d’épargner mon pantalon numéro 1 pour le dimanche et les revues, elle m’en trouverait également. Je vis que cette femme connaissait le métier de soldat ; je la remerciai beaucoup de son obligeance et lui promis de revenir quand je serais habillé. Après avoir payé mon dîner, elle me versa encore une rasade dans ma tasse et se versa elle-même un petit verre pour trinquer avec moi.

Avant de me présenter à la caserne, j’allai encore faire un tour du côté du quai : il était couvert de soldats faisant l’exercice. Je voyais bien qu’il y en avait là beaucoup qui ne faisaient que de commencer ; les uns avaient encore leurs blouses, d’autres leurs pantalons civils. Cela me réjouissait : je ne serais donc pas seul à faire l’apprentissage du métier. Mais, tout en observant les commandements et les remarques des instructeurs et les mouvements des conscrits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec étonnement les grands navires dans le port. Je me demandais comment de pareilles masses pouvaient rester sur l’eau sans s’y engloutir. C’était un nouveau problème qui m’entrait dans la tête et qui ne devait en sortir que bien des années après, avec les problèmes du télégraphe et du chemin de fer. Mais le soir approchait : il était temps de me présenter.

En arrivant à la porte de la caserne, pour ne pas donner le temps de m’interroger, je tendis de loin ma feuille de route, sans trop savoir à qui je la tendais ; mais presque en même temps, un sergent, — le sergent de planton, je crois, — vint me la prendre, et, après avoir jeté les yeux dessus et avoir plaisanté, avec un autre sergent qui se trouvait là, sur ma petite taille et mon air naïf et timide, il appela le planton de l’adjudant pour me conduire chez le « gros major », qui est celui qui tient le registre-matricule du régiment. Là, je fus incorporé définitivement sous le numéro 6430 et versé à la 2e compagnie du 3e bataillon.

Pendant le trajet, le planton essayait de me parler, et moi j’essayais de le comprendre : ce fut bien difficile. J’avais déjà entendu parler le français chez moi et je comprenais même beaucoup de mots ; mais je pensai que le français ne se parlait pas ailleurs comme à Quimper, car, de tout ce que le planton de l’adjudant me disait, je ne compris qu’une phrase : « Tou payase pas oun vero ? » Je répondis vivement « si », ce fameux si qui m’avait fait rire plus d’une fois, quand je l’entendais prononcer par les écoliers de M. Olive, le mot de si étant employé en breton pour chasser les cochons importuns. Nous entrâmes dans un débit et je lui fis servir un demi-quart, ration qui était alors à la mode dans le monde des buveurs et qu’on prenait ordinairement à deux, puis je demandai une chopine de cidre pour moi. En trinquant, il me dit : « Tou farai oun boun soudat, vaï, et oun boun camarao » et après avoir avalé son demi-quart d’un seul trait, il me dit qu’il allait me conduire à ma compagnie, « chez lou serginte-majour ».

Ce sergent-major était un tout petit homme, à peu près comme moi, aussi un engagé volontaire, dont le français, ou du moins l’accent, me surprit autant que celui du planton : ce n’était pas encore là le français que j’avais entendu à Quimper. Sa figure était, comme la mienne, complètement dépourvue de duvet ; il eût été très joli garçon sans son nez en bec d’aigle. La première chose qu’il dit en me voyant fut : « En voici un qui ne passera pas aux grenadiers. » Puis, aussitôt, il me demanda si j’avais de l’argent.

Je répondis :

— Un petit peu, major.

— Oh ! mais, tu comprends bien le français.

Je répétai la même phrase, et, pendant qu’il m’expliquait ce qu’on m’avait déjà expliqué à Quimper à propos de la masse individuelle, pour répondre ou plutôt pour couper à ses explications, je déposai quarante francs sur sa table.

— À la bonne heure, dit-il, je vois que tu comprends ton affaire ; ceci te servira d’un bon point pour commencer.

Il vint lui-même me conduire à mon escouade, la dernière qui occupait seule une petite chambre à part ; il y avait justement un lit disponible que le sergent me montra du doigt, et il dit quelques mots au caporal qui était dans un coin, un petit livre à la main.

Je restais planté là, au pied de mon lit que je trouvais bien étroit ; j’étais embarrassé de mon individu, surtout de mes mains que je ne savais où fourrer ; je fus mis un peu à mon aise par un soldat qui me demanda en breton d’où j’étais :

— D’Ergué Gabéric, tout près de Quimper. — Moi, je suis de Léon, dit-il ; il y a six mois que je suis ici. Je n’avais plus qu’un an à faire de mon congé lorsqu’on m’a appelé ; je suis marié, père de famille et fermier ; j’ai été obligé d’abandonner tout, et on parle à chaque instant que le régiment va partir pour la guerre. C’est embêtant d’aller se faire tuer lorsqu’on a femme et enfants et qu’on n’a que six mois à faire.

Il me disait tout ça d’un air contristé, pendant que les autres soldats parlaient et riaient entre eux de ce « pauvre bleu, de ce blanc-bec », dans le beau langage des soldats de l’époque, qu’on apprenait ordinairement au bout de six mois, et que la plupart des soldats de ce temps ont continué à parler toute leur vie.

Quand il eut fini son histoire, il me dit d’aller chercher, si j’avais de l’argent, un litre d’eau-de-vie à la cantine pour payer ma bienvenue ; comme ça, je contenterais tout le monde. C’était à cela que je pensais depuis mon entrée, mais je ne savais comment m’y prendre. Il descend avec moi me montrer la cantine ; je lui paie un verre d’abord et nous remontons à la chambrée avec un litre et un verre. Je commençai la distribution par le caporal d’escouade. Tous, à mesure qu’ils avaient bu leur verre, me mettaient la main sur l’épaule en me disant : « C’est bien ça ; toi, bon camarade. » Mon Breton revint avec moi reporter le litre vide à la cantine, où nous bûmes encore quelques verres, en attendant l’appel du soir.

Je ne dormis guère cette nuit-là. Le lendemain, on me mena à la visite du médecin, pour voir si j’étais réellement bon pour le service et s’assurer que j’étais vacciné. Ensuite, on me mena au magasin, où, après avoir été habillé à neuf des pieds à la tête, on me donna ma charge d’effets d’équipement et d’armement. Quand j’arrivai avec tout ça dans la chambrée et que je les eus déposés sur mon lit, j’en fus effrayé. Comment arranger tout ça ? Heureusement, mon Breton vint encore à mon aide : il commença d’abord par monter mon fusil qui était en quatre ou cinq morceaux ; ensuite, il m’apprit à plier mes effets et à les placer sur les planches à bagages, puis il donna un bon coup d’astiquage à ma giberne et à mon ceinturon.

Enfin, vers le soir, j’étais paré ; j’avais presque l’air d’un vieux soldat. On aurait pu me dire comme disait une chanson du temps :


     En vous voyant sous l’habit militaire,
     J’ai deviné que vous étiez soldat.

Après la soupe du soir, on me permit de sortir avec mon camarade, pour vendre mes effets civils. Nous allâmes chez la femme qui m’avait si bien reçu la veille. Là, je trouvai moyen d’échanger tous mes effets civils contre un vieux pantalon rouge, lequel, du reste, me rendit de grands services dans les exercices et les corvées et me permit d’épargner mon pantalon numéro 1 pour les dimanches et les revues.

Le lendemain, je devais aller à l’exercice. Le matin, avant de descendre, je me fis montrer, par mon camarade, la manière de porter mon fusil, afin de ne pas paraître plus bête que j’en avais l’air. Étant décidé d’aller le plus vite possible dans mon apprentissage, j’y mettais de la bonne volonté et du goût : en peu de temps, j’atteignis des hommes qui manœuvraient depuis longtemps.

Au bout de trois mois, je passais au bataillon avec des hommes qui étaient arrivés deux mois avant moi. J’avais appris non seulement les exercices, mais même les commandements et la théorie, à force de les entendre rabâcher par les instructeurs. Je savais aussi à peu près tout le français du troupier de ce temps, le français de caserne que tout soldat apprenait en six mois au moins, et avec lequel tous ou presque tous revenaient chez eux, au bout de sept ans et même de vingt-cinq ans. Comment, du reste, en aurait-il été autrement ? Sur cent soldats, il y avait quatre-vingt-dix-neuf illettrés. Et tous ces hommes se réunissaient dans les chambrées, dans les promenades, dans les camps, par « pays », pour parler entre eux leurs patois ou leurs jargons. Les caporaux et les sergents n’étaient guère plus avancés que les autres, sinon que je les trouvais encore plus grossiers. Moi qui étais allé au régiment dans le seul but de m’instruire, je me voyais un des plus savants, car je savais lire et même un peu écrire. Où et comment en apprendre davantage ? Pas d’école, pas moyen de trouver ni de posséder un seul livre. Je fus désolé. Cependant on parlait déjà beaucoup de la guerre entre la Russie et la Turquie, et on disait que notre régiment y serait bientôt appelé. À la fin de décembre 1854, le régiment reçut, en effet, l’ordre de se mettre en route, sans trop savoir où nous devions aller : on parlait de Paris, de Marseille, de Lyon, puis enfin de la Turquie. Sans rien savoir au juste, du moins nous autres soldats, nous quittâmes Lorient aux derniers jours de décembre, par un temps froid, avec de la neige. Le dépôt restant à Lorient, on y avait versé tous les soldats trop vieux ou trop jeunes, les hommes faibles, les malingres, enfin tous ceux qu’on croyait incapables de supporter les fatigues d’une longue route. Je crus un instant qu’on allait m’y verser, moi aussi, avec les trop jeunes. Mais je dis à mon sergent-major que je n’étais pas engagé volontaire pour rester à flâner dans les dépôts, que je me sentais capable d’aller partout où iraient les autres ; il me décocha, ainsi que plusieurs des vieux soldats qui se trouvaient présents, un sourire de doute et peut-être de pitié. N’importe, je partis.

Pendant les quatre premières étapes, je craignis plus d’une fois d’être obligé de donner raison au doute de mon sergent-major sur mes forces réelles. La neige était épaisse, la marche était pénible et j’eus les pieds blessés dès la première étape ; je sentais aussi que mon sac était un peu lourd : ses bretelles me coupaient les épaules. Je grinçais des dents et je me disais souvent : « Courage, petit, tu es volontaire, meurs plutôt que de rester en arrière. » J’en voyais cependant qui restaient à la traîne, et même des vieux soldats, et c’est ce qui me donnait du courage. Quand je voyais un vieux soldat rester en arrière, surtout s’il était de ma compagnie, il me semblait que mon sac s’allégeait de plusieurs kilos et que les pieds me faisaient moins de mal. J’arrivai ainsi clopin-clopant à la quatrième étape, qui était Plélan-le-Grand, où nous devions faire séjour. Nous y restâmes même quarante-huit heures, car la marche était empêchée non plus par la neige, mais par une épaisse couche de verglas, sur laquelle ni hommes ni chevaux ne pouvaient se tenir debout. Je profitai de ce repos pour soigner mes pieds et graisser mes souliers.

Nous étions logés, mon camarade de lit et moi, chez un brave cultivateur qui avait l’air, lui ainsi que sa femme, d’avoir une grande pitié de moi, me voyant si jeune, avec une charge si lourde par ce temps abominable. Nous fûmes soignés par ces braves gens mieux que les enfants de la maison ; ils me firent oublier complètement les misères des jours précédents. Le troisième jour, le dégel étant venu avec de la pluie, on se remit en route, mais seulement à dix heures du matin, ce qui fit que nous n’arrivâmes à Rennes qu’à la nuit close, trempés jusqu’aux os et de la boue par-dessus nos têtes, après avoir laissé quantité d’hommes en route. Beaucoup ne purent trouver leurs logements : après avoir erré longtemps dans les rues, ils durent passer la nuit au poste de la mairie. Les habitants étaient venus cependant sur la place, avec des lanternes, chercher les soldats qui leur étaient destinés, mais c’était bien difficile de se trouver dans un pareil brouhaha ; plus ils criaient, plus ils se perdaient. J’étais content de moi, ce jour-là : je n’avais plus aucun mal aux pieds et je ne me sentais pas trop fatigué ; mais mon pauvre camarade était rendu ; il ne pouvait plus tenir debout.

Quand j’eus notre billet de logement et le pain, je m’approchai d’un homme qui tenait une lanterne à la main, pour lire le nom de notre logeur. Je vis que c’était un jardinier ; mon camarade dit : « Un jardinier ! ça doit être loin alors, en dehors de la ville. Je resterais plutôt coucher ici sur la place, je n’en puis plus. » Mais l’homme à la lanterne nous dit que ce n’était pas loin et que ce jardinier devait être aussi par là à nous chercher. En effet, au moment où nous allions nous engager dans la rue qu’on nous avait indiquée, j’entendis un homme qui criait son nom à tous les soldats qui passaient : ce nom était celui qui se trouvait sur notre billet de logement.

— Nous voici, monsieur le jardinier, lui dis-je en lui tendant le billet ; n’est-ce pas ça ?

— Si, mes amis, dit-il. Je savais bien qu’ici j’étais le mieux placé pour vous trouver. Vous devez être esquintés.

— Oui, vraiment, monsieur, mon camarade n’en peut plus.

Il nous fit entrer dans un débit et nous fit servir une bonne goutte d’eau-de-vie à chacun, ce qui permit à mon camarade d’arriver jusqu’au but. Là, nous fûmes reçus par toute la famille comme on recevait les voyageurs aux temps bibliques. Le lendemain, nous ne partîmes encore qu’à neuf heures du matin. Les traînards et les égarés de la veille eurent bien de la peine à se retrouver. Plusieurs hommes restèrent à l’hôpital de Rennes. Nous voyageâmes ainsi, par le même temps et à peu près dans les mêmes conditions, jusqu’aux premiers jours de mars, où nous arrivâmes enfin à Lyon, dans la seconde ville de France, alors gouvernée ou plutôt tyrannisée par le fameux Castellane, dont le nom seul faisait trembler les soldats aussi bien que les civils, « les pékins », surtout les pékins lyonnais, qui vivaient alors dans des transes continuelles, car ils étaient avertis qu’à la moindre velléité de révolte ou de désordre, Castellane ferait bombarder et incendier la ville par les canons des forts.


VI

SOUS CASTELLANE


Nous eûmes à éprouver, dès notre arrivée, la tyrannie, comme nous disions, de ce vieil autocrate. Après avoir fait quarante kilomètres ce jour-là dans la boue, il nous tint encore deux heures sur la place Bellecour pour nous passer en revue. Le colonel du 64e de ligne, arrivant aussi avec son régiment à peu près en même temps par une autre route, fut gratifié de trente jours d’arrêts pour avoir fait voyager ses hommes en guêtres blanches, ou du moins en guêtres de toile, car elles n’étaient guère plus blanches que les nôtres qui étaient en cuir noir.

Nous vîmes arriver le vieux sur la place, avec son inséparable cheval blanc, sa bosse légendaire, son chapeau de travers, son nez et son menton prêts à s’embrasser. Si Castellane eût eu les oreilles bien percées, en ce moment-là, il aurait entendu de belles litanies. Toutes les belles expressions, toutes les épithètes qui composaient alors le riche vocabulaire du soldat lui étaient adressées ; les officiers, qui tremblaient derrière les rangs, avaient beau dire tout bas « silence », les litanies n’en continuaient pas moins. Quand la revue fut terminée, on nous conduisit dans les casemates froides et humides de Fourvières.

Nous étions éreintés et mourants de faim ; malgré cela, il fallut aller immédiatement chercher nos effets de campement : tentes, bâtons, piquets, demi-couvertures, bidons, marmites, gamelles, pelles, pioches, enfin tout le bagage et tout le mobilier du soldat en campagne. Qu’allions-nous faire de tout ça et comment l’empaqueter, l’attacher sur notre sac avec notre précédent bagage que nous trouvions déjà assez lourd ? Il y avait au régiment et dans presque toutes les compagnies quelques vieux soldats, qui avaient fait campagne en Afrique ou qui avaient déjà servi à Lyon. Ceux-là furent chargés d’enseigner aux autres la manière de s’y prendre pour faire leur sac « à la Castellane » : en Crimée, par la suite, nous vîmes combien cet apprentissage était utile. Il fallait se dépêcher, car on nous avait avertis que l’on repartirait le lendemain matin. Pour où ? On ne nous le disait pas. Mais tout le monde pensait et disait que c’était certainement pour Sébastopol, dont on faisait alors le siège. La guerre, qui avait commencé en Turquie, était, depuis le mois de novembre, portée en Crimée, où se trouve la ville de Sébastopol, qu’on disait alors imprenable. Nous étions contents de partir de Lyon, car on aimait mieux aller se faire tuer à Sébastopol que rester pour souffrir les mille et une misères des soldats de Castellane.

Hélas ! nous fûmes déçus dans notre espoir. Nous partîmes le lendemain matin, il est vrai, mais ce ne fut pas pour Sébastopol, ce fut pour le camp de Sathonay, à quelques kilomètres de Lyon, sur un plateau élevé, entre la Saône et le Rhône. Pour nous guérir des fatigues et des misères que nous subissions depuis deux mois, on nous envoyait dans ce camp nouvellement formé, dans des baraques en planches, ouvertes à tous les vents, à la pluie et à la neige, n’ayant pour coucher que le lit de camp, une mauvaise paillasse et une demi-couverture. Là, nous fûmes transformés en terrassiers, ou, comme disaient les vieux soldats, en forçats. Nous allions travailler sur la route qu’on établissait alors de Lyon au camp et qu’on avait nommée avec raison « la route des soldats ».

Quand nous n’allions pas au travail, on nous envoyait aux manœuvres, à la cible, faire la petite guerre. Une ou deux fois par semaine, l’armée de Lyon venait, la nuit, attaquer le camp. À la première alarme, il fallait se dépêcher de ramasser ses effets, de mettre tout sur le dos, armes et bagages, et de partir au plus vite comme si on ne devait plus revenir. Nous courions alors à travers champs, à la rencontre de l’ennemi que nous repoussions jusqu’à Lyon, ou bien c’était lui qui nous repoussait dans notre camp et même parfois au delà : alors le camp était censément pris ; nous étions vaincus. Ces manœuvres duraient souvent jusqu’au jour, ce qui n’empêchait pas, aussitôt rentrés au camp, de nous envoyer aux travaux de la route ; mais ce qui n’empêchait pas non plus nos gémissements, nos plaintes et nos murmures : on enviait le sort de ceux qui étaient à Sébastopol, car il n’était pas possible qu’ils fussent aussi malheureux que nous, du moins à ce que disaient les vieux soldats.

Étant depuis mon plus jeune âge habitué à toutes sortes de misères, je ne trouvais là rien d’extraordinaire. Je connaissais les courses de nuit depuis le temps où je mendiais mon pain à travers nos campagnes sauvages ou quand je cherchais les bestiaux dans les garennes, les landes et les bois, où j’entendais souvent hurler les loups ; je savais aussi manier la pelle, la pioche et le marteau casse-pierres. Ce qui me chagrinait le plus, c’était d’entendre les chefs, par peur sans doute, parler toujours de consigne, de salle de police, de prison, de conseil de guerre. Ce qui me déconcertait encore, c’était de ne pouvoir trouver aucun moyen de m’instruire ; nous n’avions aucun livre ni aucun journal. On n’aurait guère eu le temps du reste de s’en occuper.

Le 1er mai, il y eut un changement : la division de Lyon vint nous remplacer au camp et nous vînmes occuper ses casernements en ville et autour de la ville. Notre régiment fut réparti entre les forts Saint-Just, Saint-Irénée et Sainte-Foy. C’est dans ce dernier fort que se trouvait alors la prison d’arrêt des officiers : on l’avait surnommée la pension de Castellane. Elle était presque toujours pleine, cette pension, d’officiers de tous grades, depuis les sous-lieutenants jusqu’aux colonels, les uns aux arrêts forcés, avec un factionnaire à la porte de leurs cellules, les autres ayant le droit de se promener à de certaines heures sur le rempart, escortés par des soldats en armes. Là, nous étions un peu mieux, du moins on se le figurait, puisque nous couchions dans des lits et qu’on n’allait plus piocher sur la route ; mais, en revanche, le service de place, les marches militaires, les alertes de nuit, les grandes manœuvres, les revues et parades du samedi et du dimanche ne nous laissaient guère plus de repos qu’au camp.

Les caporaux et les sous-officiers étaient plus occupés que nous. On leur avait donné leurs théories qu’ils n’avaient pas vues depuis Lorient. Ils étaient obligés, dans les intervalles de manœuvre, d’aller à la théorie pratique ou récitative, où ils attrapaient beaucoup de punitions, car la plupart ne savaient plus rien. Ne trouvant pas d’autre livre, je m’amusais souvent à regarder la théorie de mon caporal, que je savais du reste par cœur depuis mes premiers exercices à Lorient. Je disais à ce pauvre caporal, qui était toujours puni faute de savoir sa théorie: « Si vous voulez, j’irai réciter pour vous. »

Cependant, un jour, vint dans nos chambres un monsieur avec un grand paquet de papiers sous le bras. C’étaient des images de Notre-Dame de Fourvières, qu’il distribuait à tout le monde avec une petite médaille, puis de petites brochures qu’il donnait seulement à ceux qui savaient lire. De celles-ci, il n’eut pas beaucoup à distribuer : quatre-vingt-dix-neuf soldats sur cent étaient alors complètement illettrés. Je tendis vers ces brochures une main empressée et je remerciai le monsieur avec effusion, puis j’allai vite sur mon lit, voir ce qu’il y avait dans ce beau petit livre. C’était tout des cantiques militaires et des prières arrangées spécialement pour les soldats. À la dernière page, je vis deux R. et deux P. Je demandai au caporal ce que voulaient dire ces lettres : il ne le savait pas.

Mais ce que je comprenais et qui me faisait beaucoup de plaisir, c’était le renseignement suivant : Tous les sous-officiers, caporaux et soldats peuvent venir tous les jours, de cinq à huit heures du soir, rue Sainte-Hélène, n° 4 ; on se charge de leur apprendre gratuitement la lecture, l’écriture et la comptabilité.

Enfin, me dis-je, me voilà sauvé. Je vais pouvoir apprendre quelque chose des histoires de ce monde. Le lendemain, aussitôt la soupe de quatre heures mangée, n’étant ni de service ni de corvée, je courus à la recherche de la rue Sainte-Hélène, que je n’eus du reste pas grand-peine à trouver, car elle est située entre les deux grandes places de Lyon, la place Napoléon et la place Bellecour. J’entre au n° 4, et bientôt je me trouve dans une grande salle, toute remplie de bancs, lesquels étaient couverts de livres, de papiers, de cahiers, d’encriers et de plumes : il n’y avait là que sept ou huit individus ; c’étaient tous des sous-officiers et des caporaux.

Un monsieur très bien mis, très poli et très doux, ayant presque la voix d’une femme, vint à moi en me disant : « Bonsoir, mon ami. » Il me prit par la main et me conduisit m’asseoir sur un banc, derrière les autres, qui étaient déjà occupés à lire et à écrire, puis me demanda où j’en étais de mon instruction, si je savais lire et écrire. Je lui répondis que je savais lire un peu et que j’avais même essayé autrefois, en gardant les vaches, de griffonner des lettres et des mots sur des morceaux d’ardoise. Il me donna un livre dans lequel il me fit lire quelques lignes à haute voix. Je m’en tirai assez bien, quoique je fusse un peu troublé et intimidé, en présence de tout ce monde supérieur et inconnu. Ensuite, il me donna un modèle d’écriture que j’essayai de copier tant bien que mal, en perçant souvent le papier avec la pointe de ma plume. Je n’avais jamais gribouillé qu’avec la pointe de mon couteau ou quelque mauvais crayon. Je voyais alors que la plume était plus difficile à manier que la pioche. N’importe, le monsieur me dit tout de même, toujours de sa voix féminine, que je lisais très bien et que je n’écrivais pas trop mal, que j’appuyais seulement un peu trop sur ma plume : je le voyais bien, mon griffonnage transperçait les deux feuilles.

Un peu avant la fin de séance, un autre monsieur entra dans la salle en disant : « Bonsoir, mes amis », puis il passa devant chaque écolier en lui adressant quelques questions et quelques observations. Ce devait être le maître ou le chef de l’établissement, car l’autre, qui le suivait par derrière, avait l’air d’être son subordonné.

Quand il vint à moi, il dit :

— Voici un jeune engagé volontaire, n’est-ce pas, mon ami ?

— Oui, monsieur.

— De quel pays êtes-vous ?

— Du Finistère, monsieur.

— Ah ! un petit Breton ! Et vous avez fait beaucoup d’études ?

— Aucune, monsieur, excepté celles que j’ai pu faire seul en gardant les vaches, chez M. Olive, de Kermahonec.

Et lui, après m’avoir fait lire quelques lignes :

— Cependant, vous lisez très bien et votre écriture est assez bien. Un peu de courage et de bonne volonté et vous arriverez.

— Je le voudrais bien, monsieur, c’est mon plus grand désir.

Il nous donna alors la petite brochure que je possédais déjà et nous dit de chercher le cantique n° 8 que nous allions chanter en chœur. Ce cantique commençait par


    Te souviens-tu, jeune enfant de la France,
    Jeune guerrier gardien de son drapeau, etc.


et se chantait sur un air connu de tous les soldats. Après le cantique, ce furent les prières du soir, puis les deux messieurs vinrent serrer la main à leurs « chers amis », en nous invitant à revenir le plus souvent possible : hélas ! ce plus souvent possible était tout au plus deux fois par semaine. Ils le savaient bien, du reste, ces messieurs, que nous étions retenus par le service, les manœuvres, les marches militaires et les revues, que Castellane se souciait peu de l’instruction des soldats, si ce n’était de leur instruction militaire, et qu’il se chargeait de nous la donner dans des manœuvres éreintantes, en faisant monter des fantassins, avec armes et bagages, en croupe derrière les cavaliers dont les chevaux, peu habitués à ces sortes de manœuvres, envoyaient à terre cavalier et fantassin.

Nous l’avons entendu, un jour, dire à un commandant de chasseurs à pied de se jeter vivement dans le Rhône avec son bataillon, pour surprendre l'ennemi qui se trouvait de l’autre côté ; ce commandant eut le courage de lui répondre : « Maréchal, veuillez passer le premier » ; il en fut quitte pour trente jours d’arrêts. Le vieux disait qu’un bon soldat sous ses ordres, faisant continuellement et exactement son service, ne devait pas durer plus que sa capote. Ce fut à ce sujet, paraît-il, qu’un certain voltigeur resté inconnu, du moins de Castellane, lui avait flanqué un tire-balle dans son chapeau, durant une manœuvre au camp de Sathonay : Castellane avait adressé des compliments à ce tireur inconnu, en lui disant de sortir des rangs, qu’il allait le décorer sur-le-champ pour l’avoir si bien visé ; mais personne ne bougea. Il fit fouiller toutes les gibernes : aucun tire-balle ne manquait.

