Mémoires d’un paysan bas-breton/À la caserne


V

À LA CASERNE


Me voilà lancé sur la route de l’avenir. Où me mènerait-elle ? En tout cas, je ne pensais ni à la fortune, ni à la gloire, ni même au patriotisme. Je n’avais qu’une idée dans ma cervelle inculte, c’était de chercher à voir et à savoir. Dans cette idée, je quittai heureux et content cette pauvre Bretagne, que tant de jeunes gens alors ne voulaient quitter à aucun prix. Beaucoup dépensaient des centaines de francs chez les sorciers pour avoir la chance de tirer un bon numéro ; d’autres s’empoisonnaient en avalant toutes sortes de drogues ou se mutilaient afin de se rendre impropres au service.

Lorsque je fus arrivé à environ six kilomètres de Quimper, j’aperçus le bourg d’Ergué-Gabéric et beaucoup de fermes, dans lesquelles j’allais autrefois, chaque semaine, chercher quelque chose à manger pour moi et mes parents ; je regardai le clocher, l’église, le cimetière où mes parents devaient bientôt aller se reposer de leur longue vie de misère. Je contemplai aussi ce vieux presbytère où, pendant trois années consécutives, à l’époque des communions, j’avais mangé de bonnes écuellées de soupe que le recteur nous faisait donner à midi, pendant les jours de retraite. Je m’étais arrêté un instant devant ce petit coin de terre, témoin muet et inconscient de mes premières et précoces misères, mais qui fut aussi témoin de ma première joie, en ce jour d’ivresse et plein de charmes où je reçus Dieu pour la première fois ; de grosses larmes me coulaient le long des joues : n’ayant pas de mouchoir, je les essuyai avec le revers de ma blouse et je me remis en route presque en courant, sans plus regarder derrière moi.

J’avais attaché mes vieux souliers par les cordons et les avais mis à cheval sur mon épaule, sans même les avoir essayés. J’arrivai vers huit heures à Rosporden, que je traversai presque sans m’arrêter, m’informant seulement de la route de Quimperlé. Au bourg de Bannalec, je fis une pause en buvant une chopine de cidre : il faisait chaud et la route était couverte de poussière.

Il était environ une heure quand j’arrivai à Quimperlé ; je commençais à avoir faim : avant même de songer à mon billet de logement, j’allai demander à manger dans un petit débit que je remarquai au coin de la place. Je n’étais pas fatigué du tout et, après m’être restauré, j’avais presque envie de continuer ma route sur Lorient ; mais ma feuille de route marquait que je devais coucher à Quimperlé et j’avais peur de me mettre du premier coup en contravention avec les règlements militaires. J’allai donc demander un billet de logement. La personne à qui j’étais adressé me donna deux francs pour mon billet avec un grand verre de vin. Je retournai chez l’aubergiste d’où je venais, demander à loger ; elle m’offrit un lit, à souper et à déjeuner pour vingt sous : je faisais vingt sous d’économie dans ma première journée de soldat.

Le lendemain, je quittai Quimperlé vers cinq heures, toujours mes vieux souliers à cheval sur mon épaule. Lorsqu’en regardant les bornes je vis que je n’étais plus qu’à cinq kilomètres de Lorient, je sortis de la route pour chercher un ruisseau ou une fontaine que je trouvai bientôt. Là, je secoue la poussière de mes effets, je me lave les pieds, les jambes, les mains et toute la tête ; puis, après avoir bien essuyé mes pieds, je mets mes vieux souliers qui ne m’allaient pas trop mal. Avant de revenir sur la route, je pensai à ma ceinture. Qu’est-ce que je ferais avec ça au régiment ? On ne me laisserait pas la porter, sans doute ; et puis il me faudrait passer la visite du docteur : on verrait ma ceinture et on se moquerait certainement. Alors, après avoir regardé autour de moi, je me blottis contre la haie et, vivement, je défis ma ceinture ; j’en retirai toutes les pièces et, mettant les pièces en or dans mon porte-monnaie, je nouai les pièces de cinq francs dans un coin de ma poche, avec un bout de toile arraché du pan de ma chemise. Je revins sur la route, laissant là ma ceinture vide.

