Mémoires d’un Éléphant blanc/XXVI

Armand Colin et Cie (p. 161-171).



Chapitre XXVI

LE GRAND CIRQUE DES DEUX MONDES

Au bout d’une heure environ, Moukounji revint. Il était tout joyeux ; il gambadait et chantait, et, quand il fut près de moi, il m’embrassa la trompe et il me parla :

— Ah ! mon bon compagnon, mon brave ami, comme le sage a raison de dire : « Pour qui a du talent, il n’y a pas de terre étrangère ; pour qui est content de peu, il n’y a pas de chagrin ; pour qui a de la fermeté, il n’y a pas d’accident ; pour qui a de la résolution, il n’y a rien d’impossible. » Comme elle est juste cette sentence ; et non moins que celle-ci : « La vie des êtres est instable comme le reflet de la lune dans l’eau : puisqu’on sait qu’elle est telle, il faut pratiquer la vertu. » Oui, oui, il faut pratiquer la vertu, et c’est parce que je la pratique, parce que j’ai supporté gaiement et résolument le malheur qu’aujourd’hui les dieux m’envoient un sort moins mauvais.

Il s’interrompait, dansait autour de moi, battait des mains, et il reprenait :

— Oui, oui, mon bon, la vie est instable comme le reflet de la lune dans l’eau ; j’aurais raillé celui qui, dans ma jeunesse, quand j’étudiais, à Lahore, les livres des sages, m’aurait dit qu’un jour je déchargerais des navires sur le port de Calcutta ; et, hier, j’aurais ri de qui m’aurait affirmé que ce soir j’appartiendrais à la troupe de M. John Harlwick, directeur unique du Grand Cirque des Deux Mondes. Et tout cela, pourtant, est arrivé.

Il m’embrassait encore, et il parlait toujours :

— Ô mon ami, mon sauveur, toi qui es peut-être Ganéça lui-même, oui, désormais, nous aurons un abri sûr ; nous ne serons plus exposés à coucher, par les nuits pluvieuses, dans les fossés des routes, et nous ne craindrons plus la faim. Nous vivrons heureux, mon ami, hébergés et payés par le bon M. John Harlwick, et peut-être avons-nous trouvé la fortune.

Et il racontait son entrevue avec le directeur du cirque :

— J’arrive à l’hôtel Victoria ; je demande M. John Harlwick, et l’on m’introduit auprès d’un homme jeune encore, mais grave, d’une gravité telle que j’avais peur, moi qui n’ai jamais tremblé : car, ainsi que l’a dit le sage, « dans la forêt, dans les bois aux chemins ardus, dans les rudes misères, parmi les troubles, sous la menace des épées, les hommes vertueux ne connaissent pas la peur ». M. Harlwick avait auprès de lui ce jeune homme qui m’avait parlé l’autre jour et qu’il appelait M. Oldham. En me voyant, M. Oldham dit à M. Harlwick : « Ah ! c’est cet homme dont je vous ai parlé, et qui possède cet éléphant si intelligent. » Et voilà qu’il fait ton éloge, racontant je ne sais quelle histoire où je ne comprenais pas grand’chose, où sans cesse il était question d’un anneau de fer avec lequel il t’avait vu jongler. Bref, M. Harlwick me demande si je veux te vendre : « Moi, vendre mon ami, m’écriai-je, vendre un éléphant qui m’a été envoyé par les dieux, qui peut-être est un dieu ! jamais, jamais ! — C’est dommage, reprit M. Oldham, cet éléphant eût fort bien complété notre troupe. — Tant pis ! » dit M. Harlwick. Et j’allais m’en aller quand M. Oldham me retint d’un
le directeur du grand cirque des deux mondes.
signe, et, s’adressant à M. Harlwick : « Mais, monsieur, il y aurait peut-être un moyen de tout arranger : si vous engagiez à la fois l’éléphant et le maître ? — Laissez-moi réfléchir cinq minutes », répondit M. Harlwick. Oh ! M. Harlwick est un sage, et qui sait vite prendre des décisions. Les cinq minutes écoulées, il me dit : « Voulez-vous accepter de faire, avec votre éléphant, partie de notre troupe ? » Moi, je n’avais pas besoin de réfléchir, ne fût-ce qu’une minute, pour accepter. Je ne savais pas bien, à vrai dire, à quel métier M. John Harlwick nous emploierait : mais il semblait un homme riche, qui nous assurait au moins la vie. Et j’ai dit oui, et je ne crois pas avoir lieu de m’en repentir.