Je ne pus retourner à mon école que trois jours après. J’allai m’asseoir à la même place, où je retrouvai mon cahier. Je me mis immédiatement à copier : je voulais voir si ma main, cette fois, était plus légère. Mais j’avais beau retenir ma plume en faisant des jambages, elle s’accrochait toujours. Le monsieur vint me voir et, voyant que je perçais toujours mon cahier, il me donna une plume d’oie ; celle-là glissait mieux ; avec elle, je ne faisais pas de trous, mais je faisais d’énormes pâtés. Je songeai alors que jamais je n’apprendrais à écrire, puisque ça dépendait de la main et que la mienne n’était pas faite pour cela ; je pensai que c’était trop tard, que ma main et mes doigts étaient devenus trop raides. Quand j’eus fini de griffonner une page, je pris un livre qui était à côté de moi et sur lequel j’avais les yeux fixés depuis le commencement. Sur la couverture, je lisais en grosses lettres : Grammaire française de Noël et Chapsal. Ce mot de grammaire ne me disait pas grand-chose, mais lorsque je lus à la première page : « La grammaire est l’art de parler et d’écrire correctement en français », je fus saisi d’étonnement en considérant ce petit volume. Quoi ! il suffisait d’apprendre ça par cœur pour savoir parler et écrire correctement ! Mais alors je le saurais bientôt, apprenant facilement et promptement les choses par cœur.

J’étais plongé dans ces réflexions, tout en regardant la grammaire, lorsque le monsieur nous dit de prendre le livre des cantiques : la séance était terminée. Après le cantique et la prière, il nous dit qu’il y avait tous les dimanches, à midi, grand-messe militaire dans l’église de la Charité, sur la place Bellecour ; il nous invitait à y assister toutes les fois que le service militaire nous le permettrait ; mais le service militaire ne nous le permettait guère.

Je pus toutefois y aller le deuxième dimanche après cet avis : j'arrivai un peu en retard ; la messe était commencée, il y avait beaucoup de monde ; cependant l'église aurait bien pu en contenir plus que le double ; il y avait des soldats, des caporaux, des sous-officiers ; on voyait même quelques officiers dans le haut. L'église était remplie de bancs, comme les bancs de l'école, sur lesquels il y avait des livres de messe répandus à profusion. J'en pris un que je m'amusai à feuilleter pour voir si c'était un livre de messe comme celui qu'on m'avait donné lors de ma première communion. C'était en effet à peu près le même ; c'était aussi presque tout du latin, excepté à la fin où se trouvaient encore les mêmes cantiques.

Dans le chœur, il y avait plusieurs civils et quelques militaires qui chantaient. Je reconnus là le chef de notre école, puis l'autre monsieur, qui allait et venait parmi les bancs, souriant, saluant et donnant des poignées de main à ses « chers amis ».

Lorsqu'il vint à moi, il me prit doucement par la main, en me disant tout bas : « Venez donc là-haut ; vous chantez très bien. »

J'aurais bien voulu me sauver, mais il me tenait toujours la main et il m'entraîna jusque dans le chœur, où je me trouvai bien penaud et bien honteux ; je ne savais trop quelle position prendre. « Vous chantez très bien », avait dit le monsieur. S'il m'eût forcé à chanter en ce moment-là, je crois bien que je n'aurais chanté ni bien ni mal : il m'aurait été impossible de prononcer la moindre syllabe.

Heureusement, j'avais mon livre dans lequel je fourrai mon nez le plus avant possible, pour dissimuler mon embarras et la rougeur de ma figure. La messe, du reste, touchait à sa fin, et quand je vis que les regards s'étaient détournés de moi, je relevai la tête et pris une meilleure contenance. Lorsqu'on chanta le Domine salvum fac imperatorem, je voulus même ouvrir un peu la bouche, mais je crois que je ne produisis aucun son. Cependant, quand on chanta le cantique final n° 8, que je savais déjà par cœur, on entendit ma voix, tremblant un peu il est vrai, mais ce n’était que mieux pour la circonstance et pour le cantique même que l’on chantait.

Ce jour-là, j’eus l’explication des RR. PP., que je voyais sur tous les livres de l’école de la rue Sainte-Hélène et de l’église de la Charité : cela voulait dire les Révérends Pères jésuites. Chez nous, les curés bretons disaient à cette époque que ces gens-là n’étaient pas de vrais prêtres, qu’ils n’étaient pas consacrés. Qu’étaient donc ces hommes qui, à Lyon, pourtant, disaient la messe, confessaient et donnaient l’absolution ? Ici, il est vrai, il y avait deux sortes de jésuites : les jésuites en soutane et les jésuites en redingote ; il y en avait même, je l’ai su plus tard, en shako et en casque. En me rendant ce soir-là au fort Saint-Irénée, où nous étions casernés alors, je ne pouvais m’empêcher de songer à ce nom de jésuite, qui sonnait fort mal à mon oreille, quoique je ne connusse pas alors cette fameuse société.

En rentrant au fort, j’étais quelque peu tourmenté par ce nom de jésuite ; en arrivant dans mon escouade, ce fut bien autre chose encore. Un soldat de la compagnie, étant entré par curiosité, disait-il, dans l’église de la Charité, sur la fin de la messe, m’avait vu dans le chœur. Ce fut assez pour me faire passer pour un jésuite, et ce fut par ce nom que je fus reçu dans la chambrée. Un vieux soldat, qui se disait parisien, m’apostropha par :

— Te voilà, petit jésuite !

Et les autres de rire ; moi, je restai tout bête, sans trouver un mot à dire, moitié colère, moitié abasourdi. Quand ils eurent fini de me gouailler, cherchant à me donner un peu d’aplomb et un air de colère, je leur dis :

— Mes vieux amis, vous vous trompez beaucoup, si vous croyez trouver en moi un jésuite : sans les connaître, j’étais déjà et je suis toujours un de leurs plus grands ennemis. Quand, l’autre jour, je demandai au caporal ce que voulaient dire les RR. PP., qui sont sur le petit livre qu’on m’avait donné, il me répondit qu’il n’en savait rien. J’ai voulu le savoir et aujourd’hui je l’ai appris : je sais que ces lettres veulent dire Révérends Pères jésuites ; mais soyez persuadés qu’on ne verra plus mes pieds chez eux.

Je ne puis écrire ici toutes les vilenies, toutes les saletés que le vieux soldat débita sur les jésuites. Étant déjà naturellement prévenu contre eux, je ne pouvais qu’approuver mon vieux Parisien, et, comme personne ne prenait la défense des jésuites, les choses en restèrent là ; mais c’était pour moi une déception de plus. Je voyais alors qu’il était impossible aux malheureux comme moi d’arriver à la connaissance des choses de ce monde.

Un dimanche enfin, j’allai me promener sur le quai du Rhône : je vis là beaucoup de livres, que j’aurais voulu tous prendre, car tous me plaisaient, par leurs titres tout au moins. En feuilletant dans ces bouquins, je trouvai une grammaire toute petite, qu’on pouvait mettre dans les poches de sa tunique ou de sa capote ; je demandai le prix : cinquante centimes. Je les avais ; je payai comptant, en me disant : cinquante centimes pour apprendre à parler et à écrire correctement en français ! ce n’est pas trop cher, d’autant plus que cette grammaire était une grammaire de l’Académie. Quinze jours après, j’aurais récité cette grammaire aussi bien que la théorie des soldats ; mais je n’étais pas plus avancé, car je n’y comprenais rien. J’aurais bien dit que le substantif est un nom, qu’un nom est un substantif. J’aurais dit aussi qu’un adjectif est un qualificatif, mais sans savoir ni comprendre ce que j’aurais dit. Ce qui m’embarrassait le plus, c’étaient les verbes : j’eusse, nous aimâmes, vous fûtes, que nous fissions, que vous reçussiez. Jamais je n’avais entendu parler comme ça. Je pensai que ça ne devait pas être du bon français et bientôt je laissai cette grammaire de côté.

Au 1er juillet, nous retournâmes au camp. Quelques-jours après, il vint à Lyon un prince ou un petit roi allemand. Castellane, pour faire voir à ce petit potentat comment ses soldats manœuvraient, avait ordonné une attaque générale de la garnison de Lyon contre le camp. Ce fut une véritable guerre, comme j’en ai vu faire plus tard en Afrique et au Mexique : infanterie, cavalerie, artillerie, nous passâmes au pas de course ou au galop à travers les fermes, les champs de blés mûrs, les légumes, dévastant et écrasant tout ; on se battait comme Russes et Turcs, en se tirant des coups de fusil dans le nez ; des luttes corps à corps et à l’arme blanche eurent lieu entre fantassins et cavaliers ; il y eut plusieurs soldats grièvement blessés. Castellane riait comme un bossu, disait-on, et les cultivateurs n’avaient pas été fâchés de cette manœuvre qui s’était chargée en quelques heures de faire la moisson : ils furent largement dédommagés et n’eurent pas beaucoup à suer pour faire leurs récoltes. Castellane agissait à peu près de même dans la ville : il réunissait une bande de gamins et les faisait monter à l’assaut d’une épicerie ou pâtisserie quelconque, où ils avaient ordre de casser et de briser tout.


VII

SÉBASTOPOL


En ce temps-là, il courait des bruits contradictoires sur Sébastopol : tantôt on disait qu’elle était prise, tantôt on disait que c’était l’armée française qui avait été battue et presque complètement détruite, et que nous allions partir de suite pour la remplacer. Ce ne fut pas de suite ; mais vers le 10 août, vint un ordre que tous les régiments de Lyon devaient fournir un certain nombre d’hommes pour combler les vides que les boulets et les balles russes avaient faits dans les rangs des régiments de Crimée. On devait d’abord demander des volontaires, puis, si on n’en trouvait pas assez, procéder par voie de tirage au sort. On n’en trouva pas assez, et c’est ce qui me surprit, depuis si longtemps que j’entendais tous les soldats demander à grands cris d’aller à Sébastopol, ne fût-ce que pour être délivrés de la tyrannie de Castellane ! Cependant, lorsque notre sergent entra dans notre baraque demander les volontaires, personne ne dit mot ; ce fut moi le premier qui me proposai, et, après moi, le sergent en trouva encore une demi-douzaine. Il en fallait trente ; il fit alors des billets et ceux qui tombèrent sur un numéro partant furent bien obligés de faire comme nous.

Ce fut presque dans toutes les compagnies la même chose : dans une seule on trouva assez de volontaires, dans la sixième du second. Dans la mienne, on me fit les mêmes observations qu’en quittant Lorient : que j’étais trop jeune, trop blanc-bec pour aller affronter les balles et les boulets et le climat meurtrier de l’Orient, qui faisait plus de victimes encore, disait-on, que la guerre…

Ce fut un dimanche soir que nous quittâmes le camp de Sathonay pour aller prendre à Lyon le chemin de fer qui devait nous conduire à Marseille.

Le colonel vint nous faire un discours avant le départ. Il nous disait qu’il regrettait beaucoup de ne pas être appelé lui-même à nous conduire au feu, que ses vœux nous accompagnaient, qu’il ne fallait pas oublier que, quoique changés de régiment, nous étions toujours les soldats de la France, que le nouveau drapeau sous lequel nous allions ser­vir, quoique ne portant pas le même numéro, était toujours le drapeau de la gloire et de l’honneur : il pleurait, notre vieux colonel, en nous adressant ses derniers adieux. Le lendemain, à la même heure, nous étions à Marseille; ce fut mon premier voyage en chemin de fer.

Marseille présentait un curieux spectacle, du moins pour moi. Là, je voyais pour la première fois tous les échantillons des races humaines, noirs, blancs et jaunes, et toutes les variétés de costumes dont l’homme s’affuble dans les diffé­rents pays et sous les différents climats ; on entendait parler toutes les langues et tous les jargons du monde, et tout ce monde marchait, courait, trottait, parlait, gesticulait comme des hommes fous ou comme des hommes saouls. Il y avait, dans cette fourmilière multicolore, des hommes qui m’in­téressaient plus que les autres : c’étaient les soldats reve­nant de Sébastopol, avec des pantalons déchirés, rapiécés, des capotes râpées et couleur de terre, des casquettes lanter­nées, écrasées, les uns avec un bandeau autour de la tête ou des bras en écharpe, d’autres marchant avec des béquilles et des jambes de bois. Je me disais à moi-même : Voilà donc comment on revient de là-bas, quand on en revient ! Le patron chez qui nous avions logé deux nuits, mon camarade et moi, en attendant l’embarquement, nous disait, en riant comme rient les gens du midi : « Oui, troun de l’air ! mon brave, des soldats de là-bas, j’en vois revenir beaucoup sans bras et sans jambes ; mais je n’en vois jamais revenir sans tête.» Le 23 août, juste le jour anniversaire de mon engagement, nous embarquâmes à bord du Liverpool, transport anglais : c’était un voilier, mais il était remorqué par un transport à vapeur, à bord duquel il y avait un autre détachement provenant de la garnison de Lyon. Embarqués à dix heures du matin, nous ne nous mîmes en route que vers cinq heures du soir. Au moment du départ, tout le monde était debout sur le pont, agitant des casquettes ou des mouchoirs et criant : Vive l’empereur ! Vive la France ! Adieu la France ! Il y en avait qui pleuraient, d’autres chantaient.

Les Anglais nous avaient servi déjà deux repas, qui furent trouvés excellents ; ils nous avaient donné du biscuit blanc, beaucoup meilleur que le biscuit français, de la viande fraîche et du bon vin. Aussi, parmi les cris que l’on poussait, on entendait : Vivent les Anglais ! Une heure après le départ, lorsque les navires eurent gagné la haute mer et que les vagues commencèrent à nous bercer, on ne chantait plus. On courait de bâbord à tribord ou vers la poulaine, pour restituer tout ce que nous avions mangé dans la journée. C’était là ce fameux mal de mer dont j’avais entendu souvent parler ! Un instant après, nous étions tous comme des morts, nos figures toutes blanches, toutes décomposées, comme les figures de cadavres ; on se regardait tout triste, tout abattu, sans se parler ; les Anglais riaient sous cape ; ils devaient se dire : « Voilà les soldats qui veulent aller prendre Sébastopol ! »

Le lendemain matin, presque personne ne se présenta pour prendre le café. Nous étions arrangés à huit par plat ; dans le mien, nous ne vînmes que trois, et nous eûmes à boire et à manger pour huit. Nous partageâmes le café et le rhum, que nous mîmes dans nos petits bidons. Ce ne fut qu’au bout de deux jours que beaucoup d’hommes se trouvèrent à peu près remis.

Les Anglais nous laissaient libres d’aller et venir, de nous asseoir, de jouer aux cartes et au loto, de nous coucher où nous voulions. J’avais trouvé, vers le milieu du navire, en dehors du bastingage, un trou tout entouré de cordes et qui ressemblait à une cage. C’était là que j’allais me reposer, la nuit comme le jour, quand le sommeil me prenait.

Le quatrième jour, dans l’après-midi, nous arrivions à Malte, où nous passâmes la nuit et la journée du lendemain pour prendre de l’eau, du charbon et d’autres provisions. Nos deux navires furent constamment entourés de marchands et de marchandes de fruits, et de bandes de gamins tout nus, qui jouaient dans l’eau ou sur l’eau comme des bandes de marsouins. Quand on leur jetait un sou dans la mer, ils plongeaient à quatre ou cinq dessus et on les voyait se battre entre deux eaux pour attraper ce sou ; ils fumaient des cigarettes dans l’eau, les bras croisés, ayant l’air d’être assis comme dans un fauteuil.

En quittant le port de Malte, le lendemain soir, nous faillîmes être précipités dans la mer. Nous marchions déjà bon train, lorsque notre ancre, qui n’était pas ajustée à sa place, s’échappe et tombe au fond en entraînant avec elle toute l’énorme chaîne et un pauvre mousse qui se trouvait dessus pour la cheviller. Lorsque cette ancre arriva au fond et s’accrocha aux rochers, notre navire reçut une telle secousse qu’il se coucha net sur le flanc ; les soldats, qui étaient à jouer aux cartes ou au loto, furent lancés pêle-mêle contre le bastingage ; plusieurs reçurent d’assez graves contusions. Je me trouvais justement penché sur le bord, contemplant le rivage qui avait l’air de fuir ; aussitôt que j’entendis le bruit de la chaîne qui filait avec un bruit de tonnerre, je saisis instinctivement un cordage à deux mains. Bien m’en prit, car si j’étais resté dans la position où je me trouvais avant, j’allais certainement piquer une tête dans la mer. Un matelot qui se trouvait de garde à la proue eut la présence d’esprit de couper les câbles qui rattachaient notre voilier au vapeur ; sans cela, notre navire aurait été infailliblement coulé ou démembré.

Les câbles coupés, notre bateau se redressa sur sa quille, puis se cabra comme un cheval, se renversa encore sur le flanc, enfin, au bout de trois ou quatre balancements, finit par reprendre l’équilibre. Alors il fallut se remettre au cabestan pour remonter l’ancre, au pas de charge, au son du clairon ; pendant ce temps, le vapeur avait disparu à l’horizon. Nous pensions que, fatigué des sottises qu’on commettait à notre bord, il nous abandonnait à nous-mêmes. Au bout d’un certain temps, on le vit reparaître et revenir à nous par un grand détour. Quand il fut arrivé à portée de voix, il y eut des explications entre les commandants. Bientôt on renoua les câbles. On ne voulut pas, cependant, repartir avant que l’ancre fût complètement ajustée à sa place.

Après ce coup, nous arrivâmes sans autre accident à Constantinople. D’après les poètes, les artistes et tous les grands amateurs de la belle nature, il n’y a nulle part un coup d’œil plus admirable que celui que procure Constantinople vue de la rade. Moi, qui n’étais ni poète, ni artiste et fort peu connaisseur en belle nature, ce que j’admirais le plus, c’étaient toutes ces maisons blanches, ces dômes, ces minarets et ces arbres à branches tombantes qui se reflétaient dans la mer. Nous passâmes sans nous arrêter. Au milieu de la rade, notre vapeur frôla un petit bateau turc et le remous produit par la grande roue de babord fit chavirer et plonger ce petit bateau : il disparaissait sous l’eau au moment où nous passions à côté de lui ; les quatre hommes qui le montaient avaient déjà gagné une chaloupe qui se trouvait non loin de là.

Les quais étaient couverts de monde dont les trois quarts, au moins, étaient des soldats turcs qui nous regardaient passer sans rien dire, quoique nous criions cependant assez fort : Vivent les soldats turcs ! Vive la France ! Vive l’empereur ! Vive le sultan ! À nous Sébastopol ! Ils ne nous entendaient pas, sans doute. Il y avait des soldats qui disaient : « Quel tas d’abrutis ! Ils ne comprennent donc rien ces imbéciles-là ! C’est cependant pour eux que nous allons nous faire tuer. » Mais les navires marchaient toujours, et bientôt nous eûmes dépassé le Bosphore ; nous étions maintenant dans la mer Noire.

J’avais entendu dire par de vieux marins que la mer Noire était, en effet, noire comme de l’encre, qu’elle sentait mauvais et qu’elle communiquait avec l’enfer. Ces contes de marins qui n’avaient jamais vu la mer Noire, me revinrent à la mémoire et, instinctivement, je me penchai sur l’eau pour bien l’observer. Je vis bien qu’elle n’était pas plus noire que la Méditerranée ; seulement elle n’avait pas à refléter les cottages verdoyants de la mer de Marmara, des Dardanelles et du Bosphore. Quoiqu’elle ne fût pas en fureur, ce jour-là, ses vagues étaient grosses, elles faisaient cabrer notre navire qui, dans ce mouvement, tirait en arrière le vapeur, ou tout au moins l’empêchait d’avancer ; aussi nous ne marchions guère. Le lendemain, nous n’apercevions plus rien vers l’horizon ; nous avancions toujours à peu près avec la même lenteur. Le tangage étant très fort, il y avait encore beaucoup de soldats pris du mal de mer.

La nuit suivante, je ne sais trop à quelle heure, je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait sur le pont. Je lève la tête, pensant que c’était encore quelque accident. Je vois tous les hommes debout, regardant du même côté. Je me dresse sur ma cage et dirige mes regards dans la même direction. Un spectacle s’offrit alors à mes yeux que je ne pouvais comparer à rien, pas même à un feu d’artifice, n’en ayant jamais vu ; mais il me mit en mémoire des rêves de mon enfance, lorsque j’avais entendu mon père raconter des histoires de batailles. Devant nous, on voyait un grand espace rougeâtre, au-dessus duquel passaient, en s’entrecroisant et en décrivant des lignes courbes, comme des globes de feu ; d’autres globes, plus clairs et allant plus vite, filaient presque en ligne droite. Enfin j’entendis les Anglais, qui avaient déjà passé par là, crier : Sibastoupaoul ! Sibastoupaoul !

C’était donc là Sébastopol. Cet espace rougeâtre était sans doute la ville en feu ; ces globes de feu décrivant des lignes courbes ou courant en lignes droites, c’étaient des bombes et des fusées. Dans mes rêves d’autrefois, il me semblait avoir vu tout ça, et, ici, je n’étais pas loin de croire que ce n’était encore qu’un rêve, car aucun bruit ne parvenait jusqu’à nous. Nous restâmes tous, même les malades, debout à contempler ce spectacle jusqu’au jour. La mer s’était calmée, et l’émotion du spectacle avait fait fuir le mal de mer ; tout le monde déjeuna bien.


VIII

L’ASSAUT


Vers deux heures de l’après-midi, le bateau s’arrêta devant un amas considérable de baraques en bois. C’était Kamiech, point de débarquement pour les Français. Depuis la soupe de midi, nous étions déjà en branle-bas pour entrer en possession de nos sacs et de nos fusils, qui avaient été déposés au fond du navire. Aussi, en arrivant dans le port, étions-nous prêts à débarquer ; mais nous avions encore un repas à manger, toute notre journée devant compter à bord ; nos bons amis les Anglais, sachant que nous ne pouvions le manger de suite, nous servirent de la viande froide, des biscuits et du vin que nous pouvions emporter. Après la distribution, nous descendîmes dans de grands chalands manœuvrés par des Turcs, qui nous conduisirent sur la terre ferme, « sur le plancher des vaches », que nous n’avions pas foulé depuis quinze jours.

En mettant pied à terre, je vis des officiers et des sous- officiers du 26e de ligne, dans lequel nous étions versés. J’en remarquai un qui portait des galons de sous-lieutenant sur une capote de soldat ; les sous-officiers avaient des pantalons, des capotes et des casquettes écrasées, on ne savait trop de quelle couleur ; toutes les figures étaient délabrées et bronzées. Nous étions frais et bien habillés auprès de ceux-là. Hélas ! combien de temps resterions-nous en ce bel état ; beaucoup ne sont pas revenus dans leur pays pour le dire. On nous mit en rangs, et je ne fus pas peu surpris de voir des sous-officiers déployant des feuilles et faisant l’appel par compagnie, comme si nous étions au 37e. Comment et par où nos noms étaient-ils arrivés là avant nous ? Je ne savais pas qu’un petit vapeur français, qui faisait le service de courrier entre Marseille et Sébastopol, était arrivé à Kamiech huit jours avant nous et qu’il avait apporté les listes des détachements attendus.

L’appel fini, on se mit en route pour le camp. Après avoir traversé « la ville en bois » de Kamiech, nous nous trouvâmes en vue des lignes de tentes qui s’allongeaient à perte de vue vers notre droite. Bientôt nous rencontrâmes des redoutes, des retranchements, des parallèles, qui avaient été les travaux préliminaires du siège. Partout on voyait des boulets, des mitrailles, des bombes éclatées ou entières, des lambeaux de gibernes et de ceinturons. Il y avait sur un plateau un télégraphe aérien, dont les grands bras ne cessaient de remuer en formant toutes sortes de figures géométriques. Notre nouveau régiment était campé en avant et un peu à gauche de ce télégraphe.

En arrivant devant le camp, le colonel et les commandants vinrent nous inspecter, puis chaque capitaine prit ses hommes pour les conduire à sa compagnie, où nous fûmes distribués par escouades. Je tombai encore, grâce à ma taille, le dernier de la dernière escouade, la huitième. Il n’y avait plus, dans cette escouade, que quatre hommes et le caporal ; nous y arrivions cinq, ce qui remontait l’escouade à dix. Nous n’avions pas encore mangé la ration que les English nous avaient servie à bord. Mais, avant de manger, nous nous arrangeâmes tous les cinq pour avoir deux litres d’eau-de-vie, afin de trinquer avec nos nouveaux camarades pendant qu’ils nous raconteraient un peu les misères de la guerre. La nuit était venue, le canon tonnait toujours. Nous étions maintenant tout près. Quand l’eau-de-vie fut arrivée, le caporal dit qu’il vaudrait mieux la brûler pour en faire un punch, qu’il se chargeait, lui, de fournir le sucre.

Quand nous eûmes bu quelques gobelets de punch, ces cinq malheureux, qui avaient l’air abattu, se réveillèrent un peu et nous racontèrent qu’ils avaient passé la nuit précédente et la moitié de la journée dans les tranchées, et c’était ainsi toutes les deux nuits, et souvent encore des alertes et des prises d’armes pendant le temps qu’ils devaient se reposer. Depuis longtemps, nous disait le caporal, on parlait tous les jours de donner l’assaut, qui avait déjà été tenté deux ou trois fois, mais toujours sans succès. Pendant que nous écoutions nos camarades au bruit du canon, le sergent de la section entra dans la tente, pour voir ses nouvelles figures et mettre nos noms sur son calepin particulier. Le punch n’était pas encore tout bu ; il trinqua avec nous et nous dit : « Mes pauvres amis, je crois que vous êtes arrivés juste à propos : je viens d’apprendre par l’adjudant qu’on va donner l’assaut demain. — Tant mieux, dit un de nous, un petit Parisien, alors nous serons baptisés demain par le baptême du feu. En attendant, les Russes n’auront toujours pas ce punch; buvons-en et vive le 26e ! »

Il n’y avait pas longtemps non plus que ces malheureux étaient arrivés à Sébastopol ; ils étaient venus, comme nous, pour remplir les vides qui s’étaient faits dans le régiment le 18 juin, devant Malakoff. Depuis longtemps, il n’y avait plus au 26e un seul homme de ceux qui étaient partis les premiers… Enfin, vaincus par le sommeil, chacun finit par s’étendre à terre, la tête sur son sac, et sa femme, c’est-à-dire son fusil, entre les bras, ce que le sergent nous avait recommandé en cas d’alerte : le canon grondait toujours.

Le lendemain, nous fûmes réveillés par La mère Michel, musique à laquelle nous avions été assez habitués au camp de Sathonay. Aussitôt, on nous réunit sur le front de bandière pour l’appel, puis on fit former les faisceaux et nous retournâmes dans nos tentes prendre le café, moulu à coups de crosse de fusil. On nous avait recommandé de ne pas nous éloigner. On nous distribua du biscuit qui n’était pas si beau ni si bon que celui des Anglais. Un instant après, on cria : « Aux armes ! tout le monde aux faisceaux ! » Quelques vieux soldats disaient : « Ah ! ah ! ça y est, cette fois, ce n’est pas trop tôt; nous allons bien rire aujourd’hui ; gare les Russes ! »

Notre sergent-major, comme tous les autres, était allé à l’ordre : lorsqu’il revint, on nous fit former le cercle. Il nous lut alors l’ordre ou le discours du général Pélissier, lequel disait, en effet, que nous allions enfin porter le dernier coup à Sébastopol et à l’armée du tsar, qu’il était plein de confiance dans le courage et la bravoure de son armée, comme elle pouvait avoir confiance en lui. Cette exhortation se terminait comme toujours par les cris de vive la France ! vive l’empereur ! et de tous côtés on entendait des hourras ! et on voyait les casquettes s’agiter en l’air, accompagnant le cri : À nous Sébastopol !