Lorsque je fus arrivé aux fortifications de Lorient, devant la porte de Kerentrech, je m’arrêtai un instant à regarder ces grandes murailles et ces fossés ; de l’autre côté de la porte, un soldat se promenait avec un fusil dans les bras. Ayant peur d’être reconnu pour un conscrit et conduit tout droit à la caserne, où je ne voulais pas entrer sans manger et sans avoir vu la ville, je passai légèrement du côté opposé au corps de garde au moment où beaucoup de passants s’y trouvaient, et je filai vers le centre de la ville, en regardant de tous côtés, pensant à chaque instant qu’on allait m’arrêter. Bientôt j’arrivai sur une grande place toute couverte de légumes. Midi venait de sonner ; j’avais faim, je vis une enseigne, où l’on vendait à boire et à manger. J’entrai et j’allai me cacher dans un coin où, sur ma demande, on m’apporta un plat de ragoût, du pain et une chopine de cidre.

Quand j’eus fini de manger, la femme qui m’avait servi vint me demander si je voulais prendre du café : « Vous allez entrer au régiment, n’est-ce pas ? me dit-elle. Je connais ça, vous êtes du côté de Quimper. » Tout en me parlant ainsi dans son breton du Morbihan, que je comprenais à peine, et sans attendre ma réponse, elle alla me chercher le café. Je n’en avais jamais pris ; je ne le trouvai d’abord pas mauvais, mais lorsque la femme eut versé de l’eau-de-vie dedans, j’eus mille peines à l’avaler, quoiqu’elle m’assurât qu’il était bon. Elle me dit aussi qu’il y avait beaucoup de jeunes soldats bretons au 37e, qui venaient chez elle, le soir et le dimanche, boire du bon cidre ou de la bonne eau-de-vie, que quand je serais habillé je n’avais qu’à porter mes effets civils chez elle : là, une revendeuse viendrait me les acheter et si je voulais acheter un pantalon rouge numéro 2 pour faire mes exercices et les corvées, afin d’épargner mon pantalon numéro 1 pour le dimanche et les revues, elle m’en trouverait également. Je vis que cette femme connaissait le métier de soldat ; je la remerciai beaucoup de son obligeance et lui promis de revenir quand je serais habillé. Après avoir payé mon dîner, elle me versa encore une rasade dans ma tasse et se versa elle-même un petit verre pour trinquer avec moi.

Avant de me présenter à la caserne, j’allai encore faire un tour du côté du quai : il était couvert de soldats faisant l’exercice. Je voyais bien qu’il y en avait là beaucoup qui ne faisaient que de commencer ; les uns avaient encore leurs blouses, d’autres leurs pantalons civils. Cela me réjouissait : je ne serais donc pas seul à faire l’apprentissage du métier. Mais, tout en observant les commandements et les remarques des instructeurs et les mouvements des conscrits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec étonnement les grands navires dans le port. Je me demandais comment de pareilles masses pouvaient rester sur l’eau sans s’y engloutir. C’était un nouveau problème qui m’entrait dans la tête et qui ne devait en sortir que bien des années après, avec les problèmes du télégraphe et du chemin de fer. Mais le soir approchait : il était temps de me présenter.

En arrivant à la porte de la caserne, pour ne pas donner le temps de m’interroger, je tendis de loin ma feuille de route, sans trop savoir à qui je la tendais ; mais presque en même temps, un sergent, — le sergent de planton, je crois, — vint me la prendre, et, après avoir jeté les yeux dessus et avoir plaisanté, avec un autre sergent qui se trouvait là, sur ma petite taille et mon air naïf et timide, il appela le planton de l’adjudant pour me conduire chez le « gros major », qui est celui qui tient le registre-matricule du régiment. Là, je fus incorporé définitivement sous le numéro 6430 et versé à la 2e compagnie du 3e bataillon.

