Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/33

Michel Lévy frères (volume IIp. 40-47).


— Rennes, le… juillet.

Ce matin, à Lorient, j’espérais voir la mer au pied du quai de la promenade, je n’y ai trouvé que de la boue comme hier, des navires penchés et deux douaniers se promenant avec l’œil bien ouvert. Ainsi, dans ce prétendu port de mer, il m’a été impossible de la voir. Je suis retourné à mon aimable café lire le journal. Là, à force de talent, je suis parvenu à me faire dire que les habitants de Lorient sont les gens les plus rangés du monde : jamais ils ne sortent de chez eux ; à neuf heures et demie tout est couché dans la ville ; jamais les dames ne reçoivent de visites, et l’on ignorerait jusqu’à l’existence de la société, si le préfet maritime ne donnait des soirées que l’on dit fort agréables : il a une jolie habitation auprès de la Tour ronde. J’ai oublié de dire que cette tour est parfaitement calculée pour remplir son objet ; mais comme dans toutes choses, à Lorient, rien n’a été donné au plaisir des yeux, elle a la forme atroce d’un pain de sucre. Quelle différence, grand Dieu ! avec les phares et fortifications maritimes de l’Italie ! Mais l’Italie a-t-elle eu un Bisson, de nos jours ?


— Rennes, le… juillet.

À trois heures, j’ai quitté Lorient par un beau coucher du soleil, qui enfin après trois jours a daigné se montrer. J’occupais le coupé de la diligence avec un étranger, homme de sens, établi dans le pays depuis longues années, et qui en connaît bien les usages. Rien de plus joli que la route jusqu’à Hennebon : ce sont des bois, des prairies, des montées et des descentes, et toujours un chemin superbe. J’ai vu un dolmen. La route est parsemée de petites auberges hautes de cent vingt pieds ; il en sortait une femme qui nous demandait en breton si nous voulions un verre de cidre. Je faisais signe que oui, le postillon était fort content, et réellement ce cidre n’était point désagréable. Cette soirée a été charmante.

J’ai passé la nuit à Vannes, capitale des Venetes, qui sont allés donner leur nom à Venise. La tête remplie de ces vénérables suppositions, je suis reparti rapidement pour Ploërmel, dont j’ai admiré la charmante église. Ses formes, quoique gothiques, écartent l’idée du minutieux ; mais il faudrait deux pages pour expliquer suffisamment mon idée ou plutôt ma sensation, et rien ne serait plus difficile à écrire. Ce n’est pas que mes idées soient d’un ordre bien relevé ; il ne s’agit pas d’expliquer comment le Jugement dernier de Michel-Ange est une œuvre sublime. C’est que tout simplement, en parlant des églises gothiques, on s’aperçoit que la langue n’est pas faite, et peut-être la mode de les admirer cessera-t-elle avant que le public ait daigné s’informer de ce que c’est que le style flamboyant et les ogives trilobées. En général le gothique tend à jeter l’attention sur des lignes verticales, et, pour augmenter la longueur de ses colonnes, il a soin de ne jamais interrompre l’effet de leurs fûts si frêles par aucun ornement ; avec ses vitraux de couleur il répand une obscurité sainte dans les nefs inférieures et réserve toute la lumière pour les voûtes sveltes du haut du chœur.

La société grossière qui inventa la mode du gothique était lasse du sentiment d’admiration et de satisfaction paisible et raisonnable que donne l’architecture grecque. Ces sentiments ne lui semblaient pas assez saisissants : c’est ainsi que, de nos jours, nous voyons les bourgeois de campagne enluminer les plus belles gravures.

Remarquez que dans les derniers instants où les peuples eurent le loisir de penser, ils s’étaient mis à admirer Claudien, au lieu de Virgile ; Salvien, au lieu de Tite-Live. Au renouvellement de la pensée, en 1200, le gothique voulut inspirer l’étonnement, exactement comme la mauvaise littérature se jette dans l’emphase, qui plaît aux femmes de chambre. Le gothique eut raison de s’occuper de l’imagination du fidèle qui assistait aux longues prières de l’église romaine ; et, dans son espoir d’inspirer l’étonnement, si voisin de la terreur, il sacrifia l’apparence extérieure de ses édifices à leur intérieur. L’aspect général de l’architecture grecque, surtout à l’extérieur, est rassurant, tranquille, majestueux : le temple grec ne devait recevoir que le sacrificateur, la victime et les prêtres. Le peuple était sûr la place voisine, exécutant des danses sacrées. La religion chrétienne, au lieu d’une fête de quelques instants, demanda plusieurs heures de suite à ses fidèles. Il fallait le temps de les arracher aux pensées du monde et de leur inspirer la peur de l’enfer, sentiment inconnu aux anciens (Aristote, la meilleure tête de toute l’antiquité, croyait l’âme mortelle) ; de là, pour le prêtre chrétien, la nécessité d’un grand édifice, et le désir que cet édifice, s’il parlait à l’âme, fût, avant tout, étonnant.