Les Russes entendirent bien nos cris. Mais à eux aussi on faisait en ce moment un discours comme à nous. On leur disait qu’ils allaient enfin en finir avec l’armée des alliés, la jeter à la mer ou la faire prisonnière, et ils poussaient aussi, comme nous, de formidables hourras ! vive la Russie ! vive le tsar ! à nous les Français, les Anglais et les Piémontais ! Il devait être alors neuf heures du matin : le soleil semblait gai et brillant. Je me souvins que nous étions le 8 septembre, jour de la grande fête de mon pays, la fête de Notre-Dame de Kerdevot qui m’avait guéri de la fièvre. Quoique beaucoup attiédi dans ma ferveur religieuse, je pensai tout de même que peut-être cette bonne dame me protégerait encore dans les terribles éventualités qui se préparaient.

Le mouvement commença. Nous marchâmes en colonne jusqu’à l’entrée des tranchées. Là on fit halte. De l’endroit où nous nous trouvions, on embrassait tout le panorama de Sébastopol, de la tour Malakoff, de la rade, de la ligne des troupes françaises, anglaises et piémontaises. Sur la hauteur du télégraphe, on voyait un grand nombre de civils, hommes et femmes, qui étaient venus de loin, sans doute, pour assister au drame qui allait se jouer, comme autrefois les Romains allaient au cirque assister et applaudir à la lutte des esclaves contre les bêtes féroces. Depuis le matin, le canon avait cessé ; il se faisait un grand silence qu’on n’avait pas eu, disaient les vieux, depuis longtemps ; mais ce silence avait quelque chose de lugubre, de terrible ; il faisait battre tous les cœurs.

Tout à coup une détonation se fit entendre du côté de Malakoff ; presque au même instant, un boulet, qui avait ricoché contre une tranchée, vint passer droit au-dessus de notre compagnie qui n’était pas encore engagée dans les tranchées ; tout le monde baissa plus ou moins la tête pour saluer ce monstrueux projectile ; il alla, sans faire de mal, s’entasser parmi ses confrères qui gisaient par milliers dans les ravins. C’était le signal du branle-bas.

Deux secondes après, la terre tremblait sous les bordées qui partaient toutes à la fois et de tous les côtés. Nous avions pris la file dans la tranchée, marchant les uns derrière les autres, le fusil en bandoulière. Les officiers et les sous-officiers nous criaient à chaque instant : « Baissez la tête ! » Nous avancions lentement ; souvent on entendait : Gare la bombe ! Une de ces bombes vint tomber à dix pas en face de notre compagnie. On cria : À plat ventre ! Nous nous jetâmes à plat ventre. Malgré toutes les précautions, cette bombe, en éclatant, nous fit cinq victimes, deux morts et trois grièvement blessés. Nous avions tous été éclaboussés, couverts de terre et de graviers. Les boulets, la mitraille, les biscaïens passaient par-dessus nos têtes, rasant le parapet, nous aveuglant de terre et de poussière. Malgré les recommandations des chefs et malgré les volées de mitraille, je ne pouvais, par instants, m’empêcher de regarder par-dessus le parapet, cherchant à voir Malakoff, si nous en étions encore loin. Mais on ne pouvait plus rien voir qu’un immense nuage, noir et gris, de fumée et de poussière : les spectateurs civils du plateau du télégraphe ne devaient pas être contents.

Nous marchions toujours ; nous étions arrivés presque aux dernières parallèles. Tout à coup nos canons cessèrent leur feu ; mais en même temps la fusillade, qui ne s’était pas encore fait entendre, éclata drue et serrée du côté de Malakoff. C’était l’assaut qui commençait. On allait jouer la dernière scène de ce long et terrible drame. Nous étions arrêtés. Nous attendions notre tour de monter. Nous étions dans le ravin qui précède Malakoff : d’après le dire de M. Jurien de la Gravière, si les Russes y avaient seulement placé deux pièces de canon, jamais nous n’aurions pris cette fameuse tour, la clef de Sébastopol. Les Russes l’ont bien reconnu après, mais c’était trop tard… Des hommes du génie passaient devant, avec des cordes, des crampons, des échelles de corde et de bois. Les soldats riaient et se moquaient en disant : « Eh bien, mon vieux, s’il nous faut entrer par là dans Sébastopol, un par un, nous ne sommes pas près d’y être. » Du côté de Malakoff, commença à revenir aussi la file des blessés, avec des mouchoirs autour de la tête, des bras en écharpe ou traînant une jambe, d’autres portés sur des civières d’où l’on voyait le sang dégoutter.

La fusillade continuait toujours et le défilé des blessés augmentait. Nous étions avertis de nous tenir prêts, et notre capitaine, M. Lamy, nous exhortait à le suivre bravement. Nous demandions aux blessés qui passaient comment ça marchait là-haut ; mais leurs réponses étaient contradictoires : les uns disaient que les zouaves étaient déjà dans la tour, les autres disaient qu’on n’y entrerait jamais, et que nous serions tous sacrifiés comme au 18 juin. On commençait déjà à parler de trahison, lorsqu’une immense clameur, venant de tous les côtés à la fois : « Notre drapeau flotte sur la tour Malakoff ! Sébastopol est à nous ! » nous édifia enfin sur l’état des choses. La fusillade avait diminué et peu à peu s’éteignit complètement. Nous restâmes presque à la même place jusqu’à la nuit.

Alors on nous fit faire demi-tour pour rentrer au camp, en traversant cette fois les parallèles, au risque de nous casser le cou. Arrivés au camp, nous trouvâmes la soupe prête, soupe fabriquée avec de l’eau, du lard rance et du biscuit gâté, que les soldats appelaient turlutine. Cette turlutine était à peine servie que nous entendions de tous côtés le cri : Aux armes ! et prenez vos sacs et tout le campement ! Pour nous, les nouveaux arrivés, cette subite alerte n’avait rien d’extraordinaire : Castellane nous y avait assez habitués, et nos sacs n’étaient pas difficiles à faire, puisque nous n’avions pas eu le temps de les défaire. Mais il n’en était pas de même pour les anciens, qui n’avaient pas mis sac au dos depuis longtemps et ne savaient pas trop où se trouvaient leurs bagages de campagne. Les chefs tempêtaient, frappaient du pied sur la terre, et du plat de sabre sur les tentes, en lançant de furieuses épithètes contre les anciens qui ne sortaient pas, tandis que les jeunes étaient prêts depuis longtemps. On entendait au loin les officiers supérieurs crier aussi. Enfin on finit par se trouver tous à peu près et l’on partit.

On se dirigeait vers la droite, du côté des Anglais. Notre route était éclairée par les flammes qui s’élevaient de Sébastopol. Tout à coup, la terre trembla sous nos pas et un bruit épouvantable nous secoua de la tête aux pieds. En regardant du côté de Sébastopol, on vit tourner en l’air, à une très grande hauteur, des affûts de canons, des pierres énormes, des sacs à terre, des gabions, etc. C’était la première mine qui venait de sauter, qui fut suivie bientôt d’une deuxième et d’une troisième. La terre ne cessait de trembler ; je commençais à croire que nous allions tous sauter ou nous engloutir avec la ville. On savait depuis longtemps que tous les alentours de Sébastopol étaient minés et que ces mines étaient préparées pour faire sauter l’assaillant. Mais notre génie, que nous appelions à Lyon le génie malfaisant, prétendait avoir découvert et annulé toutes ces mines : c’est du moins ce qu’on nous racontait. Nous continuions à marcher, dans un silence complet, toujours en appuyant vers la gauche, c’est-à-dire du côté de la ville que nous avions cependant perdue de vue, nous trouvant maintenant dans un ravin. Il y avait plus de deux heures que nous marchions, sans savoir pourquoi ni où nous allions, lorsque, enfin, nous entendîmes des coups de fusil devant nous. C'étaient encore les Russes aux prises avec les Anglais.

Les Russes, après la prise de Malakoff, qui était la clef de Sébastopol, avaient passé de l'autre côté, ne voulant pas rester pour défendre une ville où il n'y avait plus que des ruines. Ils étaient venus dans l'espoir de surprendre les armées alliées, du moins les portions de ces armées qui devaient se trouver alors au repos, pendant que les mines feraient sauter les environs de Malakoff, de sorte que les vainqueurs se seraient trouvés ensevelis dans leur victoire. Heureusement pour nous, la ruse avait été éventée à temps. Quand les Russes apprirent que nous marchions au secours des Anglais, ils battirent en retraite et tout fut fini.

Le lendemain de la prise de Sébastopol, après avoir assisté au défilé des prisonniers russes, nous retournâmes à notre camp, mais ce ne fut que pour repartir encore le lendemain pour une excursion ou une autre campagne qui devait durer sept mois, dans les plaines de Baïdar, les montagnes de Kardambel, les vallées et les montagnes du Belbeck. Nous partîmes pour cette campagne environ quinze mille hommes et nous en avions, disait-on, devant nous, quarante mille.


IX

EN CRIMÉE


Durant le reste de septembre et tout le mois d’octobre, nous courûmes ces plaines et ces montagnes, Russes et Français se faisant, comme nous disions, une véritable chasse à l’homme, sans se faire beaucoup de mal. Quand nous marchions en avant, les Russes prenaient leurs bagages et se retiraient devant nous, sans se presser, en laissant une ligne de tirailleurs pour s’amuser avec une autre ligne de tirailleurs que nous envoyions faire vis-à-vis. Quand nous battions en retraite, ils nous suivaient, toujours à peu près à la même distance, sans précipitation. On avait l’air de s’amuser, je crois même que les balles se mettaient de la partie en se refusant à faire du mal, car on les entendait bien siffler, mais elles ne touchaient jamais personne. Je ne vis qu’un chasseur d’Afrique qui, voulant aller trop près de la ligne russe, eut son cheval tué et dut s’en revenir avec sa selle sur son dos, sans même que les tirailleurs russes, qui pouvaient le cribler de balles, songeassent à tirer dessus.

Un jour cependant, ou plutôt une nuit, nous laissâmes plusieurs hommes sur le terrain ; non des morts, mais des ivre-morts. Nous étions depuis trois jours campés dans la vallée du Belbeck, à portée de canon de l’armée russe, dans une situation, certes, des plus critiques, ayant, disait-on, quarante mille hommes devant nous et des montagnes dans le dos. Il ne nous restait, pour sortir de là, qu’un seul passage qu’un bataillon ou deux pièces de montagne auraient pu défendre. Nous avions cependant présenté, par deux fois, la bataille aux Russes, mais ils se contentaient, comme d’habitude, d’envoyer quelques tirailleurs pour nous distraire.

Un soir, lorsque nous étions déjà couchés, on vint nous dire à voix basse de ramasser vivement nos bagages en silence, de bien attacher les bidons et les gamelles sur le sac, afin qu’ils ne ballottent pas et ne fassent aucun bruit en marchant. Les cantinières avaient aussi envoyé dire dans les compagnies qu’elles avaient des boissons à donner à très bon marché, sinon pour rien : elles avaient été averties d’abandonner tous leurs bagages avec les mulets. On peut penser que les soldats ne se firent pas prier deux fois pour aller chercher de la boisson à bon marché et même pour rien. Malheureusement, si quelques-uns se plaignirent de n’avoir pas eu leur compte, beaucoup en eurent de trop, et, le sommeil perdu aidant, plusieurs restèrent sur le carreau, soit immédiatement, sur place, soit succombant en route. On ne s’occupait guère d’eux ; on n’avait pas le temps : les officiers paraissaient n’avoir qu’un souci : c’était de commander le silence.

Le lendemain, au lever du soleil, nous nous trouvions au repos sur les hauteurs, et, de là, nous voyions les Russes dans le camp que nous occupions la veille ; le passage d’où nous venions à peine de sortir était également occupé par eux : ils avaient cru nous prendre tous ; mais ils ne trouvèrent plus que des tonneaux vides et n’eurent comme prisonniers qu’un certain nombre d’ivrognes, endormis dans le camp ou à l’entrée du passage, et une cantinière qui avait voulu, malgré les ordres et malgré le danger, enlever ses bagages et sa boisson.

Nous retournâmes dans la plaine de Baïdar où nous devions prendre nos quartiers d’hiver. Là, d’autres ennemis, plus terribles que les Russes, nous attendaient : le scorbut, la dysenterie, le typhus et le choléra morbus. Nous étions d’autant plus exposés à leurs attaques que nous étions mal vêtus et encore plus mal nourris. L’effectif des compagnies diminuait toujours, malgré les renforts que nous recevions souvent de France. Déjà mes camarades du 37e avaient presque tous disparu. Un jour, j’entendis le capitaine, qui avait déjà haussé les épaules en me voyant la première fois, dire au sergent-major : « Je n’aurais jamais cru que le petit Déguignet aurait résisté si longtemps ».

Hélas ! j’étais bien près de succomber à mon tour. Depuis trois jours, j’étais atteint de dysenterie. J’avais beau me raidir et chercher à dissimuler mon mal, le lendemain je succombai. On fut obligé de me monter avec beaucoup d’autres sur les mulets à cacolets, qui nous conduisirent à l’ambulance temporaire du Camp du Moulin, à l’endroit même où nous avions campé la première fois en quittant Sébastopol. Plusieurs de mes compagnons d’infortune y moururent presque en arrivant ou dans la nuit.

On nous garda là deux jours, puis on nous conduisit à Kamiech, où l’on nous mit dans une grande baraque : il y avait des lits de camp, des paillasses et des couvertures. Cette baraque avait deux portes, l’une qui conduisait au cimetière, l’autre chez les convalescents. J’en voyais beaucoup sortir par la porte du cimetière, mais très peu par la porte des convalescents. Je comptais moi-même passer bientôt par la première. Cela m’était indifférent : à ce moment-là, j’étais réduit à un tel état que je n’avais plus ni force ni volonté. Je n’avais guère plus de vie que les cadavres que je croyais voir à côté de moi ; on aurait bien pu m’enterrer comme ça ; je n’aurais pas réclamé, comme ce grenadier dont l’histoire courait alors les régiments. Blessé mortellement devant Malakoff, ce pauvre grenadier, que l’on croyait bien mort, fut jeté à la fosse commune ; mais en tombant et en exhalant sans doute son dernier soupir, il fit entendre une plainte ; un soldat en fit part au sergent qui surveillait la corvée et qui était justement de la compagnie de ce grenadier ; le sergent jeta un regard dans la fosse et dit : « Ah ! c’est celui-là ! je le connais ; c’est un réclameur ; allez ! dans le trou comme les autres ! »

Je restai ainsi cinq à six jours entre les deux portes. Le septième jour, si je ne me trompe, j’entendis le médecin dire aux infirmiers : « En voilà encore un de sauvé ; menez-le de l’autre côté de suite. » J’allais sortir par la bonne porte, ce que je n’aurais jamais espéré. Je ne me sentais pas mieux du tout. Je devais l’être, cependant, puisque le médecin le disait et que l’on me reconduisait parmi les vivants. J’étais sauvé, en effet ; au bout de huit jours, j’étais debout : je croyais que je revenais de l’autre monde. Grâce à un régime sain et réconfortant, au bout d’un mois, j’étais à peu près revenu à mon état normal.

Il se trouvait dans cette baraque un jeune caporal, un ex-séminariste, qui avait préféré la capote à la soutane. Ce jeune homme nous racontait tous les soirs des contes ou des histoires qui nous amusaient et nous égayaient beaucoup. C’était le premier homme que j’entendisse parler ce que je croyais être le vrai français. Nous fûmes bientôt de grands amis. Il était de Rennes ou des environs : nous étions donc un peu compatriotes. Je le félicitai sur son savoir et son talent d’orateur, à quoi il fut sensible et me remercia. Il me demanda si je n’avais pas fait mes classes : « Hélas, cher ami, je suis en train de les faire maintenant, mes classes, sur les champs de bataille ; je les avais commencées dans d’autres champs, en gardant les vaches. Mon savoir littéraire va jusqu’à lire et gribouiller quelques mots illisibles. J’étais venu au régiment dans l’espoir d’apprendre quelque chose, mais je me suis trompé, car je n’en vois guère le moyen. »

Mon nouvel ami possédait quelques vieux journaux français, choses rares là-bas, qu’il recevait de temps en temps de son pays. Il m’en montra un et me fit lire :

— Mais vous lisez à merveille.

— Oui, mon ami, je lis assez bien, comme tous ceux qui, sachant lire une langue européenne quelconque, savent aussi lire le latin ; mais, sur cent, il n’y en a pas un qui comprend ce qu’il lit ; il en est de même pour beaucoup, je crois, et en particulier pour moi à l’égard du français.

Il avait aussi du papier et de l’encre, dont on pouvait se fournir à Kamiech, et, tout de suite, sur son lit, il me fit griffonner quelques mots et trouva que ce n’était pas trop mal, en me disant que l’écriture n’était qu’un simple exercice manuel, un travail mécanique d’une importance secondaire dans l’instruction. Moi-même, dit-il, je suis loin d’être un calligraphe ; c’est un travail de copistes, de jeunes gens qui ont passé dix ans chez les Frères à faire des bâtons et des jambages, sans avoir appris un mot d’orthographe, d’histoire ni de géographie.

Il me demanda ensuite si j’avais de la mémoire :

— Tant qu’à ça, mon ami, je puis vous le garantir et je pourrais vous en donner des preuves sur-le-champ. J’ai retenu toute la théorie de l’école du soldat, qu’on me rabâchait du reste dix fois par jour, lorsque je faisais mes premiers débuts à Lorient, et je pourrais vous raconter toutes les histoires que vous nous avez racontées ici, si j’avais le talent et l’habitude d’employer les expressions dont vous vous servez si bien.

Il voulut me mettre à l’épreuve et fut très étonné. A dater de ce moment, nous devînmes deux intimes, deux inséparables ; il se faisait un plaisir d’être mon instituteur, et moi plus encore d’être son élève. Ce fut le premier et presque le seul précepteur que j’aie eu de ma vie, hélas ! pour trop peu de temps. C’est lui qui m’a initié à toutes les sciences dans lesquelles j’ai pu, plus tard, seul, avec le temps, avancer un peu.

La première chose que je lui demandai, ce fut de m’apprendre à calculer. Je ne savais pas encore le nom de l’arithmétique. Aussitôt, avec son crayon, il me fit un petit carré de chiffres, la fameuse table de Pythagore, en me disant d’apprendre cela par cœur. Je ne fus pas long à apprendre cette table, ni l’addition et la soustraction ; d’abord, avec les explications et les démonstrations qu’il me faisait, il était impossible, à moins d’être complètement bouché, de ne pas arriver vite à tout comprendre. La multiplication et la division me tinrent plus longtemps. Entre temps, il entreprit de m’apprendre un peu d’histoire, car il en savait, mon jeune ami : c’était un véritable érudit, un puits de science.

Il me dit d’abord que ce qu’on apprenait alors dans les écoles primaires sous le nom d’histoire sainte, n’était qu’une suite de légendes :

— Moi, je vais vous donner de la vraie histoire, constatée et attestée par des empreintes ineffaçables.

Il commença par la Perse, la Grèce, Rome et Carthage, la chute de tous ces empires et l’envahissement de l’Occident par les barbares d’Orient, puis l’envahissement de la Gaule par une autre espèce de barbares sortis des forêts de la Germanie, qui avaient subjugué et absorbé les Gaulois et donné leur nom à la France.

Il avait beau faire, mon caporal , s’il me donnait de la besogne, je lui en donnais aussi : une histoire racontée le soir, le lendemain je la lui narrais point à point, dans mon jargon, bien entendu, un français de cuisine qui le faisait rire parfois. Je savais les quatre règles ; quant à l’orthographe et à la langue française, elles ne peuvent guère s’apprendre, me disait-il, que par la lecture de bons livres et la fréquentation d’hommes parlant correctement la langue, deux choses difficiles, sinon impossibles, à trouver dans le milieu où je vivais alors et dans lequel j’ai passé toute ma vie. La géographie, il me l’apprit avec un crayon et une feuille de papier ou un vieux journal : le plancher, la couverture du lit, tout nous servait de moyen de démonstration. Le plus difficile ici fut de me prouver que la terre était ronde et de me faire comprendre les latitudes et les longitudes ; le reste alla comme l’histoire : je parle bien entendu d’un ensemble général, d’un canevas d’histoire et de géographie ; nous n’avions pas le temps d’entrer dans les détails.

Il m’expliqua aussi beaucoup de problèmes qui me trottaient dans le cerveau depuis mon enfance, notamment le télégraphe électrique et la vapeur. Il m’expliqua comment et par quelles lois les grands navires se maintiennent sur l’Océan, lorsqu’un simple grain de poussière s’y enfonce, et comment les mêmes lois font monter les ballons dans l’atmosphère. Il me raconta même l’aventure d’Archimède, à propos de la découverte de ces lois. Il m’avait enseigné un peu de géométrie et lorsque j’eus compris, non certes la géométrie, mais à quoi servait la géométrie, il me dit : « C’est incroyable que cette science si vraie, si juste, si nécessaire à l’homme et si facile à comprendre, soit exclue de nos écoles primaires, sous prétexte qu’elle n’est pas à la portée des jeunes intelligences. Mais elle est à la portée de tout le monde, au contraire, et tout le monde en fait. Les maçons, les charrons, les charpentiers, les cultivateurs même font de la géométrie toute leur vie, et de la géométrie pratique que bien des théoriciens de la Sorbonne ne pourraient faire. »

Le temps passait vite dans ce travail attrayant. Une seule chose autrefois me faisait peur, — s’il m’est permis d’écrire ce mot, — en allant au régiment, c’était l’hôpital ou l’ambulance : j’en avais entendu dire des choses si terribles ! Et voici que le plus heureux moment de ma vie, je le passais dans une ambulance, sur une terre étrangère, à cinq cents lieues de mon pays. Nous étions à la fin de l’année 1855. L’hiver était rude ; le froid était descendu jusqu’à vingt et un degrés au-dessous de zéro. Quoique ça, nous avions, mon camarade et moi, demandé au médecin de retourner à nos régiments ; mais à dire vrai, au fond de nos cœurs, nous éprouvions le désir, sinon le besoin, de rester encore quelque temps en cet heureux état. Nous le sentions d’autant plus que nous n’avions plus rien à faire au régiment. La guerre était censément terminée; les armées étaient toujours en face les unes des autres, il est vrai, mais à peu près dans la position de deux chiens de faïence. Nous attendions le bon plaisir des diplomates réunis à Paris par notre Empereur pour régler les comptes « des pots cassés », comme nous disions là-bas. Mais, si l’Empereur avait eu intérêt à faire durer le siège de Sébastopol, il avait autant d’intérêt à conserver à Paris le plus longtemps possible tous ces grands diplomates et leur nombreuse suite, pour occuper les Parisiens, afin que les Parisiens ne s’occupassent pas de lui.

À notre demande de sortie, le médecin répondit que nous avions le temps, que nous n’étions pas aussi bien rétablis que nous le pensions, qu’une rechute serait pour nous un coup fatal. Ce médecin connaissait l’intelligence et le savoir de mon camarade et savait à quoi nous passions notre temps ; il pensait que nous faisions autant là, sinon plus, que nos camarades dans la plaine de Baïdar.

Nous allions souvent nous promener, quand le temps n’était pas trop froid. Nous poussions nos promenades jusque chez les Piémontais, dont la plupart parlaient français, cette armée étant composée de Savoyards et de Niçois. Nous avions du plaisir à visiter aussi le camp des Anglais, qui était bien mieux arrangé que le nôtre. Ils étaient mieux habillés et mieux nourris que nous. Aussi n’avaient-ils pas été atteints comme nous par tant d’horribles maladies, pas même par le spleen ou maladie du pays, l’Anglais étant ou croyant être partout dans son pays, puisque la terre lui appartient : qu’il aille en Amérique, en Australie, en Asie, en Afrique, il est toujours chez lui.

Les régiments campés près de Sébastopol allaient chercher du bois dans les décombres, mais en grandes corvées et accompagnés de soldats en armes ; il était défendu d’aller isolément. Nous voulions cependant faire une visite dans l’intérieur de Sébastopol, ou plutôt dans l’intérieur de l’enceinte qui contenait naguère Sébastopol. Nous partîmes un jour, bien décidés. Nous fîmes un détour pour gagner les tranchées dans lesquelles nous courûmes bien vite, en zigzag, en nous baissant parfois. Nous arrivâmes ainsi sans accident jusque dans l’enceinte de ce qui avait été la ville. Nous errâmes longtemps, ayant un peu l’air de revenants parmi les décombres, pénétrant au rez-de-chaussée de maisons qui n’étaient pas entièrement écroulées. Nous entrâmes dans une petite maison qui n’avait pas eu tant de mal que les autres ; je croyais entrer dans un ménage de mon pays ; rien n’y manquait pour m’en donner l’illusion : chaudrons, pots en terre, poêle à crêpes et ses accessoires, tables et bahuts en chêne, bancs, escabeaux, crémaillère, trépieds ; il y avait même un paquet de crêpes moisies et du pain noir ; tout contribuait à me faire croire que j’étais dans un ménage de pauvres Bretons.

Nous nous assîmes sur les escabeaux, et mon ami se mit à parler :

— Voilà, dit-il, à quoi servent les guerres ! Que nous présente cette ville ? des monceaux de ruines, ce que prirent les Grecs quand ils entrèrent à Troie, après dix ans de siège, ce que prirent les Romains en prenant Carthage : des pierres et de la cendre. Et les cent mille hommes qui dorment d’un sommeil éternel sous ces décombres, tous des jeunes gens comme nous, qui auraient pu rendre de grands services à leur pays, à leurs familles, à l’humanité, et les habitants de cette malheureuse ville obligés de fuir au milieu de la nuit, en abandonnant tous leurs biens, réduits aujourd’hui à la misère, à la mendicité et pleurant plusieurs de leurs enfants ensevelis sous ces ruines, tout cela pour le plaisir et dans l’intérêt de deux ou trois hommes, que les peuples prient encore les dieux de leur conserver éternellement ; mais quand le peuple crie : ave, imperator, l’écho du genre humain répète : ave, dolor.

Sur ces réflexions philosophiques, nous quittâmes cette pauvre demeure et les ruines pour regagner notre ambulance.


X

CHEZ LES TURCS


Au commencement de janvier 1856, vint un ordre de faire évacuer sur Constantinople tous les convalescents et les malades de Kamiech qui pouvaient supporter la traversée. Malgré que nous ayons tous les deux manifesté le désir de retourner à Baïdar plutôt que d’aller à Constantinople, nous fûmes désignés pour les premiers convois. On nous embarqua sur un transport français, un transport-hôpital qui avait déjà semé une ligne de cadavres entre Kamiech et le Bosphore. C’était à son bord, si je ne me trompe, qu’était mort le maréchal de Saint-Arnaud, par le poison, disait-on.