Pendant le trajet, le planton essayait de me parler, et moi j’essayais de le comprendre : ce fut bien difficile. J’avais déjà entendu parler le français chez moi et je comprenais même beaucoup de mots ; mais je pensai que le français ne se parlait pas ailleurs comme à Quimper, car, de tout ce que le planton de l’adjudant me disait, je ne compris qu’une phrase : « Tou payase pas oun vero ? » Je répondis vivement « si », ce fameux si qui m’avait fait rire plus d’une fois, quand je l’entendais prononcer par les écoliers de M. Olive, le mot de si étant employé en breton pour chasser les cochons importuns. Nous entrâmes dans un débit et je lui fis servir un demi-quart, ration qui était alors à la mode dans le monde des buveurs et qu’on prenait ordinairement à deux, puis je demandai une chopine de cidre pour moi. En trinquant, il me dit : « Tou farai oun boun soudat, vaï, et oun boun camarao » et après avoir avalé son demi-quart d’un seul trait, il me dit qu’il allait me conduire à ma compagnie, « chez lou serginte-majour ».

Ce sergent-major était un tout petit homme, à peu près comme moi, aussi un engagé volontaire, dont le français, ou du moins l’accent, me surprit autant que celui du planton : ce n’était pas encore là le français que j’avais entendu à Quimper. Sa figure était, comme la mienne, complètement dépourvue de duvet ; il eût été très joli garçon sans son nez en bec d’aigle. La première chose qu’il dit en me voyant fut : « En voici un qui ne passera pas aux grenadiers. » Puis, aussitôt, il me demanda si j’avais de l’argent.

Je répondis :

— Un petit peu, major.

— Oh ! mais, tu comprends bien le français.

Je répétai la même phrase, et, pendant qu’il m’expliquait ce qu’on m’avait déjà expliqué à Quimper à propos de la masse individuelle, pour répondre ou plutôt pour couper à ses explications, je déposai quarante francs sur sa table.

— À la bonne heure, dit-il, je vois que tu comprends ton affaire ; ceci te servira d’un bon point pour commencer.

Il vint lui-même me conduire à mon escouade, la dernière qui occupait seule une petite chambre à part ; il y avait justement un lit disponible que le sergent me montra du doigt, et il dit quelques mots au caporal qui était dans un coin, un petit livre à la main.

Je restais planté là, au pied de mon lit que je trouvais bien étroit ; j’étais embarrassé de mon individu, surtout de mes mains que je ne savais où fourrer ; je fus mis un peu à mon aise par un soldat qui me demanda en breton d’où j’étais :

— D’Ergué Gabéric, tout près de Quimper. — Moi, je suis de Léon, dit-il ; il y a six mois que je suis ici. Je n’avais plus qu’un an à faire de mon congé lorsqu’on m’a appelé ; je suis marié, père de famille et fermier ; j’ai été obligé d’abandonner tout, et on parle à chaque instant que le régiment va partir pour la guerre. C’est embêtant d’aller se faire tuer lorsqu’on a femme et enfants et qu’on n’a que six mois à faire.

Il me disait tout ça d’un air contristé, pendant que les autres soldats parlaient et riaient entre eux de ce « pauvre bleu, de ce blanc-bec », dans le beau langage des soldats de l’époque, qu’on apprenait ordinairement au bout de six mois, et que la plupart des soldats de ce temps ont continué à parler toute leur vie.

Quand il eut fini son histoire, il me dit d’aller chercher, si j’avais de l’argent, un litre d’eau-de-vie à la cantine pour payer ma bienvenue ; comme ça, je contenterais tout le monde. C’était à cela que je pensais depuis mon entrée, mais je ne savais comment m’y prendre. Il descend avec moi me montrer la cantine ; je lui paie un verre d’abord et nous remontons à la chambrée avec un litre et un verre. Je commençai la distribution par le caporal d’escouade. Tous, à mesure qu’ils avaient bu leur verre, me mettaient la main sur l’épaule en me disant : « C’est bien ça ; toi, bon camarade. » Mon Breton revint avec moi reporter le litre vide à la cantine, où nous bûmes encore quelques verres, en attendant l’appel du soir.

