Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/02

Michel Lévy frères (volume Ip. 20-26).


— Fontainebleau, le 10 avril 1837.

Enfin me voici en route. Je chemine dans une bonne calèche achetée de rencontre ; j’ai pour unique compagnie le fidèle Joseph, qui me demande respectueusement la permission de parler à monsieur, et qui m’impatiente.

De Verrières, où il y a de jolis bois, à Essones, la principale idée qui me soit apparue a été tout égoïste, et même du genre le plus plat. S’il m’arrive une autre fois de voyager dans une voiture à moi, prendre un domestique qui ne sache pas le français.

Le pays que je parcours est horriblement laid ; on ne voit à l’horizon que de grandes lignes grises et plates. Sur le premier plan, absence de toute fertilité, arbres rabougris et taillés jusqu’au vif pour avoir des fagots ; paysans pauvrement vêtus de toile bleue ; et il fait froid ! Voilà pourtant ce que nous appelons la belle France ! Je suis réduit à me dire : « Elle est belle au moral, elle a étonné le monde par ses victoires ; c’est le pays de l’univers où les hommes se rendent le moins malheureux par leur action mutuelle les uns sur les autres : » mais, il faut l’avouer, au risque de choquer le lecteur, la nature n’a pas mis une source de bonheur bien vive dans ces âmes du nord de la France.

Le sage gouvernement d’un roi homme supérieur n’autorise pas les insolences des riches envers les pauvres comme en Angleterre, ou les insolences et prétentions des prêtres, comme du temps de Charles X. Ainsi, me disais-je, en voyant Essones devant moi, voici peut-être le bourg du monde où le gouvernement fait le moins de mal aux gouvernés, et leur assure le mieux la sûreté sur la grande route, et la justice quand ils prennent envie de se chamailler entre eux. De plus, il les amuse par la garde nationale et les bonnets à poil.

Le ton des demi-manants demi-bourgeois, dont je surprends la conversation le long du chemin, est raisonnable et froid ; il a cette pointe de malice et de plaisanterie qui annonce à la fois l’absence des grands malheurs et des sensations profondes. Ce ton railleur n’existe point en Italie ; il est remplacé par le silence farouche de la passion, par son langage plein d’images, ou par la plaisanterie amère.

À Essones, je m’arrête un quart d’heure chez un de nos correspondants pour vérifier cette observation ; il croit que je m’arrête pour lui montrer qu’à ce voyage-ci j’ai une calèche. Il me donne d’excellente bière et me parle sérieusement des élections municipales. Je remonte en voiture en me demandant si l’habitude des élections, qui réellement ne commence en France que cette année, va nous obliger à faire la cour à la dernière classe du peuple comme en Amérique. En ce cas, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faite la cour à personne, mais moins encore au peuple qu’au ministre.

Je me rappelle qu’au moyen âge la gorge chez les femmes n’était pas à la mode, celles qui avaient le malheur d’en avoir portaient des corsets qui la comprimaient et la dissimulaient autant que possible. Le lecteur trouve peut-être ce souvenir un peu leste : je ne prends pas ce ton par recherche et comme moyen d’esprit, Dieu m’en garde ! mais je prétends avoir la liberté du langage. J’ai cherché une périphrase pendant vingt secondes et n’ai rien trouvé de clair. Si cette liberté rend le lecteur malévole, je l’engage à fermer le livre ; car, autant je suis réservé et plat à mon comptoir et dans les réunions avec mes confrères les hommes à argent, autant je prétends être naturel et simple en écrivant ce journal le soir. Si je mentais le moins du monde, le plaisir s’envolerait et je n’écrirais plus. Quel dommage !

Notre gaieté libertine et imprudente, notre esprit français, seront-ils écrasés et anéantis par la nécessité de faire la cour à de petits artisans grossiers et fanatiques, comme à Philadelphie ?

La démocratie obtiendra-t-elle ce triomphe sur le naturel ? Le peuple n’est supérieur à la bonne compagnie que lors des grands mouvements de l’âme ; il est capable, lui, de passions généreuses. Trop souvent les gens bien élevés mettent la gloire de leur amour-propre à être un peu Robert-Macaire. Qu’est-il resté, disent-ils, aux grands personnages de la révolution qui n’ont pas su ramasser de l’argent ?