Et de nouveau, chantant et riant, Moukounji gambadait autour de moi. Puis, redevenant sérieux :

— M. Oldham, avec qui me laissa M. Harlwick, m’a appris quel est le métier de celui-ci. Il montre, en somme, des animaux savants, et ses compagnons font des tours de force et d’adresse. Maintenant donc, ô mon ami, au lieu de te fatiguer en de durs travaux, tu vas, par ton habileté, divertir les curieux. Et nous ne manquerons plus de rien.

Je dois l’avouer, je ne me sentais pas aussi heureux que mon maître. Autant j’aurais eu plaisir à amuser des êtres chers comme Saphir-du-Ciel et Parvati, autant je me sentais peu porté à réjouir des indifférents. Ma vie présente était, certes, bien dure : mais, du moins, je pouvais être triste ; tandis qu’à l’avenir, je le comprenais, il me faudrait paraître gai à des heures marquées d’avance, et même si, alors, les plus amères pensées me torturaient.

Pourtant, je ne voulus pas troubler le bonheur de Moukounji, et je répondis à sa joie par des signes amicaux. Bientôt nous quittâmes le port et nous allâmes rejoindre M. John Harlwick.

Et c’est ainsi que j’entrai dans la troupe de M. John Harlwick, directeur du Grand Cirque des Deux Mondes.

Le soir même, M. John Harlwick nous présenta à sa troupe. Il avait loué un terrain vague, où il avait dressé son cirque ; c’était une grande bâtisse en bois et en fer, qu’on pouvait monter et démonter très rapidement et qui, construite, était d’aspect élégant et confortable ; on n’eût jamais dit que quelques heures suffiraient pour en désajuster tous les morceaux et les charger sur des chariots. Elle se composait de deux parties contiguës : le cirque proprement dit — la piste et les gradins pour les spectateurs — et les écuries, avec quelques chambres où étaient logés les palefreniers et les personnages secondaires de la troupe : les personnages importants logeaient à l’hôtel, comme le directeur.

Quand nous fûmes arrivés au cirque, M. Harlwick désigna d’abord la place que j’occuperais à l’écurie et la chambre que Moukounji, qui ne voulait abandonner à personne la tâche de me soigner, partagerait avec un des palefreniers. Puis nous entrâmes sur la piste, où la troupe était réunie. C’étaient bien les mêmes gens que j’avais vus débarquer trois jours auparavant. Le directeur parla ainsi :

— Messieurs et mesdames, je vous présente M. Moukounji, le propriétaire de cet éléphant ; l’éléphant est, m’a dit mon spirituel ami, M. Oldham, une bête remarquable, à qui il a vu exécuter un tour difficile et intéressant, sans que personne l’ait dressé ; c’est un sujet qui fera honneur à notre troupe, déjà si bien composée. Accueillez donc avec amitié l’éléphant et le maître.

Très correctement, les membres de la troupe vinrent, chacun à son tour, saluer Moukounji, et me caresser ; et, au fur et à mesure, M. Harlwick, s’adressant à Moukounji, les nommait par leur nom et indiquait leur emploi.

— M. Oldham, monsieur, notre premier clown et régisseur, que vous connaissez déjà ; M. Edward Greathorse, notre premier écuyer, et mistress Greathorse, une des plus distinguées équilibristes qui soient, et leurs deux enfants, le jeune M. William Greathorse, qui n’a pas son pareil pour crever un cerceau en papier et retomber d’aplomb sur un cheval ; et la charmante miss Annie Greathorse, qu’a séduite l’étude du trapèze, et qui connaît déjà tous les secrets de cet art difficile.

