Hachette (p. 7-16).



I

LE MARCHÉ


Les hommes n’étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes, vous ignorez sans doute, vous qui lisez ce livre, ce qui est connu de tous les ânes mes amis : c’est que tous les mardis il y a dans la ville de Laigle un marché où l’on vend des légumes, du beurre, des œufs, du fromage, des fruits et autres choses excellentes. Ce mardi est un jour de supplice pour mes pauvres confrères ; il l’était pour moi aussi avant que je fusse acheté par ma bonne vieille maîtresse, votre grand’mère, chez laquelle je vis maintenant. J’appartenais à une fermière exigeante et méchante. Figurez-vous, mon cher petit maître, qu’elle poussait la malice jusqu’à ramasser tous les œufs que pondaient ses poules, tout le beurre et les fromages que lui donnait le lait de ses vaches, tous les légumes et fruits qui mûrissaient dans la semaine, pour remplir des paniers qu’elle mettait sur mon dos.

Et quand j’étais si chargé que je pouvais à peine avancer, cette méchante femme s’asseyait encore au-dessus des paniers et m’obligeait à trotter ainsi écrasé, accablé, jusqu’au marché de Laigle, qui était à une lieue de la ferme. J’étais toutes les fois dans une colère que je n’osais montrer, parce que j’avais peur des coups de bâton ; ma maîtresse en avait un très gros, plein de nœuds, qui me faisait bien mal quand elle me battait. Chaque fois que je voyais, que j’entendais les préparatifs du marché, je soupirais, je gémissais, je brayais même dans l’espoir d’attendrir mes maîtres.

— Allons, grand paresseux, me disait-on en venant me chercher, vas-tu te taire, et ne pas nous assourdir avec ta vilaine grosse voix. Hi ! han ! hi ! han ! voilà-t-il une belle musique que tu nous fais ! Jules, mon garçon, approche ce fainéant près de la porte, que ta mère lui mette sa charge sur le dos !… Là ! un panier d’œufs !… encore un !… Les fromages, le beurre… les légumes maintenant !… C’est bon ! voilà une bonne charge qui va nous donner quelques pièces de cinq francs. Mariette, ma fille, apporte une chaise, que ta mère monte là-dessus !… Très bien !… Allons, bon voyage, ma femme, et fais marcher ce fainéant de bourri. Tiens, v’là ton gourdin, tape dessus.

— Pan ! pan !

— C’est bien ; encore quelques caresses de ce genre, et il marchera.


Cette méchante femme s’asseyait encore au-dessus des paniers.

— Vlan ! Vlan ! » Le bâton ne cessait de me frotter les reins, les jambes, le cou ; je trottais, je galopais presque ; la fermière me battait toujours. Je fus indigné de tant d’injustice et de cruauté ; j’essayai de ruer pour jeter ma maîtresse par terre, mais j’étais trop chargé ; je ne pus que sautiller et me secouer de droite et de gauche. J’eus pourtant le plaisir de la sentir dégringoler. « Méchant âne ! sot animal ! entêté ! Je vais te corriger et te donner du Martin-bâton. »


Elle prit son bâton.

En effet, elle me battit tellement que j’eus peine à marcher jusqu’à la ville. Nous arrivâmes enfin. On ôta de dessus mon pauvre dos écorché tous les paniers pour les poser à terre ; ma maîtresse, après m’avoir attaché à un poteau, alla déjeuner, et moi, qui mourais de faim et de soif, on ne m’offrit pas seulement un brin d’herbe, une goutte d’eau. Je trouvai moyen de m’approcher des légumes pendant l’absence de la fermière, et je me rafraîchis la langue en me remplissant l’estomac avec un panier de salades et de choux. De ma vie je n’en avais mangé de si bons ; je finissais le dernier chou et la dernière salade lorsque ma maîtresse revint. Elle poussa un cri en voyant son panier vide ; je la regardai d’un air insolent et si satisfait, qu’elle devina le crime que j’avais commis. Je ne vous répéterai pas les injures dont elle m’accabla. Elle avait très mauvais ton, et lorsqu’elle était en colère, elle jurait et disait des choses qui me faisaient rougir, tout âne que je suis. Après donc m’avoir tenu les propos les plus humiliants, auxquels je ne répondais qu’en me léchant les lèvres et en lui tournant le dos, elle prit son bâton et se mit à me battre si cruellement que je finis par perdre patience, et que je lui lançai trois ruades, dont la première lui cassa le nez et deux dents, la seconde lui brisa le poignet, et la troisième l’attrapa à l’estomac et la jeta par terre. Vingt personnes se précipitèrent sur moi en m’accablant de coups et d’injures. On emporta ma maîtresse je ne sais où, et l’on me laissa attaché au poteau près duquel étaient étalées les marchandises que j’avais apportées. J’y restai longtemps ; voyant que personne ne songeait à moi, je mangeai un second panier plein d’excellents légumes, je coupai avec mes dents la corde qui me retenait, et je repris tout doucement le chemin de ma ferme.