En débarquant à Constantinople, je fus bien surpris en voyant une ville d’un aspect extérieur si beau répondre si peu dans l’intérieur à cet aspect séduisant. Nous traversâmes la ville : des ruelles étroites, tortueuses, pleines d’ordures, où les chiens se disputaient des morceaux de charogne ; des maisons brûlées et non abandonnées par leurs habitants qui y couchaient parmi les décombres ; des femmes dont la figure était couverte d’un voile épais, mais dont le reste du corps était presque nu. Nous marchâmes deux heures dans ces ruelles infectes pour arriver aux faubourgs, auprès desquels se trouvaient partout des cimetières. Ensuite, nous traversâmes des terres incultes et couvertes de gros chardons, pour gagner les hôpitaux et les ambulances, qui se trouvaient au-dessus de cette jolie ville impériale. Il y avait là, sur le plateau immense, des baraquements à perte de vue, portant tous des noms baroques : Daoud-Pacha, Malplaquet, Ramis-Tchiflik, etc., etc…

Nous fûmes dirigés sur les baraques de Malplaquet, où il y avait déjà un grand nombre de convalescents qui avaient l’air assez bien portant. Là, nous comptions reprendre, mon ami et moi, nos études un instant interrompues par ce changement. Mais, hélas ! mon ami fut pris presque en arrivant pour les bureaux de l’intendance. Nous fûmes obligés de nous séparer avec bien des regrets et pour ne plus jamais nous revoir. Obéissant à une recommandation que cet ami me fit alors, je ne puis citer ici son nom, ni son vrai pays. N’importe, ce fut pour moi le premier homme vraiment digne de ce nom ; plus tard j’en ai connu encore quatre ou cinq, dont quelques-uns pouvaient l’égaler mais non le surpasser. C’est lui qui m’a communiqué l’étincelle de la pensée et de la réflexion, qui fait de l’homme un être supérieur à tous ses confrères terrestres.

Huit jours après, j’eus, moi aussi, mon petit emploi. On avait demandé parmi nous des volontaires pour aller soigner les malades comme infirmiers auxiliaires. Nous partîmes une vingtaine. On nous envoya à l’ambulance de Ramis-Tchiflik, non loin de Daoud-Pacha. C’était l’ambulance des typhoïdes, où régnait en permanence le plus terrible, le plus dégoûtant des fléaux : presque tous ceux qui en ont été atteints sont sortis par la porte de l’amphithéâtre ; ceux qui ont survécu ont perdu l’intelligence ou l’usage de quelque membre. En arrivant, un sergent infirmier demanda s’il n’y avait pas de comptable parmi nous ; comme personne ne répondait, il vint brusquement vers moi qui, le plus petit, me trouvais le dernier comme d’habitude :

— Vous savez lire, vous, j’en suis sûr.

— Oui, sergent, je sais lire, mais pas beaucoup écrire.

— Ça ne fait rien ; allez là-bas trouver le vaguemestre ; celui-là vous apprendra.

Je croyais qu’il se moquait de moi d’abord ; mais, en montrant la baraque du doigt, il me dit :

— Dépêchez-vous.

Je fus bien obligé d’obéir. Ce vaguemestre était un simple sergent qui me demanda aussi si je savais lire et écrire :

— Oui, sergent, je lis assez bien, mais j’écris très mal.

— Ça suffit. Il s’agit seulement de m’aider à distribuer les lettres ; nous avons par ici une grande quantité de lettres dont les destinataires sont morts depuis longtemps sans doute, mais qu’on fait toujours circuler d’ambulance en ambulance, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à l’ambulance où l’on est certain que ces destinataires sont morts. On passe dans les baraques avec ces lettres en criant les noms, et celles dont on n’a pas trouvé les destinataires, on écrit au dos : Inconnu à Ramis-Tchiflik.

La besogne n’était pas au-dessus de mes forces. Ce n’était pourtant pas une sinécure ; il fallait courir beaucoup, s’égosiller du matin au soir, et passer souvent une bonne partie de la nuit à écrire les mots : inconnu à Ramis-Tchiflik, sur des enveloppes qui étaient déjà couvertes de toutes sortes d’écritures illisibles. Nous étions bien nourris dans cette ambulance. On envoyait là les nourritures les plus fines, des viandes choisies, du poisson, des œufs, des biscuits, des vins fins de toute provenance, pour des malades qui n’en avaient plus besoin ; nous en profitions. Les médecins nous recommandaient de boire du rhum : c’était, d’après eux, le meilleur moyen de se prémunir contre le terrible mal. Quoique peu habitué jusque-là aux liqueurs fortes, je ne me faisais pas trop prier pour en boire…

Un jour, j’allai porter une lettre à l’employé de l’amphithéâtre, celui qui était chargé « d’encaisser » les morts, car on les mettait dans des espèces de cercueils. Je trouvai mon homme assis sur un cercueil, les manches retroussées jusqu’aux épaules, un marteau et une bouteille de rhum à côté de lui ; il venait d’enclouer son quinzième cadavre, et il y en avait encore une dizaine devant lui, allongés tout nus sur la dalle. C’était là le produit de la nuit précédente, car c’était presque toujours dans la nuit que ces malheureux s’éteignaient. Il me fallut goûter son rhum, puis il me fit voir comment il s’y prenait pour expédier « ses cadavres » : il les attrapait par un bras et par une jambe, comme font les bouchers pour examiner les veaux ; il les jetait dans la boîte et, avec ses mains et souvent avec son pied, il appuyait dessus pour les bien faire entrer ; puis une planche par-dessus et quatre pointes ; en deux minutes, c’était fait.

J’avais vu, avant de quitter Lyon, des gravures ou des images représentant des sœurs blanches pansant des blessés devant Sébastopol ; il est probable qu’il y en a eu ; mais, j’avoue, pour ma part, n’en avoir vu aucune pendant mon séjour en Crimée. C’est à Ramis-Tchiflik que j’ai vu les premières. Elles étaient deux, bien jeunes encore, à mon avis, pour exercer un pareil métier ; elles voyaient et entendaient des choses qui auraient fait fuir bien d’autres filles et même des femmes ; mais elles avaient dû être initiées dans leur école particulière à toutes ces choses, car elles n’en rougissaient guère et parlaient très librement avec les infirmiers, comme avec les médecins. C’étaient, comme moi, deux volontaires, deux braves filles, le cœur sur la main ; elles étaient aussi bonnes que jolies. J’ai connu plus tard bien des sœurs blanches et même des noires : je n’en ai jamais vu d’aussi bonnes que ces deux charmantes filles. J’ai du reste remarqué que les plus belles d’entre elles étaient aussi les meilleures.

Je ne trouvais pas le temps long dans cette ambulance; je n’étais plus soldat, j’étais un vrai facteur de la poste. Cependant les arrivages de lettres avaient beaucoup diminué. On avait fini par mettre au rebut toutes les lettres aux noms inconnus et raturés. Il y avait là, cependant, des centaines et des milliers de francs égarés, car toutes ces lettres renfermaient des mandats…

Le temps avait marché très vite pour moi ; nous étions déjà arrivés à la fin de mars sans que je m’en sois aperçu. La paix n’était pas encore signée. Mon régiment était toujours à Baïdar, faisant de la culture et du jardinage. Les diplomates ne s’ennuyaient pas à Paris. On continuait d’envoyer des troupes en Crimée ; c’était sans doute pour qu’on vît quelques soldats rentrer en France après la conclusion de la paix, afin qu’on ne pût pas dire que tous avaient été enfouis sous les ruines de Sébastopol. Nous voyions quelquefois, par hasard, quelques journaux français, impérialistes bien entendu : tous les autres avaient été supprimés. Ces journaux ne tarissaient pas d’éloges sur l’armée d’Orient, sur sa bravoure, sa bonne tenue et sa franche gaieté gauloise, disant qu’elle était du reste bien nourrie, bien couchée et bien habillée ; enfin rien ne lui manquait que la misère. Ces journaux voulaient sans doute parler de l’armée anglaise.
J’avais rencontré un nouveau camarade, qui n’était certes pas un savant ni un philosophe comme mon instituteur de Kamiech, mais un bon garçon, dans le sens que les soldats attachent à ce mot. Il savait, comme moi, un peu lire et écrire ; à ce titre, on avait fait de lui un élève-pharmacien, comme on avait fait de moi un petit vaguemestre.

Nous allions quelquefois, et sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s’établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu’aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu’à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu’à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n’était venu à Constantinople, comme bien d’autres, que dans l’espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.

Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :

— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j’ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n’est pas loin d’ici, je m’offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n’obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m’engage, vis-à-vis d’eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.

J’ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m’a causé tant de plaisir et de surprise à la fois. Comment ! aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l'Homme-Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire ! Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes travaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciel !

Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots pour l'officier qui commandait notre détachement, car le temps pressait ; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, malgré les recommandations de l'Arménien, nous accorder cette permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous deux ; il nous dit enfin :

— Je puis vous accorder cette permission, car j'ai confiance en vous et en notre ami. Je viens d'apprendre officiellement que la paix est signée et, en même temps, que nous devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-à-dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de malades à l'ambulance ; par conséquent, vous pouvez dire à l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu qu'il ne vous perde pas.

Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magnifique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encombré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles. On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions dans notre habillement de gentleman et, grâce à notre silence, nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement, notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de huit ; il avait calculé le temps qu’il fallait pour ce voyage : juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir. Avec huit jours de permission, nous n’aurions pu nous arrêter nulle part.

Nous débarquâmes à Jaffa, où l’on trouvait toutes sortes de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des chameaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.

Avant de partir pour Jérusalem, j’éprouve le besoin de faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons, on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d’autres presque rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d’autres retiennent mieux l’histoire ; d’autres des noms, des dates, des chiffres. Moi, si j’ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les mythologies et certaines notions scientifiques, elle a été absolument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi, il m’arrive très souvent d’être embarrassé de mettre l’orthographe d’un nom quelconque, après l’avoir écrit plus de cent fois. Je me vois donc obligé d’omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date, ne possédant aucun document pour m’éclairer[6]. Je sais bien, cependant, que nous sommes ici au commencement d’avril 1856.


XI

JÉRUSALEM


Moins d’une demi-heure après le débarquement à Jaffa, nous trottions sur la route de Jérusalem, cahotés dans cette voiture d’un genre tout particulier. De route, je ne sais pas s’il y en avait : je n’en voyais guère ; nous étions du reste aveuglés par la poussière et les rayons du soleil. J’entrevoyais cependant des champs et des jardins bien cultivés, des arbres dont le nom nous était inconnu ; l’Arménien nous donna le nom des espèces qui étaient les plus nombreuses : c’étaient des oliviers et des cactus géants. Les oliviers me rappelaient certains joncs verts de mon pays.

Nous pouvions aller à Jérusalem d’une seule traite ; mais notre Arménien préféra passer la nuit dans une espèce de bourgade appelée Ramleh, chez un ami qu’il connaissait pour un excellent hospitalier. Il y avait là un grand couvent de moines franciscains, qui logeaient les pèlerins et même les touristes, moyennant finances, bien entendu. J’aurais bien voulu aller voir ce couvent et ces moines, parmi lesquels il y avait, disait notre hôte, beaucoup de Français ; mais nous étions trop fatigués, dix fois plus que si nous avions fait la route à pied et sac au dos. Nous fûmes du reste fort bien reçus chez l’ami de notre ami, qui était un musulman : on sait que la première vertu des enfants du Prophète, c’est l’hospitalité.

Nous couchâmes par terre sur des nattes, avec des couvertures blanches pour nous envelopper. Le lendemain, nous nous mîmes en route de très bonne heure, avant tous les autres voyageurs, pour avoir moins de poussière. À quelque distance de Ramleh, le pays avait complètement changé, on ne voyait plus de champs cultivés, plus de jardins, plus d’arbres, ni même aucune espèce de verdure ; de tous côtés, des montagnes brûlées. Le ciel avait aussi à peu près la même couleur que la terre. Cela ressemblait bien au pays du prophète : l’abomination de la désolation.

Nous étions dans la Judée, le pays de Juda, la plus grande des douze tribus d’Israël, puisque c’est d’elle que le Sauveur du monde est sorti. Nous marchions très vite, ce jour-là, afin d’échapper aux cavaliers qui nous avaient fait trop de poussière la veille. Bientôt nous poussâmes, mon camarade et moi, spontanément, un petit cri de : « Ah ! Ah ! voilà Jérusalem ! » En effet, du haut d’une colline, on apercevait presque toute la ville, ses maisons blanches, ses dômes, ses clochers, ses minarets. Notre ami nous montra l’endroit où tous les pèlerins s’arrêtaient pour embrasser la terre et chanter en chœur le Cantique des cantiques. Nous n’étions pas des pèlerins, nous avions l’air de deux jeunes touristes ou peut-être de deux commis-voyageurs. Nous n’embrassâmes donc pas la terre et ne chantâmes point de cantique.

En entrant en ville, on voyait des cabarets ou des hôtels avec des enseignes en toutes langues. Notre hôte avait sa demeure vers le centre de la ville ; il tenait un grand bazar universel où les pèlerins pouvaient se procurer tous les articles dits de Jérusalem. Nous fûmes reçus comme les enfants de la maison. Il avait deux fils, deux jeunes gars de quinze à dix-sept ans qui parlaient le français mieux que nous, et bien d’autres langues encore, car, à Jérusalem, les jeunes gens apprennent toutes les langues à la fois. Nous étions arrivés juste les jours des fêtes de Pâques des Russes ou des Orthodoxes, qui ne se célèbrent pas le même jour que les Pâques catholiques et fort heureusement, car il n’y aurait pas de place pour tout le monde et on se mangerait entre orthodoxes et hétérodoxes ; on s’étranglerait au Saint-Sépulcre comme en 1833, où trois cents personnes y périrent étouffées.

Nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller parcourir la ville, qui ne me parut pas bien grande. Il n’y avait alors, au dire de notre conducteur, qu’environ quinze mille habitants. Jérusalem ressemble à toutes les villes mahométanes, avec cette différence qu’ici il y a de grands couvents, ou plutôt des hôtelleries russes et françaises, et des églises qui ont des clochers, choses inconnues aux mahométans.

Un des fils du négociant vint nous montrer ce que nous désirions voir tout d’abord. Moi, j’avais toujours dans la mémoire le souvenir des principales scènes de la Passion et les noms des lieux où elles s’étaient passées : la Montagne des Oliviers, la Grotte de Gethsémani, la Maison d’Anne, celle de Caïphe, celle de Pilate et la place du Golgotha, où eut lieu le dénouement du drame messianique. Notre jeune guide, sachant que nous n’étions pas deux vrais pèlerins, nous fit voir les choses telles qu’elles étaient, et non telles que les pèlerins veulent les voir. Il sourit quand nous lui demandâmes où étaient ces maisons de Caïphe, d’Anne, de Pilate ; il nous dit qu’on faisait bien voir aux pèlerins des maisons comme étant celles de Caïphe, d’Anne, de Pilate et bien d’autres encore.

— Du moins, lui dis-je, si les maisons n’existent plus. les montagnes dont il est si souvent question dans les Évangiles doivent être toujours les mêmes.

— Oh ! oui, dit-il, justement je vais vous faire voir la plus intéressante de toutes, la montagne des Oliviers, qui est la première chose que les pèlerins demandent à voir.

En effet, nous arrivâmes, après avoir traversé le Cédron, sur cette fameuse montagne où Jésus et ses compagnons allaient passer la nuit, lui qui n’avait pas « une pierre où reposer sa tête ». Je croyais que j’allais voir là une forêt d’oliviers au milieu de rochers, de trous, de grottes et d’autres arbres et arbustes sauvages. Quelle désillusion ! Je vis un jardin avec des légumes et des fleurs, puis un énorme bâtiment qui était le couvent et l’hôtellerie des moines franciscains, où sont logés de nombreux pèlerins, moyennant finances bien entendu. Car, à Jérusalem, il n’y a rien pour rien : tout s’y vend, et très cher. On y vend des cailloux, des morceaux de bois et de vieux chiffons. Mais ce qui se vendait le plus couramment, en ce temps-là, c’était des mouchoirs avec des gravures représentant les diverses scènes de la Passion, le Saint-Sépulcre, la Sainte Face ou diverses vues de Jérusalem. Les malins négociants juifs, grecs, turcs, arméniens et autres, qui ne vivent là que par les pèlerins, savent bien inventer des articles nouveaux tous les ans.

Il y a bien dans ce jardin potager quelques vieux oliviers que l’on montre aux fidèles en leur affirmant que ce sont toujours les oliviers sous lesquels Jésus et ses compagnons se sont reposés. Il y a là aussi une espèce de grotte, de laquelle il n’est question dans aucun évangile et qu’on montre cependant aux pèlerins comme étant l’endroit où Jésus alla, le soir de son arrestation, prier à part et où, selon l’évangile de Luc, il tomba en agonie et « où il lui vint une sueur comme des grumeaux de sang qui coulait jusqu’à terre ». Je vis là, en effet, des taches rouges ; mais, ayant déjà perdu une partie de mes croyances, et ayant été prévenu par mon jeune caporal de Crimée et par l’Arménien lui-même de toutes sortes de mystifications dont étaient dupes les pèlerins, je ne vis dans ces taches rouges que du vermillon versé là, il n’y avait pas longtemps.

Un des moines propriétaires de ce jardin avait l’air de compter les visiteurs qui étaient assez nombreux ce jour-là, car les Russes venaient d’arriver en masse pour les fêtes de Pâques, et le premier soin de ces pauvres moujiks, à Jérusalem, est d’aller embrasser en pleurant ces taches de vermillon. Le moine offrait des cailloux à ceux qui voulaient en prendre. J’en aurais bien pris un, mais comme à Jérusalem il n’y a rien pour rien, je laissai ce caillou provenant de la fameuse grotte, laquelle, au dire de notre guide, fournit annuellement plus de cailloux qu’elle n’en contenait au premier jour de l’exploitation. Les cailloux que l’on vendait aux pèlerins provenaient du torrent du Cédron qui, pendant les fortes pluies, en amène de grandes quantités.

Du haut de cette montagne, Jérusalem me paraissait comme l’une de ces villes blanches que j’avais vues de chaque côté des Dardanelles et de la mer de Marmara. Deux monuments seulement dominaient les autres, le Saint-Sépulcre et le grand temple ou mosquée d’Omar. Celle-ci se trouve sur le mont Sion, où était autrefois le fameux temple de Salomon. En descendant, notre guide nous montra la route de Béthanie par laquelle, d’après les évangélistes, le fils de David fit son entrée triomphale dans la cité.

En retournant en ville, notre jeune guide nous fit passer devant un grand nombre de bazars, tous tenus par des Juifs, des Grecs ou des Arméniens. C’était ce que je voyais de plus beau dans cette ville où tout n’est que bazar. Le trafic des objets saints se pratique partout dans les rues, sur les places, dans les petites comme dans les grandes, dans les couvents aussi bien que dans le Saint-Sépulcre : on ne vit que de cela à Jérusalem. Le bazar de notre hôte était un des plus beaux : rien n’y manquait, depuis les objets les plus luxueux des Orientaux jusqu’aux plus petits riens vendus cependant très cher aux pèlerins. Je fus un peu étonné, après avoir vu cet Arménien à Constantinople dans un grand bazar où il avait, nous disait-il, ramassé pas mal de piastres, de le voir maintenant à Jérusalem à la tête d’un autre bazar plus grand et plus beau encore. En ce temps-là, je ne connaissais pas les Arméniens, pas plus que je ne connaissais les Juifs ni les Grecs. Depuis, j’ai lu plusieurs récits sur ces Arméniens, et, dans tous, j’ai vu qu’ils étaient fort malins. C’est chez mon Arménien, ce soir-là, que j’ai fait le premier grand repas de ma vie, à l’âge de vingt et un ans et demi : pour moi, on avait servi neuf fois de trop, car nous avions, je crois, dix sortes de choses, et moi, je n’avais jamais mangé qu’un plat, deux au plus, et de bien médiocres choses, tandis que là il n’y avait que des mets de luxe. Puis, nous fûmes logés, mon camarade et moi, dans la même chambre, mais chacun son lit. Quelle chambre ! et quels lits ! Ah ! ma doué béniguet ! C’était simplement une de ces chambres dont il est question dans les Mille et une Nuits. Mon camarade, qui avait été élevé dans un meilleur milieu que moi, ne trouvait rien trop grand, trop bon ni trop beau ; il disait toujours que c’était très chic, et rien de plus.

Quant à moi, si j’avais osé, j’aurais demandé la permission d’aller me coucher sur la terrasse de la maison avec une simple couverture. Je me mis donc dans ce lit de pacha ou de fée, mais je ne dormis guère. J’avais l’esprit trop préoccupé. La seule pensée que j’étais à Jérusalem suffisait pour me bouleverser, d’autant plus que je ne voyais rien à Jérusalem de tout ce qu’on m’en avait raconté autrefois et de ce que j’avais lu dans mon petit livre breton. J’ai déjà dit, je crois, que grâce à un accident qui m’arriva au moulin du Poul, en Ergué-Gabéric, vers l’âge de cinq ans, mon crâne ne s’était pas complètement fermé ; une sorte d’ouverture très sensible m’est toujours restée dans la tempe gauche, par laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à peu les premières qu’on y avait logées. J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire. Je suis certain que ça n’a été que grâce à cet accident que j’ai pu commencer, à l’âge où tous les autres crânes se ferment pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre compte de toutes les choses de ce monde.

À Jérusalem, où tant de gens trouvent les sources de toutes vérités, mon esprit avait beau évoquer les souvenirs du pays breton si croyant, les souvenirs de ma mère qui m’avait si souvent raconté et chanté même tous les récits qu’elle savait sur Jérusalem, et toutes les scènes de la Passion que j’avais lues moi-même dans mon livre breton ; j’avais beau évoquer les souvenirs de mes premières communions, des prêtres qui m’avaient dit tant de choses sur cette Jérusalem : rien n’y faisait ; mon esprit venait de se mettre en révolte ouverte. Ah ! quelle triste nuit j’ai passée là dans la plus belle chambre et dans le plus beau lit que j’aie vus de ma vie, et dans cette Jérusalem où des centaines de pèlerins passaient cette même nuit en chants de joie et d’allégresse, dans cette Jérusalem terrestre qui est pour les moujiks orthodoxes à mi-chemin de la Jérusalem céleste. Cependant, à chaque réflexion et à chaque rêve, je me promettais bien de relire, avec attention et dès que je le pourrais, tous les livres de la Bible et des Évangiles.

Enfin le jour vint. Je me dépêchai de sortir de ce lit beaucoup trop moelleux pour un paysan breton qui n’avait jamais couché que sur la paille ou sur la terre nue. Mon camarade avait dormi toute la nuit comme un bienheureux, sans rêve ni réflexion ; son crâne, à lui, était fermé depuis longtemps. Il passait à Jérusalem comme les soldats de ce temps-là passaient dans les plus belles villes du monde, sans faire plus d’attention que dans le plus simple village. Une seule chose préoccupait ces vieux soldats de métier, dans les grandes comme dans les petites villes : c’était le prix du vin. Mon camarade, qui était beaucoup plus vieux que moi, était déjà près d’arriver à cet état où l’on vous appelait vieux soldat, vieille gouape, vieux maboule, vieux zig, vieux soiffeur, tireur de plans, etc. Tous bons soldats à la guerre, mais bons aussi à opérer des razzias. La première chose qu’il me dit en se levant fut :

— Mon pauvre vieux ! je ne peux plus cracher ! Oh ! quelle soif !

Aussi il me pressa de descendre, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de trouver quelque chose pour mouiller son gosier.

Tout le monde était déjà debout dans cet immense bazar, et au travail, car on prévoyait de la presse par suite de l’arrivée de nombreux pèlerins. Le maître, tout occupé qu’il était, vint cependant nous toucher la main, à la manière orientale, en nous récitant le chapelet de compliments en usage. Puis il nous fit entrer dans la salle à manger, nous disant de boire et de manger de tout ce qui nous ferait plaisir, de faire comme si nous étions chez nous ; ensuite nous pourrions aller nous promener où nous voudrions, puisque maintenant nous connaissions à peu près la ville, et nous reviendrions quand nous aurions besoin de boire ou de manger. Puis il s’en alla à ses affaires. On peut croire que mon camarade commença d’abord par se mouiller le gosier d’un grand verre de vin.

Après avoir déjeuné, nous allâmes nous promener du côté du Saint-Sépulcre, lequel ne désemplissait en ce moment, ni jour ni nuit. Par les rues, il y avait déjà des pèlerins cherchant la maison dans laquelle Jésus avait été condamné à mort, pour suivre de là la Voie Douloureuse jusqu’au Calvaire, qui n’est autre que le Saint-Sépulcre. Ces pèlerins s’arrêtaient à chaque instant pour prier, pleurer en embrassant la terre et le coin des maisons, aux endroits où Jésus, dit-on, avait succombé sous son fardeau, quoique tous les évangélistes racontent qu’un paysan de Cyrène fut requis pour porter sa croix. À tous ces embrassements, nous étions habitués depuis longtemps. Nous en avions assez vu à Constantinople. Les mahométans font cela trois fois par jour : au soleil levant, à midi et au soleil couchant, n’importe où ils se trouvent, ils embrassent la terre plusieurs fois en marmottant des prières. Et tout cela est obligatoire pour les civils comme pour les soldats : c’est la loi. Pour les Turcs, le Koran renferme toutes les lois civiles et militaires.

Nous arrivâmes devant la grande église du Saint-Sépulcre, dans laquelle je voyais entrer de longues files de moujiks se traînant, comme j’avais vu autrefois les pèlerins bretons se traîner dans la chapelle de Kerdevot. À l’entrée, sous le grand porche, il y avait une garde turque : des soldats de garde dans une église ! et des soldats mahométans dans une église chrétienne ! Mais on nous avait déjà dit pourquoi cette garde était là. C’est qu’il y a, dans ce grand temple, une vingtaine d’autels où vingt prêtres chrétiens célèbrent le culte de vingt manières différentes, en se traitant d’hérétiques les uns les autres, à tel point que les soldats mahométans sont souvent obligés d’intervenir pour mettre à l’ordre ces prêtres chrétiens.

Si nous eussions été en tenue militaire, ces soldats turcs nous auraient sans doute serré amicalement la main, surtout quand ils auraient su que nous avions assisté à la prise de Sébastopol. Car nous venions de rendre à leur pays et à leur Sultan le plus grand service qu’il soit possible de rendre à un peuple. Nous venions de sauver le Sultan et ses mahométans, au détriment de la France et de toute la chrétienté. Cette guerre n’avait, de la part des Russes, d’autre but que de prendre Constantinople et Jérusalem, afin de mettre le tombeau du Christ sous la garde de soldats chrétiens. Les Russes avaient essayé à plusieurs reprises d’arranger les choses à l’amiable, en demandant à la Turquie le droit de mettre une armée à Jérusalem, simplement pour garder le Saint-Sépulcre ; mais naturellement les Turcs ne pouvaient consentir à une nation étrangère de mettre une armée dans une de leurs principales villes. Les chrétiens de Jérusalem, c’est-à-dire les orthodoxes grecs et russes qui sont les plus nombreux, voyant que les choses ne pouvaient s’arranger à l’amiable, comptèrent sur la guerre pour les arranger. Pour faire éclater cette guerre au plus vite, ils avaient enlevé, une nuit, la belle coupole d’or du Saint-Sépulcre et attribué cet enlèvement, ce vol et ce sacrilège, aux enfants du Prophète. Ce fut assez pour mettre le feu aux poudres. Or, certainement, le prophète Mahomet aurait été battu cette fois, si les chrétiens d’Occident ne fussent allés à son secours en écrasant les chrétiens d’Orient, et si la mère de Jésus n’avait elle-même prêté son concours aux chrétiens schismatiques et aux mahométans contre les orthodoxes.

