Mémoires d’outre-tombe/Première partie/Livre IX

Garnier (Tome 2p. 177-228).

LIVRE IX[1]


Mort de ma mère. — Retour à la religion. — Génie du christianisme. — Lettre du chevalier de Panat. — Mon oncle, M. de Bedée : sa fille aînée. — Littérature anglaise. — Dépérissement de l’ancienne école. — Historiens. — Poètes. — Publicistes. — Shakespeare. — Romans anciens. — Romans nouveaux. — Richardson. — Walter Scott. — Poésie nouvelle. — Beattie. — Lord Byron. — L’Angleterre de Richmond à Greenwich. — Course avec Peltier. — Bleinheim. — Stowe. — Hampton-Court. — Oxford. — Collège d’Eton. — Mœurs privées. — Mœurs politiques. — Fox. — Pitt. — Burke. — George III. — Rentrée des émigrés en France. — Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. — Mort de lord Londonderry. — Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. — Je débarque à Calais.

Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ?
 Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac ? at, certe, semper amabo ?

« Ne te parlerai-je plus ? jamais n’entendrai-je tes paroles ? Jamais, frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je ? Ah ! toujours je t’aimerai ! »

Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère : il faut toujours répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée de larmes, ainsi qu’aux enfers, il est je ne sais quelle plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des lamentations humaines ; on l’entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.

Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif : Fontanes m’invitait à travailler, à devenir illustre ; ma sœur m’engageait à renoncer à écrire ; l’un me proposait la gloire, l’autre l’oubli. Vous avez vu dans l’histoire de madame de Farcy qu’elle était dans ce train d’idées ; elle avait pris la littérature en haine, parce qu’elle la regardait comme une des tentations de sa vie.


« Saint-Servan, 1er juillet 1798.

« Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères ; je t’annonce à regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le ciel touché de nos vœux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu’on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n’en est point pour nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d’être inquiètes de ton sort. »

Ah ! que n’ai-je suivi le conseil de ma sœur ! Pourquoi ai-je continué d’écrire ? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce siècle ?

Ainsi, j’avais perdu ma mère ; ainsi, j’avais affligé l’heure suprême de sa vie ! Tandis qu’elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres ! Je me promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n’avaient pas ma main pour les essuyer !

La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mère. L’idée d’avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra : je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l’Essai, comme l’instrument de mon crime ; s’il m’eût été possible d’anéantir l’ouvrage, je l’aurais fait sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m’arriva d’expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l’origine du Génie du christianisme.

« Ma mère, » ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, « après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles : ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. »

Je m’exagérais ma faute ; l’Essai n’était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l’Essai à la certitude du Génie du christianisme.


Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de Génie du christianisme que je trouvai sur-le-champ m’inspira ; je me mis à l’ouvrage ; je travaillai avec l’ardeur d’un fils qui bâtit un mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu’on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise intention, au lieu d’en être sorti vainqueur, j’en étais sorti vaincu.

Quant à l’histoire proprement dite, je m’en étais spécialement occupé en composant l’Essai sur les Révolutions. Les authentiques de Camden que je venais d’examiner m’avaient rendu familières les mœurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le Génie du christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j’y avais déjà pris pour l’Essai.

J’écrivis la première partie du Génie du christianisme. MM. Dulau[2], qui s’étaient faits libraires du clergé français émigré, se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier volume furent imprimées.

L’ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu’en 1802[3] : voyez les différentes préfaces du Génie du christianisme. Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma composition : on ne saura jamais ce que c’est que de porter à la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, Atala et René, et de mêler à l’enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail de conception des autres parties du Génie du christianisme. Le souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour m’achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination exaltée.

Ce désir me venait de la tendresse filiale ; je voulais un grand bruit, afin qu’il montât jusqu’au séjour de ma mère, et que les anges lui portassent ma sainte expiation.

Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m’occuper de mes scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais : je fus entraîné dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à prendre d’un savant prêtre, l’abbé Capelan, des leçons d’hébreu, à consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites. S’il est des effets rétroactifs et symptomatiques des événements futurs, j’aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l’ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse.

Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m’éclairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu’on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu’un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l’impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s’il garde, ne remplit pas, ou dépasse la juste mesure.

Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d’un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l’esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poésie. Je n’hésite pas à donner cette lettre, document de mon histoire, bien qu’elle soit entachée d’un bout à l’autre de mon éloge, comme si le malin auteur se fût complu à verser son encrier sur son épître :

« Ce lundi.

« Mon Dieu ! l’intéressante lecture que j’ai due ce matin à votre extrême complaisance ! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs de grands génies, d’illustres Pères de l’Église : ces athlètes avaient manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement ; l’incrédulité était vaincue ; mais ce n’était pas assez : il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable ; il fallait montrer combien elle est appropriée au cœur humain et les magnifiques tableaux qu’elle offre à l’imagination. Ce n’est plus un théologien dans l’école, c’est le grand peintre et l’homme sensible qui s’ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu’il exige : vous appartenez à un autre siècle…

« Ah ! si les vérités de sentiment sont les premières dans l’ordre de la nature, personne n’aura mieux prouvé que vous celles de notre religion ; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les cœurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C’est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique.

« Je me félicite chaque jour de l’heureuse circonstance qui m’a rapproché de vous ; je ne puis plus oublier que c’est un bienfait de Fontanes ; je l’en aime davantage, et mon cœur ne séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie.

» Cher de Panat. »

L’abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du Génie du christianisme. Il parut surpris, et il me fit l’honneur, peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l’Amérique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l’eau frigide de sa claire fontaine.

L’édition inachevée du Génie du christianisme, commencée à Londres, différait un peu, dans l’ordre des matières, de l’édition publiée en France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se montrait fort chatouilleuse à l’endroit des rois : leur personne, leur honneur et leur vertu lui étaient chers d’avance. La police de Fouché voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l’innocence révolutionnaire. Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les Rois athées, et d’en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l’ouvrage.


Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée : hélas ! c’est prendre congé de la première joie de ma vie : « freno non remorante dies, aucun frein n’arrête les jours[4]. » Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes : eux-mêmes vaincus par l’âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont oublié jusqu’aux noms de ceux qu’ils renferment.

J’avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère ; il me répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des Bedée, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable émigré, ni l’exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l’avertissaient de la Révolution ; rien n’avait passé, rien n’était advenu ; il en était toujours aux États de Bretagne et à l’Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l’idée de l’homme est bien frappante au milieu et comme en présence de l’altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de ses parents et de ses amis.

