Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 4/4

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IV

LA MORT DE FONTANES[1].

C’est pendant qu’il était ambassadeur à Berlin, que Chateaubriand perdit le plus ancien et le plus fidèle de ses amis, M. de Fontanes. Avant de quitter Paris, il avait essayé de faire rétablir en faveur de son ami la Grande Maîtrise de l’Université ; la chose ne s’était point arrangée, à cause des combinaisons politiques qu’il avait fallu satisfaire et M. de Fontanes lui avait écrit ce billet :

Je vous le répète, je n’ai rien espéré, ni rien désiré. Ainsi, je n’éprouve aucun désappointement, mais je n’en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié ; ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde.

Le 10 mars 1821, Fontanes fut atteint d’une attaque de goutte à l’estomac qui causa tout de suite à ses amis les plus vives inquiétudes.

Je serai bien affligée, écrivait la duchesse de Duras, en annonçant à Chateaubriand la triste nouvelle, je serai bien affligée si nous perdons M. de Fontanes, je l’aime. Il vous a été si fidèle ! C’est encore un modèle qui disparaîtrait, un type de goût littéraire qui ne serait pas remplacé. Vous appartenez bien plus que lui à la race nouvelle. Ce qui me frappe tous les jours, c’est que tout finit. Les dieux s’en vont.

Le 17 mars, Chateaubriand écrivait à Mme Récamier : « Je suis au désespoir de la maladie de Fontanes. Je tremble de l’arrivée du prochain courrier. » — Fontanes était mort le matin même du jour où son ami écrivait cette lettre.

Chateaubriand fut accablé par cette mort ; il envoya à M. Bertin les lignes suivantes, qui parurent dans le Journal des Débats du 10 avril 1821 :

Monsieur,

Il est de mon devoir de répondre à l’appel que vous avez fait à l’amitié, dans votre journal du 19 de ce mois. J’y répondrai mal, car ce n’est pas quand on a le cœur brisé qu’on peut écrire. L’époque à jamais célèbre fondée par Boileau, Racine et Fénelon, finit en M. de Fontanes ; notre gloire littéraire expire avec la monarchie de Louis XIV.

Mon illustre ami laisse entre les mains de sa veuve inconsolable et de sa jeune et malheureuse fille les manuscrits les plus précieux ; et telle était son indifférence pour la renommée, qu’il se refusait à les publier. Ces manuscrits consistent en un Recueil d’odes et de poèmes admirables, en des mélanges littéraires écrits dans cette prose où le bon goût ne nuit point à l’imagination, l’élégance au naturel, la correction à l’éloquence et la chasteté du style à la hardiesse de la pensée.

Devais-je être appelé si tôt à parler des derniers ouvrages de l’écrivain supérieur qui annonça mes premiers essais ? Personne (si ce n’est un de ses vieux amis qui est aussi le mien, M. Joubert) n’a mieux connu que moi cette bonhomie, cette simplicité, cette absence de toute envie, qui distinguent les vrais talents et qui faisaient le fond du caractère de M. de Fontanes. Singulière fatalité ! notre amitié commença dans la terre étrangère, et c’est dans la terre étrangère que j’apprends la mort du compagnon de mon exil !

Comme homme public, M. de Fontanes a rendu à son pays des services inappréciables ; il maintint la dignité de la parole, sous l’empire du maître qui commandait un silence servile ; il éleva dans les doctrines de nos pères des enfants qu’on voulait séparer du passé pour bouleverser l’avenir. Vous aussi, monsieur, vous avez admiré et aimé ce beau génie, cet excellent homme, qui peut-être est déjà oublié dans la ville où tout s’oublie.

Mais le temps de la mémoire viendra ; la postérité reconnaissante voudra savoir quel fut cet héritier du grand siècle, dont elle lira les pages immortelles. Je suis incapable aujourd’hui d’entrer dans de longs détails sur la personne et les travaux de mon ami ; la perte que je fais est irréparable, et je la sentirai le reste de ma vie. Au moment même où votre journal est arrivé, j’écrivais à M. de Fontanes ; je ne lui écrirai plus ! Pardonnez, monsieur, si je borne ma lettre à ce peu de mots que je vois à peine en les traçant.

J’ai l’honneur, etc.

Chateaubriand.
Berlin, 31 mars.

C’est par les soins de Chateaubriand que furent publiées, en 1839, les Œuvres de Fontanes, en deux volumes in-8o, avec une Notice par Sainte-Beuve. L’année précédente, il s’était fait l’éditeur du Recueil des Pensées de Joubert : Chateaubriand n’oubliait pas ses amis.

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  1. Ci-dessus, p. 225.