Je ne dormis guère cette nuit-là. Le lendemain, on me mena à la visite du médecin, pour voir si j’étais réellement bon pour le service et s’assurer que j’étais vacciné. Ensuite, on me mena au magasin, où, après avoir été habillé à neuf des pieds à la tête, on me donna ma charge d’effets d’équipement et d’armement. Quand j’arrivai avec tout ça dans la chambrée et que je les eus déposés sur mon lit, j’en fus effrayé. Comment arranger tout ça ? Heureusement, mon Breton vint encore à mon aide : il commença d’abord par monter mon fusil qui était en quatre ou cinq morceaux ; ensuite, il m’apprit à plier mes effets et à les placer sur les planches à bagages, puis il donna un bon coup d’astiquage à ma giberne et à mon ceinturon.

Enfin, vers le soir, j’étais paré ; j’avais presque l’air d’un vieux soldat. On aurait pu me dire comme disait une chanson du temps :


     En vous voyant sous l’habit militaire,
     J’ai deviné que vous étiez soldat.

Après la soupe du soir, on me permit de sortir avec mon camarade, pour vendre mes effets civils. Nous allâmes chez la femme qui m’avait si bien reçu la veille. Là, je trouvai moyen d’échanger tous mes effets civils contre un vieux pantalon rouge, lequel, du reste, me rendit de grands services dans les exercices et les corvées et me permit d’épargner mon pantalon numéro 1 pour les dimanches et les revues.

Le lendemain, je devais aller à l’exercice. Le matin, avant de descendre, je me fis montrer, par mon camarade, la manière de porter mon fusil, afin de ne pas paraître plus bête que j’en avais l’air. Étant décidé d’aller le plus vite possible dans mon apprentissage, j’y mettais de la bonne volonté et du goût : en peu de temps, j’atteignis des hommes qui manœuvraient depuis longtemps.

Au bout de trois mois, je passais au bataillon avec des hommes qui étaient arrivés deux mois avant moi. J’avais appris non seulement les exercices, mais même les commandements et la théorie, à force de les entendre rabâcher par les instructeurs. Je savais aussi à peu près tout le français du troupier de ce temps, le français de caserne que tout soldat apprenait en six mois au moins, et avec lequel tous ou presque tous revenaient chez eux, au bout de sept ans et même de vingt-cinq ans. Comment, du reste, en aurait-il été autrement ? Sur cent soldats, il y avait quatre-vingt-dix-neuf illettrés. Et tous ces hommes se réunissaient dans les chambrées, dans les promenades, dans les camps, par « pays », pour parler entre eux leurs patois ou leurs jargons. Les caporaux et les sergents n’étaient guère plus avancés que les autres, sinon que je les trouvais encore plus grossiers. Moi qui étais allé au régiment dans le seul but de m’instruire, je me voyais un des plus savants, car je savais lire et même un peu écrire. Où et comment en apprendre davantage ? Pas d’école, pas moyen de trouver ni de posséder un seul livre. Je fus désolé. Cependant on parlait déjà beaucoup de la guerre entre la Russie et la Turquie, et on disait que notre régiment y serait bientôt appelé. À la fin de décembre 1854, le régiment reçut, en effet, l’ordre de se mettre en route, sans trop savoir où nous devions aller : on parlait de Paris, de Marseille, de Lyon, puis enfin de la Turquie. Sans rien savoir au juste, du moins nous autres soldats, nous quittâmes Lorient aux derniers jours de décembre, par un temps froid, avec de la neige. Le dépôt restant à Lorient, on y avait versé tous les soldats trop vieux ou trop jeunes, les hommes faibles, les malingres, enfin tous ceux qu’on croyait incapables de supporter les fatigues d’une longue route. Je crus un instant qu’on allait m’y verser, moi aussi, avec les trop jeunes. Mais je dis à mon sergent-major que je n’étais pas engagé volontaire pour rester à flâner dans les dépôts, que je me sentais capable d’aller partout où iraient les autres ; il me décocha, ainsi que plusieurs des vieux soldats qui se trouvaient présents, un sourire de doute et peut-être de pitié. N’importe, je partis.

