Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/39

Michel Lévy frères (volume IIp. 112-117).


LE PONT DU GARD.

Vous savez que ce monument, qui n’était qu’un simple aqueduc, s’élève majestueusement au milieu de la plus profonde solitude.

L’âme est jetée dans un long et profond étonnement. C’est à peine si le Colisée, à Rome, m’a plongé dans une rêverie aussi profonde.

Ces arcades que nous admirons faisaient partie de l’aqueduc de sept lieues de long qui conduisait à Nîmes les eaux de la fontaine d’Eure ; il fallait leur faire traverser une vallée étroite et profonde ; de là le monument.

On n’y trouve aucune apparence de luxe et d’ornement : les Romains faisaient de ces choses étonnantes, non pour inspirer l’admiration, mais simplement et quand elles étaient utiles. L’idée éminemment moderne, l’arrangement pour faire de l’effet, est rejetée bien loin de l’âme du spectateur, et si l’on songe à cette manie, c’est pour la mépriser. L’âme est remplie de sentiments qu’elle n’ose raconter, bien loin de les exagérer. Les passions vraies ont leur pudeur.

Trois rangs d’arcades en plein cintre, d’ordre toscan, et élevées les unes au-dessus des autres, forment cette grande masse qui a six cents pieds d’étendue sur cent soixante de hauteur.

Le premier rang, qui occupe tout le fond de l’étroite vallée, n’est composé que de six arcades.

Le second rang, plus élevé, trouve la vallée plus large, et a onze arcades. Le troisième rang est formé de trente-cinq petits arcs fort bas ; il fut destiné à atteindre juste au niveau de l’eau. Il a la même longueur que le second, et porte immédiatement le canal, lequel a six pieds de large et six pieds de profondeur. Je ne tenterai pas de faire des phrases sur un monument sublime, dont il faut voir une estampe, non pour en sentir la beauté, mais pour en comprendre la forme, d’ailleurs fort simple et exactement calculée pour l’utilité.

Par bonheur pour le plaisir du voyageur né pour les arts, de quelque côté que sa vue s’étende, elle ne rencontre aucune trace d’habitation, aucune apparence de culture : le thym, la lavande sauvage, le genévrier, seules productions de ce désert, y exhalent leurs parfums solitaires sous un ciel d’une sérénité éblouissante. L’âme est laissée tout entière à elle-même, et l’attention est ramenée forcément à cet ouvrage du peuple-roi qu’on a sous les yeux. Ce monument doit agir, ce me semble, comme une musique sublime, c’est un événement pour quelques cœurs d’élite, les autres rêvent avec admiration à l’argent qu’il a dû coûter.

Comme la plupart des grands monuments des Romains, le pont du Gard est construit en pierres de taille posées à sec sans mortier ni ciment. Les parois de l’aqueduc sont enduites d’un ciment qui se conserve encore. Une fois j’eus le loisir de suivre cet aqueduc dans les montagnes ; il se divisait en trois branches, et le guide me fit suivre ses traces dans une longueur de près de trois lieues ; le conduit étant souterrain a été mieux conservé.

Le Gardon passe sous le pont du Gard ; et comme souvent il n’est pas guéable, les états de Languedoc firent bâtir, en 1747, un pont adossé à l’aqueduc. Au dix-septième siècle, on avait essayé de rendre praticable aux voitures le dessus de la seconde rangée d’arcades.

On arrive à l’aqueduc proprement dit, supporté par trois arcades, en gravissant l’escarpement qui borde la rive droite du Gardon.


— Orange, le 4 août.

Je ne me suis arrêté qu’une demi-journée pour voir Orange, je trouve toutes les rues couvertes de toile à cause de l’excessive chaleur. Ce climat m’enchante, il suffirait seul pour me rendre heureux pendant quinze jours peut-être. Je dirais presque comme Araminthe, il jette dans de douces langueurs.

Je voulais voir le théâtre et l’arc de triomphe. Le mur du théâtre s’aperçoit de très-loin, dominant toute la ville. L’arc de triomphe, bâti probablement du temps de Marc-Aurèle, est admirablement placé ; il s’élève dans la plaine poudreuse, à cinq cents pas des dernières maisons du côté de Lyon ; son aspect jaune orange se détache de la façon la plus harmonieuse sur l’azur foncé du ciel de Provence. Cet arc vénérable a soixante-six pieds de largeur et soixante de haut ; il a trois arcades, celle du milieu, comme de juste, plus large et plus élevée que les autres.

La face septentrionale (du côté de Lyon) était peut-être la principale, puisqu’elle servait d’entrée dans la ville ; elle n’a plus que trois colonnes corinthiennes et la base de la quatrième.

Le bas-relief de l’attique représente un combat très-animé de fantassins et de cavaliers ; mais je n’ai pu distinguer à quelles nations appartiennent les combattants. À la gauche de ce bas-relief on voit des instruments de sacrifice. Les trophées qui sont plus bas, des deux côtés du fronton, se composent presque entièrement de proues de navires, d’ancres, de rames, de tridents et d’autres attributs maritimes fort bien groupés. Les trophées qu’on voit au-dessus des petites arcades présentent des armes offensives et défensives, mais qui n’ont aucun rapport avec la marine ; on lit quatre mots ou fragments de mots en diverses parties de ces trophées.

