Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/10

Michel Lévy frères (volume Ip. 72-75).
◄  Autun
Langres  ►


— Chaumont, le 5 mai.

Les affaires m’ont conduit rapidement des forges du Nivernais aux usines des environs de Chaumont. Ce pays est fort riche en fer : mais en vérité il est si laid, que j’aime mieux n’en pas parler ; je passerais pour mauvais Français. C’est un reproche que je mérite, dans le sens ridicule que Napoléon donnait à ce mot. Je conviens des désavantages de la France : il me semble que je défendrais avec colère ma patrie attaquée par l’étranger ; mais, du reste, j’aime mieux l’homme d’esprit de Grenade ou de Kœnigsberg que l’homme d’esprit de Paris. Celui-ci, je le sais toujours un peu par cœur. L’imprévu, le divin imprévu peut se trouver chez l’autre.

Je ne sens pas du tout chez moi le patriotisme anglais, qui brûlerait avec plaisir toutes les villes de la Belgique pour augmenter la prospérité d’un des faubourgs de Londres.

Chaumont est situé sur un pain de sucre aplati. De la fenêtre de mon auberge, je n’aperçois que des coteaux arides et pelés et trois arbres rabougris, pas davantage, qui ornent ces coteaux. Tout manque à Chaumont, il n’y a pas même d’eau ; on ne peut trouver à acheter ni une volaille ni un pâté chaud. Chaque bourgeois tire ses provisions de sa campagne ; mais il y a si peu d’étrangers qu’un pâtissier y mourrait de faim. Il y a beaucoup de chevreuils, de sangliers et de gibier de toute espèce dans les immenses forêts qui couvrent le sol de ce département ; mais tout cela s’envole chez madame Chevet. Il est triste que Chaumont ne soit pas au milieu d’une de ces forêts.

On m’a dit ce matin : L’assemblée ce soir est chez madame une telle. À cette assemblée on a beaucoup parlé des procédés sauvages des alliés qui occupèrent Chaumont en 1814, lors de la campagne de France. Décidément ces gens-là sont moins civilisés que nous. En Allemagne, vers 1806 ou 1809, quelques commandants de place, laissés sur les derrières, se faisaient donner quarante francs par jour par la municipalité de la ville où ils commandaient ; mais, trois fois la semaine, ils avaient un grand dîner, ils faisaient sans cesse des parties de campagne dans les environs de leur ville, et enfin le jour du départ ils étaient obligés d’emprunter dix louis de quelqu’un de leurs nouveaux amis, et quelques beaux yeux les pleuraient. Un Allemand thésaurise.

Le plus noble patriotisme distingue cette frontière de l’est, de Strasbourg à Besançon et à Grenoble.

La richesse minérale est si grande dans ce département de la Haute-Marne, qu’elle a amené la division du travail. Il y a des gens qui nettoient le minerai, et le vendent aux fondeurs. Et partout la nature a mis des forêts sur le minerai.

Voici tout ce que j’ai rencontré de littéraire dans la Haute-Marne. Au-dessous d’un petit portrait mal dessiné d’un beau jeune homme qui ne comprend dans la vie que le plaisir de tuer des chevreuils, une femme, que peut-être il néglige, a tracé d’un crayon à peine visible quelques vers de l’antique Voiture :


Son plaisir est de vaincre, et non pas d’être aimé ;
Et dans son vain caprice, après une victoire,
Il méprise le fruit et n’en veut que la gloire.


Obligé de courir en allant à Chaumont, je ne me suis arrêté qu’une heure à Dijon, le temps qu’il faut pour monter sur la vieille tour de l’ancien palais de ces ducs de Bourgogne que M. de Barante mit à la mode il y a quelques années. Cette tour carrée fut achevée sous Jean-sans-Peur. Il la fit considérablement exhausser lors de ses démêlés avec les Orléanais. Il voulait découvrir de loin le plat pays et se garantir des surprises.

On remarque à la clef de la voûte le rabot que ce prince prit pour devise, lorsque le duc d’Orléans (qu’il fit assassiner plus tard) choisit pour la sienne un bâton chargé de nœuds.

L’homme qui me montrait la tour, et qui a de l’esprit comme tous les Dijonnais, m’a offert obligeamment de me faire voir le musée, quoiqu’il ne fût que cinq heures et demie du matin.

Dans ce musée, au milieu de beaucoup de médiocrités, j’ai rencontré soixante-dix petites figures de marbre, hautes tout au plus d’un pied ; ce sont des moines de différents ordres. L’expression de la peur de l’enfer, de la résignation et du mépris pour les choses de la terre y est vraiment admirable. Plusieurs de ces moines ont la tête cachée par leur capuchon rabattu, et les mains dans leurs manches : le nu ne s’aperçoit point, et malgré cela ces figures sont remplies d’une expression grave et vraie. La religion est belle dans ces marbres.

Une telle statue eût bien étonné Périclès. Ces petites figures entouraient les tombeaux des ducs de Bourgogne aux Chartreux de Dijon. Il y a un saint Michel bien curieux par la façon dont il est armé.

J’ai vu rapidement, parmi les tableaux, une Mort de saint François, par Augustin Carrache ; un saint Jérôme, du Dominiquin, et un paysage de Gaspard Poussin, qui devrait bien enseigner à nos paysagistes à être moins pincés. Un seul, que j’admire, fait reconnaître les arbres qu’il dessine ; mais aussi M. Marilhat est allé étudier les palmiers en Arabie.

J’ai remarqué une bonne copie de l’école d’Athènes, fresque sublime, que nous connaissons à Paris par l’excellente copie que M. Constantin en a faite sur porcelaine.

Voici un événement d’avant-hier où j’ai été mêlé.

Un riche banquier expédie par une petite diligence de province un groupe contenant cinquante mille francs. Mais, pour diminuer le droit à payer, il ne déclare à la diligence que dix mille francs. Lors de l’arrivée de la voiture à sa destination, le groupe est absent. Le banquier, qui est membre de la Légion d’honneur, maire de la ville, fort lié avec le préfet, etc., etc. se rend aussitôt dans le bourg où il a envoyé son groupe. C’est un homme d’une taille énorme et fort important ; il vient faire tapage à la diligence, prétend qu’elle doit lui rendre cinquante mille francs ; qu’il va faire un procès, qu’il fera venir un avocat de Paris ; que s’il le faut il dépensera une autre somme de cinquante mille francs pour ravoir la première ; en un mot il fait l’important de la façon la plus comique. Toutefois il avait raison ; il terrifie la diligence.

Il y avait là un postillon italien qui prend à part le domestique de ce banquier terrible.

— Est-il bien vrai, lui dit-il, qu’il y eût cinquante mille francs dans le groupe ?

— Certainement, répond le domestique, je les ai vu compter.

— Il était pourtant bien petit.

— C’est qu’il y avait de l’or.

— Eh bien ! allez dire à votre maître que s’il veut se désister de toutes poursuites, par un bon écrit passé sur papier timbré chez un notaire, je lui ferai retrouver son argent.

Trois heures après, le gros banquier revit son groupe. Le postillon, prenant prétexte d’un fer qu’un de ses chevaux aurait perdu, avait enterré le groupe au pied d’un arbre, dans un bois que la diligence traversait de nuit.

Cet homme avait bien eu le courage de voler dix mille francs, mais il ne put se faire à l’idée d’en avoir volé en toute sûreté cinquante mille.