Mon camarade ne voulait pas entrer dans l’église du Saint-Sépulcre, disant : « Qu’est-ce que nous f… là ? On nous a assez raconté ce qu’il y a là dedans ! » J’eus mille peines à l’entraîner. Il n’était pas facile de pénétrer au milieu de ces croyants, qui ne voyaient rien ni personne. Nous eûmes bien de la peine à gagner, en nous serrant le long du mur, un petit autel où il n’y avait personne en ce moment ; les moujiks ne voulaient pas s’écarter de la Voie Douloureuse, qu’ils suivaient jusqu’au trou de la Croix, dans lequel ils plongeaient leur tête en baisant les bords ; ensuite ils allaient embrasser une table de marbre placée près du Tombeau et sur laquelle, selon l’Évangile de Jean, fut embaumé le corps de Jésus, par deux riches sénateurs, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Le Tombeau, sur lequel il y a un ange, était également l’objet de leurs embrassements multiples.

Mon camarade ne voulut pas aller plus loin. De là, du reste, nous voyions la plus grande partie du temple, le grand autel, qui appartient au culte grec ou orthodoxe, une dizaine d’autres autels, tous affectés à des cultes différents. Mais ce que nous regardions surtout, c’était le Tombeau, sorte de grande guérite, percée tout autour de petits trous ou gui— dans laquelle le patriarche orthodoxe fait descendre tous les ans le feu sacré du haut des cieux, dans la nuit du samedi saint. Je regardais aussi beaucoup le Christ, sa Mère et saint Jean, parce que ceux-là ressemblaient parfaitement à ceux que j’avais si souvent vus dans l’église d’Ergué-Gabéric, où ils doivent être encore. Mais mon camarade, qui ne regardait rien que les moujiks, me dit : « F… le camp ; il n’y a rien ici pour nous. »

Nous sortîmes comme nous étions entrés. Mon camarade commençait à avoir soif, et, quoique nous eussions une table et, pour ainsi dire, une cave à notre disposition, nous voulions voir ce qu’il y avait dans les auberges de Jérusalem, sur lesquelles on voyait des enseignes en toutes langues. Il ne faisait pas bon rester dans les rues, il y faisait très chaud, et on ne pouvait faire un pas sans être arrêté par des bandes de gamins qui voulaient nous forcer à leur acheter des cailloux, des morceaux de chiffons, des chapelets, des images, des scapulaires, etc. Nous entrâmes donc dans une auberge, ou plutôt un hôtel, où l’on servait à boire et à manger. Cela était écrit sur la maison, en toutes langues. Le camarade demanda un litre de vin de Jéricho, parce qu’il avait vu cela écrit sur la porte et aussi sur des bouteilles. Nous bûmes ce vin de Jéricho qui était peut-être de Bordeaux ; n’importe, il était bon.


XII

CAPORAL


Nous retournâmes ensuite à la maison de l’Arménien pour un dîner qui fut encore meilleur que le souper de la veille, beaucoup trop bon pour moi, et qui dura trop longtemps. Moi qui avais l’habitude d’avaler mon repas en deux minutes, j’aurais eu beaucoup plus de plaisir à aller dîner avec un morceau de pain et du fromage, là-bas dans le torrent du Cédron. L’après-diner, nous allâmes voir cette fameuse mosquée d’Omar qui est, au dire des amateurs, le plus beau monument de Jérusalem, bâti, dit-on, sur l’emplacement du grand temple de Salomon. Mais nous ne pouvions entrer dans ce temple de Mahomet où n’entrent que les vrais croyants. Cela m’était bien égal, du reste, puisque je savais que les mosquées sont complètement nues à l’intérieur, l’Éternel ayant dit à Moïse dans l’Exode, le Lévitique et le Deutéronome : « Tu ne feras point d’images taillées, ni aucune ressemblance des choses qui sont là-haut dans les cieux, ni ici-bas sur la terre, ni dans les eaux, ni sous terre. » J’aurais voulu voir, cependant, le fameux rocher à travers lequel Mahomet passa, dit-on, avec sa jument blanche. Nous traversâmes le mont Sion, où se trouve encore un grand couvent. Ensuite, nous allâmes du côté de ce fameux vallon de Josaphat, où nous devons venir tous un jour.

Mon camarade en avait vu assez de Jérusalem et, ma foi, moi aussi. Nous allâmes encore boire un litre de vin dans un hôtel, en attendant le souper. Nous causâmes beaucoup le soir, avec l’Arménien et ses fils, de ce que nous avions vu à Jérusalem, et même de ce que nous n’avions pas vu. Le lendemain, nous devions partir de bonne heure pour retourner d’une seule traite jusqu’à Jaffa. L’Arménien, qui nous avait sous sa responsabilité, devait venir lui-même nous conduire jusqu’au bateau à vapeur. Cette deuxième nuit fut pour moi plus calme que la première.

Le lendemain matin, nous étions debout avant le jour : après avoir pris un copieux déjeuner et avoir rempli nos poches de souvenirs de Jérusalem, nous remontâmes dans la curieuse carriole pouvant s’atteler des deux bouts. Au soleil levant, nous étions déjà loin de Jérusalem que j’avais quittée sans regrets.

J’ai vu bien des villes célèbres depuis ; mais d’aucune je n’ai gardé d’aussi tristes souvenirs : celui qui voudrait se faire chrétien ou rester dans cette religion, il ne faut pas qu’il aille à Jérusalem avec les yeux et les oreilles ouverts. Nous arrivâmes à Jaffa juste à temps pour prendre le bateau, et, trois jours après, nous nous retrouvions, en soldats, chez notre commandant, presque un jour avant l’expiration de notre permission. Mon camarade s’était chargé de lui transmettre les compliments de l’Arménien et de lui faire le récit du voyage, en affirmant, bien entendu, qu’il avait tout trouvé très chic à Jérusalem. À Constantinople, on nous apprit qu’il était né un petit prince en France et que nous avions un quart de vin à boire à sa santé.

Nous n’avions plus rien à faire maintenant. Mon camarade et moi, nous allions nous promener quelquefois très loin dans les campagnes, derrière Constantinople. D’autres fois, nous allions sur le Bosphore voir passer les soldats français, anglais et piémontais, qui rentraient dans leurs pays.

Nous nous arrêtions pour voir les Turcs faire l’exercice : on essayait alors de les faire marcher à la manière des soldats français, en marquant la cadence et en comptant : une, deusse, troisse, quatre ; les caporaux turcs disaient : bir, iki, ütsch, dört. Un jour, nous allâmes à la belle église de Sainte-Sophie, où les Grecs chantaient autrefois les louanges du Christ, mais où les musulmans chantent aujourd’hui les louanges d’Allah et de Mahomet, et où la nudité remplace les icônes et les décors. Mais les Grecs conservent l’espoir d’y rentrer un jour : il y a une prophétie qui leur annonce ce fait et ce sera sous un sultan Mourad.

À la fin de mai, on nous prévint que les derniers soldats de Crimée venaient de passer ; notre tour allait arriver, et en effet, dans les premiers jours de juin, nous embarquâmes sur un joli transport à vapeur, qui venait d’être baptisé du nom de Prince-Impérial, et qui ramenait les débris de la grande armée d’Orient ; il y avait là de riches débris, car nous avions à bord tous les officiers supérieurs et médecins-majors de Constantinople, avec de riches fournisseurs civils. S’il y avait eu à ce bord des faiseurs de prophéties, ils n’auraient pas manqué d’en tirer de mauvais présages pour le petit prince dont le nom était écrit en grandes lettres d’or sur la poupe, car peu s’en fallut que le bateau ne restât au fond de la Méditerranée avec sa cargaison. J’ai traversé plusieurs fois la Méditerranée et deux fois l’Océan, mais jamais je n’ai été si près d’être englouti, et cela au dire de vieux marins qui se trouvaient avec nous.

Après vingt-quatre heures environ de cette danse macabre, le calme revint. On vit alors sortir des flancs du navire, où ils avaient dû passer de tristes quarts d’heure, tous ces messieurs de la finance, avec des figures plus ou moins décomposées : ils venaient remercier l’officier de la passerelle qui leur avait sauvé la vie. Une heure après, on entendait les soldats chanter sur le pont : Vers les rives de France, voguons doucement ! etc. Notre navire ayant repris sa physionomie et sa marche ordinaires filait, comme disaient les chanteurs. vers les « rivages chéris ». Un soir, enfin, nous passions près de Toulon et dans la nuit nous jetions l’ancre dans le port de Marseille, où nous débarquions le lendemain matin, 15 juin.

J’ai déjà dit que je ne citerais des dates et des noms propres que lorsque je serais certain de ne pas me tromper. Ici, je ne puis me tromper, puisque cette date figure sur mes états de service. Nous dûmes rester plusieurs jours à Marseille. Mon régiment, que je n’avais pas vu depuis le mois de novembre 1855, était alors à Montélimar, où j’arrivai dans les premiers jours de juillet. En arrivant dans ma compagnie, je ne connaissais plus personne. Tous mes camarades avaient disparu : les officiers, sous-officiers et caporaux étaient tous changés, excepté le capitaine Lamy. J’arrivai là à peu près comme autrefois à Lorient, inconnu de tout le monde et ayant tout l’air d’une nouvelle recrue ; grâce au bon temps que j’avais eu à Constantinople et à la bonne nourriture, j’avais même l’air plus jeune que quand j’arrivai à Lorient. Deux jours après, mes nouveaux camarades furent bien étonnés de me voir attacher sur ma tunique la médaille que la reine d’Angleterre avait donnée à tous les Français qui étaient arrivés en Crimée avant la prise de Sébastopol. Elle était rare, cette médaille, dans notre régiment qui avait cependant fait toute la campagne depuis le commencement jusqu’à la fin : de tous ceux qui étaient partis, il n’en restait plus guère. Ceux qui le composaient maintenant étaient presque tous arrivés en Crimée après la prise de Sébastopol ou c’étaient de jeunes recrues du dépôt.

À la fin d’août, après avoir passé l’inspection générale, ma compagnie, toujours la 2e du 3, était désignée avec la 1re pour aller occuper la petite garnison de Privas. Là, nous n’avions pas grand’chose à faire, du moins les simples soldats, mais il n’en était pas de même des sous-officiers, caporaux et élèves. Le général inspecteur avait fait de grands éloges au régiment, en lui rappelant ses belles campagnes d’Afrique et de Crimée ; mais il n’avait pas fait compliment aux officiers, sous-officiers et caporaux sur leur instruction théorique et pratique. De ce mécontentement, on peut penser que le colonel en ressentit tout le poids comme chef de corps ; aussi cette inspection générale, qui devait accorder à tout le monde un peu de repos, fut-elle pour nos sous-officiers, caporaux et élèves une grande reprise du travail, et du travail le plus pénible et le plus ennuyeux. Il n’y avait rien, en effet, qui causât plus d’ennui et de tracas à nos sous-officiers et caporaux que la théorie récitative, si ce n’était la théorie pratique sur le terrain, en présence d’officiers supérieurs. Cette chose-là m’a toujours étonné au régiment, de voir des hommes accepter des grades, des fonctions ou des emplois sans avoir les notions les plus élémentaires des droits et devoirs inhérents à ces grades et fonctions.

Nos caporaux, qui auraient dû être dans leurs chambrées comme de bons chefs d’atelier, enseignant et donnant de bons exemples d’ordre et de discipline, étaient au contraire, très souvent, les premiers à donner l’exemple du désordre et de l’indiscipline. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savaient rien de leur métier ; ils étaient souvent punis pour ne pas savoir leur théorie et les règlements les concernant ; ils tempêtaient alors contre ces règlements, contre la discipline, contre leurs supérieurs qui voulaient les forcer à apprendre des choses impossibles, absurdes et désagréables. Ils croyaient sans doute que les galons étaient faits tout simplement pour donner plus de solde, pour glorifier et honorer ceux qui étaient appelés à les porter.

Je n’ai connu qu’un seul individu, un Corse, qui connût bien ses devoirs et ses droits de caporal et de sergent, et qui sût s’y maintenir. Celui-là était un bon père de famille, enseignant, dirigeant et corrigeant ses enfants avec connaissance, autorité et justice. Je puis citer son nom sans risquer de me tromper : il s’appelait Orticoni. Ah ! si tous les gradés, y compris les officiers, eussent connu leurs droits et leurs devoirs comme celui-là et eussent su s’y conformer, les choses auraient bien mieux marché ! Nous n’aurions pas eu tant d’hommes dans les prisons, les cachots, les compagnies de discipline et les travaux forcés, tant d’honnêtes familles plongées dans le désespoir et dans le deuil ! Mais, hélas ! nos gradés d’alors ne savaient commander qu’avec brutalité, grossièreté, colère et souvent haine ou vengeance. J’ai vu plus d’un soldat s’en aller mourir à Cayenne ou au Sénégal, ou même, ce qui était plus terrible encore, tomber sur le terrain, de douze balles françaises, — des hommes perdus pour l’armée, pour la France et pour leurs familles, des hommes qui auraient pu être de très bons, d’excellents sujets, s’ils avaient été commandés et dirigés par des chefs comme mon ami Orticoni.

Ce fut de Privas que je me hasardai d’écrire chez moi pour la première fois depuis mon départ. J’y avais déjà songé dans différentes circonstances, mais je remettais toujours la chose, voulant, avant d’écrire une lettre, pouvoir y mettre un peu de français et une écriture un tant soit peu lisible. On reçut et comprit ma lettre, mais la réponse fut bien triste : mon père était mort, et ma mère se trouvait dans une misère profonde. Je venais de toucher le décompte de ma masse individuelle, en tout dix francs que j’avais économisés en réparant mes chemises, caleçons et souliers : je m’empressai de les expédier à ma mère. Quelque temps après, je reçus une autre lettre m’annonçant qu’elle était morte. C’est bien là ce que je pensais le jour où, des hauteurs de Kergonan, j’adressais, les larmes aux yeux, mes derniers adieux à l’église et au cimetière d’Ergué-Gabéric, où ils reposent maintenant tous deux après une longue vie de travail et de misère. J’avais cependant le droit d’être aussi fier de ces parents, morts de faim après une longue vie de labeur, que ceux qui sont fiers de parents morts de pléthore, après une vie oisive et inutile, n’ayant marqué leur passage dans ce monde que, comme Lucullus et Héliogabale, par leur égoïsme et leur goinfrerie.

À Privas, je cherchais toujours les moyens de m’instruire. J’allais souvent écouter le prédicateur protestant, dont le temple était à côté de notre caserne. Ce bon ministre, me prenant pour un coreligionnaire ou un néophyte, voulut bien me faire cadeau d’une bible et des évangiles en deux petits volumes, qui pouvaient être facilement dissimulés. Je le remerciai avec effusion en promettant d’en faire bon usage. Je lisais et relisais ces deux petits volumes presque tous les jours, ne trouvant rien de mieux à lire, sinon la théorie de mon caporal, que je savais, du reste, toute par cœur mieux que lui : le malheureux ne pouvait en apprendre deux pages qu’en en oubliant deux autres. Je ne dirai pas ici les profits que j’ai tirés de ces deux petits volumes précieux et sacrés, puisque je compte écrire tout ça plus tard. Les savants assurent qu’il n’y a pas d’effet sans cause. Alors, je dois attribuer au pasteur protestant de Privas un changement dans mon existence, produit par le cadeau qu’il me fit.

En effet, un jour, j’étais étendu sur mon lit, en train de lire le passage de la mer Rouge par les Hébreux, lorsque le fourrier vint demander mon livret pour quelque petite rectification ; me voyant un livre à la main, il me dit :

— Tiens ! vous savez donc lire, vous ?

— Un peu, fourrier.

— Cependant, votre livret porte que vous ne savez ni lire ni écrire.

— J’ai appris ça depuis mon arrivée au corps.

— Chez les Turcs, alors, car ailleurs ça ne vous a pas été possible.

— Un peu partout.

Mais mon camarade de lit, qui était là et à qui je venais d’expliquer l’histoire épouvantable de Loth et de Sodome, alla plus loin que moi et beaucoup plus loin que je n’aurais voulu :

— Bien sûr que oui, dit-il, qu’il sait lire et écrire, aussi bien et mieux que le caporal, et il sait toute la théorie par cœur et bien d’autres choses encore.

— Ah ! oui ! répondit le fourrier en s’en allant, nous allons voir ça.

Le fourrier parti, ce que j’ « engueulai » mon camarade pour avoir eu la langue trop longue, lui qui pensait me faire du bien !

Le fourrier ne manqua pas de dire la chose au sergent-major, et le sergent au capitaine qui me fit appeler chez lui et, après s’être assuré des faits qu’on lui avait racontés sur moi, il voulut tout de suite me porter sur le tableau d’avancement en qualité de candidat au caporalat. J’eus beau protester de mon ignorance de la langue française, de mon écriture défectueuse, de ma jeunesse, de mon inexpérience : tout fut inutile. Il fit faire immédiatement un état supplémentaire d’élèves-caporaux qu’il expédia au colonel après y avoir ajouté de sa main des notes particulières me concernant. Je me consolai en pensant que j’aurais le temps de me fortifier et de réfléchir avant que mon tour arrivât, car on n’avançait pas vite dans ce temps-là. Les officiers sortaient presque tous de Saint-Cyr : donc pas de places pour les sous-officiers, excepté quelquefois en temps de guerre et pour action d’éclat. Les sous-officiers eux-mêmes, presque tous des gens sans fortune et sans avenir, une fois attrapé ce grade, qui était pour eux une véritable position sociale, y restaient jusqu’à leur retraite : donc pas de places pour les caporaux. Les caporaux à leur tour, après sept ans de service et plusieurs années de grade, rengageaient dans l’espoir de passer sous-officiers : donc pas de places pour les élèves-caporaux, lesquels souffraient souvent pendant plusieurs années les mêmes ennuis et les mêmes désagréments que les caporaux sans en toucher la solde.

Je comptais donc avoir le temps de m’initier dans « l’art de gouverner une tribu » ou escouade ; quelle ne fut pas ma surprise et l’étonnement de toute la compagnie lorsque le sergent vint, quatre jours après mon entretien avec le capitaine, m’annoncer que j’étais nommé caporal à la 6e compagnie du 2e bataillon à Montélimar !

— Voici des galons, dit-il, faites-les coudre tout de suite et allez chez le capitaine, qui vous demande.

À cette annonce, tout le monde dans ma chambrée était resté « bleu », les élèves caporaux plus que les autres, et moi plus que tout le monde. Le capitaine seul ne fut pas surpris ; il me dit, quand j’arrivai chez lui avec mes galons :

— Je savais bien que vous n’auriez pas attendu longtemps. Voici dix francs pour arroser vos galons, car je sais que vous n’êtes pas riche et que vous avez envoyé, il y a quelques jours seulement, toutes vos économies à votre vieille mère.

À ces mots, des larmes me vinrent aux yeux, et, en prenant machinalement les dix francs, je ne pus que balbutier quelques mots de remerciement inintelligibles : le capitaine me serra la main et je sortis en pleurant, comme un enfant qui vient de faire ses adieux suprêmes à une mère adorée.

Le lendemain matin, j’étais de bonne heure, sac au dos, sur la route de Montélimar. J’avais deux jours pour m’y rendre. Tout le long de la route, je repassai ma théorie et les devoirs du caporal, de peur de me tromper lorsque je serais appelé à les réciter devant l’adjudant de mon bataillon, car ce serait là, sans doute, les premières choses sur lesquelles on m’attaquerait en arrivant. Cela ne manqua pas. Le bruit avait couru tout le régiment qu’un certain Déguignet, qui n’était même pas élève-caporal, venait d’être nommé presque de force, grâce à ses connaissances théoriques.

Le lendemain de mon arrivée, quoique ce ne fût pas jour de théorie, l’adjudant me fit appeler. Il me questionna sur tous les points de la théorie et sur les devoirs du caporal, en France comme en campagne ; je répondis à toutes ses questions. Il me dit alors qu’on ne l’avait pas trompé sur mon compte et que, désormais, je pouvais m’abstenir d’aller à la théorie récitative, sauf lorsque je serais particulièrement appelé. Me voilà donc, dès le premier jour, débarrassé du plus grand ennui et du plus grand embarras des caporaux. C’était beaucoup. Bien des collègues auraient payé cher pour en arriver là. Cependant, je trouvai qu’il m’en restait encore assez à faire.

Le premier dimanche de mon arrivée dans ma nouvelle compagnie, je vois presque tous les caporaux punis, quelques-uns, il est vrai, pour leur théorie ; mais il y en avait aussi pour manque de surveillance dans leur escouade, un autre pour son service de semaine. C’était surtout cette fameuse « semaine », le cauchemar de tous les gradés, qui me trottait alors dans la tête : il était rare, en ce temps, qu’un caporal se retirât de sa semaine sans punitions, souvent plus de jours de punitions que de jours dans la semaine, car un caporal de semaine était alors le chien courant de tout le monde : souvent on l’appelait en deux endroits à la fois, sinon en trois. Pendant que vous étiez retenu par le sergent de garde de la police pour les hommes de corvée du quartier, le vaguemestre vous portait quatre jours de consigne pour avoir manqué à la distribution des lettres et vice versa. Je fus assez heureux, cependant, dans ma première semaine ; je m’en tirai sans punition. Dans mon escouade, j’avais affaire à de vieux soldats qui connaissaient à peu près leur métier.


XIII

AUX VOLTIGEURS


Nous ne devions plus rester longtemps à Montélimar ; notre régiment était désigné pour aller à Lyon. Notre bataillon devait quitter le premier et s’arrêter une quinzaine de jours à Valence. J’ai déjà dit ce qu’était la garnison de Lyon sous le fameux Castellane ; je n’ai donc pas à le répéter ici. Nous arrivâmes à Lyon en juin 1857. J’avais été nommé caporal le 7 mars. À la fin de cette année, j’étais encore le plus jeune caporal de ma compagnie, sinon même de tout le bataillon. Grande fut donc ma surprise, et aussi ma joie, lorsqu’on vint m’annoncer, le 1er janvier 1858, que j’étais nommé caporal de voltigeurs.

Pour comprendre la joie que j’éprouvai à cette nouvelle, il faut savoir ce qu’étaient les voltigeurs et les grenadiers, qu’on appelait aussi les compagnies d’élite. Dans ces compagnies, il n’entrait que des hommes choisis parmi les soldats accomplis, des hommes d’une propreté et d’une conduite exemplaires, d’une constitution physique irréprochable, bons marcheurs et bons tireurs. Tous les soldats qui ne pouvaient ou qui n’avaient pas l’espoir d’arriver à un grade n’aspiraient qu’à la grenade du grenadier ou au cor de chasse du voltigeur ; c’était leur bâton de maréchal, et c’était beaucoup : ils étaient là exempts de beaucoup de corvées, et des plus pénibles ; ils ne montaient la garde que dans les postes d’honneur ou parfois dans des postes payés ; ils touchaient double solde, avaient une plus belle tenue et une meilleure nourriture. Les sous-officiers et caporaux dans ces compagnies étaient sans embarras, du moins pour leurs hommes, ceux-ci étant des hommes de choix, connaissant bien leur métier et leurs devoirs. Dans les compagnies du centre, — ainsi nommées parce qu’elles étaient encadrées entre les grenadiers et les voltigeurs, — lorsqu’un homme se trouvait en défaut, on ne s’en prenait pas à lui ; c’était à son caporal d’escouade, et ces malheureux caporaux d’escouades étaient souvent obligés de subir des punitions pour de tristes brutes, des « saligauds » ou des braillards incorrigibles.

Je fus donc bien heureux, le 1er janvier 1858, en recevant cette surprenante nouvelle que j’étais nommé caporal aux voltigeurs du 1er bataillon. Je faisais, il est vrai, beaucoup de jaloux et de mécontents. On disait même que je devais avoir quelque haute protection. J’avais pour protections ma bonne conduite et la connaissance de tous mes devoirs, auxquels je n’avais jamais failli depuis que j’étais caporal. Oui, je fus réellement heureux ce jour-là. Il n’a jamais fallu beaucoup de choses, du reste, pour me rendre heureux : souvent une poignée de main, un sourire, un mot d’affection, d’encouragement, m’ont fait pleurer de joie. Ah ! si, en ce moment-là, j’eusse trouvé quelqu’un comme mon jeune ami de Kamiech pour m’apprendre le français et les sciences utiles, indispensables à tout homme qui est venu au monde sans la fortune ! J’aurais été alors facile à pousser n’importe dans quelle direction ! Comme j’aurais été heureux de travailler sous un maître qui m’aurait donné quelques bonnes leçons et quelques bons principes ! Mais, hélas ! je n’en trouvai pas : mes collègues n’étaient guère plus avancés que moi en arts et en sciences. Des livres ? il ne fallait pas en parler ; ils étaient hors de prix, et même on n’en trouvait pas, du moins de ceux que j’aurais voulu avoir. Il manquait donc quelque chose à mon bonheur, et c’était justement la chose après laquelle je courais le plus : le savoir.

Dans la nuit du 14 février, si je ne me trompe, lorsque tout le monde était déjà couché, nous entendîmes sonner doucement et lugubrement la générale. Il n’y avait là rien de nouveau pour nous ; nous pensions simplement à une nouvelle folie ou à une lubie du vieux bossu de Castellane. Mais au moment où nous étions à faire nos sacs pour partir au galop comme d’habitude, un sergent vint nous dire : « Laissez vos sacs, prenez vos armes seulement et vos cartouches à balles. » Sortir en armes sans sac ! Mais jamais on n’avait vu ça à Lyon sous Castellane ! Et les cartouches à balles ! Mais qu’est-ce qu’il y avait donc ? Nous étions alors dans la caserne de Serein, sur le bord de la Saône. Quand nous fûmes descendus sur le quai, on nous dit de préparer nos cartouches pour charger les armes, puis on se mit en route, en se dirigeant vers le centre de la ville. Je voyais partout du monde aux fenêtres sans lumière. Je voyais aussi des civils groupés dans les ruelles, et d’autres qui filaient comme des ombres le long des murs.

