Mémoires d’un paysan bas-breton/Chez les Turcs


X

CHEZ LES TURCS


Au commencement de janvier 1856, vint un ordre de faire évacuer sur Constantinople tous les convalescents et les malades de Kamiech qui pouvaient supporter la traversée. Malgré que nous ayons tous les deux manifesté le désir de retourner à Baïdar plutôt que d’aller à Constantinople, nous fûmes désignés pour les premiers convois. On nous embarqua sur un transport français, un transport-hôpital qui avait déjà semé une ligne de cadavres entre Kamiech et le Bosphore. C’était à son bord, si je ne me trompe, qu’était mort le maréchal de Saint-Arnaud, par le poison, disait-on.

En débarquant à Constantinople, je fus bien surpris en voyant une ville d’un aspect extérieur si beau répondre si peu dans l’intérieur à cet aspect séduisant. Nous traversâmes la ville : des ruelles étroites, tortueuses, pleines d’ordures, où les chiens se disputaient des morceaux de charogne ; des maisons brûlées et non abandonnées par leurs habitants qui y couchaient parmi les décombres ; des femmes dont la figure était couverte d’un voile épais, mais dont le reste du corps était presque nu. Nous marchâmes deux heures dans ces ruelles infectes pour arriver aux faubourgs, auprès desquels se trouvaient partout des cimetières. Ensuite, nous traversâmes des terres incultes et couvertes de gros chardons, pour gagner les hôpitaux et les ambulances, qui se trouvaient au-dessus de cette jolie ville impériale. Il y avait là, sur le plateau immense, des baraquements à perte de vue, portant tous des noms baroques : Daoud-Pacha, Malplaquet, Ramis-Tchiflik, etc., etc…

Nous fûmes dirigés sur les baraques de Malplaquet, où il y avait déjà un grand nombre de convalescents qui avaient l’air assez bien portant. Là, nous comptions reprendre, mon ami et moi, nos études un instant interrompues par ce changement. Mais, hélas ! mon ami fut pris presque en arrivant pour les bureaux de l’intendance. Nous fûmes obligés de nous séparer avec bien des regrets et pour ne plus jamais nous revoir. Obéissant à une recommandation que cet ami me fit alors, je ne puis citer ici son nom, ni son vrai pays. N’importe, ce fut pour moi le premier homme vraiment digne de ce nom ; plus tard j’en ai connu encore quatre ou cinq, dont quelques-uns pouvaient l’égaler mais non le surpasser. C’est lui qui m’a communiqué l’étincelle de la pensée et de la réflexion, qui fait de l’homme un être supérieur à tous ses confrères terrestres.

Huit jours après, j’eus, moi aussi, mon petit emploi. On avait demandé parmi nous des volontaires pour aller soigner les malades comme infirmiers auxiliaires. Nous partîmes une vingtaine. On nous envoya à l’ambulance de Ramis-Tchiflik, non loin de Daoud-Pacha. C’était l’ambulance des typhoïdes, où régnait en permanence le plus terrible, le plus dégoûtant des fléaux : presque tous ceux qui en ont été atteints sont sortis par la porte de l’amphithéâtre ; ceux qui ont survécu ont perdu l’intelligence ou l’usage de quelque membre. En arrivant, un sergent infirmier demanda s’il n’y avait pas de comptable parmi nous ; comme personne ne répondait, il vint brusquement vers moi qui, le plus petit, me trouvais le dernier comme d’habitude :

— Vous savez lire, vous, j’en suis sûr.

— Oui, sergent, je sais lire, mais pas beaucoup écrire.

— Ça ne fait rien ; allez là-bas trouver le vaguemestre ; celui-là vous apprendra.

Je croyais qu’il se moquait de moi d’abord ; mais, en montrant la baraque du doigt, il me dit :

— Dépêchez-vous.

Je fus bien obligé d’obéir. Ce vaguemestre était un simple sergent qui me demanda aussi si je savais lire et écrire :

— Oui, sergent, je lis assez bien, mais j’écris très mal.

— Ça suffit. Il s’agit seulement de m’aider à distribuer les lettres ; nous avons par ici une grande quantité de lettres dont les destinataires sont morts depuis longtemps sans doute, mais qu’on fait toujours circuler d’ambulance en ambulance, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à l’ambulance où l’on est certain que ces destinataires sont morts. On passe dans les baraques avec ces lettres en criant les noms, et celles dont on n’a pas trouvé les destinataires, on écrit au dos : Inconnu à Ramis-Tchiflik.

