Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XII

Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 84-130).

LIVRE XII


Je n’écris pas l’histoire de la Révolution. Quæ contentio divina et humana cuncta permiscuit, eoque vecordiæ processit uti studiis civilibus bellum finem faceret (Sallust., Jug.). Mais, si la vie de l’homme est un voyage, puis-je vous raconter la mienne sans dire à travers quels événemens, et par quels torrens, quels abîmes, quels lieux peuplés de tigres et de serpens, elle a passé ? Car c’est ainsi que je me retrace les dix années de nos malheurs, presqu’en doutant si ce n’est pas un violent et funeste songe.

Cette effroyable calamité sera partout décrite en traits de sang : les souvenirs n’en sont que trop ineffaçables ; mais elle a eu des causes dont on ne peut assez observer la nature, car il en est des maladies du corps politique comme de celles du corps humain : pour juger avec vraisemblance quel en sera le terme, ou quel en eût été le préservatif, il faut remonter à leur source ; et c’est ainsi que des lumières du passé l’on peut éclairer l’avenir.

Quoique depuis longtemps la situation des affaires publiques et la fermentation des esprits dans tous les ordres de l’État parussent le menacer d’une crise prochaine, il est vrai cependant qu’elle n’est arrivée que par l’imprudence de ceux qui se sont obstinés à la croire impossible.

La nation, constamment fidèle à ses lois, à ses rois, à son ancienne constitution, contente, par instinct, de la portion de liberté, de propriété, de prospérité, de gloire et de puissance dont elle jouissoit, ne se lassoit point d’espérer dans les vices et les erreurs de l’ancienne administration quelque amendement salutaire.

Cette espérance avoit surtout repris courage à l’avènement de Louis XVI à la couronne ; et, en effet, dès lors, si la volonté d’un jeune roi plein de droiture et de candeur eût été secondée comme elle devoit l’être, tout étoit réparé sans aucune convulsion.

Louis XVI, élevé au trône à l’âge de vingt ans, y apportoit un sentiment bien précieux lorsqu’il est modéré, bien dangereux quand il est excessif, la défiance de soi-même. Le vice de son éducation avoit été tout le contraire de celui qu’on reproche à l’éducation des princes on l’avoit trop intimidé ; et, tant qu’avoit vécu son aîné, le duc de Bourgogne, on lui avoit trop fait sentir, du côté de l’intelligence, la supériorité qu’avoit sur lui ce prince réellement prématuré.

La situation du Dauphin étoit donc l’inquiétude et la perplexité d’une âme qui pressent sa destinée et ses devoirs, et qui n’ose espérer de pouvoir les remplir, lorsqu’il se vit tout à coup chargé du gouvernement d’un empire. Son premier sentiment fut la frayeur de se trouver roi à vingt ans ; son premier mouvement fut de chercher un homme assez sage et assez habile pour l’éclairer et le conduire. De tels hommes sont toujours rares ; et pour un choix peut-être alors plus difficile que jamais, ce fut de sa famille que le jeune roi prit conseil. Rien de plus important, et pour l’État et pour lui-même, que l’avis qui résulteroit de cette délibération. Il s’agissoit de commencer son éducation politique, de diriger ses vues, de former son esprit ; et en lui la nature avoit tout disposé pour recevoir les impressions du bien. Un sens droit, une raison saine, une âme neuve, ingénue et sensible, aucun vice, aucune passion, le mépris du luxe et du faste ; la haine du mensonge et de la flatterie, la soif de la justice et de la vérité, et, avec un peu de rudesse et de brusquerie dans le caractère, ce fonds de rectitude et de bonté morale qui est la base de la vertu ; en un mot, un roi de vingt ans, détaché de lui-même, disposé à vouloir tout ce qui seroit bon et juste ; et, autour de lui, un royaume à régénérer dans toutes ses parties, les plus grands biens à faire, les plus grands maux à réparer ; c’est là ce qui attendoit l’homme de confiance que Louis XVI auroit choisi pour guide. Il prit le comte de Maurepas (mai 1774).