Nous arrivâmes sur la place Bellecour ; elle était remplie de civils qui s’éloignèrent pour nous faire place. On entendait de tous côtés de sourds murmures et même des cris de : Vive la République ! C’était donc une révolution qui venait d’éclater subitement ? Dans nos rangs, toutes sortes de propos couraient. J’étais le dernier de ma compagnie de voltigeurs et, par conséquent, du bataillon ; je me trouvais hors des rangs. Piqué par la curiosité autant que par la gravité de la situation, je fis quelques pas en arrière, comme si je voulais faire éloigner quelques civils qui se trouvaient là, et vivement je demandai à l’un d’eux ce qu’il y avait de nouveau ; il me répondit à voix basse, mais très intelligiblement : « L’empereur est assassiné. »

Nous restâmes sur la place plus de deux heures, pendant que d’autres bataillons stationnaient ailleurs ou parcouraient la ville, l’arme sur l’épaule droite et baïonnette au canon. Le lendemain, tout le monde sut l’événement par une dépêche envoyée dans la nuit et affichée partout. L’empereur avait manqué, en effet, d’être assassiné le soir, en allant à l’Opéra, par la bombe du fameux Orsini : plusieurs hommes de son escorte avaient été tués ou blessés, et la voiture impériale avait été renversée et brisée, mais « grâce à la Providence », l’empereur n’avait eu aucun mal. La France pouvait toujours crier : Vive l’empereur ! et dormir en paix. Les assassins avaient été arrêtés.

Deux mois environ après cet événement, nous quittions encore Lyon pour nous rendre au camp de Châlons. Ce fut au camp de Châlons que j’eus l’honneur de voir pour la première fois Leurs Majestés Impériales. Elles arrivèrent au camp au moment où les grandes manœuvres se terminaient : Elles rentraient de leur voyage dans l’ouest, où l’empereur était allé prouver aux Normands et aux Bretons qu’il n’avait pas été assassiné par Orsini, comme beaucoup de gens persistaient à le croire, et pour leur faire voir aussi qu’il avait doté la France d’une belle impératrice. Cette aimable dame venait, seule, se promener dans nos camps, habillée comme une simple bourgeoise ; elle allait jusque dans les cuisines goûter la soupe.

Mais nous n’eûmes pas, quant à notre compagnie, de quoi être très satisfaits de ces Majestés Impériales. La dernière revue, qui terminait les manœuvres, eut lieu un dimanche. Après avoir passé toute la journée sac au dos, à peine nous donna-t-on le temps de manger notre soupe, qu’il fallut remettre le sac sur le dos et partir pour Reims, où nous devions former la haie autour de Leurs Majestés le lendemain. Nous arrivâmes vers minuit à Reims, et fûmes obligés de camper au milieu de la cour de la caserne. Nous avions passé le long de la route sous plusieurs arcs de triomphe ; mais ils ne nous avaient pas empêché d’avoir mal aux pieds et aux épaules, ni d’avoir nos chemises trempées, quoique la nuit fût assez fraîche. Heureusement, les cantinières de la caserne furent autorisées à nous ouvrir leurs portes, ce qui nous permit de casser une croûte en buvant quelques petits verres pour attendre le jour.

Nous devions vivre, pendant notre séjour à Reims, avec notre solde de route ; mais cela était bien difficile ; on ne trouvait rien à manger : les boulangeries, les charcuteries, boucheries et tous autres dépôts de comestibles, avaient été pris d’assaut et complètement dévalisés par les gens des campagnes, venus au moins de dix lieues à la ronde pour tâcher de voir la figure de leurs souverains. Nous fûmes obligés de nous arranger avec les soldats de la garnison pour avoir à manger. Nous ne restions pas, du reste, beaucoup de temps à table : nous étions presque jour et nuit sous les armes, soit que Leurs Majestés allassent à la cathédrale, ou voir quelque grand atelier, ou passer une revue ; soit qu’elles allassent dîner chez le maire et danser chez le préfet. Elles ne pouvaient faire un pas sans que nous fussions sur leur passage pour faire la haie et tenir à distance les curieux et les plaignants.

Mon jeune caporal de Kamiech n’avait pas eu le temps de me donner l’instruction qu’il aurait bien voulu me donner et que je désirais si ardemment, du moins m’avait-il donné l’idée de la réflexion. Donc, pendant que je me promenais dans la ville de Reims, l’arme sur l’épaule droite ou l’arme au bras, je songeais à tous les rois qui avaient déjà passé par là. Je ne finirais pas si je voulais raconter toutes les réflexions que je fis pendant les longues cérémonies auxquelles nous assistâmes durant quarante-huit heures. Ce que j’aurais voulu voir, c’est la petite fiole qu’on appelle la Sainte Ampoule. Je me trouvais à la porte de la cathédrale, mais j’eus beau me hausser sur « mes pieds de derrière » : je ne pus rien voir ; les personnages qui se trouvaient devant moi étaient, tous, deux fois grands et moi j’étais deux fois petit.

Le soir du bal à la préfecture, j’étais mieux placé pour voir ces dames et tous ces grands personnages valser, polker et faire des chassés-croisés. Je n’avais pas le ventre trop plein ni trop à l’aise. Cependant j’eus encore un instant pitié d’un bonhomme écharpé et décoré sur toutes les coutures, mais dont la tête était entièrement dépourvue d’ornements capillaires : il essayait de faire quelques gambades et des entrechats devant la belle impératrice dont les bras, les épaules et la poitrine nus, et le diadème, et le collier, et les bracelets, et la ceinture de diamant devaient le rendre fou et aveugle, à tel point qu’il ne savait plus où mettre ses pieds, ses mains, ni probablement sa pauvre langue, qui devait être paralysée devant les charmes éblouissants de sa belle danseuse et souveraine. Je m’attendais à chaque instant à le voir danser à quatre pattes, tellement il baissait la partie supérieure de son corps vers la terre. Je ne pus même m’empêcher d’avoir l’idée saugrenue que sa cavalière n’aurait pas beaucoup de peine à lui passer la jambe par-dessus la tête, comme cela se pratiquait alors dans certains bals publics.

Je songeais là, tout en exerçant la surveillance et gardant la consigne qui m’avait été donnée, à la terrible bombe d’Orsini. Si quelque autre était venu tout à coup à la porte et, sous prétexte de chercher sa carte d’entrée, eût tiré une bombe de sa poche et l’eût jetée au milieu du bal, quel ravage elle aurait pu faire, non parmi les hommes, dont la plupart étaient déjà hors service ou prêts à l’être, mais parmi les femmes et surtout les jeunes filles, qui étaient toutes de la fine fleur des Rémoises et dont plusieurs égalaient leur souveraine en charmes et en beauté !

Le lendemain de cette soirée féerique, nous retournâmes au camp. Une bonne nouvelle nous y attendait : le régiment était désigné pour aller à Paris. En effet, trois jours après, nous nous mîmes en route pour la capitale, en passant par Épernay, le pays du grand champagne, et par Provins, le pays des belles roses. Je ne crois pas qu’il y eut dans tout le régiment un homme qui éprouvât autant de plaisir que moi d’aller à Paris. Nous entrâmes dans la capitale par la barrière de Fontainebleau et allâmes prendre possession de la vieille caserne Popincourt, dans le faubourg Saint-Antoine.

En arrivant à Paris, je n’avais qu’une préoccupation, c’était de voir toutes les belles choses dont j’avais entendu parler. Puisque je ne trouvais plus de maître ni de livres pour m’instruire, je pourrais y suppléer par la vue des monuments conçus par les hommes de science de tous les temps et de tous les pays, créés, fabriqués, édifiés, tournés, ciselés, peints et polis par les mains des artistes ou artisans depuis que le genre humain a commencé à se servir de ses mains et de son intelligence pour ses besoins matériels et intellectuels.

Pour qui veut connaître les progrès accomplis par notre espèce à travers les âges, depuis le jour où elle saisit la première pierre pour la dégrossir avec une autre pierre, il n’y a qu’à aller au Musée ou Conservatoire des Arts et Métiers, avec un guide à la main, de l’idée et de l’intention dans la tête. Il pourrait aussi, et dans les mêmes conditions, aller au Musée de Marine, où il assistera au développement des progrès de l’art nautique, depuis le premier tronc d’arbre qui servit à l’homme pour s’aventurer sur l’élément liquide jusqu’aux gigantesques Léviathans modernes. S’il veut connaître l’histoire de France, il n’a qu’à aller aux Musées de Cluny, du Luxembourg et de Versailles. Voudrait-il apprendre l’histoire naturelle, la zoologie, la botanique, la minéralogie et toutes leurs dépendances ? Il suffit d’aller au Jardin des Plantes et au Jardin d’Acclimatation. Enfin veut-il connaître la vie et les mœurs des sociétés qu’il ne connaît que de nom, il n’a qu’à aller au théâtre : là, il pourra voir comment on vit dans toutes les sociétés, depuis les plus hautes, les plus raffinées, jusqu’aux plus basses et aux plus dégradées, ou s’il ne croit pas à la réalité des choses du théâtre, il n’aurait qu’à aller, en sortant de diner chez une famille honnête et vertueuse, dans certaines tavernes que j’ai connues à Belleville et à Ménilmontant.

Voilà, à mon avis, des moyens faciles et peu coûteux de s’instruire, pourvu que l’on ait dans sa cervelle un certain nombre de casiers pour emmagasiner tout ce que l’on voit et qu’on entend. On peut apprendre ainsi plus facilement et plus promptement qu’en compulsant des centaines ou des milliers d’écrits contradictoires et souvent inintelligibles pour le commun des mortels. C’est de cette façon que je m’instruisis pendant le court, trop court séjour que j’ai fait à Paris. Toutes les fois que j’avais une heure à dépenser en dehors du service, j’allais dans un musée quelconque, parfois même à la Sorbonne où, malheureusement, mon ignorance ne me permettait pas de comprendre les grandes conférences et les grands discours qu’on faisait.

J’allais aussi très souvent au théâtre. À Paris, nous jouissions de grands avantages de ce côté. Nous n’étions pas obligés de faire « queue » comme les civils, lesquels souvent, pour assister à une représentation extraordinaire, étaient obligés de rester des heures entières sous la pluie ou la neige, rangés par les agents de police les uns derrière les autres. Nous n’avions, nous, qu’à arriver dix minutes avant l’ouverture des bureaux : on nous faisait entrer aussitôt et nous avions droit de choisir nos places, au parterre bien entendu. Le prix pour nous, dans tous les grands théâtres, était invariablement de vingt sous. Nous ne pouvions avoir de permission de théâtre que le dimanche ; pour obtenir cette permission, il fallait n’avoir encouru aucune punition dans la semaine.

Nous avions à Paris certains services payés. Nous en avions un notamment pour les sous-officiers et caporaux d’élite, qui consistait à aller le dimanche soir, avec nos fusils en bandoulière, deux à deux, un sous-officier et un caporal, soit dans certains bals de barrière, soit dans des maisons portant comme enseigne des lanternes de couleurs et de gros numéros rouges. Les sergents-majors même étaient admis à faire cette espèce de police de mœurs. Là, on se rencontrait avec des hommes à chapeaux hauts, gants et lunettes, des hommes à longues blouses blanches, des hommes habillés en femmes et, parfois, des femmes habillées en hommes, avec de fausses barbes et de faux cheveux. Tout cela était de la police secrète. Il y avait à se méfier de tous ces gens-là. Il fallait savoir tourner sa langue ou se taire devant eux.

Je me suis trouvé assez souvent de garde au poste de l’Opéra, où l’on avait aussi affaire à la police de sûreté, et surtout à la police des mœurs. Il y avait dans ce poste un local spécial pour les femmes prises en flagrant délit de racolage : autour de l’Opéra, ces femmes étaient toujours sûres d’être prises, car si elles ne trouvaient pas de comte, de marquis ou de prince pour les emmener dans leurs voitures, elles trouvaient la police pour les conduire au poste. La première fois que je me trouvai de garde dans ce poste, je fus étonné de voir un homme, en blouse blanche et casquette, menant ou plutôt traînant par le bras une dame qu’on aurait prise pour la reine de Saba, toute couverte de fleurs, de soie et d’or ; en entrant au poste, ce monsieur me dit :

— Caporal, coffrez-moi ce trumeau-là.

Je restai tout ébahi autant qu’ébloui. Je fus obligé de demander à ce monsieur pour quel motif et par quel ordre je devais mettre cette reine au violon. Aussitôt il releva sa grande blouse et me fit voir ses insignes d’agent de la police des mœurs, dont nous avions un duplicata au poste. Je pris alors les clefs et dis au « trumeau » :

— Madame, veuillez me suivre.

Elle voulait regimber et demandait à s’expliquer, mais l’agent dit aux hommes du poste :

— Allez, poussez-moi ce fumier-là dans le trou.

Il fallut qu’elle y entrât. Il paraît que, pour ma première garde à ce poste, je me trouvais dans un jour de pêche fructueuse, car on en ramena comme ça une demi-douzaine dans la soirée, toutes à peu près comme la première, étincelantes de fleurs, de soie et de pierreries. Les agents qui nous les amenaient les traitaient de « fumier ». Ce fumier était dissimulé sous une belle couverture. J’avais d’abord une certaine pitié pour ces femmes dont quelques-unes étaient toutes jeunes encore et avaient l’air d’avoir des larmes aux yeux en entrant. Mais lorsque les agents furent partis, après les avoir un peu interrogées et pris leurs noms, et que la nuit fut déjà avancée, tout changea. Il fallait entendre les belles conversations et les jolis chants qui sortaient à travers le grillage de ce pandémonium féminin, chants et conversations qu’on n’entendait que dans les plus basses tavernes ou dans les maisons à gros numéros rouges. Je fus désillusionné, et ma pitié se changea presque en dégoût.

Qui étaient donc toutes ces femmes-là, habillées en marquises et en princesses ? Je le sus bientôt. C’étaient, pour la plupart, des femmes « en cartes », qui étaient autorisées à exercer « la profession », mais seulement dans leurs chambres particulières. Mais, quand les clients n’allaient pas chez elles, elles étaient bien obligées d’aller les chercher. Or, il n’y avait pas meilleure place que les environs des théâtres, et surtout du théâtre de l’Opéra. Là, elles trouvaient de grands et de bons clients, ayant chevaux et voitures et le gousset garni de louis d’or. Cependant, j’ai entendu raconter là de tristes histoires. Il venait parfois des jeunes filles que la misère seule avait poussées à la prostitution, d’autres y avaient été jetées par leurs propres parents qui les exploitaient… On peut, à Paris, s’instruire sur toutes les conditions sociales de l’humanité, et de près et sur le vif.

Au commencement de 1859, vint à Paris un individu se disant philanthrope, et qui avait fait, disait-il, un livre avec lequel un homme, même complètement illettré, pouvait tout apprendre, depuis l’a b c jusqu’aux plus hautes mathématiques. Il passait dans les casernes et faisait descendre tous les soldats dans la cour et leur faisait un long discours au sujet de son incomparable livre, qui contenait une méthode merveilleuse pour tout apprendre sans maître, et cela presque pour rien, car son livre, qui renfermait la matière de plus de dix volumes, il le donnait aux soldats et aux marins, dans un but philanthropique, pour la modique somme de cinq francs payable par petites fractions de vingt-cinq centimes par prêt : c’était pour rien. Comment pouvait-on refuser une si grande merveille ? J’en pris un, bien entendu, et beaucoup d’autres firent comme moi, même parmi ceux qui ne savaient pas les premières lettres de l’alphabet. Il y avait alors dans notre compagnie un nouveau caporal qui avait été cassé du grade de sergent-major ; il avait reçu, me disait-il, une forte instruction ; il prit un volume qu’il se mit à parcourir aussitôt ; mais le soir il vint me trouver et me dit :

— Eh bien, es-tu content de ton livre ?

— Ma foi, je ne sais pas trop. Il y a beaucoup de choses dessus, toujours.

— Beaucoup d’imbécillités, me répondit-il ; ce fameux J. R… est un farceur, un charlatan ; il nous a volé à chacun cinq francs ; celui qui veut me donner cinquante centimes, je lui donne le mien.

En effet, tous ceux qui savaient quelque chose étaient d’accord pour crier au charlatan, au voleur, et le lendemain le livre était offert pour une goutte : beaucoup avaient déjà commencé de s’en servir pour allumer leurs pipes ou pour tout autre service.


XIV

LA GUERRE D’ITALIE


Au commencement de 1859 aussi, il était beaucoup question de guerre. Le caporal dont j’ai parlé, l’ex-sergent-major, qui était presque un savant, s’intéressait aux choses de la politique. Il était riche de chez lui et allait souvent dans les grands cafés, où il voyait les journaux. Celui-là m’assurait, vers le milieu du mois de mars, que la guerre était imminente entre l’Autriche et le Piémont, et que la France ne pouvait manquer d’intervenir en faveur du Piémont, notre allié, qui nous avait donné un bon coup de main en Crimée. Dans les premiers jours d’avril, toute l’armée de Paris était convoquée au Champ de Mars pour une grande revue de l’empereur ; on disait que c’était la revue de départ.

Notre régiment était alors au fort d’Ivry. Il y avait là un aumônier, qui invitait les soldats catholiques à faire leurs Pâques. Je n’avais pas encore renoncé à la religion, quoique les charlataneries que j’avais vues à Jérusalem m’en eussent presque dégoûté. Cet aumônier, qui avait l’air d’un vieux bonhomme, avait sa chapelle dans une casemate, au fond du fort.

Un soir après la soupe, j’allai me promener de ce côté ; je voyais beaucoup de soldats entrer et sortir de la chapelle. J’entrai aussi, avec un sentiment partagé entre la piété et la curiosité : plus de curiosité que de piété, je crois. Je pris un livre et me cachai dans un coin, et lorsque tout le monde fut parti, j’entrai dans le confessionnal. Je racontai brièvement mon histoire et mon voyage à Jérusalem, où j’avais vu les choses tout au contraire des pèlerins.

L’aumônier commença par me taxer d’impiété ; il me dit que je n’avais pas le sens commun, que j’étais possédé par le démon de l’orgueil et de la vanité, que de plus grands esprits que moi avaient vu Jérusalem et y avaient vu les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être suivant l’esprit des Écritures. Puis il me noya sous un déluge de phraséologie, et finit par me dire que nous allions bientôt partir pour la guerre, que l’homme était mortel et que, sur le champ de bataille, cette mort pouvait arriver instantanément, sans vous donner le temps de confesser vos péchés et de demander pardon à Dieu, et qu’au lieu de recevoir une mort on en recevrait deux : la mort du corps et la mort de l’âme ; il fallait donc se tenir toujours prêt si l’on voulait sauver au moins cette âme, et que d’abord, pour être bon soldat et bon patriote, il fallait commencer par être bon chrétien. Et sans me laisser faire aucune observation, il me dit : « Je vois, mon ami, que vous avez du repentir, que le démon de l’orgueil vous abandonne enfin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous donne l’absolution ; allez et que Dieu soit avec vous. »

Si M. l’aumônier ne m’avait pas entièrement convaincu de l’efficacité et de la nécessité du christianisme sur les champs de bataille, — puisque l’Évangile défend absolument de verser le sang, — du moins il m’apprenait ce que je tenais le plus à savoir : c’était que nous allions bientôt partir pour l’Italie. Et en effet, quelques jours après, on vint nous dire, un matin, de tenir nos tuniques et nos shakos prêts à être versés au magasin, que le bataillon allait partir le soir même pour la gare de Lyon. Une immense exclamation de joie retentit dans toutes les chambrées. Chacun s’empressa de préparer sa tunique et son shako pour le magasin, puis de faire son sac en jetant de côté tous les chiffons, brosses et bibelots superflus, inutiles pour le soldat en campagne.

À deux heures environ, nous quittions le fort d’Ivry, musique en tête, jouant la Marseillaise. Une multitude de Parisiens venus jusqu’à la porte du fort suivait, sur les flancs de la colonne, en chantant la Marseillaise ou le Chant du Départ. Le long de la route, des enfants, des femmes et des vieillards nous jetaient des fleurs par-dessus la tête, d’autres suivaient la colonne avec des branches de laurier ; il y en avait qui avaient arraché des plants tout entiers qu’ils portaient avec peine ; des vieux, marchant avec des bâtons et des béquilles, et portant fièrement la médaille de Sainte-Hélène, brandissaient leurs chapeaux ou leurs mouchoirs au bout de leurs béquilles en criant de toute la force de leurs poumons : Vive l’empereur ! Vive la jeune armée d’Italie ! Courage, les enfants ! vous allez cueillir de nouveaux lauriers où vos pères en ont déjà cueilli ! Tous ces gens avaient des larmes de joie dans les yeux et moi j’en avais autant. Nous eûmes mille peines à traverser les flots humains qui se trouvaient depuis la barrière de Fontainebleau jusqu’à la gare de Lyon ; ils allaient toujours s’épaississant, et les cris, les chapeaux, les mouchoirs de plus en plus en plus frémissants.

Nous finîmes par arriver à la gare où les wagons nous attendaient. En moins d’un quart d’heure, nous y étions installés, pressés à peu près comme des sardines. Bientôt le coup de sifflet se fit entendre et nous voilà en marche. Mais, quelques instants après le train s’arrêta et on cria : Tout le monde à terre et sac au dos ! Une fois tout le monde à terre, on fit par le flanc droit et nous marchâmes vers une gare où je vis bientôt Melun. Nous traversâmes la gare et nous entrâmes en ville.

On nous conduisit dans un vieux couvent qui servait de caserne. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Nous nous croyions en route pour l’Italie et voilà qu’on nous débarquait à quelques lieues de Paris ! Tout le monde demandait pourquoi, mais personne ne pouvait répondre. Le lendemain, cependant, mon collègue, l’ex-sergent-major, m’expliqua la chose. Notre tour n’était pas encore venu. La garde impériale devait partir avant nous. Seulement, on avait voulu faire sur nous un essai, pour savoir en combien de temps un bataillon, surpris inopinément, pouvait être embarqué en chemin de fer. L’explication me parut assez plausible.

Quoi qu’il en soit, beaucoup de soldats n’étaient pas fâchés de ce temps d’arrêt qui leur donnerait le temps d’écrire et d’adresser un dernier adieu à leurs parents, de leur demander quelques sous s’il y en avait, pour boire encore quelques bouteilles et quelques petits verres à la santé des amis et de la France qu’on ne reverrait peut-être plus. Il y en eut plus d’un, certes, qui ne les a pas revus, ni ses parents ni la France. Moi, qui n’avais plus de parents à qui écrire ni d’argent à demander à personne, j’allai chez un libraire chercher une petite grammaire française et italienne que je pourrais mettre dans ma poche. Je fus servi à souhait pour un franc cinquante centimes. J’étais plus heureux de mon acquisition que ceux qui recevaient de chez eux des trente et des cinquante francs, qui furent dépensés en bamboche. Moi, je me mis à étudier ma petite grammaire et je vis bientôt que la langue italienne était plus facile à apprendre que la langue française. En effet, les mots de cette langue n’ont en tout que quatre terminaisons : o pour le masculin singulier, i pour le pluriel, a pour le féminin singulier et e pour le pluriel. C’est une langue entre le latin et le français. Je comptais bien en apprendre assez du moins pour dire bonjour, demander de l’eau et du pain en arrivant en Italie.

Les régiments de la garde ne tardèrent pas à partir. Tous les jours et même toutes les nuits, on voyait passer des trains d’une longueur inusitée. On entendait des cris et des chants, et l’on voyait voler des bouteilles vides à travers les portières, dans les talus de la voie, lesquels ont dû être, pendant cette période, remplis de bouteilles depuis Paris jusqu’à Marseille. Enfin notre tour vint de reprendre notre marche, si joyeusement commencée. Le 15 mai, si je ne me trompe, nous remontions dans le train qui nous conduisit cette fois jusqu’à Aix-en-Provence, sans s’arrêter, sinon dans quelques grandes gares pour laisser passer d’autres trains qui allaient plus vite que le nôtre.

D’Aix, nous fîmes la route à pied jusqu’à Toulon, où nous arrivâmes le 22 mai. Là, le général Uhlrich, notre général de division, nous adressa son discours d’entrée en campagne. Après nous avoir parlé météorologie et climatologie, il nous parla de la baïonnette qui était toujours l’arme terrible des soldats français ; il ne doutait pas un seul instant de l’énergie et du courage de ses hommes ; mais ce qu’il craignait, c’est que nous puissions nous laisser entraîner par l’enthousiasme, par un trop grand élan, par la furia française, à laquelle rien ne résiste. Nous devions faire partie du 5e corps, commandé par le prince Napoléon, surnommé plus tard le prince Plonplon. Celui-là aussi nous fit un discours, mais d’un autre genre. Il dit d’abord que l’empereur l’avait appelé à l’honneur de nous commander, puis que beaucoup d’entre nous étaient ses camarades de Crimée, de l’Alma et d’Inkermann, que nous allions entrer dans le pays qui fut le berceau de la civilisation antique et de la régénération moderne, que nous allions délivrer un peuple de ses dominateurs, de ses éternels ennemis, qui étaient aussi les ennemis de la France ; il termina par les cris de : Vive l’empereur ! Vive la France ! Vive l’indépendance italienne !

Le 23 mai, nous nous embarquions de bon matin et, le 24, nous arrivions à Livourne. Le port était rempli de bateaux et de navires qui disparaissaient entièrement sous les drapeaux, les oriflammes et les lanternes multicolores. Nous fûmes conduits à terre dans de grands chalands. En arrivant au quai, il y avait deux jeunes filles, ou plutôt deux anges, qui nous donnaient le bras pour nous aider à mettre pied à terre ; ensuite, nous passions entre deux haies de jeunes filles qui nous donnaient des fleurs et des cigares. Notre chemin était couvert de lauriers et de fleurs. Les maisons disparaissaient sous des tapis de toutes couleurs, les fenêtres et les balcons étaient pleins de drapeaux tricolores, français et italiens, entrecroisés, de couronnes de fleurs et d’énormes branches de lauriers. Les hommes, les femmes, les enfants se dressaient sur la pointe des pieds, en agitant des mouchoirs et des chapeaux et en criant de toute la force de leurs poumons : Viva Napoleone ! Viva Vittorio Emanuele ! Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva i soldati francesi, nostri liberatori !

Des couronnes, des fleurs effeuillées, des feuilles de laurier nous inondaient à chaque pas, toujours accompagnées d’acclamations, de cris, de battements de mains et d’agitations frénétiques. Toutes les cloches étaient en branle et les musiques de la ville, qui nous conduisaient à notre campement, entonnaient la Marseillaise française et la Marseillaise italienne, coupées parfois par l’air de la reine Hortense. J’ai lu des contes des Mille et une nuits, des scènes de la mythologie grecque, des contes de fées, et j’ai vu jouer de grandes féeries sur le théâtre ; mais tout cela n’était que des enfantillages auprès de la scène grandiose et de l’enthousiasme indescriptible que nous offrait ce jour-là la belle ville de Livourne. Il faut avoir assisté à de semblables élans d’enthousiasme et d’exaltation patriotique, pour comprendre ce qu’est un peuple dans les fers et qui a soif de liberté.