La besogne n’était pas au-dessus de mes forces. Ce n’était pourtant pas une sinécure ; il fallait courir beaucoup, s’égosiller du matin au soir, et passer souvent une bonne partie de la nuit à écrire les mots : inconnu à Ramis-Tchiflik, sur des enveloppes qui étaient déjà couvertes de toutes sortes d’écritures illisibles. Nous étions bien nourris dans cette ambulance. On envoyait là les nourritures les plus fines, des viandes choisies, du poisson, des œufs, des biscuits, des vins fins de toute provenance, pour des malades qui n’en avaient plus besoin ; nous en profitions. Les médecins nous recommandaient de boire du rhum : c’était, d’après eux, le meilleur moyen de se prémunir contre le terrible mal. Quoique peu habitué jusque-là aux liqueurs fortes, je ne me faisais pas trop prier pour en boire…

Un jour, j’allai porter une lettre à l’employé de l’amphithéâtre, celui qui était chargé « d’encaisser » les morts, car on les mettait dans des espèces de cercueils. Je trouvai mon homme assis sur un cercueil, les manches retroussées jusqu’aux épaules, un marteau et une bouteille de rhum à côté de lui ; il venait d’enclouer son quinzième cadavre, et il y en avait encore une dizaine devant lui, allongés tout nus sur la dalle. C’était là le produit de la nuit précédente, car c’était presque toujours dans la nuit que ces malheureux s’éteignaient. Il me fallut goûter son rhum, puis il me fit voir comment il s’y prenait pour expédier « ses cadavres » : il les attrapait par un bras et par une jambe, comme font les bouchers pour examiner les veaux ; il les jetait dans la boîte et, avec ses mains et souvent avec son pied, il appuyait dessus pour les bien faire entrer ; puis une planche par-dessus et quatre pointes ; en deux minutes, c’était fait.

J’avais vu, avant de quitter Lyon, des gravures ou des images représentant des sœurs blanches pansant des blessés devant Sébastopol ; il est probable qu’il y en a eu ; mais, j’avoue, pour ma part, n’en avoir vu aucune pendant mon séjour en Crimée. C’est à Ramis-Tchiflik que j’ai vu les premières. Elles étaient deux, bien jeunes encore, à mon avis, pour exercer un pareil métier ; elles voyaient et entendaient des choses qui auraient fait fuir bien d’autres filles et même des femmes ; mais elles avaient dû être initiées dans leur école particulière à toutes ces choses, car elles n’en rougissaient guère et parlaient très librement avec les infirmiers, comme avec les médecins. C’étaient, comme moi, deux volontaires, deux braves filles, le cœur sur la main ; elles étaient aussi bonnes que jolies. J’ai connu plus tard bien des sœurs blanches et même des noires : je n’en ai jamais vu d’aussi bonnes que ces deux charmantes filles. J’ai du reste remarqué que les plus belles d’entre elles étaient aussi les meilleures.

Je ne trouvais pas le temps long dans cette ambulance; je n’étais plus soldat, j’étais un vrai facteur de la poste. Cependant les arrivages de lettres avaient beaucoup diminué. On avait fini par mettre au rebut toutes les lettres aux noms inconnus et raturés. Il y avait là, cependant, des centaines et des milliers de francs égarés, car toutes ces lettres renfermaient des mandats…

Le temps avait marché très vite pour moi ; nous étions déjà arrivés à la fin de mars sans que je m’en sois aperçu. La paix n’était pas encore signée. Mon régiment était toujours à Baïdar, faisant de la culture et du jardinage. Les diplomates ne s’ennuyaient pas à Paris. On continuait d’envoyer des troupes en Crimée ; c’était sans doute pour qu’on vît quelques soldats rentrer en France après la conclusion de la paix, afin qu’on ne pût pas dire que tous avaient été enfouis sous les ruines de Sébastopol. Nous voyions quelquefois, par hasard, quelques journaux français, impérialistes bien entendu : tous les autres avaient été supprimés. Ces journaux ne tarissaient pas d’éloges sur l’armée d’Orient, sur sa bravoure, sa bonne tenue et sa franche gaieté gauloise, disant qu’elle était du reste bien nourrie, bien couchée et bien habillée ; enfin rien ne lui manquait que la misère. Ces journaux voulaient sans doute parler de l’armée anglaise.
J’avais rencontré un nouveau camarade, qui n’était certes pas un savant ni un philosophe comme mon instituteur de Kamiech, mais un bon garçon, dans le sens que les soldats attachent à ce mot. Il savait, comme moi, un peu lire et écrire ; à ce titre, on avait fait de lui un élève-pharmacien, comme on avait fait de moi un petit vaguemestre.

Nous allions quelquefois, et sur la fin même très souvent, le soir, notre journée terminée, chez un marchand arménien qui était venu s’établir auprès de Daoud-Pacha, pour vendre aux soldats aussi bien qu’aux Turcs tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Chez lui, on pouvait boire, manger, se vêtir à sa fantaisie, acheter toutes sortes de bimbeloterie et de souvenirs de Sébastopol ou de Constantinople. Il faisait le change des monnaies ; à nous, il donnait facilement vingt-deux, vingt-trois et jusqu’à vingt-cinq francs de monnaie pour une pièce de vingt francs française, mais tout ça en une espèce de mitraille de toutes formes, de toutes valeurs et de toutes nationalités, qui ne pouvait servir qu’à Constantinople. Nous étions devenus, mon pharmacien et moi, deux amis intimes de ce riche Arménien, qui avait sa demeure principale à Jérusalem : il n’était venu à Constantinople, comme bien d’autres, que dans l’espoir de ramasser quelques pièces de vingt francs à la suite des armées.