Si le gouvernement, au lieu de[1]       des gens médiocres et usés, permettait à qui se sent du talent pour la parole de réunir dans une chapelle les gens qui s’ennuient et n’ont pas d’argent pour aller au spectacle, bientôt nous serions aussi fanatiques, aussi moroses qu’on l’est à New-York : que dis-je ? vingt fois plus. Notre privilège est de tout pousser à l’excès. À Édimbourg, dans les belles conversations, les demoiselles ne parlent avec les jeunes gens que du mérite de tel ou tel prédicateur, et l’on cite des fragments de sermon. C’est pourquoi j’aime les jésuites que je haïssais tant sous Charles X. Le plus grand crime envers un peuple n’est-ce pas de lui ôter sa gaieté de tous les soirs ?

Je ne verrai point cet abrutissement de l’aimable France : il ne triomphera guère que vers 1860. Mais quel dommage que la patrie de Marot, de Montaigne et de Rabelais, perde cet esprit naturel piquant, libertin, frondeur, imprévu, ami de la bravoure et de l’imprudence ! Déjà il ne se voit plus dans la bonne compagnie, et à Paris il s’est réfugié parmi les gamins de la rue. Grand Dieu ! allons-nous devenir des Genevois ?

C’est à Essones que Napoléon fut trahi en 1814.

Avant d’arriver à Fontainebleau, il est un endroit, un seul, où le paysage mérite qu’on le regarde. C’est au moment où l’on aperçoit tout à coup la Seine qui coule à deux cents pieds au-dessous de la route. La vallée est à gauche, et formée par un coteau boisé au sommet duquel se trouve le voyageur. Mais, hélas ! il n’y a point de ces vieux ormeaux de deux siècles si respectables, comme en Angleterre. Ce malheur, qui ôte de la profondeur à la sensation donnée par les paysages, est général en France. Dès que le paysan voit un grand arbre, il songe à le vendre six louis.

La route de Paris à Essones était occupée ce matin par quelques centaines de soldats en pantalons rouges, marchant par deux, par trois, par quatre, ou se reposant étendus sous les arbres. Cela m’indigne : cette marche, comme des moutons isolés, est pitoyable. Quelle habitude à laisser prendre à des Français déjà si peu amis de l’ordre ! Vingt Cosaques auraient mis en déroute tout ce bataillon qui se rend à Fontainebleau pour garder la cour pendant le mariage de M. le duc d’Orléans.

Un peu avant Essones, je contre-passe la tête du bataillon, qui fait halte pour rallier une partie de son monde, et entrer en ville d’une façon un peu décente. Au son du tambour je vois les jeunes filles du bourg hors d’elles-mêmes de plaisir, et qui accourent sur le pas de leurs portes. Les jeunes gens forment des groupes au milieu de la rue ; tous regardent le bataillon qui se forme au bout du village vers Paris, et, comme la route est démesurément large, on l’aperçoit fort bien. Je me rappelle cet air de Grétry :


Rien ne plaît tant aux yeux des belles
Que le courage des guerriers !


Cela est admirablement vrai en France ; elles aiment le courage avantageux, imprudent, pas du tout le courage tranquille et magnanime de Turenne ou du maréchal Davoust. Tout ce qui est profond n’est ni compris ni admiré en France : Napoléon le savait bien ; de là ses affectations, ses airs de comédie qui l’eussent perdu auprès d’un public italien.

À Fontainebleau, dîné fort bien à l’hôtel de la ville de Lyon. C’est un hôtel Snog (tranquille, silencieux, à figures prévenantes), comme Box-Hill, près de Londres.

Je vais au château au bout de la rue Royale, je le trouve fermé. Rien de plus simple, on s’occupe des préparatifs de la noce. Mais autrefois j’ai fait l’inventaire de Fontainebleau ; un employé de ce temps-là me permet de jeter un coup d’œil d’ami sur la cour du Cheval-Blanc, qui doit ce nom à un modèle en plâtre du cheval de Marc-Aurèle, au Capitole, que Catherine de Médicis y avait fait placer. Une princesse italienne a toujours un fonds d’amour pour les beaux-arts. Ce modèle ne fut enlevé qu’en 1626. C’est un Italien, Sébastien Serlio de Bologne, qui dessina et bâtit cette cour en 1529.