M. et Mme Greathorse ne me plurent qu’à demi. M. Greathorse était un homme très grand, très sec, qui semblait âgé d’une quarantaine d’années ; on sentait, à le voir, qu’il était habitué à parler à des chevaux, et à leur parler rudement. Mme Greathorse avait à peu près le même âge que son mari et était aussi grande que lui ; mais, autant il était maigre, autant elle était grosse ; son visage, vulgaire, avait un air de dureté, et son nez était singulièrement aplati. J’en compris, plus tard, la raison : l’exercice favori de Mme Greathorse était de tenir, en équilibre sur son nez, un bâton avec, au bout, une grosse boule de fer.

Le jeune M. Greathorse, à qui l’on pouvait donner dix-sept ou dix-huit ans, me déplut tout à fait, tant il avait l’air sournois. Il ne devait se plaire qu’à jouer à ses camarades les plus méchants tours.

Seule, de cette famille, miss Annie m’inspira quelque sympathie. C’était une jeune fille, presque une enfant encore, de quinze ans environ, d’aspect assez chétif, et à qui le trapèze avait, outre mesure, développé les bras. On devinait qu’elle se fatiguait trop et qu’elle souffrait ; sa figure était agréable, douce et pâle, et elle avait de jolis cheveux blonds.

Après les Greathorse vinrent six personnages qui se ressemblaient tous, bien que le plus âgé parût trente-cinq ans, et le plus jeune neuf ou dix ; ils souriaient tous du même sourire, qui semblait figé sur leurs lèvres.

— Les frères Smith, monsieur, dit M. Harlwick ; de bien recommandables gentlemen ; tant qu’on ne les a pas vus faire la pyramide humaine, on ne sait pas ce qu’est l’acrobatie.

Les frères Smith saluèrent, souriant toujours.

Puis ce fut une jeune femme, fort élégante et gracieuse.

Miss Morley, monsieur : vous l’admirerez dans ses exercices de haute école, notre savante amazone, monsieur.

Après miss Morley, s’approchèrent trois hommes et trois femmes, ni grands ni petits, ni gras ni maigres, ni beaux ni laids, mais très corrects :

— Nos écuyers et écuyères, monsieur : M. Crampton et mistress Crampton, M. Hampton et mistress Hampton, M. Mapton et mistress Mapton.

Successivement ensuite M. John Harlwick présenta :

— M. Nilo Bong, monsieur, le fameux gymnaste tonkinois ; les sœurs Ulverstone, miss Jane Ulverstone et miss Lucy Ulverstone, monsieur, qui, chaque soir, éblouissent les spectateurs par leur adresse à la barre fixe, monsieur ; M. Pound, monsieur, pour qui


LE DIRECTEUR FIT LA PRÉSENTATION DE LA TROUPE.

soulever deux cents livres est un jeu, et mistress Pound, son épouse, la fée du revolver et de la carabine, monsieur : à cent pas elle ne manquerait pas une noisette, monsieur ; M. Tom Liverpool, le lutteur admirable que nul n’a pu renverser, monsieur, et qui terrasserait des géants, monsieur ; miss Alice Jewel, monsieur, qui, sur un fil de fer, traverserait le Gange, là où il est le plus large.

Tous ces personnages étaient assez insignifiants. M. Nilo Bong avait beau se dire Tonkinois, et avoir les yeux un peu bridés, son teint prouvait qu’il était Européen ; M. Pound et M. Tom Liverpool étaient deux hommes énormes, d’aspect peu intelligent ; mistress Pound était une femme toute petite, toute maigre, l’air assez revêche ; miss Jane et Lucy Ulverstone et miss Alice Jewel étaient de correctes jeunes filles, assez jolies, et qui saluaient aimablement.

Il ne restait plus à présenter de la troupe que quatre personnes, deux hommes et deux femmes :

Les deux hommes se ressemblaient fort, et tous deux rappelaient M. Oldham ; mais les traits qui, chez M. Oldham, n’étaient que comiques, s’accentuaient chez eux jusqu’au grotesque ; et le grotesque de leur personne frappait d’autant plus qu’ils affectaient d’être graves. Quand vint leur tour :

— M. Trick et M. Trock, monsieur, dit M. Harlwick : je pourrais les affirmer les plus spirituels clowns qu’il y ait au monde, si eux-mêmes ne s’inclinaient devant la supériorité de M. Oldham. Ils sont les enfants chéris de la gaieté.