Le lendemain matin, nous quittâmes Livourne en chemin de fer. Nous étions debout et sac au dos, dans des wagons découverts. Le trajet, du reste, ne devait pas durer longtemps, car le train ne nous conduisait que jusqu’à Pise, à environ vingt kilomètres seulement de Livourne. La gaieté régnait dans les trains ; nous avions bien bu et bien mangé la veille et le matin avant de partir ; nos casquettes et nos boutonnières étaient pleines de fleurs, nos poches pleines de cigares, et chacun se flattait d’avoir embrassé la plus belle fille de Livourne. En débarquant à Pise, les mêmes scènes recommencèrent ; les cloches étaient depuis longtemps en branle; la musique nous attendait à la gare. À l’arrêt du train, elle entonne la Marseillaise, puis se met à notre tête pour nous faire traverser la ville, sur un tapis de fleurs et sous un déluge de couronnes, de bouquets et de fleurs effeuillées. Les acclamations, les cris, les trépignements des jeunes filles, toujours aux premiers rangs avec des corbeilles de fleurs et de cigares, les agitations de chapeaux et de mouchoirs, c’étaient les mêmes scènes de transport et d’élans frénétiques qu’à Livourne.

Nous ne nous arrêtâmes pas à Pise. Nous devions aller, ce jour-là, coucher à Pistoia. En sortant de Pise, on remarque au bord de la route la fameuse colonne penchée, considérée comme une des merveilles du monde : elle n’a cependant rien de merveilleux que sa forme colossale et sa position inclinée qui ferait croire aux ignorants qu’elle va tomber, quoiqu’elle soit dans cette position depuis plus de deux mille ans. Elle prouve que les Romains connaissaient bien les lois de l’équilibre des corps.

La musique de Pise nous accompagna jusqu’à ce que la musique ou plutôt deux musiques de Pistoia vinssent nous prendre. La route, comme les rues de Livourne et de Pise, était couverte de fleurs ; des paysans et des paysannes venus de très loin, sans doute, formaient deux haies aux abords. À chaque instant, nous passions sous des arcs de triomphe tout faits de fleurs, de lauriers et de couronnes. Plus loin, c’était une chapelle où deux ou trois prêtres chantaient des Te Deum et des Alléluia, en nous lançant des bouffées d’encens. Des jeunes gens, des gamins même, demandaient nos sacs et nos fusils à porter.

Nous entrâmes à Pistoia au milieu des mêmes scènes délirantes et indescriptibles que la veille à Livourne. Les haies étaient toujours formées par une multitude de jeunes filles aux cheveux bruns, avec des yeux noirs, des joues de grenade, des lèvres de roses, — des anges ! Aucun paradis, pas même celui de Mahomet, ne doit en contenir de semblables, car ils ne peuvent pas, ces anges célestes, dans ces immenses déserts, avoir des mouvements de transport, d’enthousiasme, de délire patriotique comme ces anges terrestres de la belle Toscane, qui étaient prêts à offrir leurs cœurs et leur sang pour la liberté de leur patrie. En passant entre ces haies blanches et mobiles, j’avais toujours les larmes aux yeux ; en traçant ces lignes, mes larmes coulent encore.

À Pistoia, nous fûmes logés dans une église où il y avait de la paille fraîche à discrétion, mais nous eûmes à peine le temps de mettre nos sacs à terre, que nous fûmes enlevés pour ainsi dire et transportés dans des maisons particulières ou dans des cafés et restaurants, par les gens de la ville. Je fus entraîné ou plutôt porté par deux jeunes gens dans un grand établissement, où il y avait déjà au moins la moitié des hommes du bataillon rangés en cercles autour des tables communes, toutes couvertes de victuailles et de boissons chaudes et froides. Mes deux jeunes gens portaient des képis de soldats ; ils venaient de s’engager volontaires dans l’armée toscane, commandée par le général Ulloa, qui était lui-même placé sous les ordres du prince Napoléon. On mangeait et on buvait fort, chaud ou froid ; chacun prenait ce qui lui plaisait. Les cris et les vivats se faisaient entendre autour de toutes les tables. Chacun criait et parlait dans sa langue, on se comprenait tous, ou du moins on croyait se comprendre.

Moi, j’essayai de voir si ma petite grammaire avait porté les fruits que j’en attendais. J’écoutais parler les Italiens, et je m’aperçus avec plaisir que je comprenais beaucoup de mots, quand on ne parlait pas trop vite. J’entendais les Toscans qui disaient : « Oui, les amis, vous êtes nos frères, plus que nos frères, nos sauveurs ! » Et les Français qui répondaient : « Oh ! oui, il est bon, ce vin et surtout ce punch. Nous n’avons jamais rien bu de si bon en France. » Les autres reprenaient : « Nous allons aussi combattre avec vous et à côté de vous pour chasser le maudit Tudesque, qui nous asservit depuis si longtemps. » Le Français répondait : « Oui, sûr, qu’elles sont belles, les filles de la Toscane : on dirait des anges tombés du ciel. » Mais tout ça était confondu, noyé par les cris de : Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva l’independenza ! Viva la libertà ! Viva i soldati francesi ! Viva i nostri salvatori et viva tutti !

Depuis longtemps, je cherchais à placer quelques mots italiens pour voir si l’on m’aurait compris : bientôt j’en trouvai l’occasion. Un homme, assis à notre table et qui paraissait avoir une certaine influence sur ses compatriotes, se lève et en tendant son verre pour trinquer à la française dit : Alla Francia, ai sui fanciulli valorosi. À tout hasard, je répondis : All’independenza italiana, alla sua unione ed alla sua libertà ! Ce fut alors un tonnerre d’exclamations et de vivats ; je faillis être étouffé ; tout le monde voulait m’embrasser et me serrer les mains : tous affirmaient que je parlais l’italien à merveille.

Je fus écrasé sous des flots de discours et de questions auxquels je ne comprenais plus rien, tellement ils étaient nombreux, variés et précipités. Heureusement, la nuit s’avançait et le sommeil de la fatigue et du vin commençait à nous gagner. Je priai mes deux amis qui m’avaient porté là de me montrer le chemin pour aller à l’église me reposer dans la paille. En traversant les rues et la place, j’étais aveuglé par les flots de lumière qui jaillissaient des milliers de becs de gaz et des lanternes vénitiennes.

À l’église même, les cierges et les candélabres étaient allumés. Aussitôt que j’eus trouvé mon sac, je posai ma tête dessus et, le corps allongé dans la paille, j’étais bientôt plongé dans des rêves charmants ou terribles : je voyais d’abord des fleurs, des couronnes, des arcs de triomphes, des jeunes filles tendant des bras amoureux et suppliants, puis des montagnes, de larges fleuves, d’immenses colonnes de troupes marchant les unes contre les autres, des feux de tirailleurs, des feux de deux rangs, des feux de peloton, des charges à la baïonnette, des charges de cavalerie, des boulets et des volées de mitrailles se croisant dans les airs, des femmes, des enfants, des vieillards épouvantés et courant de tous côtés, des champs de blés ou de maïs et des vignes écrasés et piétinés, des arbres tordus et brisés, des maisons en flammes, la terre jonchée de cadavres, de blessés et de mourants.

Ce fut au milieu de ces rêves que j’entendis les tambours, clairons et musique sonner le réveil. Aussitôt je me levai et je regardai autour de moi pour voir si tous mes hommes se trouvaient présents. Ils y étaient, en effet, couchés pêle-mêle et en travers, les uns sur les autres. Les officiers, qui avaient sans doute passé une belle nuit à Pistoia, furent assez étonnés de voir que tous les hommes se trouvaient sur les rangs pour le départ.

Il y avait une raison à cela : c’est que les soldats d’alors, presque tous plus ou moins anciens, étaient tellement identifiés avec leurs sacs, leurs fusils et leurs cartouches, que, quand ils ne les avaient pas sur eux ou autour d’eux, ils se croyaient perdus et, même au milieu de l’ivresse, ils y pensaient toujours, surtout en présence de l’ennemi. J’ai vu parfois arriver au camp des groupes ivres, se traînant à peine, mais aussitôt qu’ils avaient trouvé leurs sacs et leurs fusils, ils se tenaient raides comme des piquets, prêts à la marche ou au combat, comme les vieux chevaux de cavalerie qu’on voyait attachés au piquet la tête basse et les jambes fléchissantes, mais qui, aussitôt qu’ils sentaient le cavalier en selle et qu’ils entendaient la trompette, se redressaient sur les jambes et relevaient la tête, prêts à pousser la charge.


XV

FLEURS ET LAURIERS


De Pistoia, nous pouvions aller en un jour à Florence, mais on nous fit faire un petit détour et même deux. Enfin, le 27 mai, nous fîmes notre entrée triomphale dans la capitale de la Toscane que le grand-duc avait quittée depuis quelques jours avec sa garde autrichienne. Il est inutile de dire que, là comme à Livourne, à Pise et à Pistoia, les ovations, les transports d’enthousiasme éclataient sur notre passage. Nous allâmes camper dans les jardins et les parcs du palais grand-ducal. Le 14e chasseurs à pied et le 18e de ligne arrivèrent le même jour, venant par d’autres routes. Toute la première brigade se trouvait alors réunie à Florence ; la deuxième brigade, 80e et 82e, devait rester à Pistoia. Le lendemain, je me trouvais de planton chez le général qui était installé dans un palais sur la grande place. Là, j’ai pu assister à une scène plus délirante, encore, si c’est possible.

Le prince Jérôme, venu de Livourne par le train, faisait son entrée triomphale dans la cité florentine, monté sur un beau cheval blanc, semblable à celui de son oncle. Les maisons bordant les rues par où il devait passer étaient décorées des plus riches tapis et de trophées aux armes de France et d’Italie ; tous les balcons étaient chargés de lauriers, de bouquets et de couronnes ; des jeunes filles tenaient à la main de grandes corbeilles de fleurs effeuillées. J’étais bien placé pour voir cette scène féerique ; je me trouvais à une croisée qui faisait face à la rue par où le prince devait déboucher sur la place.

Mais ici ma plume est impuissante à décrire ce que mes yeux ont vu ou ont cru voir, car l’éblouissement de la scène et les larmes qui me coulaient des yeux me faisaient peut-être voir double ou voir des choses qui, en réalité, n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, depuis l’instant où le prince parut au bout de la rue, je ne le revis plus jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur la place, car tout le long de la rue, lui et son cheval furent complètement inondés sous un déluge de fleurs, de bouquets et de couronnes ; il marchait lentement ; son cheval était comme figé dans une mer de jeunes filles, ou plutôt d’anges et de chérubins. Quand il apparut enfin sur la place, quatre ou cinq jeunes filles se cramponnaient contre la tête du cheval, deux ou trois autres de chaque côté s’accrochaient aux étriers et aux bottes du prince ; quand elles les avaient tenus un moment, d’autres prenaient leurs places : plusieurs avaient leurs crinolines à traîne déchirées par les pieds du cheval, mais elles ne s’en souciaient guère. Je fus détourné de ce spectacle délirant par le secrétaire du général qui vint me donner une dépêche pour mon colonel. Je fus presque content de m’en aller, car ce spectacle me faisait réellement souffrir, souffrir de joie et de bonheur ; j’avais le devant de ma capote tout mouillé par les larmes qui, malgré moi, ne cessaient de couler en torrent continu de mes yeux.

Nous devions rester en Toscane, en attendant que les événements de la guerre se dessinassent dans les plaines de la Lombardie. Nous allions faire des reconnaissances, quelquefois très loin de Florence ; mais d’ennemis, on n’en voyait pas. Je me demandais souvent ce que nous faisions là. J’avais bien lu un discours du prince Napoléon, affiché sur les murs de la ville et adressé au peuple toscan, dans lequel il disait qu’il n’était en Toscane que pour protéger le duché contre une invasion probable des Autrichiens, qu’il n’avait pas à s’occuper des questions politiques ni à s’immiscer dans les affaires administratives. Les opérations militaires, jusque-là, n’avaient consisté pour nous qu’à marcher sur des fleurs et à passer sous des arcs de triomphe, l’arme sur l’épaule droite. Ce qui me chagrinait, c’est que je ne savais pas au juste où nous nous trouvions, à quelle distance nous étions des armées alliées ; mes connaissances géographiques étaient insuffisantes.

Un jour, me promenant dans la ville et regardant les beaux monuments, j’aperçus un vieux libraire assis devant sa porte et lisant un journal ; j’entre chez lui et je lui demande s’il n’avait pas de cartes du théâtre de la guerre.

— Si, me dit-il, j’en ai une quantité. Je demande le prix :

— C’est un franc cinquante, mais, pour les soldats français, je les donne pour rien. Puis il me demande si je n’avais pas soif. Je fis une petite grimace qui voulait dire si : « Passons de l’autre côté », me dit-il. Il fit apporter un fiascho di vino vecchio et deux grands verres, et, quand nous eûmes bu notre premier verre, il me dit :

— Mais on dirait que vous êtes un Toscan, en vous entendant parler notre langue.

— Non, monsieur, j’en suis loin, je suis Breton.

— Et où avez-vous appris à parler si bien l’italien.

— Voici, monsieur, mon professeur que je tiens à peu près depuis trois semaines (en lui montrant ma petite grammaire que j’avais dans ma poche). Ce serait étonnant, si je parlais bien l’italien, que je ne parle que depuis quelques jours ; il y a cinq ans que je cherche à apprendre le français, et je ne le sais pas encore ; il est même probable que je ne le saurai jamais.

— Le français, je ne sais pas comment vous le parlez, mais, pour sûr, vous parlez fort bien l’italien.

— Compliments et éloges à part, puisque nous nous comprenons, je désirerais savoir comment et pourquoi nous sommes ici.

— Oh ! c’est bien simple, dit-il, si vous n’étiez pas ici en ce moment, les Autrichiens y seraient et ils auraient pillé, dévalisé et ravagé toute notre belle et riche province. Le grand-duc est parti d’ici avec ses Autrichiens dans l’intention d’y revenir avec une grande armée, de concert avec son confrère de Modène ; mais lorsqu’il a appris qu’une armée française allait débarquer à Livourne, il s’est tenu coi. Nous avons bien nos jeunes volontaires, commandés par le général Ulloa, qui gardent les principaux passages par où l’ennemi devait envahir le pays. Mais ces jeunes gens, quoique pleins d’élan patriotique et brûlant d’amour pour l’indépendance et la liberté, n’auraient jamais pu arrêter ces barbares et cruels Tudesques.

Il déploya une carte, puis continua :

— Je crois que vous resterez par ici jusqu’aux événements qui doivent se produire sur les bords du Tessin. Il s’est livré déjà deux petits engagements : un à Montebello, et l’autre à Palestro. En ce moment, les trois armées sont en présence sur les deux rives du Tessin : c’est là que va se décider bientôt le sort de l’Italie. Si les Autrichiens sont battus, ce dont je suis presque certain, ils seront obligés d’évacuer Milan et de se retirer sur l’Adda ou sur le Mincio, et alors nous n’aurons plus rien à craindre ici, car l’armée de Mantoue, que nous craignions, aura assez à faire sur la rive gauche du Pô et ne cherchera pas à passer sur la rive droite. Alors vous serez probablement appelés à passer les Apennins pour vous joindre aux armées alliées de l’autre côté du Pô.

Ceci se passait le 3 juin. Le lendemain au soir, après dix heures, lorsque nous étions tous couchés sous nos tentes, j’entendis un bruit épouvantable du côté de la ville ; j’allais m’endormir ; mais à ce bruit je sors de la tente, les yeux à moitié fermés ; en regardant du côté de la ville, je crus qu’elle était tout en feu : je voyais partout de grandes lueurs multicolores. J’attrape ma capote et je file au pas de course vers ce que je prenais pour un incendie, sans m’occuper si le camp était consigné ou non. En arrivant sur la place, je fus saisi à plein corps, par un individu qui me souleva de terre en m’embrassant et criant avec des larmes dans les yeux et dans la voix : Viva la Francia ! Viva i soldati francesi ! un autre en fit autant, puis un troisième. Je pensais être étouffé. J’avais beau demander ce qu’il y avait, on ne me répondait que par une kyrielle de vivats.

Des bandes parcouraient la ville avec des torches et d’énormes flambeaux, accompagnant des musiques qui jouaient et chantaient tout à la fois la Marseillaise française et italienne ; toutes les maisons étaient illuminées. Ne pouvant savoir la cause de cette scène nocturne, je cours voir si mon libraire était aussi debout. Oh ! oui, certes ! il était debout, et bien occupé : la maison était pleine de monde demandant des cartes du théâtre de la guerre. Là, j’allais encore être l’objet des mêmes transports que sur la place, si le libraire qui m’aperçut ne m’eût fait signe de passer vivement de l’autre côté.

Quand il fut débarrassé de ses clients, il vint à moi les deux bras tendus et, après m’avoir donné l’accolade fraternelle et patriotique, il me dit :

— Eh bien, mon ami, ne suis-je pas bon stratégiste et bon prophète ? Les Autrichiens sont battus, complètement battus à Magenta ; leur armée est en déroute. J’ai reçu la première dépêche à dix heures, car il faut vous dire, mon ami, que je suis un des principaux membres de la Commission municipale de Florence, nommée depuis le départ du grand-duc. L’Italie est sauvée, et c’est à vous, Français, qu’elle devra son salut.

Il envoya sa bonne chercher dans sa cave plusieurs bouteilles du vin le plus vieux. Quelques amis vinrent aussi le voir, ivres de joie et de transports, mais je fus obligé de les quitter, car la nuit s’avançait.

Le lendemain, des Te Deum furent chantés dans toutes les églises ; le prince Jérôme, les généraux et toutes les troupes y assistaient. Nous devions quitter la Toscane de suite après la première défaite des Autrichiens, mais on attendait l’organisation complète du corps de volontaires du général Ulloa qui devait nous suivre au delà des Apennins. En attendant, nous faisions toujours des marches ou des reconnaissances dans les montagnes, et moi, quand j’avais le temps, j’allais causer dans ma nouvelle langue avec le vieux libraire qui m’avait pris en affection.

— Maintenant, me disait-il, je n’ai plus qu’une inquiétude et un chagrin, car pour moi l’Autriche est perdue, mais c’est le pape qui va encore, comme toujours, mettre obstacle à l’indépendance italienne. Votre magnanime empereur a bien promis de faire l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique, mais il ne le peut pas sans renverser le pape, et jamais Napoléon III ne renversera son ami et son compère. Il y a là un véritable malheur pour l’Italie. Ah ! si cet homme n’eût pas été l’ami de Napoléon, ce n’est pas dans les Alpes que Garibaldi serait allé combattre avec ses volontaires qui sont justement presque tous de Rome ; non ; il serait probablement à Rome, mettant encore une fois, comme en 1848, le vieux Mastaï en fuite.

Je ne pouvais rien reprendre à cela, ne connaissant pas alors « le vieux Mastaï » ni la question romaine.

Cependant le 11 juin, on nous prévint de nous tenir prêts à partir le lendemain, de ne pas nous charger de choses inutiles, car la route serait longue et pénible. Elle fut pénible, en effet. Nous étions obligés de faire quatorze à quinze lieues par jour, sur des routes poussiéreuses et sous un soleil brûlant. Nous devions passer par Massa, Pontremoli, Parme et Casal maggiore. Tous les jours, disait-on, le prince recevait des dépêches de l’empereur, qui lui prescrivaient de presser sa jonction avec les armées alliées. Notre marche n’avait plus l’air d’être la marche d’une armée allant à la victoire : elle avait plutôt l’air d’une déroute ; tous les jours on voyait des multitudes de traînards joncher les bords de la route ; les sous-officiers, les officiers d’arrière-garde et les gendarmes avaient beau essayer de les faire marcher tantôt par la douceur, tantôt par les menaces, rien n’y faisait : ces hommes n’en pouvaient plus. Ils arrivaient plus tard dans la nuit, sur des prolonges de train, des voitures d’ambulance et des chariots de paysans.

Dans cette marche effroyable, j’avais bien remarqué la supériorité des petits hommes sur les grands. Dans notre compagnie de petits voltigeurs, il ne restait presque jamais personne en arrière ; dans mon escouade, qui comprenait tous les plus petits, jamais un seul n’a manqué à l’appel. Tous les soirs, en arrivant au camp, après avoir mis sac à terre et tordu leurs chemises pour en faire sortir cinq à six litres d’eau bue et transpirée dans la journée, ils disparaissaient tous, excepté moi, le cuisinier et deux autres pour monter les tentes. Quelque temps après, on les voyait arriver les uns après les autres et de différents côtés, l’un avec des légumes, un autre avec une poule ou un canard, un autre avec deux ou trois petits bidons de vin ou de l’acquavite. Le sergent-major, qui mangeait d’abord à la 1re escouade, avait bientôt demandé de venir à la 8e, voyant que nous avions quelque chose à la broche tous les jours, tandis qu’à la 1re escouade ils n’avaient juste que ce que l’administration voulait bien leur donner.

J’avais dans mon escouade deux individus qui avaient servi aux zouaves ; lorsque le sergent-major demandait comment nous faisions pour trouver à fricoter là où les autres manquaient de tout, ceux-ci répondaient : « C’est de la magie, chef, vous savez que :


      Le zouave est un vrai lion,
      Brûlé par le soleil d’Afrique.
      Pour enfoncer un bataillon,
      Il possède une baguette magique.

Nous trouvions partout les mêmes fêtes et les mêmes ovations qu’en Toscane, mais on n’y faisait plus attention : nous en étions rassasiés. On entendait maintenant dans les rangs des jurons, tels que : Ah ! vous nous sciez le dos ! Assez ! apportez-nous à boire, ça vaudra mieux. Si nous commencions à être blasés de ces fêtes continuelles, le prince devait l’être encore davantage. Celui-là n’avait de repos ni jour ni nuit. Non seulement ses oreilles devaient être brisées par les cris et les vivats incessants, mais sa pauvre tête devait être écorchée par les bouquets et les couronnes qui pleuvaient dessus à chaque pas.

Cependant, le 23 juin, nous avions fini de franchir les Apennins et, le 24, nous marchions sur Fornovo à une étape de Parme. Le 24 juin 1859 est un jour célèbre dans les fastes de la guerre. Toute la journée, nous avions entendu le canon gronder au loin, sur notre gauche, et à chaque instant on entendait dans les rangs : « Ça chauffe, là-bas. » Ça devait chauffer là-bas, certes, mais ici ça chauffait aussi ; jamais, depuis notre départ de Florence, nous n’eûmes une pareille journée. La chaleur était tellement brûlante, l’air tellement étouffant, que les hommes et les chevaux tombaient instantanément sur la route et mouraient en tombant. Dans la nuit, nous fûmes complètement inondés par un épouvantable orage venu du côté du champ de bataille et produit par le bruit du canon. Nous fûmes obligés de décamper et de passer la nuit debout ou accroupis dans l’eau ; le sucre, le sel et le café furent totalement perdus et, le lendemain, nous fûmes obligés de ramasser nos bagages pleins d’eau, ce qui augmenta d’autant le poids du sac. Le général Uhlrich, qui nous avait parlé météorologie à Toulon, aurait bien dû nous expliquer comment et pourquoi, après toutes les grandes batailles, il se produit d’épouvantables orages.

Le lendemain, nous entrâmes à Parme comme nous étions entrés à Florence. La duchesse s’était aussi sauvée, nous laissant son palais, ses parcs et ses jardins dans lesquels nous allâmes camper. Les illuminations, les décors, les cris de la foule de plus en plus ivre de joie à mesure que les événements marchaient, les jeunes filles même ne nous attiraient plus : nous en avions assez. À Parme, nous reçûmes du renfort. C’étaient des hommes qui venaient de France par la voie de Gênes et de Plaisance. Ces hommes étaient chez eux en congé renouvelable. Il y avait parmi eux beaucoup de caporaux et de sous-officiers dont les places étaient prises. On les plaça à la suite dans les compagnies, en attendant des places vacantes : cela ne fit pas plaisir aux caporaux qui s’attendaient à passer sergents. Nous restâmes deux jours à Parme ; nous apprîmes là le résultat de la grande bataille qui avait eu lieu le 24 à Solférino et San Martino : ç’avait été une nouvelle défaite pour les Autrichiens ; mais cette défaite avait coûté cher aux armées alliées.

Le 28, nous arrivâmes sur le bord du Pô, en face de Casalmaggiore, à sept lieues de Mantoue. Le général d’Autemarre, commandant la première division du 5e corps venu d’Afrique et qui nous attendait depuis longtemps sur le Pô, avait été prévenu, par dépêche du prince Napoléon, de nous préparer des ponts pour passer le fleuve. Les difficultés étaient grandes : le fleuve, à cet endroit, a plus de neuf cents mètres de largeur, les matériaux manquaient et l’ennemi était près. N’importe ; en guerre, il ne doit y avoir rien d’impossible ; avec des arbres, on construisit des têtes de ponts, puis on réquisitionna ou loua des bateaux aux riverains pour former une espèce de pont volant. Le 29 juin, nous étions sur la rive gauche du Pô, tout le corps d’armée réuni. Nous touchions alors aux armées alliées, dont nous formions l’aile droite, sur le bord de l’Oglio et à cheval sur la grande route de Crémone à Mantoue.

Le 24 juin, l’armée autrichienne était venue jusqu’à l’Oglio dans l’intention de prendre l’armée française en flanc et par derrière ; mais quand elle apprit que le 5e corps marchait vers elle, elle fit demi-tour sans avoir essayé de rien prendre sinon la fuite. La terreur que ce corps inspirait le dispensait de combattre. Le capitaine Lafouge, aide de camp du général Autemarrre, était allé un jour, avec un autre officier et quatre gendarmes parmesans, faire une reconnaissance à Bresello, place fortifiée sur la rive droite du Pô, en face de Mantoue, et occupée par une garnison autrichienne. Le capitaine ne voyant personne à l’entrée de la ville crut que les Autrichiens étaient partis ; il entre en ville suivi des quatre gendarmes, et se trouva en présence d’une centaine d’hommes en armes et prêts à combattre, mais aussitôt qu’ils aperçurent l’officier français, ils s’empressèrent de déposer les armes.

On dit qu’à vaincre sans combat on triomphe sans gloire, c’est possible ; mais on triomphe avec beaucoup d’économie de sang et d’argent. Nos quatre premiers corps d’armée et l’armée sarde avaient bien conquis la Lombardie, mais à quel prix ! Des torrents de sang versés, des milliers de morts et plus encore de milliers de mutilés, que la patrie allait être obligée de nourrir ; des villes et des villages en ruines, les champs de blé et les vignes dévastés, les ponts, les chemins de fer, le télégraphe et tous les travaux d’art détruits, les populations de la campagne ruinées ; nous autres du 5e corps, avec quinze mille hommes, nous avions conquis trois riches provinces sans rien détruire, sinon les parterres et quelques futailles de vin.

Le 3 juillet, nous allions nous établir à Goito. Dès notre arrivée, notre compagnie fut envoyée en reconnaissance sur la route de Mantoue, qui n’était qu’à dix kilomètres. Notre lieutenant, qui commandait la compagnie en l’absence du capitaine et qui était un « gachecoun », disait : « Tonnerre de Dieu, nous allons prendre Mantoue tout à l’heure. » Nous l’aurions peut-être prise, ou du moins nous nous en serions approchés, si nous n’eussions trouvé en route un détachement d’Autrichiens. Aussitôt qu’ils nous aperçurent, ils détalèrent au pas de course. Nous prîmes aussi le pas de course en jetant des cris d’épouvante ; bientôt nous en trouvâmes une demi-douzaine sur le bord de la route avec leurs crosses en l’air : ils étaient aussi blancs que la neige ; saisis de frayeur, ils nous tendirent leurs fusils et se mirent en rang au milieu de la compagnie, sans proférer une syllabe. Nous retournâmes au camp avec notre prise.