Après ce sentiment si utile de l’étonnement, une pauvreté misérable, et surtout laide, est ce qui distingue le plus l’architecture gothique du temple grec si beau et si solide à l’extérieur. Eh bien ! l’église de Ploërmel, comparée aux autres édifices gothiques, n’a l’air ni pauvre ni laid.

L’expression de Jupiter était celle de la justice et de la sérénité. Qui ne connaît la célèbre tête de Jupiter Mansuetus ? L’expression de la madone est celle de l’extrême douleur ; et la madone, comme on sait, a détrôné Dieu le Père dans la plus grande partie de l’Europe, dans les contrées où l’on jouît encore du bonheur de sentir une piété passionnée. En Espagne et en Italie, quelle consolation de voir, extrêmement malheureuse par amour, cette belle madone, de qui dépend notre bonheur éternel !

Toutes ces choses et d’autres plus difficiles à sauver des objections de mauvaise foi, et que je n’écris pas, j’ai eu le plaisir de les dire à une femme aimable que nous avons recrutée à Vannes. Voilà le plaisir de ne pas courir la poste. Cette dame, son mari et moi, nous avons pris ensuite du café au lait admirable[1].

Le savant qui, quoique célibataire et âgé, a su si bien résister à une conspiration féminine, m’avait fort recommandé d’aller à Josselin visiter la statue de Vénus, si célèbre en Bretagne par le genre de sacrifice qu’elle exige. Mais je me suis figuré, je ne sais pourquoi, que la statue est laide ; et mon métier me fait un devoir d’aller ouvrir les lettres qui m’attendent à la poste de Rennes.

À mesure qu’on approche de cette capitale de la Bretagne, la fertilité du pays augmente. Et toutefois souvent la route est établie sur le roc de granit noir, à peine recouvert d’un pouce de terre.

Comme je savais que Rennes avait été entièrement détruite par l’incendie de 1720, je m’attendais à n’y rien trouver d’intéressant sous le rapport de l’architecture. J’ai été agréablement surpris. Les citoyens de Rennes viennent de se bâtir une salle de spectacle, et, ce qui est bien plus étonnant, une sorte de promenade à couvert (première nécessité dans toute ville qui prétend à un peu de conversation).

On a commencé depuis nombre d’années une cathédrale, où les colonnes sont, ce me semble, en aussi grand nombre qu’à Sainte-Marie-Majeure, ou à Saint-Paul hors des murs (Rome). Mais, grand Dieu ! quel contraste ! Rien de plus sot que cette assemblée de colonnes convoquée par le génie architectural du siècle de Louis XV.

L’aspect du palais, remarquable par son immense toit d’ardoises, n’est que triste ; il n’est pas imposant ; mais l’intérieur est décoré avec beaucoup de richesse. Ces vastes salles disent bien : Nous appartenons à… ont bien l’air d’appartenir à un palais ; il y a certainement abus de dorures, les formes des ornements sont tourmentées ; mais tout cela rappelle fort bien ce que madame de Sévigné dit des états de Bretagne. Le roi envoyait ordinairement le duc de Chaulnes tenir ces états ; on craignait toujours quelque coup de tête de la part des Bretons ; et enfin, sous le terrible pouvoir de Louis XIV, cette province semble avoir moins oublié ses droits que les autres pays de cette pauvre France avilie.

Aussi tard que 1720, ce me semble, elle a eu l’honneur de voir quatre de ses enfants monter sur l’échafaud en qualité de rebelles, et y laisser leurs têtes. Je les blâmerais fort si Louis XIV n’avait violé le contrat social passé avec les Bretons.

La grande rue qui passe devant la place du palais est assez belle ; mais les gens qui y passent marchent lentement, et peu de gens y passent.

À Sainte-Melaine, l’ancienne cathédrale, on voit des colonnes engagées, probablement du douzième siècle ; leurs chapiteaux, ont été masqués avec du plâtre, pour ménager, dit-ou, la pudeur des fidèles.

Saint-Yves, l’église de l’hôpital, de la fin du quinzième siècle, présente à l’extérieur quelques ornements gothiques. Parmi les caricatures sculptées à l’intérieur, on remarque un marmouset tournant le dos, pour ne pas dire plus, au grand autel. Quel chemin les convenances n’ont-elles pas fait depuis ce temps-là !

Une porte de la ville est en ogive, et l’une des pierres que l’on a employées pour la construire présente une inscription romaine.

Il faut avouer que la couleur gris-noirâtre des petits-morceaux de granit carrés avec lesquels les maisons de Rennes sont bâties n’est pas d’un bel effet.

On construisait un pont sur la Vilaine, qui là est une bien petite rivière (il me semble qu’il est tombé depuis). J’ai été fort content des promenades du Tabor et du Mail. Les pantalons rouges des conscrits, auxquels on enseignait le maniement des armes, faisaient un très-bon effet au coucher du soleil ; c’était un tableau du Canaletto.