La face méridionale de cet arc de triomphe a été fort maltraitée ; le vent de mer a rongé la pierre, et les bas-reliefs sont beaucoup plus dégradés que ceux du nord. Le sujet du grand bas-relief de l’attique est de même un combat de fantassins et de cavaliers. Il n’y a plus que deux colonnes de ce côté, mais on lit fort distinctement sur des boucliers les mots suivants : Sacrovir, Mario, Dacvno, Vdilles. Sur cette face, à droite du grand bas-relief de l’attique, on voit le buste d’une femme qui met le doigt dans son oreille. On l’appelle, dans le pays, la Sibylle de Marius.

Les deux petits côtés de cet arc de triomphe sont ou plutôt étaient fort riches. La face qui regarde l’orient est encore décorée de quatre colonnes corinthiennes cannelées. La frise représente des combats de gladiateurs ; elle est surmontée d’un fronton, aux deux côtés duquel sont des Néréides. Entre les quatre colonnes on aperçoit trois trophées composés d’armes ; on y voit des enseignes portant un sanglier. Au-dessus de chacun de ces trophées sont deux figures de captifs, ils ont les mains liées derrière le dos. Au milieu du fronton de cette face orientale est la figure rayonnante du soleil.

La face occidentale est entièrement fruste.

L’intérieur des voûtes est chargé d’ornements, en général, fort élégants ; mais ils ne sont pas tous de la même main, plusieurs sont d’une exécution moins bonne.

Cet admirable monument a servi de forteresse dans le moyen âge ; il était alors surmonté d’une haute tour, et renfermé dans un édifice ; on n’a fait justice de tout cela qu’en 1721.

Un maçon, appelé Geoffroy, a reconstruit, il y a quelques années, une des colonnes qui soutiennent le fronton du côté du midi.

Lerbert, abbé de Saint-Ruf, qui vivait dans le onzième siècle, dit que cet arc de triomphe fut élevé à César vainqueur des Marseillais. On l’appelle aujourd’hui arc de Marius, mais rien ne peut indiquer ni l’époque ni le but de ce monument. Lorsque ce pompeux édifice fut élevé pour éterniser la gloire d’une grande nation et de ses généraux, qui aurait pu prévoir parmi eux qu’il viendrait un temps où il subsisterait encore presque en entier, sans qu’il fût possible de rien savoir sur son objet ?

Le cicérone m’a conduit au grand cire, ce qui veut dire cirque. Ce monument est sur le penchant de la montagne ; ce fut un théâtre et non un cirque. La partie circulaire dans laquelle les sièges des spectateurs étaient établis est pratiquée dans la montagne. On voit encore des tronçons de colonnes énormes ; il y avait trois rangs de colonnes l’un sur l’autre. Le mur qui coupait le demi-cercle et qui formait le fond de la scène existe en entier et produit un effet admirable ; on reconnaît aussitôt la manière des Romains. Il a cent huit pieds de haut et trois cents de large.

On ne peut se lasser de considérer cette muraille si grande, si simple, si bien bâtie, si bien conservée. Elle est décorée de deux rangées d’arcades et d’un attique. Au milieu est une grande porte qui servait probablement d’entrée aux acteurs.

Ainsi qu’au pont du Gard, les Romains nous donnent partout le sentiment du plus profond respect et de la plus vive admiration par des édifices destinés à l’usage le plus simple. C’est le propre d’un grand caractère.

Ce mur a douze pieds d’épaisseur ; il est composé de pierres énormes, jointes sans aucun ciment, et dont quelques-unes ont quinze pieds de longueur.

Dans le haut de la façade extérieure, on voit deux rangées de pierres saillantes ; quelques-unes de celles de la première rangée sont percées par un trou vertical. Avant la construction de la corniche, ces pierres servaient probablement à recevoir des mâts qui soutenaient les toiles, au moyen desquelles les spectateurs étaient préservés de l’ardeur du soleil. Il existe encore des salles, et l’on voit des escaliers, dont deux marches sont taillées dans le même bloc. On reconnaît des traces d’incendie.

Du haut de la montagne contre laquelle le théâtre est bâti, et où l’on trouve les ruines d’un château construit avec les pierres du théâtre, nous avons joui d’une vue assez étendue : d’un côté, c’est le cours du Rhône et le beau pont Saint-Esprit ; de l’autre, le mont Ventoux, dont la cime est couverte de neige pendant neuf mois de l'année ; c’est, dit-on, une des premières montagnes qu’on aperçoit lorsqu’on arrive par mer à Marseille.

Lapise, Histoire d’Orange, page 29, dit que cette ville possédait encore d’autres édifices : un amphithéâtre, des thermes, un aqueduc dont il ne reste plus que quelques arcades enclavées dans les murs des maisons ; ces arcades sont bâties en petites pierres carrées. Le sol de la ville d’Orange s’est élevé de deux ou trois pieds. La campagne des environs est couverte d’une effroyable quantité de pierres.

Si le lecteur n’a pas vu cet arc de triomphe d’Orange, ou au moins une gravure passable, il trouvera les détails ci-dessus d’un technique bien ennuyeux. Mais comment ne pas parler avec détails d’une aussi belle chose et qui a fait le bonheur de toute ma journée ?