Hachette (p. 59-66).



VII

LE MÉDAILLON


J’avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s’ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n’avait pas d’amies de son âge. Son père ne s’occupait pas d’elle ; sa maman l’aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même des bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l’amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s’appelait Pauline ; elle était triste et souvent malade ; très douce, très bonne et très jolie. Tous les jours elle me montait ; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l’accompagnait ; mais, quand on vit combien j’étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m’appela Cadichon : ce nom m’est resté.

« Va te promener avec Cadichon, lui disait son père : avec un âne comme celui-là, il n’y a pas de danger ; il a autant d’esprit qu’un homme, et il saura toujours te ramener à la maison. »

Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit fossé pour qu’elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes ; je m’arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m’aimait beaucoup ; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie ; elle m’apportait du pain, de l’herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes ; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas ; elle me contait ses petits chagrins, quelquefois elle pleurait.

« Oh ! mon pauvre Cadichon, disait-elle ; tu es un âne, et tu ne peux me comprendre ; et pourtant tu es mon seul ami ; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m’aime, mais elle est jalouse ; elle veut que je n’aime qu’elle ; je ne connais personne de mon âge, et je m’ennuie. »

Et Pauline pleurait et me caressait. Je l’aimais aussi, et je la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j’avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.

Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse.

« Cadichon, Cadichon, s’écria-t-elle, maman m’a donné un médaillon de ses cheveux ; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami ; je t’aime, et j’aurai ainsi les cheveux de ceux que j’aime le plus au monde. »

En effet, Pauline coupa du poil à ma crinière, ouvrit son médaillon, et les mêla avec les cheveux de sa maman.

J’étais heureux de voir combien Pauline m’aimait ; j’étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu’ils ne faisaient pas un joli effet ; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas ; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra.

« Qu’est-ce que tu regardes là ? lui dit-elle.

— C’est mon médaillon, maman, répondit Pauline en le cachant à moitié.

La maman.

Pourquoi l’as-tu apporté ici ?

Pauline.

Pour le faire voir à Cadichon.

La maman.

Quelle sottise ! En vérité, Pauline, tu perds la tête avec ton Cadichon ! Comme s’il pouvait comprendre ce que c’est qu’un médaillon de cheveux.

Pauline.

Je vous assure, maman, qu’il comprend très bien ; il m’a léché la main quand… quand… »

Pauline rougit et se tut.

La maman.

Eh bien ! pourquoi n’achèves-tu pas ? À quel propos Cadichon t’a-t-il léché la main ?

Pauline, embarrassée.

Maman, j’aime mieux ne pas vous le dire ; j’ai peur que vous ne me grondiez.

La maman, avec vivacité.

Qu’est-ce donc ? Voyons ; parle. Quelle bêtise as-tu faite encore ?

Pauline.

Ce n’est pas une bêtise, maman, au contraire.

La maman.

Alors, de quoi as-tu peur ? Je parie que tu as donné à Cadichon de l’avoine à le rendre malade.

Pauline.

Non, je ne lui ai rien donné, au contraire.

La maman.

Comment, au contraire ! Écoute, Pauline, tu m’impatientes ; je veux que tu me dises ce que tu as fait, et pourquoi tu m’as quittée depuis près d’une heure.

En effet, l’arrangement de mes poils avait été très long ; il avait fallu enlever le papier collé derrière le médaillon, ôter le verre, placer les poils, et recoller le tout.

Pauline hésita encore un instant ; puis elle dit bien bas et en hésitant bien fort :

— J’ai coupé des poils de Cadichon pour…

La maman, avec impatience.

Pour ? Eh bien ! achève donc ! Pour quoi faire ?

Pauline, très bas.

Pour mettre dans le médaillon.

La maman, avec colère.

Dans quel médaillon ?

Pauline.

Dans celui que vous m’avez donné.

La maman, de même.

Celui que je t’ai donné avec mes cheveux ! Et qu’as-tu fait de mes cheveux ?

— Ils y sont toujours ; les voilà, répondit la pauvre Pauline en présentant le médaillon.

— Mes cheveux mêlés avec les poils de l’âne ! s’écria la maman avec emportement. Ah ! c’est trop fort ! Vous ne méritez pas, mademoiselle, le présent que je vous ai fait. Me mettre au rang d’un âne ! Témoigner à un âne la même tendresse qu’à moi ! »

Et, arrachant le médaillon des mains de la malheureuse Pauline stupéfaite, elle le lança à terre, piétina dessus et le brisa en mille morceaux. Puis, sans regarder sa fille, elle sortit de l’écurie en fermant la porte avec violence.

Pauline, surprise, effrayée de cette colère subite, resta un moment immobile. Elle ne tarda pas à éclater en sanglots, et, se jetant à mon cou, elle me dit :

« Cadichon, Cadichon, tu vois comme on me traite ! On ne veut pas que je t’aime, mais je t’aimerai malgré eux et plus qu’eux, parce que toi tu es bon, tu ne me grondes jamais ; tu ne me causes jamais aucun chagrin, et tu cherches à m’amuser dans nos promenades. Hélas ! Cadichon, quel malheur que tu ne puisses ni me comprendre ni me parler ! Que de choses je te dirais ! »

Pauline se tut : et elle se jeta par terre et continua à pleurer doucement. J’étais touché et attristé de son chagrin, mais je ne pouvais la consoler ni même lui faire savoir que je la comprenais. J’éprouvais une colère furieuse contre cette mère qui, par bêtise ou par excès de tendresse pour sa fille, la rendait malheureuse. Si j’avais pu, je lui aurais fait comprendre le chagrin qu’elle causait à Pauline, le mal qu’elle faisait à cette santé si délicate, mais je ne pouvais parler, et je regardais avec tristesse couler les larmes de Pauline. Un quart d’heure à peine s’était écoulé depuis le départ de la maman, lorsqu’une femme de chambre ouvrit la porte, appela Pauline, et lui dit :

« Mademoiselle, votre maman vous demande, elle ne veut pas que vous restiez à l’écurie de Cadichon, ni même que vous y entriez.

— Cadichon, mon pauvre Cadichon ! s’écria Pauline, on ne veut donc plus que je le voie !

— Si fait, mademoiselle, mais seulement quand vous irez en promenade ; votre maman dit que votre place est au salon et pas à l’écurie. »

Elle lança à terre le médaillon et piétina dessus.

Pauline ne répliqua pas, elle savait que sa maman voulait être obéie ; elle m’embrassa une dernière fois ; je sentis couler ses larmes sur mon cou. Elle sortit et ne rentra plus. Depuis ce temps, Pauline devint plus triste et plus souffrante ; elle toussait ; je la voyais pâlir et maigrir. Le mauvais temps rendait nos promenades plus rares et moins longues. Quand on m’amenait devant le perron du château, Pauline montait sur mon dos sans me parler ; mais, quand nous étions hors de vue, elle sautait à terre, me caressait, et me racontait ses chagrins de tous les jours pour soulager son cœur, et pensant que je ne pouvais la comprendre. C’est ainsi que j’appris que sa maman était restée de mauvaise humeur et maussade depuis l’aventure du médaillon ; que Pauline s’ennuyait et s’attristait plus que jamais, et que la maladie dont elle souffrait devenait tous les jours plus grave.