Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 3/2

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II

les martyrs et m. guizot[1].


Les Martyrs, lors de leur apparition, furent l’objet de nombreuses et violentes critiques. Ces attaques ne restèrent pas d’ailleurs sans réponse. Le Bulletin de Lyon, dans une suite de sept articles, publiés à partir du 13 mai 1809, se livra à un examen approfondi de l’ouvrage et s’attacha à le défendre, surtout au point de vue du Christianisme. Ces articles, bientôt réunis en brochure[2], étaient anonymes ; ils avaient pour auteur M. Guy-Marie Deplace, homme instruit et religieux, qui devait avoir l’honneur, quelques années plus tard, d’être chargé par Joseph de Maistre de préparer l’édition du Pape. Si remarquable qu’elle fût, la brochure de M. Deplace n’arriva point à Paris et n’y eut aucun écho. Heureusement, à cette même date. Chateaubriand allait trouver, à Paris même, un autre défenseur, dont les articles, pleins de vigueur et d’éclat, obtinrent un vif succès. Insérés dans le Publiciste, le journal de M. Suard, ils étaient signés G ; leur auteur était M. Guizot, alors à ses débuts[3]. Chateaubriand en fut très touché et s’empressa de le témoigner au jeune écrivain. Un demi-siècle plus tard, M. Guizot relisait encore avec plaisir cette correspondance, et il a eu la bonne idée d’insérer dans ses Mémoires trois des lettres que l’auteur des Martyrs lui écrivit à cette époque[4]. Ces lettres sont trop intéressantes, elles seront ici trop bien à leur place, pour que nous hésitions à les reproduire.


I

Val-de-Loup, ce 12 mai 1809.

Mille remercîments, Monsieur ; j’ai lu vos articles avec un extrême plaisir. Vous me louez avec tant de grâce et vous me donnez tant d’éloges que vous pouvez affaiblir celles-ci ; il en restera toujours assez pour satisfaire ma vanité d’auteur, et toujours plus que je n’en mérite.

Je trouve vos critiques fort justes. Une surtout m’a frappé par la finesse du goût. Vous dites que les catholiques ne peuvent pas, comme les protestants, admettre une mythologie chrétienne, parce que nous n’y avons pas été formés et habitués par de grands poètes : cela est très ingénieux. Et quand on trouverait mon ouvrage assez bon pour dire que je commencerai pour nous cette mythologie, on pourrait répondre que je viens trop tard, que notre goût est formé sur d’autres modèles, etc., etc… Cependant, il resterait toujours le Tasse et tous les poèmes latins catholiques du moyen âge. C’est la seule objection de fait que l’on trouve contre votre critique.

Véritablement, Monsieur, je le dis très sincèrement, les critiques qui ont jusqu’à présent paru sur mon ouvrage me font une certaine honte pour les Français. Avez-vous remarqué que personne ne semble avoir compris mon ouvrage, que les règles de l’épopée sont si généralement oubliées que l’on juge un ouvrage de sens et d’un immense travail comme on parlerait d’un ouvrage d’un jour et d’un roman ? Et tous ces cris contre le merveilleux ! ne dirait-on pas que c’est moi qui suis l’auteur de ce merveilleux ? que c’est une chose inouïe, singulière, inconnue ? Et pourtant nous avons le Tasse, Milton, Klopstock, Gessner, Voltaire même ! Et si l’on ne peut pas employer le merveilleux chrétien, il n’y aura donc plus d’épopée chez les modernes, car le merveilleux est essentiel au poème épique, et je pense qu’on ne veut pas faire intervenir Jupiter dans un sujet tiré de notre histoire. Tout cela est sans bonne foi, comme tout en France. La question était de savoir si mon ouvrage était bon ou mauvais comme épopée, et voilà tout, sans s’embarrasser de savoir s’il était ou non contraire à la religion, et mille choses de cette espèce.

Je ne puis, moi, Monsieur, avoir d’opinion sur mon propre ouvrage ; je ne puis que vous rapporter celle des autres. M. de Fontanes est tout à fait décidé en faveur des Martyrs. Il trouve cet ouvrage fort supérieur à mes premiers ouvrages, sous le rapport du plan, du style et des caractères. Ce qui me paraît singulier, c’est que le IIIe livre, que vous n’aimez pas, lui semble un des meilleurs de l’ouvrage. Sous les rapports du style, il dit que je ne l’ai jamais porté plus haut que dans la peinture du bonheur des justes, dans la description de la lumière du ciel et dans le morceau sur la Vierge. Il excuse la longueur des deux discours du Père et du Fils sur la nécessité d’établir ma machine épique. Sans ces discours plus de récit, plus d’action ; le récit et l’action sont motivés par les discours des essences incréées.

