Armand Colin et Cie (p. 1-7).



Chapitre Premier

L’ÉCOLIER DE GOLCONDE

Ce que je dois dire tout d’abord, c’est comment j’ai appris à écrire. Cela m’arriva cependant assez tard dans ma longue vie, mais il me faut l’expliquer en commençant, car il paraît que vous, les hommes, qui enseignez tant de travaux à ceux de ma race, n’avez pas coutume de leur faire faire leurs classes, et un éléphant capable de lire et d’écrire est un phénomène assez rare pour être incroyable.

Je dis rare, car j’ai entendu affirmer que mon cas n’est pas unique.

Pendant ma longue fréquentation des hommes, j’étais parvenu à comprendre beaucoup de leurs paroles, je savais même plusieurs langues : le siamois, l’hindoustani et un peu d’anglais. J’aurais pu parler, je m’y essayais quelquefois ; mais je ne produisais que des sons extraordinaires qui faisaient rire mes maîtres et épouvantaient les éléphants, mes compagnons, quand il leur était donné de m’entendre, car cela ne ressemblait pas plus à leur langage que, paraît-il, à celui des hommes.

J’avais près de soixante ans, ce qui est la fleur de la jeunesse pour nous, lorsque le hasard me permit d’apprendre à tracer des lettres et à écrire des mots que je ne parvenais pas à prononcer.

L’enclos qui m’était réservé, dans le palais de Golconde, et où j’étais absolument libre, était borné d’un côté par un mur de briques émaillées, bleues et vertes, assez haut, mais qui m’arrivait juste à l’aisselle ; je pouvais donc, si cela m’amusait, regarder par-dessus le mur tout à mon aise.

Je me tenais de préférence à cet endroit, à cause de grands tamariniers qui projetaient une ombre fraîche des plus agréables. J’avais beaucoup de loisirs, j’étais même désœuvré, car je ne servais plus guère qu’aux promenades ; mon bain pris, ma toilette faite, mon repas terminé, mes gardiens, ou plutôt mes serviteurs, faisaient la sieste, allaient voir leurs amis, se divertir avec eux, tandis qu’immobile sous les arbres, je méditais, repassant dans ma mémoire les aventures de ma vie passée.

Chaque jour, de la cour voisine, montaient des cris joyeux et des rires, qui me distrayaient ; puis le silence se faisait et une psalmodie monotone le rompait seul. C’étaient de tout jeunes garçons qui récitaient l’alphabet. Car une école était établie là.

À l’ombre des arbres, sur une pelouse recouverte çà et là de petits tapis, les enfants, coiffés de calottes rouges, se roulaient, folâtraient, tant que le maître n’était pas là. Dès qu’il paraissait, tous se taisaient, et lui, allait s’asseoir, sur un tapis plus grand, près d’un vieil arbre. Au tronc de cet arbre était fixé un tableau tout blanc sur lequel il écrivait à l’aide d’un morceau de vermillon.

Je regardais et j’écoutais, très distraitement d’abord, suivant surtout les jeux furtifs des écoliers, qui se faisaient des niches, me regardaient de côté avec des grimaces drôles, pouffaient de rire tout à coup sans cause apparente. Les punitions pleuvaient, les pleurs succédaient aux rires, et moi, qui étais un peu la cause des distractions, je n’osais plus me montrer.

Mais ma curiosité était éveillée. L’idée de chercher à apprendre ce qu’on enseignait à ces petits hommes, s’affirmait dans ma tête. Je ne pouvais pas parler, mais qui sait, je pourrais peut-être écrire !

Dissimulé, dans le feuillage, aux yeux des petits espiègles, je prêtais une attention extrême aux leçons, faisant quelquefois un si grand effort pour comprendre, que des tremblements me parcouraient tout le corps.

Il s’agissait seulement d’énoncer à la suite les lettres de l’alphabet et de les tracer sur le tableau blanc. La nuit, au lieu de dormir, j’exerçais ma mémoire, et quand, malgré ma persévérance, je ne pouvais retrouver le son et la forme des lettres, je poussais des cris de désespoir qui souvent réveillèrent mes gardiens.

Un jour, devant le tableau de l’école, se tenait debout un garçon déjà grand, mais dont l’intelligence était assez rebelle. Depuis plusieurs minutes le maître lui ordonnait de tracer la lettre E. L’enfant, la tête basse, un doigt dans la bouche, se dandinait d’un air penaud : il ne savait pas.

Tout à coup, une résolution me vint. J’allongeai ma trompe pardessus le mur et, prenant doucement le crayon des doigts du petit ignorant, un peu ému de mon audace, je traçai sur le tableau blanc un E gigantesque.

La stupéfaction fut telle, du maître et des écoliers, qu’elle se manifesta seulement par un grand silence et des bouches béantes.

Enhardi par le succès, je saisis le linge humide qu’on passait sur le tableau et j’effaçai l’E que j’avais fait. Puis, en caractères plus petits, m’appliquant de mon mieux, j’écrivis l’alphabet d’un bout à l’autre.

Cette fois, le maître tomba la face contre terre en criant au miracle et les élèves épouvantés s’enfuirent.

Moi, j’exprimais ma satisfaction en agitant d’arrière en avant mes larges oreilles.

L’instituteur tout tremblant se leva, décrocha le tableau en ayant soin de ne rien effacer, et après m’avoir fait un très humble salut, il s’en alla.

Quelques instants plus tard, je vis venir mon mahout[1] qui, sans me harnacher, m’emmena, à travers les grandes avenues du parc, jusqu’à la varangue du palais.

