Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/61

Michel Lévy frères (volume IIp. 330-333).


— Montpellier, le 9 septembre 1837.

Montpellier est une fort jolie ville bâtie sur un tertre, ce qui fait que plusieurs rues sont en pente ; c’est, selon moi, un des plus grands avantages. On voit la mer à l’horizon, à quatre ou cinq lieues.

Je suis allé, en arrivant, au jardin public, nommé le Peyrou, situé dans une position admirable, sur une petite élévation, à peu près comme la Montâgnola, à Bologne. Mon correspondant tenait à me faire croire que du Peyrou, on peut voir les Alpes et les Pyrénées, le Canigou et le mont Ventoux. Peut-être ai-je un peu aperçu le Canigou. Le soir j’ai trouvé le beau monde se promenant sur l’Esplanade, qui tient à la citadelle.

Un savant fort gai, et sinon point pédant, du moins pédant avec une vivacité pétillante, amusante et gasconne, avec qui j’ai eu l’honneur de dîner, voulait absolument me conduire demain à Saint-Guilhem. Il faut voir, m’a-t-il dit, la montagne de Maguelone, où sont les tombeaux de Pierre de Provence, de la belle Maguelone et de leurs enfants, personnages à moi connus, si je ne me trompe, uniquement par don Quichotte.

Je me suis promené trois heures dans les rues de Montpellier ; j’y ai trouvé beaucoup de gaieté et de vivacité ; il y a des maisons élégantes. Cette ville ne doit point attrister les malades qui viennent y chercher la réunion si rare de médecins célèbres et d’un beau climat. Au fond, le grand mérite de Montpellier est de n’avoir pas l’air stupide, comme les autres grandes villes de l’intérieur de la France : Bourges, Rennes, etc. Montpellier est la patrie de deux grands ministres, que Napoléon eut le bonheur de rencontrer et d’apprécier : les comtes Daru et Chaptal, gens comparables à Colbert.

On ne peut pas être une heure à Montpellier sans qu’on vous parle du musée Fabre, situé sur l’Esplanade. Ce musée a de bons tableaux italiens, et l’édifice qu’on a bâti pour les recevoir n’est pas mal.

M. Fabre, de son vivant, savait faire valoir la marchandise ; je supplie qu’on me passe ce terme de mon métier, qui exprime si bien ma pensée.

Le sombre Alfieri, le poète aristocrate par excellence, qui se croyait libéral parce qu’il abhorrait tout ce qui était plus haut placé que lui dans l’échelle sociale, enleva sa femme au dernier des Stuarts ; il vivait avec elle à Florence, et devait terriblement l’ennuyer. M. Fabre, petit peintre admis dans la maison, finit, dit-on, par faire mourir Alfieri de jalousie.

Alfieri, en imitant le Dante, moins la grâce, a souvent bien exprimé la haine, sentiment qui dominait dans son cœur. Ses personnages sont aussi faux au fond que ceux de cet aimable Métastase, dont il disait tant de mal. Mais voici la différence : toutes les fois qu’on rencontre un volume de Métastase, on l’ouvre avec plaisir.

Métastase fit les plus grandes folies, non par haine, mais par amour, et peint cette passion avec une vérité et une grâce charmantes. Chez Métastase, comme dans la musique, un tyran cruel n’est qu’un homme qui ne peut pas aimer ; au contraire, les tyrans d’Alfieri sont excellents. Voyez Philippe II ; mais ses princesses sont des pédantes insupportables. Au total, sa poésie manque de relief et de vie, ses pièces sont un peu des tragédies de collège ; on sent que l’auteur n’a jamais commandé une compagnie, ni administré une sous-préfecture.

Alfieri a évité quelques-uns des ridicules de Racine, qui, ayant à peindre, comme il le dit lui-même, cette amitié si célèbre dans l’antiquité, d’Oreste et de Pylade, nous montre Oreste tutoyant Pylade, tandis que Pylade lui répond vous et seigneur. Le drame barbare de la Porte-Saint-Martin n’a rien de plus baroque lorsqu’il nous montre les courtisans du duc d’Orléans régent s’appelant entre eux Votre Seigneurie, comme des pairs de Louis XVIII. Racine était au niveau de son siècle en faisant parler ainsi Pylade.

M. Fabre savait acheter des tableaux, mais non pas en faire. J’ai vu de lui, à Florence, le portrait d’Alfieri ; cela est bien dessiné, et, du reste, n’a ni relief, ni vérité, ni couleur. On voit en pendant le portrait de madame la comtesse d’Albany. C’est en vain que je cherche un mot, un mot un peu digne ; je suis obligé d’avouer que je ne vois là qu’une cuisinière qui a de jolies mains.

M. Fabre était élève de David, qui a régné dans les arts comme Delille sur la poésie française. Mais, par bonheur, le règne de tels grands hommes ne dure en France que tout juste pendant leur vie. Ni Lesueur, ni le Poussin, ni Claude Lorrain, ne régnèrent. Au reste, David a rendu le service de tuer Vanloo et Boucher. J’ai parcouru Montpellier en tout sens, et suis fort content de cette ville. Il y avait une statue de Louis XVI, incroyable de ridicule ; je ne l’ai pas revue à ce voyage.