Au retour de l’émigration, mon oncle de Bedée s’est retiré à Dinan, où il est mort, à six lieues de Monchoix sans l’avoir revu. Ma cousine Caroline, l’aînée de mes trois cousines, existe encore[5]. Elle est restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m’écrit des lettres sans orthographe, où elle me tutoie, m’appelle chevalier, et me parle de notre bon temps : in illo tempore. Elle était nantie de deux beaux yeux noirs et d’une jolie taille ; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renommée : « Oui, chère Caroline, ton chevalier, etc. » Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrés : le ciel en soit loué ! car, Dieu sait, si nous venions à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions !

Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre siècle est passé ! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naît et l’on meurt maintenant un à un. Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l’Éternité et de se débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil à l’église, en grommelant d’être désheurés et dérangés de leurs habitudes ; les autres poussent le dévouement jusqu’à suivre le convoi au cimetière ; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l’avaient été, d’enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle !

Adieu, mon oncle chéri ! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez ainsi que l’autre partie de ma famille ! Adieu, ma cousine de jadis, qui m’aimez toujours comme vous m’aimiez lorsque nous écoutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l’Épervier, ou lorsque vous assistiez au relèvement du vœu de ma nourrice, à l’abbaye de Nazareth ! Si vous me survivez, agréez la part de reconnaissance et d’affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous : mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes.


Mes études corrélatives au Génie du christianisme m’avaient de proche en proche (je vous l’ai dit) conduit à un examen plus approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu’en 1793 je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j’avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume[6] était réputé écrivain tory et rétrograde : on l’accusait, ainsi que Gibbon, d’avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes ; on lui préférait son continuateur Smollett[7]. Philosophe pendant sa vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon[8] demeurait, en cette qualité, atteint et convaincu d’être un pauvre homme. On parlait encore de Robertson[9], parce qu’il était sec.

Pour ce qui regarde les poètes, les elegant Extracts servaient d’exil à quelques pièces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu’on visitât sa maison à Twickenham et que l’on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée.

Blair[10] passait pour un critique ennuyeux à la française : on le mettait bien au-dessous de Johnson[11]. Quant au vieux Spectator[12], il était au grenier.

Les ouvrages politiques anglais ont peu d’intérêt pour nous. Les traités économiques sont moins circonscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l’emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s’appliquent en partie aux sociétés européennes.

Burke[13] sortait de l’individualité nationale politique : en se déclarant contre la Révolution française, il entraîna son pays dans cette longue voie d’hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo.

Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d’Élisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d’un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres ? Prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en français, de Shakespeare ? Soupçonnèrent-ils qu’il y eût là une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, viendraient s’abîmer ? Eh bien ! le comédien chargé du rôle du spectre, dans Hamlet, était le grand fantôme, l’ombre du moyen âge qui se levait sur le monde, comme l’astre de la nuit, au moment où le moyen âge achevait de descendre parmi les morts : siècles énormes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare.

Dans le Précis historique de Whitelocke[14], contemporain du chantre du Paradis perdu, on lit : « Un certain aveugle, nommé Milton, secrétaire du Parlement pour les dépêches latines. » Molière, l’histrion, jouait son Pourceaugnac, de même que Shakspeare, le bateleur, grimaçait son Falstaff.

Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre s’asseoir à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu’au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent, et nous disent comme l’envoyé du ciel à Tobie : « Je suis l’un des sept qui sommes présents devant le Seigneur. » Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se méconnaissent point entre elles. « Qu’a besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d’un siècle ? » Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s’écrie :

Pur fuss’ io tal…
Per l’ aspro esilio suo con sua virtute
Darei del mondo più felice stato.

« Que n’ai-je été tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre ! »

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de renommée. Est-il rien de plus admirable que cette société d’illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s’entretenant ensemble dans une langue d’eux seuls comprise ?

Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter ? S’il l’était en effet, le Boy de Stratford, loin d’être honteux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l’une de ses maîtresses :

…lame by fortune’s dearest spite.

« Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune. »

Shakespeare aurait eu beaucoup d’amours, si l’on en comptait un par sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d’être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s’adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d’être l’objet des sonnets de Shakspeare ? On peut en douter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent et ne peuvent l’embellir.

« Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-être je ne serai plus qu’une masse d’argile, ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie[15]. »

Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l’amour qu’il ne croyait à autre chose : une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l’insouciance ou l’ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l’écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux.

Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous, ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans.

Ainsi, d’une main, Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies que menaça le glaive de l’avant-dernier des Tudors, de l’autre, la tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s’enfonça dans la tombe ; il remplit l’intervalle des jours où il vécut de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l’avenir.

Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance. L’Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.

On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs ; partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l’esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d’abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d’hommes sorties d’une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde d’insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants ; n’imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l’ombre de l’arche échouée sur les montagnes d’Arménie, l’unique et solitaire nautonier de l’abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l’épuisement des cataractes du ciel : pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n’a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd’hui mon cantique d’admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d’après les vérités ou les erreurs dont l’esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu’à lui ? Chrétien ? au milieu des félicités éternelles, s’occupe-t-il du néant du monde ? Déiste ? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé ? Athée ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil qu’on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du tombeau, à moins qu’elle n’ait fait vivre l’amitié, qu’elle n’ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu’il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d’une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre.


Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson[16] dormait oublié ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding[17] se soutenait ; Sterne[18], entrepreneur d’originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield[19].

Si Richardson n’a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l’on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l’ouvrage le mieux composé, orné de portraits d’une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas ; c’est le don du ciel, c’est le talent. Mais si Richardson n’a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s’opère, en abaissant l’aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d’un langage inférieur.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de l’ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d’aventures aux courses de chevaux, au bal, à l’Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie ; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d’âme à attendrir les lions : le lion répandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adopté.

Dans ces milliers de romans qui ont inondé l’Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur place : Caleb Williams et le Moine[20]. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres ; mais je rencontrai deux fois Lewis. C’était un jeune membre des Communes, fort agréable, et qui avait l’air et les manières d’un Français. Les ouvrages d’Anne Radcliffe[21] font une espèce à part. Ceux de mistress Barbauld[22], de miss Edgeworth[23], de miss Burney[24], etc., ont, dit-on, des chances de vivre. « Il y devroit, dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres. L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle desbordé. »

Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de Walter Scott, de même que la poésie s’est précipitée sur les pas de lord Byron.