Je vous rapporte ceci, Monsieur, non pour vous convaincre, mais pour vous montrer comment d’excellents esprits peuvent voir un objet sous dix faces différentes. Je n’aime point, comme vous, Monsieur, la description des tortures ; mais elle m’a paru absolument nécessaire dans un ouvrage sur des martyrs. Cela est consacré par toute l’histoire et par tous les arts. La peinture et la sculpture chrétiennes ont choisi ces sujets ; ce sont là les véritables combats du sujet. Vous qui savez tout, Monsieur, vous savez combien j’ai adouci le tableau et ce que j’ai retranché des Acta Martyrum, surtout en faisant disparaître les douleurs physiques et opposant des images gracieuses à d’horribles tourments. Vous êtes trop juste, Monsieur, pour ne pas distinguer ce qui est ou l’inconvénient du sujet ou la faute du poète.

Au reste, Monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d’où elles partent. Il y a une autre plaie cachée qu’on ne montre pas, et qui au fond est la source de la colère ; c’est ce Hiéroclès qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la liberté. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous hâterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu’à un certain degré. Montrez-moi mes fautes, Monsieur, je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi bas dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l’honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais.

Je suis à ma chaumière, Monsieur, où je serai enchanté de recevoir de vos nouvelles. Je serais trop heureux de vous y donner l’hospitalité si vous étiez assez aimable pour venir me la demander.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma profonde estime et de ma haute considération.

De Chateaubriand.
Val-de-Loup, prés d’Aunay, par Antony, département de la Seine.

II

Val-de-Loup, ce 30 mai 1809.

Bien loin, Monsieur, de m’importuner, vous me faites un plaisir extrême de vouloir bien me communiquer vos idées. Cette fois-ci, je passerai condamnation sur le merveilleux chrétien, et je croirai avec vous que nous autres Français nous ne nous y ferons jamais. Mais je ne saurais, Monsieur, vous accorder que les Martyrs soient fondés sur une hérésie. Il ne s’agit point, si je ne me trompe, d’une rédemption, ce qui serait absurde, mais d’une expiation, ce qui est tout à fait conforme à la foi. Dans tous les temps, l’Église a cru que le sang d’un martyr pouvait effacer les péchés du peuple et le délivrer de ses maux. Vous savez mieux que moi, sans doute, qu’autrefois, dans les temps de guerre et de calamités, on enfermait un religieux dans une tour ou dans une cellule, où il jeûnait et priait pour le salut de tous. Je n’ai laissé sur mon intention aucun doute, car je fais dire positivement à l’Éternel, dans le troisième livre, qu’Eudore attirera les bénédictions du ciel sur les chrétiens par le mérite du sang de Jésus-Christ ; ce qui est, comme vous voyez, Monsieur, précisément la phrase orthodoxe, et la leçon même du catéchisme. La doctrine des expiations, si consolante d’ailleurs, et consacrée par toute l’antiquité, a été reçue dans notre religion : la mission du Christ ne l’a pas détruite ; et, pour le dire en passant, j’espère bien que le sacrifice de quelque victime innocente tombée dans notre révolution obtiendra dans le ciel la grâce de notre coupable patrie ; ceux que nous avons égorgés prient peut-être en ce moment même pour nous ; vous ne voudriez pas sans doute, Monsieur, renoncer à ce sublime espoir, fruit du sang et des larmes chrétiennes.

Au reste, Monsieur, la franchise et la noblesse de votre procédé me font oublier un moment la turpitude de ce siècle. Que penser d’un temps où l’on dit à un honnête homme : « Vous aurez sur tel ouvrage telle opinion ; vous louerez ou vous blâmerez cet ouvrage, non pas d’après votre conscience, mais d’après l’esprit du journal où vous écrivez ? » On est trop heureux, Monsieur, de retrouver encore des hommes comme vous qui sont là pour protester contre la bassesse des temps, et pour conserver au genre humain la tradition de l’honneur. En dernier résultat, Monsieur, si vous examinez bien les Martyrs, vous y trouverez beaucoup à reprendre, sans doute ; mais, tout bien considéré, vous verrez que pour le plan, les caractères et le style, c’est le moins mauvais et le moins défectueux de mes faibles écrits.