Après trente ans de ministère, un long exil, et un plus long temps de disgrâce sous le feu roi pour une faute assez légère, et dont la famille royale ne lui avoit jamais su mauvais gré, Maurepas avoit acquis dans sa retraite la considération que donnent la vieillesse et un malheur peu mérité, soutenu avec bienséance. Son ancien ministère n’avoit été marqué que par le dépérissement de la marine militaire ; mais, comme la timide politique du cardinal de Fleury avoit frappé de paralysie cette partie de nos forces, la négligence de Maurepas avoit pu être commandée ; et, dans une place fictive, dispensé d’être homme d’État, il n’avoit eu à déployer que ses qualités naturelles, les agrémens d’un homme du monde et les talens d’un homme de cour.

Superficiel et incapable d’une application sérieuse et profonde, mais doué d’une facilité de perception et d’intelligence qui démêloit dans un instant le nœud le plus compliqué d’une affaire, il suppléoit dans les conseils par l’habitude et la dextérité à ce qui lui manquoit d’étude et de méditation. Aussi accueillant, aussi doux que son père étoit dur et brusque ; un esprit souple, insinuant, flexible, fertile en ruses pour l’attaque, en adresses pour la défense, en faux-fuyans pour éluder, en détours pour donner le change, en bons mots pour déconcerter le sérieux par la plaisanterie, en expédiens pour se tirer d’un pas difficile et glissant ; un œil de lynx pour saisir le foible ou le ridicule des hommes ; un art imperceptible pour les attirer dans le piège, ou les amener à son but ; un art plus redoutable encore de se jouer de tout, et du mérite même, quand il vouloit le dépriser ; enfin l’art d’égayer, de simplifier le travail du cabinet, faisoit de Maurepas le plus séduisant des ministres ; et, s’il n’avoit fallu qu’instruire un jeune roi à manier légèrement et adroitement les affaires, à se jouer des hommes et des choses, et à se faire un amusement du devoir de régner, Maurepas eût été, sans aucune comparaison, l’homme qu’on auroit dû choisir. Peut-être avoit-on espéré que l’âge et le malheur auroient donné à son caractère plus de solidité, de consistance et d’énergie ; mais, naturellement foible, indolent, personnel ; aimant ses aises et son repos ; voulant que sa vieillesse fût honorée, mais tranquille ; évitant tout ce qui pouvoit attrister ses soupers ou inquiéter son sommeil ; croyant à peine aux vertus pénibles, et regardant le pur amour du bien public comme une duperie ou comme une jactance ; peu jaloux de donner de l’éclat à son ministère, et faisant consister l’art du gouvernement à tout mener sans bruit, en consultant toujours les considérations plutôt que les principes, Maurepas fut dans sa vieillesse ce qu’il avoit été dans ses jeunes années, un homme aimable, occupé de lui-même, et un ministre courtisan.

Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l’esprit du roi et sa prédominance dans les conseils le rendoient aisément jaloux des choix même qu’il avoit faits, et cette inquiétude étoit la seule passion qui dans son âme eût de l’activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur de courage, ni pour le bien ni pour le mal, de la foiblesse sans bonté, de la malice sans noirceur, des ressentimens sans colère, l’insouciance d’un avenir qui ne devoit pas être le sien ; peut-être assez sincèrement la volonté du bien public, lorsqu’il pouvoit le procurer sans risque pour lui-même ; mais cette volonté aussitôt refroidie, dès qu’il y voyoit compromis ou son crédit ou son repos : tel fut jusqu’à la fin le vieillard qu’on avoit donné pour guide et pour conseil au jeune roi.