L’illustre peintre de l’Écosse débuta dans la carrière des lettres, lors de mon exil à Londres, par la traduction du Berlichingen de Gœthe[25]. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l’histoire : le romancier s’est mis à faire des romans historiques, et l’historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer quelquefois des conversations interminables, c’est ma faute, sans doute ; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c’est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde[26]. Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l’ordre que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de régler le cœur que de le troubler.

Burke retint la politique de l’Angleterre dans le passé. Walter Scott refoula les Anglais jusqu’au moyen âge : tout ce qu’on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique : livres, meubles, maisons, églises, châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd’hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l’arrivée des générations nouvelles qui s’apprêtent à les en chasser.


En même temps que le roman passait à l’état romantique, la poésie subissait une transformation semblable. Cowper[27] abandonna l’école française pour faire revivre l’école nationale ; Burns[28], en Écosse, commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce qu’on appelait Lake school (nom qui est resté), parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu’ils les chantaient quelquefois.

Thomas Moore[29], Campbell[30], Rogers[31], Crabbe[32], Wordsworth[33], Southey[34], Hunt[35], Knowles[36], lord Holland[37], Canning[38], Croker[39], vivent encore pour l’honneur des lettres anglaises ; mais il faut être né Anglais pour apprécier tout le mérite d’un genre intime de composition qui se fait particulièrement sentir aux hommes du sol.

Nul, dans une littérature vivante, n’est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu’elle vous apprit à son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques : ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons ; ils n’entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C’est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à Goettingue, à Cologne, de savoir ce qu’on y lit avec fureur et ce qu’on n’y lit pas.

Quand le mérite d’un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l’esprit qui n’est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous se fait une idée de l’harmonie de la prose de Démosthène et de Cicéron, de la cadence des vers d’Alcée et d’Horace, telles qu’elles étaient saisies par une oreille grecque et latine ? On soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée ; non les beautés de style. Le style n’est pas, comme la pensée, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant 1800 et en 1800[40] ; ils finissaient le siècle ; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l’exil[41].

Beattie avait annoncé l’ère nouvelle de la lyre. Le Minstrel, ou le Progrès du génie, est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s’asseoir au bord de la mer pendant une tempête ; tantôt il quitte les jeux du village pour écouter à l’écart, dans le lointain, le son des musettes.

Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les discoverers. Beattie se proposait de continuer son poème ; en effet, il en a écrit le second chant : Edwin entend un soir une voix grave s’élevant du fond d’une vallée ; c’est celle d’un solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s’est enseveli dans cette retraite, pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son génie. L’idée était heureuse ; l’exécution n’a pas répondu au bonheur de l’idée. Beattie était destiné à verser des larmes ; la mort de son fils brisa son cœur paternel : comme Ossian après la perte de son Oscar, il suspendit sa harpe aux branches d’un chêne. Peut-être le fils de Beattie était-il ce jeune minstrel qu’un père avait chanté et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne.


On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel : à l’époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l’école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était enfant, j’étais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait été élevé sur les bruyères de l’Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer ; il aima d’abord la Bible et Ossian, comme je les aimai[42] ; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l’enfance, comme je les chantai dans le château de Combourg :

« Lorsque j’explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m’ébahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête qui s’amoncelaient à mes pieds[43]… »

Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j’étais si malheureux, vingt fois j’ai traversé le village de Harrow, sans savoir quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied de l’orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au moment où je revenais de la Palestine :

Spot of my youth ! whose hoary branches sigh,
Swept by the breeze that fans thy cloudless sky,
etc.

« Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées par la brise qui rafraîchit ton ciel sans nuage ! Lieu où je vague aujourd’hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que j’aimais, ton gazon mol et vert ; quand la destinée glacera ce sein qu’une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les passions ;… ici où il palpita, ici mon cœur pourra reposer. Puissé-je m’endormir où s’éveillèrent mes espérances,… mêlé à la terre où coururent mes pas,… pleuré de ceux qui furent en société avec mes jeunes années, oublié du reste du monde ![44] »

Et moi je dirai : Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s’abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais René sous ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour rêver Childe-Harold ! Byron demandait au cimetière, témoin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée : inutile prière que n’exaucera point la gloire. Cependant Byron n’est plus ce qu’il a été ; je l’avais trouvé de toutes parts vivant à Venise : au bout de quelques années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l’ai retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux ; ils n’entendent plus les hennissements de son cheval : il en est de même à Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.

Si j’ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu’un petit vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, écrivait :

« Jusqu’à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage ; l’agriculture n’y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable dans un pays enclos ; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l’on puisse voir : des maisons de terre sans vitres, et un pavé si rompu qu’il arrête les passagers, mais aucune aisance. — Cependant il s’y trouve un château, et il est même habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant d’ordures et de pauvreté ? Au-dessous de cet amas hideux de misère est un beau lac environné d’enclos bien boisés[45]. »

Ce M. de Chateaubriand était mon père ; la retraite qui paraissait si hideuse à l’agronome de mauvaise humeur n’en était pas moins une belle et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eût-il pu m’apercevoir, lui qui n’était occupé que de la revue de nos moissons ?

Qu’il me soit permis d’ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en 1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840 : elles achèveront le morceau de lord Byron ; ce morceau se trouvera surtout complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant à Venise.

Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l’avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, ayant un même fonds d’idées, des destinées, sinon des mœurs, à peu près pareilles : l’un pair d’Angleterre, l’autre pair de France, tous deux voyageurs dans l’Orient, assez souvent l’un près de l’autre, et ne se voyant jamais : seulement la vie du poète anglais a été mêlée à de moins grands événements que la mienne.

Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce : dans Childe-Harold, il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l’Itinéraire. Au commencement de mon pèlerinage, je reproduis l’adieu du sire de Joinville à son château ; Byron dit un égal adieu à sa demeure gothique.

Dans les Martyrs, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome : « Notre navigation fut longue, dit-il,… nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux… Mes jeunes compagnons n’avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux débris qu’ils avaient sous les yeux ; moi, je m’étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des villes désolées, et Babylone m’enseignait Corinthe[46]. »

Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre de Sulpicius à Cicéron[47] ; — une rencontre si parfaite m’est singulièrement glorieuse, puisque j’ai devancé le chantre immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons commémoré les mêmes ruines.