J’ai en effet en Russie, Monsieur, un neveu appelé Moreau : c’est le fils du fils d’une sœur de ma mère ; je le connais à peine, mais je le crois un bon sujet. Son père, qui était aussi en Russie, est revenu en France, il n’y a guère plus d’un an. J’ai été charmé de l’occasion qui m’a procuré l’honneur de faire connaissance avec mademoiselle de Meulan[5] : elle m’a paru, comme dans ce qu’elle écrit, pleine d’esprit, de goût et de raison. Je crains bien de l’avoir importunée par la longueur de ma visite : j’ai le défaut de rester partout où je trouve des gens aimables, et surtout des caractères élevés et des sentiments généreux.

Je vous renouvelle bien sincèrement, Monsieur, l’assurance de ma haute estime, de ma reconnaissance et de mon dévouement. J’attends avec une vive impatience le moment où je vous recevrai dans mon ermitage, ou celui qui me conduira à votre solitude. Agréez, je vous en prie, Monsieur, mes très humbles salutations et toutes mes civilités.

De Chateaubriand.
Val-de-Loup, prés d’Aunay, par Antony, ce 30 mai 1809.

III

Val-de-Loup, ce 12 juin 1809.

J’ai été absent de ma vallée, Monsieur, pendant quelques jours, et c’est ce qui m’a empêché de répondre plus tôt à votre lettre. Me voilà bien convaincu d’hérésie ; j’avoue que le mot racheté m’est échappé, à la vérité, contre mon intention. Mais enfin il y est ; je vais sur-le-champ l’effacer pour la première édition.

J’ai lu vos deux premiers articles, Monsieur. Je vous en renouvelle mes remercîments : ils sont excellents, et vous me louerez toujours au delà du peu que je vaux.

Ce qu’on a dit, Monsieur, sur l’église du Saint-Sépulcre est très exact. Cette description n’a pu être faite que par quelqu’un qui connaît les lieux. Mais le Saint-Sépulcre lui-même aurait bien pu échapper à l’incendie sans qu’il y ait eu pour cela aucun miracle. Il forme, au milieu de la nef circulaire de l’église, une espèce de catafalque de marbre blanc : la coupole de cèdre, en tombant, aurait pu l’écraser, mais non pas y mettre le feu. C’est cependant une circonstance très extraordinaire et qui mériterait de plus longs détails que ceux qu’on peut renfermer dans les bornes d’une lettre.

Je voudrais bien, Monsieur, pouvoir aller vous donner moi-même ces détails dans votre solitude. Malheureusement, madame de Chateaubriand est malade, je suis obligé de rester auprès d’elle. Je ne renonce pourtant point à l’espoir d’aller vous chercher ni à celui de vous recevoir dans mon ermitage : les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler. Les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu’on est trop heureux quand on les retrouve. Je serais enchanté, Monsieur, que ma Société pût vous être agréable, ainsi qu’à M. Stapfer, que je vous prie de remercier beaucoup pour moi.

Agréez de nouveau. Monsieur, je vous en prie, l’assurance de ma haute considération et de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d’une amitié que nous commençons sous les auspices de la franchise et de l’honneur.

De Chateaubriand.

La meilleure description de Jérusalem est celle de Danville, mais le petit traité est fort rare : en général, tous les voyageurs sont fort exacts sur la Palestine. Il y a une lettre dans les Lettres édifiantes (Missions du Levant) qui ne laisse rien à désirer. Quant à M. de Volney, il est bon sur le gouvernement des Turcs, mais il est évident qu’il n’a jamais vu Jérusalem. Il est probable qu’il n’a pas passé Ramlé ou Rama, l’ancienne Arimathie.

Vous pourriez consulter encore le Theatrum Terra Sanctæ d’Adrichomius.


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  1. Ci-dessus, p. 14
  2. Examen de la critique des Martyrs, insérée dans le Journal de l’Empire ; extrait du Bulletin de Lyon. — Lyon, s. d. in-8o, 95 p.
  3. Les articles de M. Guizot ont été reproduits dans le Temps passé, mélanges de critique littéraire et de morale, par M. et Mme  Guizot, tome II pp. 216 à 286. — Paris 1887.
  4. Mémoires de M. Guizot, tome I, pp. 377 et suivantes.
  5. Mlle  Pauline de Meulan, que M. Guizot devait épouser trois ans plus tard, le 7 avril 1812.