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le baron billing et l’ambassade de londres[1]


En 1834, à l’époque où, dans le salon de madame Récamier, eurent lieu les lectures des Mémoires, le baron de Billing était chargé d’affaires de France à Naples. C’est de cette ville qu’après avoir lu, dans la Revue de Paris, le premier article de Jules Janin, il lui écrivit pour lui signaler un de ces actes de générosité dont Chateaubriand fut coutumier toute sa vie, aux jours de sa détresse comme aux heures de sa prospérité. Parce qu’il a plu à Chateaubriand de toujours se taire sur ces actes-là, ce nous est peut-être une raison d’en faire connaître au moins quelques-uns. Par l’anecdote qu’elle rappelle, par les détails qu’elle contient, la lettre de M. Billing est, d’ailleurs, comme une page tombée des Mémoires ; il sied, je crois, de la leur restituer.

Voici cette lettre.

Naples, ce 30 avril 1834.

Monsieur Jules Janin, à Paris,

Vous nous avez donné, dans la Revue de Paris, un admirable article sur M. de Chateaubriand ; vous nous en promettez un second, et c’est à cette occasion que je vous adresse la présente lettre…

Vous saurez donc que, par un bonheur inespéré, lors de son ambassade à Londres, M. de Chateaubriand voulut bien non seulement m’honorer d’un intérêt, dont j’ai plus tard éprouvé les effets, mais qu’il daigna m’accorder quelque part dans sa confiance. Connaissant ma longue habitude du pays où il venait représenter la France, il avait coutume de remettre entre mes mains, souvent même presque sans examen, les lettres qu’il recevait de l’intérieur de l’Angleterre. Un jour, parmi celles qui composaient cette correspondance pour ainsi dire quotidienne, il s’en trouva une dont l’écriture, la forme même, excitèrent particulièrement mon attention ; un certain parfum de femme me fit hésiter longtemps d’en pénétrer le contenu, car je craignais quelque distraction de la part de celui dont la tête, comme celle du père Aubry, n’avait pas toujours été chauve. Enfin, il me sembla que ce papier respirait une odeur de pureté et d’innocence. Je l’ouvris : c’était une de ces lettres charmantes telle que Clarisse l’aurait écrite avant d’avoir rencontré Lovelace. Elle était adressée à M. de Chateaubriand par une jeune femme qu’il avait connue enfant, qu’il avait entièrement perdue de vue depuis lors, mais qui néanmoins (heureux privilège du génie !) conservait encore le nom poétique, dont il l’avait baptisée en badinant. Elle lui rappelait ces jours charmants de sa joyeuse enfance et lui racontait comment, depuis cette époque, elle avait grandi et venait de contracter avec un jeune Clergyman une union qui faisait la félicité de son existence. Elle lui demandait la grâce de paraître devant lui pour lui présenter son mari, mais surtout pour remercier, au nom de ses vieux parents, l’ambassadeur du puissant roi de France, des bienfaits dont l’auteur pauvre, et alors ignoré, de l’Essai sur les Révolutions, les avait jadis comblés : « Vous ne pouvez avoir oublié, disait-elle, que sachant mes parents dans la détresse, vous avez compati à des maux que vous éprouviez vous-même, au point d’abandonner généreusement à vos humbles hôtes tout le produit de l’ouvrage que vous veniez de mettre au jour ! »

Quand je rapportai cette lettre à M. de Chateaubriand, et que je lui demandai quel était le jour que je devais indiquer à cette jeune femme pour qu’elle accomplît le devoir dont elle avait à s’acquitter envers lui, sa physionomie se couvrit de cette confusion enfantine que vous lui connaissez : il était confus que même l’un de ses plus sincères admirateurs eût surpris un nouveau trait de son admirable caractère !

Je n’oublierai jamais, monsieur, cette entrevue qui eut lieu peu de jours après, où la jeune Anglaise, pleine de cette chaste assurance de la vertu, remplissant un devoir, portait des yeux calmes et confiants sur le timide représentant d’un grand empire, rougissant de cette sorte de flagrante delicto, où il se trouvait pris. Puis, le mari de la jeune femme, sérieux comme son saint ministère, appelant gravement la bénédiction divine sur le bienfaiteur de la famille de sa femme. Enfin, M. de Chateaubriand, homme alors puissant et entouré des pompes diplomatiques, troublé, éperdu, balbutiant quelques mots d’anglais, de cette voix dont je n’ai retrouvé l’harmonie que dans la bouche de Canning et dans celle de mademoiselle Mars ; pour étouffer ce souvenir du bien qu’il avait fait, alors que pauvre, obscur, isolé, il avait généreusement secouru une famille plus pauvre, plus obscure, plus isolée encore que lui !

Je ne sais, monsieur, si ce petit incident inaperçu dans un drame admirable, par une distraction bien naturelle à M. de Chateaubriand, n’aura pas été omis des Mémoires, dont il est si fort question, en ce moment, dans le monde ; mais il m’a semblé que c’était surtout à vous qu’il appartenait de réparer cet oubli. Quel parti, si vous le voulez bien, ne saurez-vous pas tirer de tout ce que cette anecdote renferme, à mon gré, de touchant !

Pour mon compte, je serais trop heureux si en la voyant figurer dans le prochain article que nous attendons de vous, j’avais, en la tirant de l’oubli, témoigné à l’homme illustre qui en est l’objet combien la reconnaissance que sa conduite envers moi m’a inspirée, est plus vive aux jours de ce que le monde appelle son infortune, qu’alors qu’il était assis parmi les puissants de la terre !

Recevez, monsieur, l’assurance de mon dévouement et de mea sentiments tout particuliers.

A. Billing.
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  1. Ci-dessus, p. 317.