Comme il lui fut aisé de voir que le fond du caractère de ce prince étoit la franchise et la bonté, il s’étudia d’abord à lui paroître bon et simple. Le roi ne lui déguisoit pas cette excessive timidité que les premières impressions de l’enfance lui avoient laissée. Il sentit donc que le plus sûr moyen de captiver sa bienveillance étoit de lui rendre faciles ces devoirs qui l’épouvantoient. Il employa le talent qu’il avoit de simplifier les affaires à lui en alléger le fardeau ; mais, soit qu’il regardât les maux invétérés comme n’ayant plus de remède, soit que son indolence et sa légèreté ne lui eussent pas permis de les approfondir, soit qu’il les négligeât comme des maladies provenant d’un excès de force et de santé, ou comme des vices de complexion inhérens au corps politique, il dispensa le jeune roi de s’en fatiguer la pensée, l’assurant que tout iroit bien, pourvu que tout fût sagement et modérément dirigé.

L’excuse du cardinal de Fleury dans ses inquiétudes pusillanimes étoit qu’un édifice qui avoit duré plus de treize cents ans devoit pencher vers sa ruine, et qu’il falloit, en l’étayant, craindre de l’ébranler ; le prétexte de Maurepas, dans son indolente sécurité, étoit, au contraire, qu’un royaume aussi vigoureusement constitué n’avoit besoin, pour se rétablir, que de ses forces naturelles, et qu’il falloit le laisser subsister avec ses vices et ses abus.

Mais le mauvais état des finances n’est pas un mal qui se laisse longtemps pallier et dissimuler ; la détresse et le discrédit accusent bientôt le ministre qui le cache et qui le néglige, et, tant qu’on n’en a pas trouvé le vrai remède, il empire au lieu de guérir.

On avoit donné à Louis XV l’abbé Terray pour un ministre habile. Vingt ans d’exercice au Palais, au milieu d’une foule de plaideurs mécontens, l’avoient endurci à la plainte ; il ne l’étoit guère moins au blâme, et il se croyoit obligé par état d’être en butte à la haine publique. Maurepas l’éloigna, et mit à sa place Turgot, également recommandé par ses lumières et ses vertus.

Celui-ci sentoit vivement que la réduction des dépenses, l’économie des revenus et des frais de perception, l’abolition des privilèges onéreux au commerce et à l’agriculture, et une plus égale distribution de l’impôt sur toutes les classes, étoient les vrais remèdes qu’il falloit appliquer à la grande plaie de l’État, et il le persuadoit sans peine à un roi qui ne respiroit que la justice et l’amour de ses peuples ; mais bientôt Maurepas, voyant que cette estime et cette confiance du jeune roi pour son nouveau ministre alloient trop loin, fut jaloux de son propre ouvrage, et s’empressa de le briser.

Dans un pays où tant de monde vivoit d’abus et de désordres, un homme qui portoit la règle et l’épargne dans les finances, un homme inflexible au crédit, incorruptible à la faveur, devoit avoir autant d’ennemis qu’il faisoit de mécontens et qu’il en alloit faire encore. Turgot avoit trop de fierté et de candeur dans le caractère pour s’abaisser aux manèges de cour : on lui trouva de la roideur, on lui attribua des maladresses ; et le ridicule, qui, parmi nous, dégrade tout, l’ayant une fois attaqué, Maurepas se sentit à son aise pour le détruire. Il commença par écouter, par encourager d’un sourire la malice des courtisans. Bientôt lui-même il avoua que, dans les vues de Turgot, il entroit plus de l’esprit de système que du solide esprit d’administration ; que l’opinion publique s’étoit méprise sur l’habileté de ce prétendu sage ; qu’il n’avoit dans la tête que des spéculations et des rêves philosophiques, nulle pratique des affaires, nulle connoissance des hommes, nulle capacité pour le maniement des finances, nulles ressources pour subvenir aux besoins pressans de l’État ; un système de perfection qui n’étoit pas de ce monde et n’existoit que dans les livres ; une recherche minutieuse de ce mieux idéal auquel on n’arrive jamais ; et, au lieu des moyens de pourvoir au présent, des projets vagues et fantastiques pour un avenir éloigné ; beaucoup d’idées, mais confuses ; un grand savoir, mais étranger à l’objet de son ministère ; l’orgueil de Lucifer, et, dans sa présomption, le plus inflexible entêtement.