Là se tenait d’ordinaire ma chère maîtresse. En ce moment, elle avait quitté son canapé de rotin et, agenouillée sur un coussin, examinait en s’ébahissant le tableau couvert de lettres que lui montrait le maître d’école. Autour d’elle, des visiteurs regardaient aussi : il y avait là plusieurs Hindous et un Anglais. Dès qu’elle me vit, la princesse se releva, courut à moi, en battant des mains.

— Est-ce vrai ? est-ce vrai ? cria-t-elle. Iravata, c’est toi qui as fait cela ?

Je répondis par des clignements d’yeux et des claquements d’oreilles.

— Oui ! il dit oui ! affirma ma douce maîtresse qui, elle, savait bien me comprendre.

Mais l’Anglais secouait la tête d’un air moqueur.

— Pour croire une chose aussi incroyable, il faudrait la voir de ses propres yeux et non l’entendre conter.

Je voulus effacer l’écriture sur le tableau.

— Non, non, s’écria le maître d’école en l’éloignant de moi. J’ai vu le miracle et je supplie l’âme royale qui habite le corps de cet éléphant de me permettre d’en garder la preuve.

Sur un signe de la princesse, on fit venir des scribes qui déroulèrent devant moi une feuille de satin blanc et me donnèrent un calame trempé dans de l’encre d’or.

je traçai sur le tableau des caractères.

L’Anglais, avec une drôle de grimace, mit devant un de ses yeux un morceau de verre et devint très attentif.

Sûr de moi, maintenant, sans me laisser intimider par ces regards et ce silence, je serrai fermement le calame du bout de ma trompe, et, sans me presser, très nettement, j’écrivis l’alphabet d’un bout à l’autre.

— Iravata, ô mon fidèle ami ! s’écria la princesse, je savais bien que tu étais plus que notre égal !

De ses beaux bras blancs, elle entourait ma vilaine trompe, et appuyait sa joue contre ma peau rugueuse : je sentis des larmes rouler sur elle ; alors, tremblant d’émotion, je ployais les genoux et je pleurais aussi.

— Très curieux, très curieux, murmurait l’Anglais extrêmement agité et qui laissait tomber et remettait sans cesse le morceau de verre au coin de son œil.

— Qu’en dites-vous, milord, vous, un des plus savants hommes de l’Angleterre ? demanda la princesse en m’essuyant les yeux avec son écharpe de gaze.

Le savant avait repris tout son sang-froid.

— Quintus Mucius, qui trois fois fut consul, dit-il, raconte qu’il a vu un éléphant tracer des caractères grecs et former cette phrase : « C’est moi qui ai écrit ces mots et consacré les dépouilles celtiques »[2]. Et Élien rapporte qu’un éléphant a écrit des sentences entières et même a parlé. Je ne pouvais croire des choses pareilles. Il faut bien reconnaître qu’elles sont possibles et s’incliner devant les anciens, nos maîtres, en s’excusant d’avoir douté de leur parole.

Ma princesse décida que le maître d’école serait attaché à ma personne et chargé de m’apprendre à écrire des syllabes et des mots, si cela était possible.

Le brave homme, avec un respect profond et une patience digne d’un saint, se mit à l’œuvre dès le lendemain.

Je fis, moi, de si grands efforts pour comprendre que je maigris de façon à donner de l’inquiétude à ceux qui m’aimaient. Ma peau en vint à flotter sur mes membres comme un habit trop large, mais lorsqu’on parla d’interrompre les leçons, je poussai de tels cris de désespoir qu’il ne fut plus question de cela. On m’obligea seulement à espacer les heures d’étude, à me promener, et surtout à ne pas oublier de manger comme cela m’arrivait souvent dans la fièvre d’apprendre qui me tenait

Je fus enfin récompensé de mes peines. Un jour, je pus écrire le nom bien-aimé de ma princesse : il est vrai qu’il fut aussitôt effacé, tellement je noyai le papier sous un déluge de larmes.

À partir de ce moment, il sembla que des voiles s’étaient déchirés dans mon cerveau. Je fis des progrès rapides et avec une étonnante facilité. Ce fut au point que mon professeur ne parut plus être à la hauteur de sa tâche, et que l’on appela auprès de moi un très illustre brahmane pour achever mon éducation.

J’entendais dire que tout Golconde ne s’occupait que de moi, et que l’on s’attendait, le jour où je saurais écrire, à d’extraordinaires révélations sur les migrations successives de l’âme royale, peut-être divine, qui habitait mon corps d’éléphant.

Ce que j’écrivis fut simplement l’histoire de ma vie déjà longue, et que ma chère maîtresse ne connaissait pas en entier. Elle fut aussitôt traduite de l’hindoustani, dans lequel je l’avais écrite, en toutes les langues d’Asie et d’Europe, et vendue par centaines de mille volumes.

Cette gloire, qui me fit beaucoup d’envieux parmi les auteurs des différents pays dont les livres ne se vendaient pas aussi bien, ne me rendit pas orgueilleux. Ma récompense, ce fut sa joie et son émotion à Elle ; le reste du monde m’importait peu, car tout ce que j’avais fait, c’était seulement, uniquement pour Elle !


  1. Conducteur attaché spécialement à la garde d’un éléphant.
  2. Mucianus ter consul, auctor est aliquem ex his et litterarum ductus græcarum didicisse, solitumque præscribere ejus linguæ verbis : « Ipse ego hæc scripsi et spolia celtica dicavi. »
    (Plinii secundi Naturalis historiæ VIII, 3.)