J’y vois, des yeux de l’âme, un groupe en bronze placé là en 1880 : c’est Napoléon qui fait ses adieux à l’armée en embrassant un vieux soldat.

Je rencontre des hussards du quatrième régiment, le régiment modèle. Les hussards sont très-fiers, parce qu’ils sont les seuls en France qui, avec le dolman rouge, puissent porter le pantalon bleu de ciel. Honneur aux chefs qui savent donner une valeur infinie à ces petites choses ! Je vois ferrer un cheval fougueux ; un hussard le fascine par le regard et le contient immobile. Un hussard selle son cheval, s’habille et fait feu en deux minutes.

On parle beaucoup d’un des plus grands personnages du régime actuel, qui répondait hier à un de ses clients qui le sollicitait :

— De grâce ! mon cher, pour le moment, ne me parlez de rien. Cette expédition de Constantine est pour moi comme l’épée d’Horatius Coclès suspendue sur ma tête.

Puisque je ne peux entrer au château, je demande des chevaux de poste. J’aurais voulu voir certaines peintures du Primatice qu’on dit fort bien restaurées ; c’est un grand mot. Comment notre goût empesé et maniéré aurait-il pu continuer la simplicité du bon Italien ? D’ailleurs nos peintres ne savent pas faire des figures de femmes. Probablement je n’ai perdu que des haussements d’épaules.

C’est dans le petit pamphlet à la Voltaire, c’est dans les articles du Charivari, quand les auteurs sont en verve, que nous sommes inarrivables. Par exemple, la visite du roi de Naples à la Bibliothèque royale (en 1836, je crois) : Ze voudrais bien m’en aller.

Tous les gens d’esprit d’Allemagne, d’Angleterre et même d’Italie se cotiseraient ensemble, qu’ils ne pourraient faire de tels articles. Mais restaurer une fresque du Primatice ! c’est autre chose. Nous serions battus même par l’Allemagne.

Le château de Fontainebleau est extrêmement mal situé, dans un fond. Il ressemble à un dictionnaire d’architecture ; il y a de tout, mais rien n’est touchant. Les rochers de Fontainebleau sont ridicules ; ils n’ont pour eux que les exagérations qui les ont mis à la mode. Le Parisien qui n’a rien vu se figure, dans son étonnement, qu’une montagne de deux cents pieds de haut fait partie de la grande chaîne des Alpes. Le sol de la forêt est donc fort insignifiant ; mais, dans les lieux où les arbres ont quatre-vingts pieds de haut, elle est touchante et fort belle. Cette forêt a vingt-deux lieues de long et dix-huit de large. Napoléon y avait fait pratiquer trois cents lieues de routes sur lesquelles on pouvait galoper. Il croyait que les Français aimaient les rois chasseurs. Il y a deux anecdotes sur Fontainebleau, le récit de la mort de Monaldeschi par le père Lebel, qui le confessa[2], et la grossesse de l’abbesse du monastère de la Joie, racontée au petit coucher de Louis XIV par le duc d’A***, son père, qui ne se rappelait plus le nom du couvent dont sa fille était abbesse[3].

Monaldeschi connaissait le temps où il vivait et la princesse qu’il servait. L’épée d’un des trois valets qui exécutèrent la sentence de Christine se faussa sur la gorge du pauvre amant infidèle : c’est qu’il portait habituellement une cotte de mailles qui pesait neuf à dix livres.

J’aime mieux qu’il y ait un préfet de police qui quelquefois, il est vrai, fait visiter mes papiers, et ne pas être obligé de marcher toujours armé : ma vie est plus commode ; mais j’en vaux moins, j’en suis moins homme de cœur, et je pâlis un peu à l’annonce du péril.



  1. Cette lacune existe dans la première édition. (Note de l’éditeur.)
  2. Recueil de Pièces, par Laplace, tome IV, p. 319.
  3. Mémoires de Saint-Simon.