Ces confidences du vieillard, divulguées de bouche en bouche pour les faire arriver à l’oreille du roi, avoient d’autant plus de succès qu’elles n’étoient pas absolument dénuées de vraisemblance. Turgot avoit autour de lui des hommes studieux, qui, s’étant adonnés à la science économique, formoient comme une secte, estimable sans doute quant à l’objet de ses travaux, mais dont le langage emphatique, le ton sentencieux, quelquefois les chimères enveloppées d’un style obscur et bizarrement figuré, donnoient prise à la raillerie. Turgot les accueilloit et leur témoignoit une estime dont ils faisoient eux-mêmes trop de bruit en l’exagérant. Il ne fut donc pas difficile à ses ennemis de le faire passer pour le chef de la secte, et le ridicule attaché au nom d’économistes rejaillissoit sur lui.

D’ailleurs il étoit assez vrai que, fier de la droiture de ses intentions, Turgot ne se piquoit ni de dextérité dans le maniement des affaires, ni de souplesse et de liant dans ses relations à la cour. Son accueil étoit doux et poli, mais froid. On étoit sûr de le trouver juste, mais inflexible dans ses principes ; et le crédit et la faveur ne s’accommodoient pas de la tranquillité inébranlable de ses refus.

Quoiqu’en deux ans, par le moyen des réductions et des économies, il eût considérablement diminué la masse des anticipations dont le Trésor étoit chargé, on trouvoit encore qu’il traitoit en maladie chronique l’épuisement et la ruine des finances et du crédit. La sagesse de son régime, ses moyens d’amélioration, les encouragemens et les soulagemens qu’il donnoit à l’agriculture, la liberté rendue au commerce et à l’industrie, ne promettoient que des succès lents et que des ressources tardives, lorsqu’il y avoit des besoins urgens auxquels il falloit subvenir.

Son système de liberté pour toute espèce de commerce n’admettoit dans son étendue ni restriction ni limites ; et, à l’égard de l’aliment de première nécessité, quand même cette liberté absolue n’auroit eu que des périls momentanés, le risque de laisser tarir pour tout un peuple les sources de la vie n’étoit point un hasard à courir sans inquiétude. L’obstination de Turgot à écarter du commerce des grains toute espèce de surveillance ressembloit trop à de l’entêtement. Ce fut par là que son crédit sur l’esprit du roi reçut une atteinte mortelle.

Dans une émeute populaire qu’excita la cherté du pain en 1775, le roi, qui avoit pour lui encore cette estime dont Maurepas étoit jaloux, lui donna toute confiance, et lui laissa tout pouvoir d’agir. Turgot n’eut pas la politique de demander que Maurepas fût appelé à ce conseil secret où le roi se livroit à lui, et, de plus, il eut l’imprudence de s’engager hautement à prouver que l’émeute étoit commandée. Le Noir, lieutenant de police, fut renvoyé sur le soupçon d’avoir été d’intelligence avec les auteurs du complot. Il est certain que le pillage des boutiques de boulangers avoit été libre et tranquille. L’émeute avoit aussi une marche préméditée qui sembloit accuser un plan ; et, quant au personnage à qui Turgot l’attribuoit, je n’oserois pas dire que ce fût sans raison. Dissipateur nécessiteux, le prince de Conti, plein du vieil esprit de la Fronde, ne remuoit au Parlement que pour être craint à la cour ; et, accoutumé dans ses demandes à des complaisances timides, un respect aussi ferme que celui de Turgot devoit lui paroître offensant. Il étoit donc possible que, par un mouvement du peuple de la ville et de la campagne, il eût voulu semer le bruit de la disette, en répandre l’alarme, et ruiner dans l’esprit du roi le ministre importun dont il n’attendoit rien. Mais, qu’il y eût plus ou moins d’apparence dans cette cause de l’émeute, Turgot n’en put donner la preuve qu’il avoit promise ; ce faux pas décida sa chute.

Maurepas fit entendre au roi que cette invention d’un complot chimérique n’étoit que la mauvaise excuse d’un homme vain, qui ne vouloit ni convenir ni revenir de son erreur ; et que, dans une place qui demandoit toutes les précautions de l’esprit de calcul et toute la souplesse de l’esprit de conduite, une tête systématique, entière et obstinée dans ses opinions, n’étoit pas ce qu’il lui falloit.

