Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 3/6

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VI

petite guerre pendant la campagne de russie[1].


Le 4 septembre 1812, l’armée française, partagée en trois colonnes, partit de Gjatz et de ses environs. Napoléon marchait à la rencontre de Kutusof, qu’il devait trouver trois jours après dans les champs de la Moskowa. Ce même jour, 4 septembre, Chateaubriand recevait l’ordre de s’éloigner de Paris. La disgrâce du grand écrivain était complète, et les scribes aux gages du ministre de la police multiplièrent contre lui leurs attaques. Elles avaient du reste commencé dès 1811, à la suite de l’épisode du discours de réception. Chateaubriand était coupable d’indépendance. C’était là un « crime abominable ». On le lui fit bien voir.

Ce fut, pendant quelques mois, une pluie de brochures. Il y eut l’Itinéraire de Pantin au Mont-Calvaire[2] en passant par la rue Mouffetard, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg Saint-Jacques, le faubourg Saint-Germain, les quais, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne, Neuilly, Suresnes, et revenant par Saint-Cloud, Boulogne. Auteuil et Chaillot, etc. ; ou Lettres inédites de Chactas à Atala, ouvrage écrit en style brillant et traduit pour la première fois du bas-breton sur la 9e édition, par M. de Chateauterne (René Perrin) ; — Monsieur de la Maison-Terne. — Les Persécuteurs. — Esprit, Maximes et Principes de M. de Chateaubriand. — Itinéraire de Lutèce au Mont-Valérien en suivant le fleuve séquanien et en revenant par le Mont des Martyrs, etc., etc. Dans cette dernière brochure, on voyait les aventures de M. de Saint-Géran, le pèlerinage de M. de Maisonterne et l’entrevue de ce dernier avec Madame Bélise, comtesse de Mascarillis (la comtesse de Genlis).

L’auteur des Martyrs n’avait fait que rire des pasquinades dirigées contre M. de Châteauterne et M. de Maisonterne. Il dut s’émouvoir le jour où l’on essaya de mettre en cause non plus son style et son talent, mais son caractère et son honneur. Au mois de novembre 1812, parut une brochure intitulée : Lettre à M. le comte de B…, pendant son séjour aux eaux d’Aix-la-Chapelle[3]. Elle était due à la plume d’un certain Charles His, qui avait rédigé pendant la Révolution un journal appelé le Républicain français, et qui allait devenir sous la Restauration un royaliste zélé, si bien que, sous Charles X, il fut un moment question de l’anoblir. Un peu plus, il se serait appelé Charles d’His, comme le Roi ! En attendant, le pauvre diable était aux gages du duc de Rovigo. Celui-ci lui avait remis un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions, et Charles His, à l’aide de citations tronquées, avait présenté l’auteur du Génie du christianisme comme un hypocrite et un athée.

La meilleure réponse à faire à ces prétendus extraits, était de réimprimer l’Essai en entier. En conséquence, Chateaubriand écrivit la lettre suivante au baron de Pommereul, directeur général de l’imprimerie et de la librairie :


Monsieur le baron,

On s’est permis de publier des morceaux d’un ouvrage dont je suis l’auteur. Je juge, d’après cela, que vous ne verrez aucun inconvénient à laisser paraître l’ouvrage tout entier.

Je vous demande donc, Monsieur le baron, l’autorisation nécessaire pour mettre sous presse, chez Le Normant, mon ouvrage intitulé : Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. Je n’y changerai pas un seul mot ; j’y ajouterai pour toute préface celle du Génie du christianisme.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Paris, ce 17 novembre 1812.

Dès le lendemain, M. de Pommereul lui répondait :


Paris, ce 18 novembre 1812.

Je mettrai mardi prochain, Monsieur, votre demande sous les yeux du ministre de l’Intérieur ; mais votre ouvrage, fait en 1797, est bien peu convenable au temps présent, et s’il devait paraître aujourd’hui pour la première fois, je doute que ce pût être avec l’assentiment de l’autorité. On vous attaque sur cette production ; nous ne ressemblons point aux journalistes qui admettent l’attaque et repoussent la défense, et la vôtre ne trouvera pour paraître aucun obstacle à la direction de la librairie. J’aurai soin, Monsieur, de vous informer de la décision du ministre sur votre demande de réimpression.

Agréez, je vous prie, Monsieur, la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.


Le 24 novembre, Chateaubriand reçut de M. de Pommereul cette autre lettre :


Paris, le 24 novembre 1812.

J’ai mis aujourd’hui. Monsieur, sous les yeux du ministre de l’Intérieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 17 courant, et la réponse que je vous ai faite le 18. Son Excellence a décidé que l’ouvrage que vous me demandez à réimprimer, puisqu’il n’a point été publié en France, doit être soumis aux formalités prescrites par les décrets impériaux concernant la librairie. En conséquence, Monsieur, vous devez, vous ou votre imprimeur, faire à la direction générale de l’imprimerie la déclaration de vouloir l’imprimer, et y déposer en même temps l’édition dont vous demandez la réimpression, afin qu’elle puisse passer à la censure.

Agréez, Monsieur, etc.

Baron de Pommereul.

Il était clair que la censure aurait enlevé tout ce que l’auteur disait à l’éloge de Louis XVI, des Bourbons, de la vieille monarchie, et toutes ses réclamations en faveur de la liberté. Ainsi dépouillé de tout ce qui servait de contrepoids à ses erreurs, l’extrait se serait réduit à un extrait à peu près semblable à celui dont Chateaubriand se plaignait. Force lui était donc de renoncer à le réimprimer.