Je me suis hâté de courir au Musée, avant que le jour me quittât ; les tableaux sont placés dans une grande salle, au rez-de-chaussée ; une grosse église voisine la prive tout à fait du soleil, aussi elle est fort humide, et les tableaux y dépérissent-ils rapidement. J’y ai vu un Guerchin presque tout à fait dévoré par l’humidité. Dans deux ou trois petites salles voisines, où les tableaux et les gravures sont entassés, faute d’espace, on a le plaisir d’aller comme à la découverte. J’y ai trouvé une jolie collection des maîtresses de Louis XIV ; elles ont des yeux singuliers et bien dignes d’être aimés ; mais, par l’effet de l’humidité, une joue de madame de Maintenon venait de se détacher de la toile. Je reste dans ces chambres jusqu’à ce que la nuit m’en chasse tout à fait. Le concierge, homme fort intelligent, a été amené en Bretagne par la prise de Mayence. Une fois, à Bologne, en remuant des tableaux entassés comme ceux-ci, je découvris un joli petit portrait de Diane de Poitiers qui, présumant bien, à ce qu’il parait, de ses appas secrets, s’était fait peindre dans le costume d’Ève avant son péché.

Il faut que l’on ait en ce pays-ci bien peu de goût pour les arts : un musée aussi pauvrement tenu fait honte à une ville aussi riche. Il y a quelques années qu’un paysan des environs découvrit un grand nombre de colliers et de bracelets d’or de fabrique gauloise ; il prétendait les vendre à Rennes, mais il ne trouva pas de curieux qui voulût acheter la beauté de son trésor, et il fut réduit à le porter à un orfèvre qui se hâta de le fondre. Ceci rappelle un peu la ville de Beaune et le préfet d’Avignon. Peut-être à grand renfort de circulaires, le gouvernement parviendra-t-il à faire un peu rougir les provinciaux de leur profonde barbarie.

Le vieux curé de ***, à dix lieues d’ici, revenait tout pensif du cimetière ; il avait rendu les derniers devoirs à un émigré, homme de mœurs primitives, remarquable par la fermeté de sa foi comme par son courage indomptable, mais du reste ne comprenant pas son pater. Ce brave homme a laissé après lui un fils qui lit M. de Maistre et au besoin referait son livre. Le curé s’entretenait avec un des amis du défunt de la perte que le bon parti venait de faire.

— Mais son fils, lui disait celui-ci, a pour tout ce qui est bon un dévouement sincère.

— Ah ! monsieur, rien ne remplace la foi, pas même le dévouement sincère, s’écria le curé.

J’écoute avec respect les détails sur le caractère franc et loyal des Bretons, qui, de plus, se battent pour ce qu’ils aiment. Je suis touché de ces calvaires qu’ils élèvent partout. Calvaire est le nom que l’on donne en Bretagne à un crucifix entouré des instruments de la Passion : quelquefois on figure par des statues grossières, en bois ou en pierre, la madone, saint Jean et la Madeleine. Cette mode pouvait faire naître la sculpture ; ce n’est pas autrement qu’elle est née en Italie, vers 1231. Quand en France on faisait des choses si laides, Nicolas Pisano faisait le tombeau de saint Dominique à Bologne.

Heureux les grands hommes dont la mémoire inspire une haine passionnée à un parti puissant ! Leur renommée en durera quelques siècles de plus. Voyez Machiavel ; les fripons qu’il a démasqués prétendent que c’est lui qui est un monstre.

Je pourrais imprimer vingt faits comme le suivant, que je n’admets ici que parce qu’il a été publié dans un journal qui se respecte, le Commerce du 21 janvier 1838.

« On vient démettre en vente à Nevers un petit livre intitulé Annuaire de la Nièvre. Le préfet du département déclare, dans une note signée de lui, que l’ouvrage est publié sous son patronage, et qu’on peut le consulter comme un recueil à peu près officiel. Or, dans l’abrégé historique joint à cet almauach officiel, après Louis XVI on voit venir Louis XVII, et ensuite Louis XVIII. La République et l’Empire ne sont pas même mentionnés.

Qu’on juge de l’instruction historique donnée aux enfants ! Mais ce zèle singulier produit un effet contraire à celui qu’il se propose. Leur tête est remplie des victoires de la république, des conquêtes de Napoléon, et ils les adorent d’autant plus qu’on cherche à les amoindrir à leurs yeux.



  1. En passant à Ploërmel, le lecteur pourra faire des questions sur l’incendie de la sous-préfecture, et les élections de 1857. C’est un ordre de faits que je me garderai d’effleurer ici, de peur d’éveiller chez le lecteur libéral ou légitimiste des sentiments violents qui feraient bien mépriser les pauvres petites sensations modérées et littéraires que ce voyage peut lui offrir. Voir le Journal des Débats et le Courrier français du 10 janvier 1838.