On emporta ma maîtresse je ne sais où.

Les gens que je dépassais sur la route s’étonnaient de me voir tout seul.

« Tiens, ce bourri avec sa longe cassée ! Il s’est échappé, disait l’un.

— Alors, c’est un échappé des galères », dit l’autre.

Et tous se mirent à rire.

« Il ne porte pas une forte charge sur son dos, reprit le troisième.

— Bien sûr, il a fait un mauvais coup ! s’écria un quatrième.

— Attrape-le donc, mon homme, nous mettrons le petit sur son bât, dit une femme.

— Ah ! il te portera bien avec le petit gars », répondit le mari.

Moi, voulant donner une bonne opinion de ma douceur et de ma complaisance, je m’approchai tout doucement de la paysanne, et je m’arrêtai près d’elle pour la laisser monter sur mon dos.

« Il n’a pas l’air méchant, ce bourri ! » dit l’homme en aidant sa femme à se placer sur le bât.

Je souris de pitié en entendant ce propos : Méchant ! comme si un âne doucement traité était jamais méchant. Nous ne devenons colères, désobéissants et entêtés que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux.

Je ramenai à leur maison la jeune femme et son petit garçon, joli petit enfant de deux ans, qui me caressait, qui me trouvait charmant, et qui aurait bien voulu me garder. Mais je réfléchis que ce ne serait pas honnête. Mes maîtres m’avaient acheté, je leur appartenais. J’avais déjà brisé le nez les dents, le poignet et l’estomac de ma maîtresse, j’étais assez vengé. Voyant donc que la maman allait céder à son petit garçon, qu’elle gâtait (je m’en étais bien aperçu pendant que je le portais sur mon dos), je fis un saut de côté et, avant que la maman eût pu ressaisir ma bride, je me sauvai en galopant, et je revins à la maison.

Mariette, la fille de mon maître, me vit la première.

« Ah ! voilà Cadichon. Comme le voilà revenu de bonne heure ! Jules, viens lui ôter son bât.

— Méchant âne, dit Jules d’un ton bourru, il faut toujours s’occuper de lui. Pourquoi donc est-il revenu seul ? Je parie qu’il s’est échappé. Vilaine bête ! ajouta-t-il en me donnant un coup de pied dans les jambes, si je savais que tu t’es sauvé, je te donnerais cent coups de bâton. »

Mon bât et ma bride étant ôtés, je m’éloignai en galopant. À peine étais-je rentré dans l’herbage, que j’entendis des cris qui venaient de la ferme. J’approchai ma tête de la haie, et je vis qu’on avait ramené la fermière ; c’étaient les enfants qui poussaient ces cris. J’écoutai de toutes mes oreilles, et j’entendis Jules dire à son père :

« Mon père, je vais prendre le grand fouet du charretier, j’attacherai l’âne à un arbre, et je le battrai jusqu’à ce qu’il tombe par terre.

— Va, mon garçon, va, mais ne le tue pas ; nous perdrions l’argent qu’il nous a coûté. Je le vendrai à la prochaine foire. »

Je restai tremblant de frayeur en les entendant et en voyant Jules courir à l’écurie pour chercher le fouet. Il n’y avait pas à hésiter, et, sans me faire scrupule cette fois de faire perdre à mes maîtres le prix qu’ils m’avaient payé, je courus vers la haie qui me séparait des champs : je m’élançai dessus avec une telle force que je brisai les branches et que je pus passer au travers. Je courus dans le champ, et je continuai à courir longtemps, bien longtemps, croyant toujours être poursuivi. Enfin, n’en pouvant plus, je m’arrêtai, j’écoutai,… je n’entendis rien. Je montai sur une butte, je ne vis personne. Alors, je commençai à respirer et à me réjouir de m’être délivré de ces méchants fermiers.

Mais je me demandais ce que j’allais devenir. Si je restais dans le pays, on me reconnaîtrait, on me rattraperait, et l’on me ramènerait à mes maîtres. Que faire ? Où aller ?

Je regardai autour de moi ; je me trouvai isolé et malheureux, et j’allai verser des larmes sur ma triste position, lorsque je m’aperçus que j’étais au bord d’un bois magnifique : c’était la forêt de Saint-Évroult.

« Quel bonheur ! m’écriai-je. Je trouverai dans cette forêt de l’herbe tendre, de l’eau, de la mousse fraîche : j’y demeurerai pendant quelques jours, puis j’irai dans une autre forêt, plus loin, bien plus loin de la ferme de mes maîtres. »

J’entrai dans le bois ; je mangeai avec bonheur de l’herbe tendre, et je bus l’eau d’une belle fontaine. Comme il commençait à faire nuit, je me couchai sur la mousse au pied d’un vieux sapin, et je m’endormis paisiblement jusqu’au lendemain.