Notre Arménien avait encaissé beaucoup de piastres et se préparait à retourner à Jérusalem ; il avait cédé son fonds à un Grec. Un jour, il nous dit :

— Eh bien, mes amis, vous savez que la paix est signée, tout est terminé maintenant ; j’ai cédé mon fonds à un ami et retourne chez moi ; si vous voulez faire une excursion à Jérusalem, qui n’est pas loin d’ici, je m’offre à payer votre voyage et à vous héberger pendant le séjour. Il vous faut pour cela une permission de huit jours, que vous n’obtiendriez pas facilement par vous-mêmes, mais que vous obtiendrez sûrement par mon intermédiaire. Je connais intimement tous vos officiers. Je m’engage, vis-à-vis d’eux, à répondre de vous pendant toute la durée de votre permission, et je vous fournirai les effets civils nécessaires pour le voyage, car en soldats vous ne pourriez pas venir.

J’ai reçu dans ma vie quelques autres propositions, mais aucune ne m’a causé tant de plaisir et de surprise à la fois. Comment ! aller voir Jérusalem, cette cité si célèbre où se sont accomplis les mystères qui dirigent et gouvernent le monde depuis tant de siècles ; voir le tombeau de l'Homme-Dieu, le Jardin des Oliviers, la Voie douloureuse, le Calvaire ! Voir tout ça pour rien, lorsque de malheureux Russes travaillent pendant vingt ans à ramasser des économies pour faire ce pèlerinage sans lequel ils croient ne pouvoir aller au ciel !

Nous nous empressâmes d'accepter une proposition si agréable, si inattendue. L'Arménien nous donna deux mots pour l'officier qui commandait notre détachement, car le temps pressait ; il allait partir bientôt. Nous n'avions plus qu'une crainte : c'est que le commandant ne pût pas, malgré les recommandations de l'Arménien, nous accorder cette permission. Nous allâmes tout droit chez lui. Après avoir lu la lettre, il réfléchit un instant, puis nous regarda tous deux ; il nous dit enfin :

— Je puis vous accorder cette permission, car j'ai confiance en vous et en notre ami. Je viens d'apprendre officiellement que la paix est signée et, en même temps, que nous devons rester ici les derniers pour ramasser les débris, c'est-à-dire encore au moins deux mois. Le terrible typhus a enfin presque terminé ses ravages. Nous n'avons presque plus de malades à l'ambulance ; par conséquent, vous pouvez dire à l'Arménien de vous emmener avec lui où il voudra, pourvu qu'il ne vous perde pas.

Trois jours après, nous étions sur un petit vapeur qui filait comme le vent dans les Dardanelles. Le temps était magnifique, et la mer unie comme une glace. Le pont était encombré de monde, de caisses, de malles et de paquets ; on y parlait toutes les langues. Deux ou trois fois, on nous avait adressé la parole, je ne sais trop en quelle langue ; mais comme nous secouions la tête chaque fois, on nous laissa tranquilles. On nous prenait pour deux Anglais. Justement, nous étions blonds tous les deux, avec l'air sérieux que nous nous donnions dans notre habillement de gentleman et, grâce à notre silence, nous pouvions donner l'illusion de deux enfants de la blonde Albion. Nous ne pouvions parler qu'à notre Arménien qui savait à peu près toutes les langues qui se parlent à Jérusalem. Nous passâmes quatre jours et trois nuits en mer. Heureusement, notre commandant nous avait donné dix jours au lieu de huit ; il avait calculé le temps qu’il fallait pour ce voyage : juste huit jours, quatre pour aller et quatre pour revenir. Avec huit jours de permission, nous n’aurions pu nous arrêter nulle part.

Nous débarquâmes à Jaffa, où l’on trouvait toutes sortes de moyens de transport pour aller à Jérusalem, des chameaux, des mulets, des ânes, des chevaux et des voitures dont on pouvait attacher les chevaux des deux bouts.

Avant de partir pour Jérusalem, j’éprouve le besoin de faire ici une observation. Je ne cite pas et ne puis guère citer ici de noms propres ni de dates exactes. Nous avons, on le sait, dans nos cerveaux humains, plusieurs sortes de mémoires : il y en a qui gardent presque tout, d’autres presque rien ; il y en a qui retiennent les légendes, les contes ; d’autres retiennent mieux l’histoire ; d’autres des noms, des dates, des chiffres. Moi, si j’ai eu la mémoire pour retenir les histoires, les mythologies et certaines notions scientifiques, elle a été absolument rebelle à retenir les noms propres et les dates ; aussi, il m’arrive très souvent d’être embarrassé de mettre l’orthographe d’un nom quelconque, après l’avoir écrit plus de cent fois. Je me vois donc obligé d’omettre certains noms propres, de peur de me tromper de nom, de lieu et de date, ne possédant aucun document pour m’éclairer[1]. Je sais bien, cependant, que nous sommes ici au commencement d’avril 1856.


  1. Notre auteur, en effet, écrit constamment Beyrouth pour Jaffa.