Turgot fut renvoyé (mai 1776), et les finances furent livrées à Clugny, lequel parut n’être venu que pour y faire le dégât avec ses compagnons et ses filles de joie, et qui mourut dans le ministère, après quatre ou cinq mois d’un pillage impudent, dont le roi seul ne savoit rien. Taboureau prit sa place, et, en honnête homme qu’il étoit, il s’avoua bientôt incapable de la remplir. On lui avoit donné pour second, sous le titre de directeur du Trésor royal, un homme dont lui-même il reconnut la supériorité. Sa modestie honora sa retraite. Et, en qualité de directeur général des finances, Necker lui succéda.

Ce Genevois, qui depuis a été le jouet de l’opinion, et si diversement célèbre, étoit alors l’un des banquiers les plus renommés de l’Europe. Il jouissoit dans son état de la confiance publique et d’un crédit très étendu. Du côté des talens, il avoit fait ses preuves, et, sur des objets analogues au Ministère des finances, ses écrits avoient annoncé un esprit sage et réfléchi ; mais, pour lui, un autre mérite auprès de Maurepas étoit la haine de Turgot. Voici la cause de cette haine.

Turgot, pour le commerce, l’industrie et l’agriculture, ne, pouvoit souffrir le régime réglementaire de Colbert ; il regardoit comme un droit inhérent à la propriété une liberté sans réserve de disposer, chacun à son gré, de son bien et de ses talens ; il vouloit qu’on laissât l’intérêt personnel se consulter lui-même et se conduire, persuadé qu’il se conduiroit bien, et que de l’action réciproque des intérêts particuliers résulteroit le bien général. Necker, plus timide, pensoit que l’intérêt, dans presque tous les hommes, avoit besoin d’être conduit et modéré ; qu’en attendant qu’il eût reçu les leçons de l’expérience, il seroit bon d’y suppléer par la sagesse des règlemens ; que ce n’étoit point à la cupidité privée qu’il falloit confier le soin du bien public ; que, si, pour la tranquillité et pour la sûreté d’une nation entière, la liberté civile, la liberté morale, devoient être restreintes et soumises à des lois, il étoit juste aussi que la liberté du commerce pût être modérée, et même suspendue, toutes les fois surtout qu’il y alloit du salut commun ; que la propriété des biens de première nécessité n’étoit pas assez absolument individuelle pour donner à une partie de la nation le droit de laisser périr l’autre, et qu’autant il seroit injuste de tenir ces biens à vil prix, autant il le seroit de les laisser monter à une valeur excessive ; qu’enfin, laisser le riche avare dicter au pauvre avec trop d’empire la dure loi de la nécessité, ce seroit mettre la multitude à la merci du petit nombre, et qu’il étoit de la sagesse et du devoir de l’administration de tenir entre eux la balance.

« L’avarice, disoit Turgot, ne sera point à craindre où régnera la liberté, et le moyen d’assurer l’abondance, c’est de laisser aux objets de commerce une pleine circulation. Le blé sera cher quelquefois ; mais la main-d’œuvre sera chère, et tout sera mis au niveau. »

« Quand le prix du blé montera progressivement, disoit Necker, sans doute il réglera le prix de l’industrie et de tous les salaires, et personne n’en souffrira ; mais, quand le blé s’élèvera subitement à une valeur excessive, le peuple aura longtemps à souffrir avant que tout soit de niveau. »

Dans ce système de surveillance et de liberté modérée, Necker avoit fait l’éloge de Colbert, et cet éloge avoit eu du succès. C’étoit un double crime que Turgot ne pardonnoit pas. Ce zélateur de la liberté, du commerce et de l’industrie se croyoit infaillible dans son opinion, et, lui attribuant toujours le caractère de l’évidence, il regardoit celui qui ne s’y rendoit pas comme étant de mauvaise foi[1].