Pendant les quatre premières étapes, je craignis plus d’une fois d’être obligé de donner raison au doute de mon sergent-major sur mes forces réelles. La neige était épaisse, la marche était pénible et j’eus les pieds blessés dès la première étape ; je sentais aussi que mon sac était un peu lourd : ses bretelles me coupaient les épaules. Je grinçais des dents et je me disais souvent : « Courage, petit, tu es volontaire, meurs plutôt que de rester en arrière. » J’en voyais cependant qui restaient à la traîne, et même des vieux soldats, et c’est ce qui me donnait du courage. Quand je voyais un vieux soldat rester en arrière, surtout s’il était de ma compagnie, il me semblait que mon sac s’allégeait de plusieurs kilos et que les pieds me faisaient moins de mal. J’arrivai ainsi clopin-clopant à la quatrième étape, qui était Plélan-le-Grand, où nous devions faire séjour. Nous y restâmes même quarante-huit heures, car la marche était empêchée non plus par la neige, mais par une épaisse couche de verglas, sur laquelle ni hommes ni chevaux ne pouvaient se tenir debout. Je profitai de ce repos pour soigner mes pieds et graisser mes souliers.

Nous étions logés, mon camarade de lit et moi, chez un brave cultivateur qui avait l’air, lui ainsi que sa femme, d’avoir une grande pitié de moi, me voyant si jeune, avec une charge si lourde par ce temps abominable. Nous fûmes soignés par ces braves gens mieux que les enfants de la maison ; ils me firent oublier complètement les misères des jours précédents. Le troisième jour, le dégel étant venu avec de la pluie, on se remit en route, mais seulement à dix heures du matin, ce qui fit que nous n’arrivâmes à Rennes qu’à la nuit close, trempés jusqu’aux os et de la boue par-dessus nos têtes, après avoir laissé quantité d’hommes en route. Beaucoup ne purent trouver leurs logements : après avoir erré longtemps dans les rues, ils durent passer la nuit au poste de la mairie. Les habitants étaient venus cependant sur la place, avec des lanternes, chercher les soldats qui leur étaient destinés, mais c’était bien difficile de se trouver dans un pareil brouhaha ; plus ils criaient, plus ils se perdaient. J’étais content de moi, ce jour-là : je n’avais plus aucun mal aux pieds et je ne me sentais pas trop fatigué ; mais mon pauvre camarade était rendu ; il ne pouvait plus tenir debout.

Quand j’eus notre billet de logement et le pain, je m’approchai d’un homme qui tenait une lanterne à la main, pour lire le nom de notre logeur. Je vis que c’était un jardinier ; mon camarade dit : « Un jardinier ! ça doit être loin alors, en dehors de la ville. Je resterais plutôt coucher ici sur la place, je n’en puis plus. » Mais l’homme à la lanterne nous dit que ce n’était pas loin et que ce jardinier devait être aussi par là à nous chercher. En effet, au moment où nous allions nous engager dans la rue qu’on nous avait indiquée, j’entendis un homme qui criait son nom à tous les soldats qui passaient : ce nom était celui qui se trouvait sur notre billet de logement.

— Nous voici, monsieur le jardinier, lui dis-je en lui tendant le billet ; n’est-ce pas ça ?

— Si, mes amis, dit-il. Je savais bien qu’ici j’étais le mieux placé pour vous trouver. Vous devez être esquintés.

— Oui, vraiment, monsieur, mon camarade n’en peut plus.

Il nous fit entrer dans un débit et nous fit servir une bonne goutte d’eau-de-vie à chacun, ce qui permit à mon camarade d’arriver jusqu’au but. Là, nous fûmes reçus par toute la famille comme on recevait les voyageurs aux temps bibliques. Le lendemain, nous ne partîmes encore qu’à neuf heures du matin. Les traînards et les égarés de la veille eurent bien de la peine à se retrouver. Plusieurs hommes restèrent à l’hôpital de Rennes. Nous voyageâmes ainsi, par le même temps et à peu près dans les mêmes conditions, jusqu’aux premiers jours de mars, où nous arrivâmes enfin à Lyon, dans la seconde ville de France, alors gouvernée ou plutôt tyrannisée par le fameux Castellane, dont le nom seul faisait trembler les soldats aussi bien que les civils, « les pékins », surtout les pékins lyonnais, qui vivaient alors dans des transes continuelles, car ils étaient avertis qu’à la moindre velléité de révolte ou de désordre, Castellane ferait bombarder et incendier la ville par les canons des forts.