En route, je demandai s’il y avait quelqu’un parmi eux qui sût l’italien. L’un me répondit d’une voix faible et presque tremblante : « Sì, signor, io lo so ». Alors je lui dis qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir peur, qu’ils étaient parmi des gens civilisés : « Nous sommes braves et quelquefois terribles dans la bataille ; mais après, nous tendons une main fraternelle, secourable et humaine aux malheureux vaincus. » Il expliqua ça en allemand à ses camarades, puis me dit : « C’est qu’on nous avait dit que les Français massacraient souvent les prisonniers. — Oui, les Francs d’autrefois, lui dis-je, mais pas les Français modernes. »

Si celui-là eût connu l’histoire de Napoléon Ier, notamment son expédition d’Égypte, il aurait pu me donner un démenti. Je lui demandai ensuite s’ils étaient beaucoup d’hommes dans Mantoue. « Si siamo molti », dit-il, mais il ne savait pas combien.

Le lendemain, le 5e corps devait aller occuper le centre de la ligne à Valeggio, en face de Villafranca, à six lieues de Vérone, ayant Peschiera derrière nous, où une garnison autrichienne était bloquée par l’armée piémontaise. Nous tenions alors l’armée autrichienne serrée de tous les côtés ; à Venise, il y avait la marine et un autre corps d’armée prêts à débarquer. Ce fut ce moment-là que Napoléon III choisit pour offrir la paix à François-Joseph qui s’empressa de l’accepter, car il voyait bien que pour lui tout était perdu ; son armée était complètement démoralisée par tant de défaites successives.

Cependant, le 7 juillet au soir, on nous annonça une grande bataille pour le lendemain : toutes les troupes devaient partir à trois heures du matin sans sac. Personne ne dormit cette nuit-là ; les uns passèrent la nuit à écrire des lettres ou leurs testaments, d’autres à boire et à chanter ; les officiers fraternisaient avec les soldats et promettaient à tous pour le lendemain des médailles et des croix. À trois heures, nous étions en route pleins de gaieté et d’entrain. Presque aussitôt sortis du camp, les voltigeurs furent lancés en tirailleurs en avant de la colonne, à travers les champs et les vergers. À notre vue, les habitants des villages et des fermes couraient épouvantés de tous côtés, abandonnant tout al la grazia di Dio e della santissima Madonna. Des femmes et des enfants criaient et pleuraient. Nous marchions droit sur Villafranca dont nous voyions le clocher reluire au soleil levant, et nous disions : « Voilà un clocher qui sera bientôt à nous. »

Nous avions beau marcher, l’ennemi ne se montrait nulle part. Nous voyions bien, sur la route de Vérone, des voitures et des cavaliers courant à toute vitesse, et soulevant des nuages de poussière. Tout à coup on sonna la retraite, on nous fait entrer dans la colonne et on forme les faisceaux. Alors je vis bien qu’il n’y aurait rien.

C’était une simple démonstration qui fut la dernière de cette glorieuse campagne, disaient les uns, de cette triste campagne, disaient les autres. Il est certain qu’elle n’avait pas atteint le résultat que les Italiens, confiants dans les promesses de Napoléon, en attendaient. Avant de quitter la France, il avait dit qu’il voulait l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique. En entrant à Milan, il fit la même promesse, et il invita tous les Italiens à prendre les armes pour finir de chasser l’ennemi : « Volez, disait-il, sous les drapeaux de Victor-Emmanuel, qui vous a déjà montré la voie de l’honneur… Animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats, demain vous serez citoyens libres d’un grand pays. » Et tous les Italiens accouraient combattre sous le drapeau de l’indépendance pour chasser de toute la péninsule les maudits Tedeschi. Hélas ! quelle ne fut pas leur déception, leur stupéfaction, en apprenant que Napoléon venait de s’arrêter tout à coup au milieu de sa marche triomphale, de traiter de la paix avec son confrère d’Autriche et de régler le sort des populations italiennes contre les promesses qu’il avait faites de ne pas s’occuper de leur organisation intérieure. Quel grido di dolore parcourut toute l’Italie lorsqu’on apprit que la Vénétie resterait sous le joug !


XVI

RENTRÉE AU PAYS


Quelques jours après, toutes les troupes quittèrent la Vénétie, les unes pour rentrer en France, les autres pour aller prendre garnison dans différentes villes de la Lombardie, où elles devaient rester encore un an pour attendre les arrangements définitifs. Notre brigade, 14e chasseurs, 18e de ligne et 26e, eut pour garnison Bergame : nous restâmes là jusqu’à la fin de mai 1860, à manger de la castagna et de la polenta. C’est en quittant cette ville que j’ai fait le plus grand trajet que j’aie jamais fait à pied, puisque, de Bergame, nous vînmes au Tréport, au fond de la Normandie, en passant par Milan où nous restâmes cinq jours, ce qui me permit de visiter la belle cathédrale, Magenta, Turin, le Mont-Cenis, que nous traversâmes le 15 juin dans la neige et par un froid sibérien, Chambéry, où nous restâmes encore cinq jours pour les fêtes de l’annexion de la Savoie à la France. À propos de cette annexion, nous fûmes obligés d’aller passer quelques jours en observation sur le lac de Genève, car les Suisses avaient protesté contre l’annexion d’un canton qui appartenait à la fédération helvétique. Tout finit par s’arranger diplomatiquement, et nous reprîmes notre voyage par Bourg, Mâcon, Dijon, Paris, Rouen, Dieppe, où devait rester la plus grande partie du régiment ; le reste fut réparti entre la ville d’Eu et le Tréport ; notre compagnie fut désignée pour ce petit port de mer, où il n’y avait alors que des douaniers et des pêcheurs, excepté pendant l’été où il venait quelques baigneurs.

Nous arrivâmes au Tréport vers la fin de juillet, mais je n’y restai pas longtemps, car deux jours après j’étais nommé sergent avec un autre caporal de ma compagnie, un certain Olivier, qui faillit devenir fou de contentement et d’orgueil. Il y avait longtemps qu’il devait espérer ce grade, car il avait alors quinze ans de service, et dix ou douze ans de grade de caporal. À moi, cette promotion m’avait causé presque du dépit. Je me trouvais si bien dans cette compagnie de voltigeurs, parmi tous ces hommes « d’élite » dont je m’étais fait une nouvelle famille. En quittant cette compagnie, j’allais quitter une deuxième fois mon pays, mes parents et mes amis. Si la chose eût été possible, j’aurais volontiers cédé ma place à un autre, car je faisais encore assez de jaloux. Ma nouvelle compagnie était la 2e du 3e bataillon, qui était à Dieppe : c’était la compagnie même où j’avais été simple soldat.

À Dieppe, cependant, je fus assez heureux pour rencontrer un nouveau collègue qui partageait à peu près mes idées et mes sentiments. Il était chargé de la bibliothèque du régiment, et là, tous les deux, nous passions de très agréables moments dans la lecture et les discussions philosophiques. Nous n’allions jamais avec les autres sous-officiers jouer et faire, dans les cafés, des dettes qui coûtèrent cher, plus tard, à plusieurs d’entre eux. Mon nouvel ami travaillait pour entrer dans la télégraphie, et je l’aidais de mon mieux à apprendre la langue italienne, dont il avait besoin pour passer son examen. J’allais quelquefois avec lui au bureau du télégraphe, où on lui apprenait la manière de transmettre les dépêches par le système Morse. On le faisait correspondre avec un employé de Rouen, qui lui répondait souvent qu’il ne comprenait rien à « son griffonnage », puis ils finissaient par se dire toutes sortes de bêtises. On riait et on revenait prendre le café à la bibliothèque, où mon ami avait tout ce qu’il fallait pour cela. On invitait aussi le correspondant de Rouen. Celui-ci répondait qu’il aurait humé avec plaisir ce café de sous-off : il n’y avait qu’à le lui expédier par le télégraphe. Je passai ainsi la fin de l’année 1860 et le commencement de 1861, entre les exercices, les promenades militaires et la bibliothèque. Au printemps, ma compagnie se trouva désignée pour aller tenir la petite garnison du Tréport.

J’étais, comme je l’ai dit plus haut, dans la compagnie où j’avais été simple soldat, mais le capitaine Lamy n’y était plus. La compagnie était alors commandée par un lieutenant, qui n’était, certes, pas la pâte des hommes, mais le sous-lieutenant était encore d’une bien plus mauvaise composition. Celui-là était, au dire de tout le monde, mieux fait pour commander des Hottentots ou des Canaques que pour commander des hommes civilisés et disciplinés. Cet homme était, du reste, assez mal vu également de ses supérieurs ; il recevait d’eux non seulement des reproches, mais souvent des punitions pour son inconduite et sa mauvaise tenue. Pour se venger, ou peut-être pour rentrer en grâce auprès de ses supérieurs, il semait des punitions à tort et à travers autour de lui.

Or, j’étais le premier et le plus directement exposé à ses coups, étant le premier sergent de sa section. Toutes les fois qu’un officier veut punir un sergent, les motifs ou les prétextes ne lui manquent pas, surtout dans une compagnie où il y a toujours des jeunes soldats plus ou moins malpropres et des hommes vicieux et incorrigibles. Presque chaque fois qu’il y avait une revue, j’étais sûr d’être puni : sans avoir rien vu par lui-même, mais pour faire croire qu’il avait vu et pensant se mettre à couvert, le sous-lieutenant m’infligeait quatre jours de consigne ou quatre jours de salle de police ; le motif était facile à trouver et d’une rédaction bien connue. N’ayant eu jusque-là que quelques punitions insignifiantes, ces punitions répétées de mon sous-lieutenant, qui m’avaient d’abord affligé, me consternèrent. Je ne pouvais me consoler qu’en songeant que mon congé approchant me permettrait bientôt de fuir mon petit tyran et persécuteur.

Ernest Renan a dit que jamais il n’aurait pu faire un soldat ; il aurait déserté ou se serait suicidé. J’aurais voulu le voir en 1861, comme je l’ai vu plus tard, pour savoir ce qu’il m’aurait conseillé dans la situation où je me trouvais. En ce moment-là, je ne voyais pour moi aucun autre moyen de vivre que la carrière militaire, et je me voyais forcé de l’abandonner pour me soustraire à la haine ou à l’imbécillité d’un seul individu. J’avais alors vingt-six ans, plus de parents ni d’amis capables de m’ouvrir une porte, aucun métier pour gagner honnêtement ma vie. N’importe, je me voyais obligé de prendre mon congé, et je le pris. Le 23 août je quittai le Tréport, mon congé en poche, le cœur gros, l’esprit inquiet, les idées confuses.

J’avais pris mon congé pour Quimper, mon pays natal, comptant y trouver peut-être, à défaut de parents, quelques connaissances ; je songeais aussi, — car l’orgueil et la vanité entrent partout, — à faire voir mes deux grandes décorations de Crimée et d’Italie, et surtout mes galons de sous-officier, à mes « pays », à ces gens de la campagne qui m’avaient connu mendiant mon pain et gardant les vaches.

En arrivant au village, j’allai directement chez le maire d’Ergué-Gabéric qui était toujours le même et qui occupait ces fonctions depuis vingt-cinq ans. M. le maire, qui m’avait bien connu enfant et misérable, ne voulait pas me reconnaître pour le fils du vieux père Déguignet, mort de faim au bord de la route quelques années auparavant : il fallut qu’il vît mes papiers. Il fut très étonné de me voir sous-officier : il n’avait jamais vu un seul soldat rentrer dans sa commune avec ce grade. Il me félicita et me dit que j’étais sûr de trouver un bon emploi.

Oui, je voyais bien que je pouvais trouver en ce moment un emploi, ou tout au moins à « me caser », car, soit dit ici sans orgueil et sans vanité, j’étais alors sinon un bel homme, au moins un assez joli garçon. Je venais de passer plusieurs mois au Tréport, nourri dans une bonne cantine, où nous buvions de la bière brune à discrétion, boisson nourrissante et donnant de belles couleurs. Je ne paraissais guère avoir plus de vingt et un ans. Toutes les filles des environs bonnes à marier étaient prêtes à me tendre la main, comptant avoir non seulement un joli garçon, mais un homme dont la fortune était faite.

Hélas, pauvres filles ! elles se trompaient : je n’avais ni sou ni maille, et je ne voyais devant moi que ténèbres et misères. On travaillait alors sur le chemin de fer de Quimper à Châteaulin. J’allai demander à travailler. Le maître de chantier, à qui on m’avait adressé ne fit que se moquer de moi, pensant lui-même que je me moquais de lui en m’offrant comme terrassier. J’avais encore quinze francs dans ma poche. Je pris la route de Brest. En arrivant, j’allai m’informer s’il n’y avait pas moyen d’entrer comme ouvrier à l’arsenal. On me demanda quel état j’avais. Je répondis que je n’en avais aucun. « Alors, vous ne pouvez entrer que comme manœuvre, et encore il faudra peut-être attendre longtemps. » Je ne pouvais pas attendre longtemps. En repassant sur le pont de Recouvrance qu’on venait d’inaugurer, je m’accoudai sur le bord du parapet, considérant les vicissitudes et les misères de ce monde, la hauteur de ce pont et la profondeur de la mer. Il me restait encore trois chemins à prendre : celui de me précipiter là à l’instant même, celui de la mendicité que j’avais si bien suivi dans mon enfance, et celui de retourner à l’armée. Ce fut ce dernier que je pris ; là, j’étais certain d’être accepté sans condition et sans délai.

Le bureau de recrutement et l’intendance se trouvaient alors justement à Brest. J’avais tous mes papiers sur moi. Je n’eus qu’à me présenter pour être immédiatement incorporé au 63e de ligne, dans lequel j’avais demandé à entrer, parce que je savais que ce régiment venait de partir pour l’Afrique où je voulais aller. Tout cela fut fait en moins de vingt-quatre heures, et j’avais touché mille francs, en laissant encore quinze cents francs à la caisse de la dotation de l’armée. Jamais je n’avais été si riche. Et moi qui, vingt-quatre heures avant, voulais me jeter à la mer faute de pain et d’argent, lorsque je n’avais qu’à mettre ma signature au bas d’une feuille de papier pour avoir du pain assuré pendant sept ans, et deux mille cinq cents francs encore par-dessus le marché !

Je pris aussitôt le bateau à vapeur pour Châteaulin puis la voiture de Châteaulin à Quimper, où je me dépêchai d’aller déposer neuf cents francs entre les mains d’une vieille tante pour qu’elle les plaçât, en mon nom, à la Caisse d’épargne, car je ne pouvais les placer moi-même, la caisse ne recevant alors que de petites sommes à la fois. Cette tante était simplement une cousine de ma mère. Elle ne m’avait jamais vu. Elle eut l’air d’être très flattée d’avoir un petit-neveu sous-officier et surtout si économe ; elle me promit d’avoir soin de mon argent. J’avais six jours pour me rendre à Poitiers où était le dépôt de mon nouveau régiment. Je pouvais donc rester encore deux ou trois jours au pays. J’avais laissé mon sac chez un fermier d’Ergué-Gabéric. Ce sac, rempli de linge et de chaussures, pouvait encore me servir, de sorte qu’en arrivant dans mon nouveau régiment je n’aurais besoin de rien et, au lieu de verser de l’argent à ma masse, comme la première fois, j’en aurais à recevoir, au moins à la fin du prochain trimestre.

J’allai donc chez le fermier reprendre mon sac, mais je n’y allai pas, cette fois, les poches et les mains vides. J’avais pris cinq litres d’eau-de-vie, du sucre et du café. Je voulais régaler, au moins une fois, quelques-unes de mes vieilles connaissances et leur faire voir que j’étais réellement riche, ainsi qu’on avait dit dès mon arrivée. Je savais que tous ces gens aimaient beaucoup l’eau-de-vie ; le café, ils ne le connaissaient guère encore, mais je me proposais de le leur faire connaître, en leur préparant du café à la mode du soldat.

J’ai déjà dit que je m’étais engagé non pas par pur goût ou penchant militaire, pas même par sentiment patriotique, ne sachant pas alors ce que c’était que le militarisme ni le patriotisme ; mon seul but était de chercher de l’instruction partout où j’en trouverais et par tous les moyens dont je pourrais disposer. Je voulais savoir pourquoi il y avait des hommes qui savaient tout et d’autres qui ne savaient rien ; pourquoi, comment et par quelles lois la terre tournait, ainsi que les millions de milliards d’autres globes célestes ; pourquoi les livres saints, dont je connaissais déjà une bonne partie, ne parlaient pas de ces mouvements ; pourquoi il y avait sur la terre des grands et des petits, des rois et des sujets, des maîtres et des esclaves, des savants et des idiots, des riches et des pauvres ; pourquoi M. et madame de Kerorhant qui ne travaillaient jamais, ne priaient jamais, se portaient toujours bien, allaient en voiture, mangeaient et buvaient tout ce qui leur faisait plaisir, sont morts sans grandes souffrances, ont eu de grands enterrements et de nombreuses prières, moyennant quoi leurs âmes sont allées tout droit au ciel ; tandis que mon père et ma mère ont travaillé et prié toute leur vie, ne mangeant que des pommes de terre cuites à l’eau et du mauvais pain de seigle, ont fait de longues et terribles maladies par excès de travail et de privations, sont morts tous les deux de faim et enterrés à peu près comme deux chiens, sinon tout à fait sans quelques petites prières isolées, du moins sans grandes cérémonies et grande pompe religieuse, faute desquelles leurs pauvres âmes ont dû aller en purgatoire pour continuer les souffrances que leurs corps ont endurées sur la terre.

Soldat, j’allais, pour m’instruire de toutes ces choses, dans les théâtres écouter les drames, les comédies, les tragédies, les opéras, les féeries ; aux églises écouter les sermons catholiques et protestants, aux tribunaux entendre des plaidoiries, aux facultés ouïr des discours et des conférences ; j’allais dans les laboratoires voir les expériences de physique, les analyses et les synthèses chimiques. C’est là qu’il fallait aller, en ce temps heureux du césarisme, si on voulait s’instruire, car des livres et des journaux, il ne fallait pas en parler. J’allais aussi très souvent, surtout à Paris, sur les places publiques, qui étaient alors constamment couvertes de saltimbanques, de paillasses, de pierrots, de tireuses de cartes, de vendeurs de chansonnettes plus ou moins comiques, d’arracheurs de dents « sans douleurs », de vendeurs d’eau de Jouvence ou de panacées universelles ou de pommades qui faisaient pousser les cheveux sur les têtes de quatre-vingt-dix ans, au besoin sur les genoux, voire même sur les têtes de bois. Tous ces gens-là étaient des clients de l’empire, des soutiens du trône à leur façon ; ils amusaient les badauds, ce qui les empêchait de s’occuper de politique.

Je m’aperçois que j’ai laissé là-bas, au Guelenec, en Ergué-Gabéric, mes cinq litres d’eau-de-vie et mon café sur le feu, pour faire cette excursion philosophique à travers le monde ; mais je vais revenir quand le café bouillira et lorsque j’aurai trouvé l’instrument qui va me servir à ébahir mes « pays» et surtout mes payses, celui qui va faire l’attrait, le bouquet de cette soirée alcoolique et vraiment bretonne.

En venant en congé, j’avais passé par Paris où je restai vingt-quatre heures. Je ne pus m’empêcher d’aller sur la place de la Bastille où je vis un individu qui vendait une espèce de carnet recouvert en rouge, au prix de cinquante centimes, et qu’il appelait « la merveille des merveilles ». Tout le monde en prenait, et je fis comme tout le monde. Je tendis mes cinquante centimes pour voir cette merveille des merveilles : il y avait un petit prospectus pour expliquer comment opérait cette grande merveille. En arrivant à l’auberge où j’étais descendu, je m’empressai d’ouvrir mon carnet.

C’était tout simplement une enveloppe, pliée de façon spéciale, dans l’intérieur de laquelle il y avait trois feuilles de papier tricolore pliées en six. Ces feuilles étaient découpées et pliées de telle façon qu’elles formaient en réalité deux poches ou deux cachettes, malgré qu’on n’en pouvait voir qu’une. Je compris alors le « truc » de la merveille des merveilles : il suffisait de mettre préalablement une pièce en or quelconque dans une des poches, puis de demander à « l’honorable société » une vieille pièce de monnaie ou même un mauvais bouton qu’on mettait dans l’autre poche ; après avoir plié les trois feuilles sur la vieille pièce et renfermé le tout dans l’enveloppe rouge, on posait celle-ci sur la table, puis on ouvrait l’enveloppe et les trois feuilles de l’autre bout : on trouvait la pièce en or, et l’on pouvait dire à « l’honorable société » ébahie que la vieille pièce de monnaie ou le bouton était transformé en or.

Donc à Ergué-Gabéric, tout en prenant le café, fortement carabiné, dans de grandes écuelles en terre, les langues de ma petite société allèrent bon train. À la fin, la fermière n’y tenant plus, voulut savoir si réellement j’étais aussi riche qu’on le disait :

— Oui, madame, répondis-je, beaucoup plus riche même qu’on ne le dit ; la richesse, du reste, ne me coûte rien. Je fais de l’or quand je veux et autant que j’en veux. Voyez plutôt.

Je pris alors mon carnet rouge dans lequel j’avais eu soin de glisser une pièce de vingt francs, puis je demandai une vieille pièce de deux liards ou un vieux bouton ; on m’apporta une pièce de deux liards dont on trouvait encore beaucoup à cette époque. Après l’avoir, devant tout le monde, enveloppée dans les trois feuilles de papier tricolore puis dans l’enveloppe rouge, je jetai le paquet devant une des jeunes filles qui se trouvait en face de moi, en la priant de l’ouvrir ; après avoir hésité un instant, en regardant tout autour d’elle, elle finit tout de même par l’ouvrir et découvrit, naturellement, la pièce de vingt francs que j’y avais mise, tandis que la pièce de deux liards se trouvait à côté, dans l’autre cachette, dont il était impossible de soupçonner même l’existence. À la vue de cette belle pièce en or toute neuve, ces pauvres gens restèrent ahuris. Je recommençai l’opération de transmutation, mais cette fois avec un vieux bouton, qui réussit également. Je ne pouvais plus recommencer, sous peine de dévoiler le « truc » ; je préférais laisser ces gens dans l’illusion et sous le charme, sachant qu’ils s’y plaisaient.

Mais j’avais encore une autre merveille, qu’on ne pouvait montrer qu’une seule fois, et encore fallait-il le faire avec beaucoup d’adresse et d’à-propos. C’étaient quatre pièces de vieille monnaie, à les voir d’un côté, mais, de l’autre côté, c’étaient quatre belles pièces de vingt francs. Je n’avais qu’à prendre ces quatre pièces dans mon porte-monnaie et à les étaler sur la main, en faisant voir les quatre vieilles pièces de deux liards, puis, fermant adroitement la main et en l’ouvrant de même, je faisais voir l’autre côté des pièces qui figurait parfaitement des pièces en or, mais il fallait se dépêcher de remettre en poche, bien entendu… Voilà comment je passai ce soir-là pour un millionnaire, et sans doute pour un homme qui avait vendu son âme au diable.

Quoi qu’il en soit, j’avais eu là une assez bonne soirée qui m’avait coûté un peu cher, il est vrai ; mais j’étais riche : j’avais encore près de cent francs dans mes poches et neuf cents francs chez la vieille tante. Je m’étais du reste amusé à la mode du temps. En ce temps-là, comme disent les Évangiles, on ne s’amusait guère autrement sur les places publiques, dans les cafés et cabarets, dans les chemins de fer, dans les casernes et dans les plus grands salons : on ne voyait partout que sorciers, magiciens, thaumaturges, prestidigitateurs, médiums, somnambules « translucides », etc. L’impératrice avait son prestidigitateur, son magicien, comme elle avait son coiffeur et son confesseur, et beaucoup de ces charlatans, voyageant à travers le monde, disaient avoir opéré devant S. M. l’Impératrice des Français, comme les vendeurs d’eau de Jouvence ou autres élixirs de longue vie se disaient fournisseurs de la belle Espagnole.

Quand j’eus terminé avec mes tours merveilleux et que le café fut absorbé, je versai deux litres d’eau-de-vie dans le chaudron et j’y mis le feu, en ayant soin, toutefois, de faire brûler sur le foyer, car, si j’avais mis le chaudron sur la table, la flamme bleuâtre de l’alcool qui donne, comme on sait, aux figures une couleur singulièrement diabolique, aurait effrayé ces pauvres gens, et, pour sûr, cette fois, j’aurais passé pour le diable en personne, déguisé en soldat ; probablement ils auraient regardé avec la chandelle sous la table, pour voir si je n’avais pas les pieds fourchus. Quand le punch fut bu, je m’empressai de prendre mon sac et disparus subitement, comme Méphistophélès, dans la nuit, me dirigeant vers Quimper, laissant ces gens ahuris, moitié ivres, inquiets et peut-être quelque peu effrayés, autant par tout ce qu’ils venaient de voir que par ma subite disparition[7][8].

JEAN-MARIE DÉGUIGNET

  1. NOTE DE LA DIRECTION. - La Revue publiera de longs fragments de ces Mémoires ; mais il faudrait d’interminables séries de copieux articles pour reproduire en son intégrité le texte serré de ces vingt-quatre cahiers, qui représenteraient environ mille ou douze cents pages de la Revue. Il était difficile de publier ce texte sans quelques corrections : une orthographe trop souvent fantaisiste le rendait obscur et souvent illisible ; une surabondance de formules et de mots inutiles l’encombrait. Mais on s’est efforcé d’y faire le minimum de corrections
  2. L’an mil huit cent trente-quatre, le 19 juillet, à dix heures du matin, par devant nous soussignés, Jugeau, maire, officier de l’état-civil de la commune de Guengat, canton de Douarnenez, département du Finistère, est comparu à la maison commune François-Marie Duguines, cultivateur, âgé de trente ans, demeurant en cette commune, au lieu de Quillihouarn, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né à domicile de Quillihouarn, ce jour, à six heures du matin, de lui déclarant et de Françoise-Louise Quéré, son épouse, et auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Jean-Marie ; lesdites déclaration et présentation faites en présence de Nicolas Pennanech, âgé de quarante-six ans, et de Jean Le Quéau, âgé de trente-sept ans, tous cultivateurs et habitants de Guengat lecture ayant été faite aux susdits témoins qui ont déclaré avec le père présent ne savoir signé, de ce requit.
    Signé : JUGEAU MARIE
  3. C’est le mot qui sert, en breton, à désigner les misérables chaumières, composées, en général, d’une seule pièce, où s’entassent avec, leur famille les ouvriers agricoles, les journaliers. (A. LE B.)
  4. Sainte Marie.
  5. Gardeur de vaches.
  6. Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa.
  7. Ici s’arrête la première partie de ces Mémoires : la Revue en donnera la suite quelque jour.
  8. WS : La Revue n'a jamais édité la suite de ces Mémoires.