Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 6/6

VI

L’AVENIR DU MONDE[1].

Dans son manuscrit de 1834, Chateaubriand avait placé ici de très éloquentes pages, qu’il autorisa la Revue des Deux-Mondes à publier dans sa livraison du 15 avril 1834, où elles parurent sous ce titre : Avenir du monde. Elles sont parmi les plus belles du grand écrivain, et elles doivent être ici reproduites en entier, l’auteur leur ayant fait subir, dans sa rédaction dernière, de considérables modifications.

L’Europe court à la démocratie. La France est-elle autre chose qu’une république entravée d’un directeur ? Les peuples grandis sont hors de page : les princes en ont eu la garde-noble ; aujourd’hui les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n’avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu’à notre temps, les rois ont été appelés ; les nations semblent l’être à leur tour. Les courtes et petites exceptions des républiques grecque, carthaginoise, romaine, n’altèrent pas le fait politique général de l’antiquité, à savoir l’état monarchique normal de la société entière sur le globe. Maintenant la société quitte la monarchie, du moins la monarchie telle qu’on l’a connue jusqu’ici.
Les symptômes de la transformation sociale abondent. En vain on s’efforce de reconstituer un parti pour le gouvernement absolu d’un seul : les principes élémentaires de ce gouvernement ne se retrouvent point ; les hommes sont aussi changés que les principes. Bien que les faits aient quelquefois l’air de se combattre, ils n’en concourent pas moins au même résultat, comme, dans une machine, des roues qui tournent en sens opposé, produisent une action commune.
Les souverains se soumettant graduellement à des libertés nécessaires, descendant sans violence et sans secousse de leur piédestal, pouvaient transmettre à leurs fils, dans une période plus ou moins étendue, leur sceptre héréditaire réduit à des proportions mesurées par la loi. La France eût mieux agi pour son bonheur et son indépendance, en gardant un enfant qui n’aurait pu faire des journées de juillet une honteuse déception ; mais personne n’a compris l’événement. Les rois s’entêtent à garder ce qu’ils ne sauraient retenir ; au lieu de glisser doucement sur le plan incliné, ils s’exposent à tomber dans le gouffre ; au lieu de mourir de sa belle mort, pleine d’honneurs et de jours, la monarchie court risque d’être écorchée vive : un tragique mausolée ne renferme à Venise que la peau d’un illustre chef.
Les pays les moins préparés aux institutions libérales, tels que le Portugal et l’Espagne, sont poussés à des mouvements constitutionnels. Dans ces pays, les idées dépassent les hommes. La France et l’Angleterre, comme deux énormes béliers, frappent à coups redoublés les remparts croulants de l’ancienne société. Les doctrines les plus hardies sur la propriété, l’égalité, la liberté, sont proclamées soir et matin à la face des monarques qui tremblent derrière une triple haie de soldats suspects. Le déluge de la démocratie les gagne ; ils montent d’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d’où ils se jetteront à la nage dans le flot qui les engloutira.
La découverte de l’imprimerie a changé les conditions sociales : la presse, machine qu’on ne peut plus briser, continuera à détruire l’ancien monde, jusqu’à ce qu’elle en ait formé un nouveau : c’est une voix calculée pour le forum général des peuples. L’imprimerie n’est que la Parole écrite, première de toutes les puissances : la Parole a créé l’univers ; malheureusement le Verbe dans l’homme participe de l’infirmité humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré sa pureté originelle.
Ainsi, la transformation, amenée par l’âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n’est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d’où sortira la renaissance. C’est impiété de lutter contre l’ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hauteur, la révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l’ancienne politique deviennent inapplicables.
Louis-Philippe a mûri d’un demi-siècle le fruit démocratique. La couche bourgeoise où s’est implanté le philippisme, moins labourée par la révolution que la couche militaire et la couche populaire, fournit encore quelque suc à la végétation du gouvernement du 7 août, mais elle sera tôt épuisée.
Il y a des hommes religieux qui se révoltent à la seule supposition de la durée quelconque de l’ordre de choses actuel. « Il est, disent-ils, des réactions inévitables, des réactions morales, enseignantes, magistrales, vengeresses. Si le monarque qui nous initia à la liberté, a payé dans ses qualités le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV, peut-on croire que la dette contractée par Égalité à l’échafaud du roi innocent, ne sera pas acquittée ? Égalité, en perdant la vie, n’a rien expié : le pleur du dernier moment ne rachète personne ; larmes de la peur qui ne mouillent que la poitrine, et ne tombent pas sur la conscience. Quoi ! la race d’Orléans pourrait régner au droit des crimes et des vices de ses aïeux ? Où serait donc la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n’aurait ébranlé la vertu, accusé la justice éternelle, insulté l’existence de Dieu ! »