J’ai encore l’honneur d’être en rapport avec lord Byron, dans la description de Rome : les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l’inappréciable avantage, pour moi, d’avoir deviné les aspirations d’un beau génie.

Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. Maintenant que l’enthousiasme s’est un peu calmé, on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons, a dit : « Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je parle des lyres que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, qui, née sous les ailes de l’aigle, s’est, avec raison, glorifiée souvent d’une telle origine. L’influence de l’auteur du Génie du christianisme s’est fait ressentir également à l’étranger, et il y aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de Childe-Harold est de la famille de René. »

Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain[48] a renouvelé la remarque de M. de Béranger : « Quelques pages incomparables de René, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de génie. »

Ce que je viens de dire sur les affinités d’imagination et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold n’ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth ? Lord Byron vivra, soit qu’enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé, comme moi et comme Gœthe avant nous, la passion et le malheur ; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient montré la route au vaisseau d’Albion sur des mers inexplorées.

D’ailleurs, deux esprits d’une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles sans qu’on puisse leur reprocher d’avoir marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne : cela s’est vu dans tous les siècles et dans tous les temps. Je reconnais tout d’abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais.

S’il était vrai que René entrât pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scène sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred, le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m’avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer ? J’étais donc un de ces pères qu’on renie quand on est arrivé au pouvoir ? Lord Byron peut-il m’avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains ? N’a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parallèle de l’auteur du Génie du christianisme et de l’auteur de Childe-Harold ?

Point d’intelligence, si favorisée qu’elle soit, qui n’ait ses susceptibilités, ses défiances : on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s’irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la Littérature[49]. Grâce à Dieu, m’estimant à ma juste valeur, je n’ai jamais prétendu à l’empire ; comme je ne crois qu’à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n’ai pas plus de foi en moi qu’en toute autre chose ici-bas. Mais je n’ai jamais senti le besoin de me taire quand j’ai admiré ; c’est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l’admiration ? c’est de l’amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu’au culte ; on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d’envie.

Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces Mémoires au plus grand poète que l’Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu’une chose : le haut prix que j’aurais attaché au souvenir de sa muse.

Lord Byron a ouvert une déplorable école : je présume qu’il a été aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvent autour de moi.

La vie de lord Byron est l’objet de beaucoup d’investigations et de calomnies : les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait ? il n’avait peut-être pas trouvé la femme qu’il cherchait, une femme assez belle, un cœur aussi vaste que le sien. Byron, d’après l’opinion fantasmagorique, est l’ancien serpent séducteur et corrupteur, parce qu’il voit la corruption de l’espèce humaine ; c’est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères de la matière et de l’intelligence, qui ne trouve point de mot à l’énigme de l’univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause, comme un sourire pervers du mal ; c’est le fils du désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout ce qui l’approche ; c’est un homme qui n’a point passé par l’âge de l’innocence, qui n’a jamais eu l’avantage d’être rejeté et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le damné du néant.

Tel est le Byron des imaginations échauffées : ce n’est point, ce me semble, celui de la vérité.

Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron : l’homme de la nature et l’homme du système. Le poète, s’apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l’a accepté et s’est mis à maudire le monde qu’il n’avait pris d’abord qu’en rêverie : cette marche est sensible dans l’ordre chronologique de ses ouvrages.

Quant à son génie, loin d’avoir l’étendue qu’on lui attribue, il est assez réservé ; sa pensée poétique n’est qu’un gémissement, une plainte, une imprécation ; en cette qualité, elle est admirable : il ne faut pas demander à la lyre ce qu’elle pense, mais ce qu’elle chante.

Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d’une nature qui agite et d’une influence funeste : l’écrivain avait bien lu Voltaire, et il l’imite.

Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher à sa naissance ; l’accident même qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supériorités à l’infirmité humaine n’aurait pas dû le tourmenter, puisqu’il ne l’empêchait pas d’être aimé. Le chantre immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon : « La voix est la fleur de la beauté. »

Une chose déplorable, c’est la rapidité avec laquelle les renommées fuient aujourd’hui. Au bout de quelques années, que dis-je ? de quelques mois, l’engouement disparaît ; le dénigrement lui succède. On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron ; son génie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des autels en France qu’en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les sentiments particuliers de l’individu, les Anglais, qui préfèrent les sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le cri est si profond et si triste. Qu’ils y prennent garde : s’ils brisent l’image de l’homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ?


Lorsque j’écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n’avait plus que deux ans à vivre sur la terre : il est mort en 1824, à l’heure où les désenchantements et les dégoûts allaient commencer pour lui. Je l’ai précédé dans la vie ; il m’a précédé dans la mort ; il a été appelé avant son tour ; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait dû rester : le monde me pouvait perdre sans s’apercevoir de ma disparition. J’ai rencontré, en continuant ma route, madame Guiccioli[50] à Rome, lady Byron[51] à Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues : la première avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.


Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l’époque où l’Angleterre me servait d’asile, il ne me reste qu’à vous dire quelque chose de l’Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses sites, de ses châteaux, de ses mœurs privées et politiques.

Toute l’Angleterre peut être vue dans l’espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu’à Greenwich et au-dessous.

Au-dessous de Londres, c’est l’Angleterre industrielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires ; ceux-ci, à chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions : les plus petits d’abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l’hôpital des vieux marins et les fenêtres de la taverne où festoient les étrangers.

Au-dessus de Londres, c’est l’Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l’eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre : à l’ouest l’aristocratie, à l’est la démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l’histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.

Je passai une partie de l’été de 1799 à Richmond avec Christian de Lamoignon, m’occupant du Génie du christianisme. Je faisais des nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J’aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le Richmond du traité Honor Richemundiæ, car alors je me serais retrouvé dans ma patrie, et voici comment : Guillaume le Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis le comté de Richmond[52] : les ducs de Bretagne, successeurs d’Alain, inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard : le Richmond sur la Tamise est l’ancien Sheen d’Édouard III.

Là expira, en 1377, Édouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse Alix Pearce, qui n’était plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy : n’aimez qu’à l’âge où vous pouvez être aimé. Henri VIII et Élisabeth moururent aussi à Richmond : où ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait à cette résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet abominable homme ; d’un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et la servitude du Parlement ; de l’autre, s’ils disaient trop anathème au chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant :

Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme[53]


On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d’observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d’Anne Boleyn. Henri tressaillit d’aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté ! le fer avait tranché le col délicat, ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses fatales caresses.