Si la censure ne lui permettait pas de rééditer son livre, du moins ne s’opposait-elle pas à ce que ses amis prissent sa défense dans les journaux. Ces querelles avaient le grand mérite, aux yeux du gouvernement, d’occuper les esprits, de les détourner des affaires publiques. Cette petite guerre faisait oublier la grande. C’était l’heure où nos soldats tombaient chaque jour par milliers dans les plaines de la Russie. Les bulletins de la Grande-Armée dissimulaient soigneusement ces horribles désastres, à ce point, que la veille même du jour où il devint nécessaire aux projets de Napoléon de faire connaître enfin la vérité, la veille de cette sombre journée du 18 décembre 1812, où éclata comme un coup de foudre la publication du vingt-neuvième bulletin, il était permis de croire que notre armée, toujours victorieuse, n’avait encore éprouvé que des pertes insignifiantes et que seule l’armée russe était détruite. Les journaux, tous dans la main de la police, avaient mission d’entretenir le public dans sa quiétude et son ignorance. Paris trompé ne s’occupait que de querelles littéraires et théâtrales, des attaques de Geoffroy contre Talma ou de celles de Charles His et de ses compères contre Chateaubriand.

Ce dernier avait eu d’abord l’idée de répondre à la brochure de Charles His. Il voulait réfuter lui-même un libelle où la loyauté de son caractère et la sincérité de ses sentiments étaient mises en doute. Ses amis, convaincus que sa rentrée en scène aurait pour effet de lui attirer de nouvelles persécutions, obtinrent, non sans peine, qu’il garderait le silence. Seulement, il fut convenu qu’un jeune écrivain, qui venait de débuter, non sans éclat, dans le Journal de l’Empire, M. Damaze de Raymond, se chargerait du soin de sa défense.

Damaze de Raymond s’acquitta en effet de ce soin avec un plein succès. Sa brochure était intitulée : Réponse aux attaques dirigées contre M. de Chateaubriand. Un des meilleurs critiques du temps, M. Dussault, la qualifia, dans le Journal de l’Empire, de « réfutation victorieuse », « complète », d’« écrit désormais inséparable des autres livres sortis de la plume brillante » de M. de Chateaubriand. — « Les adversaires de cet écrivain, disait encore Dussault, ne seraient-ils que des amis déguisés ? Et l’auteur de la dernière brochure n’a-t-il cherché, par une attaque si maladroite, qu’à lui préparer un nouveau triomphe ? M. Damaze de Raymond entre en part de cette gloire nouvelle. La voilà donc vidée, cette grande querelle, suscitée à l’un des écrivains qui font le plus d’honneur aux temps actuels, comme pour le punir de sa gloire. — Depuis quelque temps, il n’est question que de M. de Chateaubriand : articles plus ou moins violents, pamphlets plus ou moins scientifiques, brochures amères, pasquinades burlesques, tout a été mis en usage pour l’attaquer. Jamais auteur ne fut en butte à plus de traits. Je ne sais pas à quel point il peut aimer à occuper la renommée, mais il me semble que ses adversaires, ou plutôt ses ennemis, se sont comportés comme s’ils eussent craint qu’elle ne l’oubliât trop. Sans cesse, ils ont replacé son nom sous les yeux du public, et rappelé, même en dépit d’eux, ses titres à la gloire ; on dirait qu’ils sont fâchés que M. de Chateaubriand laisse un moment se reposer sa plume éloquente, et qu’ils veulent suppléer par le fracas de leurs colères aux intervalles de silence que garde cet écrivain… »

Dussault avait raison de dire que la brochure de Damaze de Raymond était désormais inséparable des autres écrits de l’auteur des Martyrs. Si cette brochure, en effet, n’est pas dans toutes ses parties l’œuvre de Chateaubriand, elle a été faite, à n’en pas douter, sur des notes de lui. M. Damaze n’est pas seulement en mesure de citer le livre de l’Essai, devenu pourtant comme introuvable ; il cite aussi des morceaux du discours non prononcé à l’Académie et resté manuscrit. Il y a de plus, dans sa Réponse, des traits qui, par la vigueur et l’éclat, rappellent la touche du Maître. Exemple :


Comme il rapporte à la mort de sa mère son retour aux idées religieuses, on a remué la tombe de Mme de Chateaubriand, et l’on a prétendu qu’elle était morte avant la publication du livre dont M. de Chateaubriand faisait le sacrifice à ses volontés dernières. Mais il est constant que l’Essai a été public en 1797, et que Mme de Chateaubriand est morte en 1798, comme le prouve surabondamment son extrait mortuaire. Je tiens ce fait, d’ailleurs facile à vérifier, de personnes dont la véracité ne peut être soupçonnée. Quelle imputation que celle qui forcerait un honnête homme à descendre à de pareilles explications et qui obligerait un fils à produire l’acte de décès de sa mère !


Or, ce trait se retrouvera plus tard dans les Mémoires d’Outre-Tombe : « Quelle critique que celle qui force un honnête homme à entrer dans de pareils détails, qui oblige un fils à produire l’extrait mortuaire de sa mère ! »

Damaze de Raymond eut à ce moment son heure de gloire. Il venait d’inscrire son nom au bas de celui de Chateaubriand. Peut-être était-il appelé à conquérir plus tard une renommée durable. Un malheureux événement arrêta soudain les espérances que ses brillants débuts avaient fait concevoir. Le 27 février 1813, il périt en duel à la suite d’une querelle de jeu.




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  1. Voy. ci-dessus p. 53.
  2. Le Mont-Valérien.
  3. À Paris, au dépôt de la librairie Dentu, galerie de bois, nos 265 et 266. — 1812.