Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/15

Michel Lévy frères (volume Ip. 101-105).


— Sur le bateau à vapeur, le 15 mai.

Je me livre à une action qui me déshonorerait à jamais aux yeux de mon sage beau-père, s’il venait à en avoir connaissance. Ennuyé de mon valet de chambre, pour parler en gentilhomme, je l’expédie pour Lyon dans ma calèche ; et moi, je monte sur le bateau à vapeur sans autre équipage que mon manteau et le gros Shakspeare de Baudry. Joseph, malgré le respect dont je ne souffre pas qu’il s’écarte, me fait des yeux bien significatifs ; il ne doute pas que son sage patron n’ait quelque amourette en tête. Plût à Dieu !

Je voudrais être éperdument amoureux et réaimé de la plus laide paysanne qui soit sur le bateau ! C’est dire beaucoup.

Mais, hélas ! je ne me suis embarqué que parce que l’on m’a dit (ce correspondant dont je parlais naguère, qui ne possédait pas dix mille francs en 1830, et en a plus de deux cent mille en 1837), que parce que l’on m’a dit que les bords de Saône rappellent ceux du Guadalquivir, et sont charmants de Trévoux à Lyon.

En fait de beau, chaque homme a sa demi-aune : ce qui est beau pour mon voisin est souvent fort plat pour moi, et ce qui est beau pour moi à ses yeux est extravagant. Je me méfie beaucoup de ce genre de renseignements, surtout donnés par un Français. On appelle beau, parmi nous, ce qui est vanté dans le journal, ou ce qui est fertile et produit beaucoup d’argent.

Après Châlon (le dôme de l’hôpital, bâti en 1528, fait un assez bon effet de loin), le bateau à vapeur glisse au milieu d’immenses prairies trop fréquemment inondées par les eaux de la Saône, rivière qui semble dormir. Ces flots me rappellent l’admirable source du Doubs, où je les ai vus jaillir du rocher.

Mâcon a un joli quai qui sert de promenade au beau monde. Nous y voyons une lionne apprivoisée qu’un jeune officier a ramenée d’Afrique. Cette guerre est admirable, et n’est pas trop payée à vingt millions par an. Elle montre aux Cosaques quelles gens nous sommes encore, et désigne à l’estime de la nation des généraux comme MM. Duvivier et Lamoricière.

Mâcon est fière de son gros pont, long, massif, fort utile sans doute, mais peu avenant. Ce pont conduit dans une des contrées les plus arriérées et les plus curieuses de France, le pays de Dombes.

Le paysan y est stupide et a la fièvre six mois de l’année. Pour tirer parti du terrain, on le met en étangs sept années de suite, ce qui donne beaucoup de poisson ; puis Ou fait écouler l’eau, et l’on obtient, sans engrais, trois ou quatre récoltes magnifiques. Dans le pays de Dombes, les cinq sixièmes de la population croient aux sorciers, et tous les trois ou quatre ans on a un beau miracle. Cet état de la basse classe plaît beaucoup à de certaines gens que le lecteur nomme pour moi. Comme je disais assez étourdiment que la France devrait faire cadeau de vingt mille francs par an à ce malheureux pays, pour qu’il eût des maîtres qui enseigneraient à lire et qu’il n’y a point de sorciers :

— Gardons-nous-en bien, monsieur ! s’est écrié M. de M. avec l’accent de la passion.

Quant à moi, je juge de la moralité politique d’un homme par son plus ou moins de haine pour l’instruction. Dans les régions élevées, où, pour garder sa place, l’on n’ose plus haïr l’instruction, on hait du moins l’esprit et l’on protège les savants. Seconde imprudence, on dira de moi que je suis un méchant, un homme noir ; hélas ! je m’aperçois tous les jours du contraire.

Nous passons rapidement devant Tournus, jolie petite ville bâtie sur la rive droite de la Saône.

Ce même M. de M., qui s’est récrié contre l’instruction que je voulais donner aux paysans de Dombes, connaît bien ce pays-ci, qui est le sien. C’est un esprit sec, exact, mais très-orné ; il aime mieux parler des circonstances physiques ou historiques du pays que de ses circonstances morales ; il m’apprend que Tournus a, comme Châlon, sa colonne antique pêchée dans la Saône il y a quelques années.

La conversation de M. de M. a une fleur de politesse exquise, qui m’aurait fait deviner l’opinion à laquelle il appartient, quand même elle ne se fût pas trahie par l’exclamation contre les maîtres de lecture. J’évite avec soin de blesser cette opinion, et bientôt je puis me permettre de faire quelques questions sur l’abbaye de Tournus, que nous apercevons fort bien du bateau,

— Cette abbaye, qui s’appelle Saint-Philibert, me répond-il, fut fondée au neuvième siècle. Deux fois elle fut détruite, d’abord vers la fin du dixième siècle par les Hongrois, puis en 1006 par un incendie.

Maintenant Saint-Philibert, ajoute l’homme aimable, est une croix latine. L’intérieur n’est remarquable que par d’énormes piliers fort bas, et qui ont jusqu’à huit pieds de diamètre

— Architecture romane.

— Ah ! monsieur, vous êtes de cette opinion ? Je ne la partage point ; mais toutefois je la confirmerai dans votre esprit, en adversaire généreux : j’ajouterai que les fenêtres sont petites, étroites et cintrées par en haut. Il est impossible de rien voir de plus massif, de plus lourd, de plus solide que les parties principales de cette église, dont le chœur a de l’élégance et rappelle l’architecture du douzième siècle.

— Je dirais, dans mon système, que le chœur est gothique et postérieur à l’an 1200.

— C’est sur quoi nous allons disputer fort et ferme, reprend M. de M. en souriant ; mais en attendant, pour achever ma description, je vous dirai, monsieur, que le portail est une abomination du dix-huitième siècle

La discussion a été longue et intéressante. Quand nous nous sommes dit à peu près tout ce que nous savons l’un et l’autre sur les architectures antérieures à la renaissance de 1500, j’entrevois de loin la triste politique, et, prenant congé de cet homme poli, je descends dans la chambre. Je lis avec délices en glissant au milieu des prairies, sur cette belle rivière, vingt pages de mon Shakspeare. Il y a des coteaux charmants : ce pays est d’une beauté douce et tendre qui épanouit le cœur. Depuis Paris c’est le premier qui mérite d’être regardé. De grandes filles de dix-huit ans viennent faire la roue sur le rivage.

En passant devant Mâcon, on a raconté à haute voix, sur le bateau, l’aventure de la maîtresse de l’auberge du Bœuf sauvage (cet incendie qui brûlait une chambre dans laquelle n’était plus le jeune voyageur). Ensuite est venu le fameux mot qui fait la gloire du pays, et le venge de la prétendue supériorité de Paris : on nommait la Saône en présence d’un Parisien qui étalait la simplicité savante de son maintien sur le joli quai de Mâcon.

— À Paris, nous appelons cela la Seine, dit-il en souriant. Le Maçonnais ajoute finement : Le Parisien croyait apparemment qu’il n’existe qu’une seule rivière au monde.

Trévoux, bâti en amphithéâtre sur la rive gauche de la Saône, a un aspect fort agréable : c’est une de ces petites villes dont parle la Bruyère. Il semble que l’on y passerait six semaines avec plaisir, et les gens qui y sont brûlent d’en sortir. Ici, l’an 197 après Jésus-Christ, le 19 février, une bataille sanglante décida qui serait le maître du monde, du grand et cruel empereur Septime-Sévère ou du rebelle Albin : la fortune favorisa le plus digne.