Dans le parc abandonné de Richmond, je n’attendais aucun signal homicide, je n’aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui m’aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles : accoutumés à courir devant une meute, ils s’arrêtaient lorsqu’ils étaient fatigués ; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J’allais voir à Kew[54] les kanguroos, ridicules bêtes, tout juste l’inverse de la girafe : ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l’Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d’un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules pleureurs : un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis.

Voici qu’un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche : « Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! s’écria-t-il aussitôt qu’il fut à portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là ? j’ai fait ma liste : Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam æternam, que vous ne verriez rien. »

Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Peltier m’énuméra ses espérances ; il en avait des relais ; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe de çà, jusqu’au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu’il prit au collet : Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour second James Mackintosh ; condamné devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune (qu’il mangea incontinent) en vendant les pièces de son procès[55].

Bleinheim me fut désagréable : je souffrais d’autant plus d’un ancien revers de ma patrie, que j’avais eu à supporter l’insulte d’un récent affront ; un bateau en amont de la Tamise m’aperçut sur la rive ; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras ; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d’Aboukir : ces succès de l’étranger, qui pouvaient m’ouvrir les portes de la France, m’étaient odieux. Nelson, que j’avais rencontré plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. L’amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et moi qu’outragea sur la Tamise le triomphe d’Aboukir, j’ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du sang de mes compatriotes.

Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques : j’aime mieux ses ombrages. Le cicerone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d’un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante vallée du Céphise. De beaux tableaux de l’école italienne s’attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les volets étaient fermés : pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine !

Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de Charles II : voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant d’une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait chasser sa race.

Nous vîmes, à Slough, Herschell[56] avec sa savante sœur et son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles planètes : cela faisait rire Peltier qui s’en tenait aux sept vieilles.

Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette république d’Alfred le Grand ; elle représentait les libertés privilégiées et les mœurs des institutions lettrées du moyen âge. Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d’armes de ce prince.

Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J’avais traduit l’élégie de Gray sur le Cimetière de campagne :

The curfew tolls the knell of parting day.

Imitation de ce vers de Dante :

     Squilla di lontano
Che paja ’l giorno pianger che si muore
[57].

Peltier s’était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, ma traduction[58]. À la vue d’Oxford, je me souvins de l’ode du même poète sur une vue lointaine du collège d’Éton :

« Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis mon enfance insouciante errait étrangère à la peine ! je sens les brises qui viennent de vous : elles semblent caresser mon âme abattue, et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps.

« Dis, paternelle Tamise…, dis quelle génération volage l’emporte aujourd’hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la balle fugitive. Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes ! Elles n’ont ni prévision des maux à venir, ni soin d’outre-journée. »

Qui n’a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s’est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années ? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau.


VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.

Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs mœurs et leur caractère national. Il n’y avait encore qu’un peuple, au nom duquel s’exerçait la souveraineté par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liées d’un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n’existait pas : rien ne s’interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n’était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trottoirs où l’on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu’on les regardait. « L’Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. » Les redingotes sans habit étaient si peu d’usage à Londres, en 1793, qu’une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : « Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi était vêtu d’une redingote quand on lui coupa la tête ? »

Les gentlemen-farmers n’avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l’opposition au ministère, maintenait les idées de liberté, d’ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l’oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef, se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-Bretagne ne périrait point tant qu’on chanterait God save the King, que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l’on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix sous le nom de lions et d’autruches.

Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux ; il avait reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. L’université d’Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots : À l’usage du clergé catholique exilé pour la religion. Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n’en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles[59], passaient des ladies assises de côté dans des chaises à porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d’autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adoré les mères ; ces filles sont, en 1822, les mères et grand’mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd’hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de fleurs.


MŒURS POLITIQUES.

L’Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l’apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j’ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine ; magnifique ambassadeur à Londres aujourd’hui, en 1822, je ne saurais dire à quel point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j’avais admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Les idées générales ont pénétré dans cette société particulière. Mais l’aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus grandes sociétés qui aient fait honneur à l’espèce humaine depuis le patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d’un comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je déplore ici la perte.

En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s’agissait de la Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu’alors avaient été amis, ne déployèrent autant d’éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles : « Le très honorable gentleman, dans le discours qu’il a fait, m’a traité à chaque phrase avec une dureté peu commune ; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, je ne serai pas épouvanté ; je ne crains pas de déclarer mes sentiments dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en péril. C’est certainement une chose indiscrète en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de m’abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l’ordonnent, dans mes dernières paroles je m’écrierai : Fuyez la Constitution française ! — Fly from the French Constitution. »

M. Fox ayant dit qu’il ne s’agissait pas de perdre des amis, M. Burke s’écria :

« Oui, il s’agit de perdre des amis ! Je connais le résultat de ma conduite ; j’ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est finie : I have done my duty at the price of my friend ; our friendship is at an end. J’avertis les très honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu’ils doivent à l’avenir (soit qu’ils se meuvent dans l’hémisphère politique comme deux grands météores, soit qu’ils marchent ensemble comme deux frères), je les avertis qu’ils doivent préserver et chérir la Constitution britannique, qu’ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories. — From the danger of these new theories. » Mémorable époque du monde !

M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des pauvres émigrés. J’allai voir ce qu’il appelait sa pépinière, his nursery. Il s’amusait de la vivacité de la race étrangère qui croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les insouciants petits exilés, il me disait : « Nos petits garçons ne feraient pas cela : our boys could not do that, » et ses yeux se mouillaient de larmes : il pensait à son fils parti pour un plus long exil.

Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l’influence des nouvelles théories. Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La liberté, contenue dans les limites de l’ordre, semblait se débattre à Westminster sous l’influence de la liberté anarchique, qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention.

M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide, son intonation monotone, son geste insensible ; toutefois, la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subitement illuminés d’éclairs d’éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

J’apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d’étain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval ; c’était là le maître des rois de l’Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l’Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d’acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés : laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle.

Ce grand financier n’avait aucun ordre chez lui ; point d’heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l’addition d’un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt.

Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne : en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l’homme d’État qui avait mis l’Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre.

George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, à l’ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la santé du roi. Un jour, j’étais allé visiter Windsor : j’obtins pour quelques schellings de l’obligeance d’un concierge qu’il me cachât de manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses mains les murs des salles. Il s’assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d’une sonate de Hændel : c’était une belle fin de la vieille Angleterre. Old England !


Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande révolution s’était opérée. Bonaparte, devenu premier consul, rétablissait l’ordre par le despotisme ; beaucoup d’exilés rentraient ; la haute émigration, surtout, s’empressait d’aller recueillir les débris de sa fortune : la fidélité périssait par la tête, tandis que son cœur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province à demi nus. Madame Lindsay était partie ; elle écrivait à MM. de Lamoignon de revenir ; elle invitait aussi madame d’Aguesseau, sœur de MM. de Lamoignon[60], à passer le détroit. Fontanes m’appelait, pour achever à Paris l’impression du Génie du christianisme. Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le revoir ; des dieux plus puissants que les Lares paternels me retenaient ; je n’avais plus en France de biens et d’asile ; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait : je n’y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma sœur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus mon nom ; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et par une absence de huit années.

Livré à moi seul, je ne sais si j’aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite société se dissoudre ; madame d’Aguesseau me proposait de me mener à Paris : je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du Génie du christianisme, et m’en donnèrent les feuilles composées. Je détachai des Natchez les esquisses d’Atala et de René ; j’enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d’Aguesseau : madame Lindsay nous attendait à Calais.

Ainsi j’abandonnai l’Angleterre en 1800 ; mon cœur était autrement occupé qu’il ne l’est à l’époque où j’écris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d’exil que des regrets et des songes ; aujourd’hui ma tête est remplie de scènes d’ambition, de politique, de grandeurs et de cours, si messéantes à ma nature. Que d’événements sont entassés dans ma présente existence ! Passez, hommes, passez ; viendra mon tour. Je n’ai déroulé à vos yeux qu’un tiers de mes jours ; si les souffrances que j’ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer, et des amertumes d’une autre sorte se mêleront à mon récit ! Que n’aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j’ai déjà montré le premier plan ; de cet Empire et de l’homme gigantesque que j’ai vu tomber ; de cette Restauration à laquelle j’ai pris tant de part, aujourd’hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu’à travers je ne sais quel nuage funèbre ?

Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s’ouvre devant moi la carrière de l’écrivain ; d’homme privé, je vais devenir homme public ; je sors de l’asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde ; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémorées ; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle ; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des sœurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.

Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l’abri d’un nom étranger : caché doublement dans l’obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j’abordai la France avec le siècle[61].




  1. Ce livre a été écrit à Londres, d’avril à septembre 1822. Il a été revu en février 1845.
  2. M. A. Dulau était Français. Ancien bénédictin du collège de Sorèze, il avait émigré et s’était fait libraire à Londres. Homme d’esprit et de jugement, il rendit à ses compatriotes, et surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services. Sa boutique était dans Wardour-street.
  3. Voir, à l’Appendice, le no IV : Comment fut composé le Génie du Christianisme.
  4. C’est un vers d’Ovide :
    Et fugiunt, freno non remorante, dies.
  5. Sur Mlle Caroline de Bédée, voir, au tome I, la note 2 de la page 36 (note 51 du Livre Premier). Elle survécut à Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28 avril 1849. Écrivant, le 15 mars 1834, à sa sœur, la comtesse de Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant sa lettre : « Dis mille choses à Caroline et à notre famille. »
  6. David Hume (1711-1776). Il a composé l’Histoire de l’Angleterre au moyen âge ; l’Histoire de la maison de Tudor ; l’Histoire de l’Angleterre sous les Stuarts.
  7. Tobias-George Smollett (1721-1771), poète, romancier, historien. Son Histoire complète d’Angleterre, depuis la descente de Jules-César jusqu’au traité d’Aix-la-Chapelle (1748), continuée ensuite jusqu’en 1760, a été traduite en français par Targe (1759-1768, 24 vol. in-12). La partie qui va de la Révolution de 1688 à la mort de George II (1760) s’imprime ordinairement à la suite de Hume, à titre de complément.
  8. Édouard Gibbon (1737-1794). Son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, publiée de 1776 à 1788, a été plusieurs fois traduite en français.
  9. Le Dr William Robertson (1721-1793). On lui doit une Histoire d’Écosse pendant les règnes de la reine Marie et du roi Jacques VI jusqu’à son avènement au trône d’Angleterre ; une Histoire d’Amérique et une Histoire de Charles-Quint, avec une Esquisse de l’état politique et social de l’Europe, au temps de son avènement.
  10. Hugues Blair (1718-1801). Il avait publié, en 1783, un cours de rhétorique et de belles-lettres.
  11. Samuel Johnson (1709-1784). Son Dictionnaire anglais (1755) est resté classique.
  12. Le Spectator, fondé en 1711, par Steele et Addison, a paru pendant deux ans, de janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille était censée rédigée par les membres d’un club, dont le Spectateur n’était que le secrétaire. Parmi les personnages ainsi inventés se trouvait un sir Roger de Caverley, type du bon vieux gentilhomme campagnard, qu’Addison adopta et qui devint, sous sa plume, un personnage exquis.
  13. Edmond Burke (1730-1797). Quoique le principal orateur du parti whig, il se prononça avec ardeur contre la Révolution française, dont il fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent adversaire. Ses Réflexions sur la Révolution de France, publiées en 1790, furent un événement européen.
  14. Balstrode Whitelocke (1605-1676). Il joua un rôle important dans le parti parlementaire, pendant la Révolution d’Angleterre, et a laissé des Mémoires (Memorials of the english affairs), qui constituent de bons matériaux pour l’histoire de son temps.
  15. C’est la traduction abrégée du sonnet LXXI de Shakespeare. Chateaubriand n’a traduit ni les trois premiers, ni les deux derniers vers.
  16. Samuel Richardson (1689-1761). Il n’a publié que trois romans, mais qui eurent tous les trois une vogue prodigieuse, Paméla ou la Vertu récompensée (1740), Clarisse Harlowe (1748), l’Histoire de sir Charles Grandison (1753). Leur succès fut peut-être encore plus grand en France qu’en Angleterre.
  17. Henry Fielding (1707-1754), auteur de Joseph Andrews, de Jonathan Wild, d’Amélia et de Tom Jones. Ce dernier roman est un chef-d’œuvre, qui a été rarement égalé. Lord Byron n’a pas craint d’appeler Fielding « l’Homère en prose de la nature humaine ».
  18. Laurence Sterne (1713-1768) auteur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental.
  19. Le Vicaire de Wakefield, d’Olivier Goldsmith, avait paru en 1766.
  20. Caleb William, par William Godwin, fut publié en 1794 ; le Moine, par Matthew-Gregory Lewis, parut en 1795.
  21. Anne Ward, dame Radcliffe (1764-1823). Le plus célèbre de ses romans, les Mystères d’Udolphe, est de 1794.
  22. Anna-Lœtitia Aikin, Mrss Barbauld (1743-1825). On lui doit une édition des Romanciers anglais, en 50 volumes.
  23. Miss Maria Edgeworth (1766-1849). Ses Contes populaires, ses Contes de la vie fashionable, et ses nombreux romans témoignent d’une rare puissance d’invention et d’une véritable originalité.
  24. Miss Francis Burney, madame d’Arblay (1752-1840). Son premier roman, Évelina ou l’entrée d’une jeune dame dans le monde, publié en 1778, sous le voile de l’anonyme, eut une vogue considérable. Les deux qui suivirent, Cecilia (1782) et Camilla (1796) n’obtinrent pas moins de succès. Elle avait épousé, en 1793, un émigré français, M. d’Arblay, colonel d’artillerie.
  25. La traduction du Gœtz de Berlichingen, de Gœthe, parut en 1799.
  26. Lamartine a dit de même, dans sa Réponse aux Adieux de Walter Scott :