J’ai entendu faire ces raisonnements, mais faut-il en conclure que le sceptre du 9 août va tout à l’heure se briser ? En s’élevant dans l’ordre universel, le règne de Louis-Philippe n’est qu’une apparente anomalie, qu’une infraction non réelle aux lois de la morale et de l’équité : elles sont violées ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont observées dans un sens illimité et général. D’une énormité consentie de Dieu, je tirerais une conséquence plus haute, j’en déduirais la preuve chrétienne de l’abolition de la royauté en France ; c’est cette abolition même et non un châtiment individuel, qui serait l’expiation de la mort de Louis XVI. Nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre solidement le diadème : Napoléon l’a vu tomber de son front malgré ses victoires, Charles X malgré sa piété ! Pour achever de discréditer la couronne aux yeux des peuples, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.
Une raison prise dans la catégorie des choses humaines peut encore faire durer quelques instants de plus le gouvernement sophisme, jailli du choc des pavés.
Depuis quarante ans, tous les gouvernements n’ont péri en France que par leur faute : Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la république n’a succombé qu’à l’excès de ses crimes ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s’est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de juillet, le trône légitime serait encore debout. Mais le gouvernement actuel ne paraît pas devoir commettre la faute qui tue ; son pouvoir ne sera jamais suicide ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d’une sottise, et il n’a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie ou des faiblesses de la vertu.
Mais après tout il faudra s’en aller : qu’est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d’un peuple ? L’ancienne société périt avec la politique chrétienne, dont elle est sortie : à Rome, le règne de l’homme fut substitué à celui de la loi par César ; on passa de la république à l’empire. La révolution se résume aujourd’hui en sens contraire ; la loi détrône l’homme ; on passe de la royauté à la république. L’ère des peuples est revenue : reste à savoir comment elle sera remplie.
Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique.
Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?
Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout : Dieu a livré son fils aux clous de la croix, pour renouveler l’ordre de l’univers. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l’ère chrétienne n’ont pas suffi à l’abolition de l’esclavage ; il n’y a encore qu’une très petite partie accomplie de la mission évangélique.
Ces calculs ne vont point à l’impatience des Français : jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps, c’est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange ; il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les mœurs et les idées.
Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien. Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s’éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l’esclavage.
La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré ; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s’agite, qui proclame sa puissance, qui s’écrie : « Je veux ! je serai ! à moi l’avenir ! je découvre l’univers ! On n’avait rien vu avant moi ; le monde m’attendait ; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots. »
Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d’espérances n’ont point été déçues en talents et en caractères ! Si vous en exceptez une trentaine d’hommes d’un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique et religieuse, se précipitant sur l’argent et les places comme des pauvres sur une distribution gratuite : troupeau qui ne reconnaît point de berger, qui court de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des vieux pâtres durcis au vent et au soleil ! Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l’oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l’avenir.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Respectant le malheur et me respectant moi même ; respectant ce que j’ai servi, et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères. Mais quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l’intérêt de ma patrie l’emportera sur les engagements de l’honneur dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie, à mon pays appartient ma mort. Prophète, en quittant le monde, je trace mes prédictions sur mes heures tombantes ; feuilles séchées et légères que le souffle de l’éternité aura bientôt emportées.
S’il était vrai que les hautes races des rois refusant de s’éclairer, approchassent du terme de leur puissance, ne serait-il pas mieux dans leur intérêt historique, que par une fin digne de leur grandeur elles se retirassent dans la sainte nuit du passé avec les siècles ? Prolonger sa vie au delà d’une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d’être toujours là pour l’entendre. Alexandre, César, Napoléon, ont disparu selon les règles de la gloire. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : « Comment ! c’est là cette renommée, cette personne, cette race, à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard, du sacrifice de la vie ! » Qu’il est triste de voir le vieux Louis XIV, étranger aux générations nouvelles, ne trouver plus auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé en radotage, d’avoir, au bord de sa fosse rencontré Bossuet ; l’orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l’enfance du vieillard, il repétrit son adolescence ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous-y bien ; tâchez d’y faire bonne figure, car vous y resterez.
  1. Ci-dessus, p. 454.