MM. Trick et Trock saluèrent Moukounji, et une jeune femme, très belle, qui avait de grands yeux noirs et d’épais cheveux dorés, s’approcha :

— Miss Sarah Skipton, monsieur : la divine artiste à qui nous devons la danse lumineuse.

En inclinant aimablement la tête, salua miss Sarah Skipton, et, enfin, M. Harlwick présenta une jeune fille qui semblait la grâce même, avec ses cheveux d’un blond délicat et ses yeux bleus qui étaient un sourire.

— Miss Sarah Skipton est, pourrait-on dire, l’étoile de notre troupe, miss Circé Nightingale en est la perle, monsieur : c’est la douce charmeuse des oiseaux, et vous la prendrez pour quelqu’une de vos déesses quand vous la verrez parmi son cortège de fauvettes et de rossignols.

Miss Circé Nightingale sourit gracieusement à Moukounji, et de sa jolie main, me caressa longuement. Et je la remerciai amicalement déjà.

En somme, à part M. Greathorse, mistress Greathorse, le jeune Greathorse, et aussi mistress Pound, tous ces gens paraissaient plutôt agréables, et il ne me sembla pas qu’il dût être trop pénible de vivre avec eux. Et même, pour quatre des jeunes femmes qui étaient de la troupe, je me sentis, dès lors, de la sympathie ; l’élégance de miss Clary Morley me charmait ; sans doute miss Morley était douce aux animaux, et ce ne devait pas être avec des coups qu’elle dressait les chevaux. Pour miss Annie Greathorse, j’éprouvais de la pitié : je comprenais qu’on la maltraitait, qu’elle était malheureuse, et je pensais déjà que je pourrais peut-être la protéger. J’admirais l’éclatante beauté de miss Sarah Skipton, et la grâce enchanteresse de miss Circé Nightingale me séduisait. Et je me disais :

— Ici je me ferai quatre amies, et j’aurai quatre ennemis.

Quand toute la troupe eut été présentée, M. John Harlwick dit à Moukounji :

— C’est ce soir que, pour la première fois, nous jouons à Calcutta, et je voudrais, le plus tôt possible, présenter votre éléphant au public. D’abord, quel est son nom ?

— Comme, un jour de détresse, il vint me trouver, je ne sais d’où, et comme il m’apporta de la consolation, je l’appelle Devadatta, ce qui, dans notre langue, signifie donné par les dieux.

— C’est bien. Sur nos affiches nous l’appellerons donc : le fameux éléphant Devadatta. Mais, dites-moi : ne représentez-vous pas un de vos dieux avec une tête d’éléphant ?

— Le divin Ganéça, dieu de la sagesse, a la tête d’un éléphant.

— Parfait ! s’écria M. Harlwick. Le fameux éléphant Devadatta, frère de Ganéça, dans ses divers exercices. Voilà ce que portera notre affiche. Ne sera-ce pas bien, monsieur Oldham ?

— Ce sera très beau, dit M. Oldham.

— Maintenant, reprit M. Harlwick, il faut voir quels exercices nous lui enseignerons. C’est vous, monsieur Oldham, qui l’avez découvert : c’est vous que je charge de son éducation.

— Vous m’honorez, monsieur Harlwick. Elle sera promptement terminée. D’abord, je veux lui faire répéter, devant vous, le jeu auquel il se divertissait sur le port.

M. Oldham fit apporter un anneau de fer. Je compris qu’il fallait jouer avec comme j’avais joué sur le port. M. John Harlwick fut satisfait de cette épreuve :

— C’est très bien, dit-il ; il faudrait qu’il jouât avec plusieurs anneaux à la fois, et ce serait parfait ; dès demain, il pourra débuter.

On apporta plusieurs anneaux ; tous, successivement, je les lançais en l’air et les recevais au bout de ma trompe ; je n’en manquais pas un ; et M. Harlwick était ravi.