    La main du tendre enfant peut t’ouvrir au hasard,
    Sans qu’un mot corrupteur étonne son regard,
    Sans que de tes tableaux la suave décence
    Fasse rougir un front couronné d’innocence.

  27. William Cowper (1731-1800). Cowper est par excellence le poète de la vie domestique.
  28. Robert Burns (1759-1796). Le poète-laboureur, the Ploughman of Ayrshire, comme on l’appelait en Écosse, fut un admirable poète, que n’a point, tant s’en faut, égalé Bérenger, à qui on l’a, bien à tort, trop souvent comparé.
  29. Thomas Moore (1779-1852). Outre de nombreux et très remarquables ouvrages en prose, tels que Lalla-Rookh, roman oriental, où se trouvent quatre épisodes en vers, il a composé d’admirables poésies, les Mélodies irlandaises et les Amours des anges. Dépositaire des Mémoires de lord Byron, il eut l’impardonnable faiblesse de les détruire.
  30. Thomas Campbell (1777-1844). Le premier et le meilleur de ses ouvrages, les Plaisirs de l’espérance, parut en 1799.
  31. Samuel Rogers (1762-1855), le banquier-poète, auteur des Plaisirs de la mémoire, de la Vie humaine, de l’Italie et de Christophe Colomb, fragment d’épopée. Le plus riche des poètes de son temps, il se donna le luxe de publier une édition de ses Poèmes, en deux volumes ornés de vignettes gravées par les premiers peintres anglais modernes. Cette édition lui coûta la bagatelle de quinze mille livres (375 000 francs).
  32. George Crabbe (1754-1832). Dans le Village (1783) et le Registre de paroisse (1807), il a peint avec un merveilleux talent et une simplicité pleine de poésie les scènes de la vie commune.
  33. William Wordsworth (1770-1850), auteur des Ballades lyriques (1798), d’un recueil de Poèmes (1807), qui contient quelques-unes de ses meilleurs pièces, des Excursions (1814), poème en neuf chants sur la nature morale de l’homme. Il fut sans rival dans le sonnet.
  34. Robert Southey (1774-1843), poète, historien et critique, un des écrivains les plus féconds du XIXe siècle. Il a composé quatre ou cinq grandes épopées, dont la plus célèbre, Rodrigue, le dernier des Goths, parut en 1814. Il fut, avec son beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis de citer), et avec Wordsworth, un des trois poètes de l’école des lacs ou lakiste.
  35. James-Henri-Leigh Hunt (1784-1859). Prosateur éminent, il se fit aussi une brillante réputation comme poète par l’alliance de la richesse de l’imagination et du style avec la grâce et la mélancolie du sentiment. Ses principales œuvres poétiques sont : la Fête des poètes (1815) ; Rimini (1816) ; Plume et épée (1818) ; Contes en vers (1833) ; le Palefroi (1842).
  36. James-Sheridan Knowles (1784-1862), poète dramatique. L’imitation de Shakespeare est visible dans toutes ses œuvres. Les principales sont des tragédies : Caïus Gracchus, Virginius, Alfred le Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida, la Rose d’Aragon, etc. On cite parmi ses comédies : le Mendiant de Bethnal-Green, le Bossu, la Malice d’une femme, la Chasse d’amour, la Vieille fille, le Secrétaire.
  37. Henri-Richard Vassall-Fox, troisième lord Holland (1773-1840). Il était le neveu du célèbre Charles Fox. Homme politique et l’un des membres influents du parti whig, il cultivait les lettres et avait fait paraître en 1806 un ouvrage sur la Vie et les écrits de Lope de Vega. Après sa mort, on a publié de lui : Souvenirs de l’étranger et Mémoires du parti whig à mon époque.
  38. George Canning (1770-1827), un des plus grands orateurs de l’Angleterre. Il avait un remarquable talent de versification, qu’il employa surtout à ridiculiser ses adversaires politiques. Sa parodie des Brigands de Schiller et son poème sur la Nouvelle morale sont deux satires mordantes dirigées contre les principes et les hommes de la Révolution française. Dans un autre ton, il a écrit une admirable pièce sur la mort de son fils aîné.
  39. John Wilson Croker (1780-1857). Homme politique comme Canning et lord Holland, membre du parlement et, au besoin, membre d’un cabinet tory, il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts littéraires, multipliant les livres d’histoire et les écrits de circonstance, critique infatigable et poète à ses heures pour chanter les victoires anglaises, Trafalgar ou Talavera. En 1809, pour répondre à la Revue d’Édimbourg, il avait, d’accord avec Walter Scott, Gifford, George Ellis, Frère et Southey, fondé la Quaterly Review, organe du parti tory. Il en fut, pendant de longues années, le principal rédacteur.
  40. La mort de Burns est du 21 juillet 1796 et celle de Cowper du 25 avril 1800 ; William Mason, auteur du Jardin anglais, poème descriptif en quatre livres, mourut en 1797.
  41. Darwin mourut le 18 août 1802, et Beattie en 1803. — Erasmus Darwin (1731-1802), médecin et poète, auteur du Jardin botanique, des Amours des plantes et du Temple de la nature. Son petit-fils, Charles-Robert Darwin, a conquis, à son tour, une grande célébrité par son livre sur l’Origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). — James Beattie (1735-1803) a publié, outre son poème du Ménestrel, plusieurs ouvrages de philosophie morale. Chateaubriand, dans son Essai sur la littérature anglaise, lui a consacré tout un chapitre.
  42. On lit dans la préface des Mélanges de Chateaubriand (Œuvres complètes, t. XXII), au sujet d’Ossian « Lorsqu’en 1793 la révolution me jeta en Angleterre, j’étais grand partisan du Barde écossais : j’aurais, la lance au poing, soutenu son existence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par divers auteurs, étaient indubitablement, à mes yeux, du père d’Oscar, tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans l’ardeur de mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout occupé que j’étais, je traduisis quelques productions ossianiques de John Smith. Smith n’est pas l’inventeur du genre ; il n’a pas la noblesse et la verve épique de Macpherson ; mais peut-être son talent a-t-il quelque chose de plus élégant et de plus tendre… J’avais traduit Smith presque en entier : Je ne donne que les trois poèmes de Dargo, de Duthona et de Gaul… »
  43. C’est le début de l’une des pièces du recueil publié par lord Byron en 1807 sous ce titre : Heures de paresse. Le poète n’avait encore que dix-neuf ans.
  44. Vers écrits sous un ormeau dans le cimetière d’Harrow et datés du 2 septembre 1807. C’est par cette pièce que se terminent les Heures de paresse.
  45. Voyage en France, en Espagne et en Italie pendant les années 1787-1789, par Arthur Young.
  46. Les Martyrs, livre IV.
  47. Lettres de Cicéron, lib. IV, épist. V, ad Familiares.
  48. Il s’agit ici, non précisément d’un article, mais d’une Notice sur lord Byron, publiée dans la Biographie universelle de Michaud, et reproduite dans les Études de littérature ancienne et étrangère, par M. Villemain.
  49. De la littérature considérée dans ses rapports avec l’état moral et politique des nations, par Mme de Staël. Le livre de Mme de Staël ayant paru en 1800, avant Atala et le Génie du christianisme, celle-ci était assurément excusable de n’avoir point nommé Chateaubriand, et elle eût pu lui répondre :
    Comment l’aurais-je fait si vous n’étiez pas né ?
  50. Teresa Gamba, comtesse Guiccioli, née à Ravenne en 1802, célèbre par sa liaison avec lord Byron. En 1831, veuve de son mari et… et de lord Byron, elle épousa le marquis de Boissy, qui avait été attaché à l’ambassade de Chateaubriand à Rome et l’un de ses protégés. Le marquis de Boissy, pair de France sous Louis-Philippe et sénateur sous le second empire, est resté le type du parfait interrupteur. L’ex-comtesse Guiccioli a fait paraître, en 1863, deux volumes de souvenirs sur l’auteur de Childe-Harold, publiés sous ce titre : Byron jugé par des témoins de sa vie.
  51. Miss Milbanks, fille de sir Ralph Milbanks-Noël, héritière de la fortune et des titres de Wentworth, avait épousé lord Byron le 2 janvier 1815. Après un an de mariage et la naissance d’une fille qui fut nommée Ada, lady Byron se retira chez son père et ne voulut plus revoir son époux. « La persévérance de ses refus, dit Villemain, et la discrétion de ses plaintes accusent également Byron, qui, n’eût-il pas eu d’autres torts, appelait sur lui la malignité des oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la faute impardonnable de tourner en ridicule celle qui portait son nom. »
  52. Voir le Domesday book. Ch.
  53. C’est un vers de La Harpe dans son poème sur la Révolution. Sans doute, le sens et l’énergie de ce vers plaisaient tout particulièrement à Chateaubriand, car il lui arrivera encore de le citer dans ce même volume.
  54. Village du comté de Surrey, à treize kilomètres O. de Londres, sur la rive droite de la Tamise. Kew possède un château royal, célèbre par son observatoire et son jardin botanique, un des plus riches qu’il y ait au monde.
  55. Voir plus haut, page 111, la note sur Peltier (note 6 du Livre VIII).
  56. William Herschell (1738-1822). Le roi George III lui avait donné, au bourg de Slough, une habitation voisine de son château de Windsor. Le célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la construction de ses télescopes et dans ses observations son frère Alexandre et sa sœur Caroline, qui mourut, presque centenaire, en 1848.
  57. Le Purgatoire, chant VIII, vers 5.
  58. Elle a été insérée par Chateaubriand au tome XXII de ses Œuvres complètes. « S’il a fait, dit Sainte-Beuve, de bien mauvais vers et de médiocres, il en a trouvé quelques-uns de tout à fait beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de Marie-Joseph Chénier dans la traduction du Cimetière de Gray. » (Chateaubriand et son groupe littéraire, tome I, p. 98.)
  59. Caroline-Amélia-Augusta de Brunswick-Wolfenbüttel, née en 1768, avait épousé en 1795 le prince de Galles, depuis George IV. Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à laquelle il s’était uni par un mariage entaché de nullité, celui-ci n’avait consenti à cette union que pour obtenir du roi son père le payement de ses dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille, la princesse Charlotte (mariée en 1816 au prince Léopold de Cobourg et morte en couches l’année suivante), le prince et la princesse de Galles s’étaient séparés d’un commun accord (1796). En 1806, le prince provoqua une enquête judiciaire sur la conduite de sa femme, qu’il accusait d’avoir donné le jour à un enfant illégitime. Le roi George III prit parti pour sa belle-fille, et l’enquête n’eut pas de résultat. Appelé au trône en 1820, George IV, non content de se refuser à reconnaître à sa femme le titre et les prérogatives royales, introduisit contre elle au parlement un bill dans lequel il demandait le divorce pour cause d’adultère de la reine avec un ancien valet de pied nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels Brougham, avocat de la reine Caroline, fit preuve de la plus rare habileté et de la plus puissante éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement (6 novembre 1820). Mais au mois de juillet de l’année suivante, l’entrée de Westminster fut refusée à la reine le jour du couronnement de George IV. Le dépit qu’elle conçut de cet affront ne fut pas étranger à sa fin survenue quelques jours plus tard.
  60. Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la note 1 de la page 154 (note 21 du Livre VIII). — Leur sœur, Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait épousé Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d’Aguesseau, seigneur de Fresne, avocat général au Parlement, lequel devint membre de l’Académie française (1787), député à la Constituante de 1789, sénateur de l’Empire (1805), pair de la Restauration (1814). Madame d’Aguesseau est morte en 1849, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
  61. Voir, à l’Appendice, le no V : la Rentrée en France.