Jusque-là cependant les principes de Necker ne s’étoient point développés ; mais, lorsque Turgot donna sa loi en faveur de la libre exportation des grains, non seulement de province à province, mais au dehors et dans tous les temps, Necker se permit de lui dire qu’il y voyoit quelque danger, et qu’il auroit à lui communiquer, sur cette branche de commerce, des observations qui peut-être méritoient son attention. Ces mots réveillèrent l’antipathie de Turgot pour le système des lois prohibitives. Il répondit que, sur cet objet, son opinion étoit invariable, mais qu’au surplus chacun étoit le maître d’en dire sa pensée et de la publier.

Necker lui répondit que ce n’avoit pas été son intention, mais que, puisqu’il lui en laissoit la liberté, peut-être en feroit-il usage. À quelque temps de là parut son livre sur les lois relatives au commerce des grains ; et, au moment de la nouveauté de ce livre, survint l’émeute dont je viens de parler. Turgot ne douta point que l’un n’eût contribué à l’autre, quoiqu’il sût bien que le peuple qui pille les boutiques de boulangers n’en prend pas conseil dans les livres.

Les amis de Turgot, plus animés que lui, auroient voulu qu’il se vengeât de Necker en le renvoyant à Genève ; il le pouvoit, car il avoit encore toute la confiance du roi. Sa droiture et son équité le sauvèrent de cette honte ; mais il a conservé jusqu’au tombeau sa haine contre un homme dont le seul tort avoit été d’avoir accepté son défi et combattu son opinion.

Du moment que Necker eut en main l’administration des finances, son premier soin et son premier travail furent d’en débrouiller le chaos. Clugny y avoit laissé un déficit annuel de vingt-quatre millions[2] ; et, dans ce temps-là, ce vide paroissoit énorme ; il falloit le remplir. Necker en sut trouver les moyens. Ces moyens étoient, d’un côté, de simplifier la perception des revenus publics, et d’en nettoyer les canaux ; de l’autre, de voir quels étoient les faux-fuyans de la dépense, et d’en réformer les abus.

Le roi, pour être aussi économe que son ministre, n’avoit qu’à se défendre d’une trop facile bonté. Ce fut donc pour le préserver des séductions journalières que Necker obtint de lui de suspendre et de différer, jusqu’à la fin de chaque année, la décision des grâces qu’il auroit à répandre, afin d’en voir la somme entière avant de la distribuer.

Ainsi Necker alloit s’assurer, par de simples économies, un superflu qui l’eût mis en état de soulager le Trésor public, lorsque le signal de la guerre l’avertit qu’il auroit besoin de ressources plus abondantes, tant pour former incessamment une marine respectable que pour l’armer et la pourvoir. Ces dépenses urgentes devoient monter, par an, à cent cinquante millions. Le crédit seul pouvoit y faire face, et le crédit étoit perdu : les infidélités de l’administration l’avoient ruiné pendant la paix ; il falloit ou le rétablir, ou succomber, car l’impôt même le plus onéreux ne peut suffire aux frais d’une guerre dispendieuse ; et l’Angleterre, notre ennemie, trouvoit alors à emprunter jusqu’à deux et trois cents millions à un intérêt modéré. On a depuis fait un reproche à Necker de ses emprunts ; il falloit l’adresser, ce reproche, à la guerre, qui les rendoit indispensables, et qui, elle-même, ne l’étoit pas.

L’art de Necker, pour relever et pour soutenir le crédit, fut d’éclairer la confiance, en faisant voir dans les réserves que lui assuroit l’économie une base solide et un gage assuré des emprunts qu’il alloit ouvrir. Le même plan qu’il s’étoit tracé pour les épargnes de la paix lui servit à se procurer les fonds que demandoit la guerre. On savoit qu’il avoit sans cesse sous les yeux des tableaux complets et précis de la situation des finances, et, pour ainsi dire, la balance à la main dans toutes ses opérations, pour n’excéder jamais, dans ses engagemens, ses facultés et ses ressources. Ce fut avec cet esprit d’ordre qu’ayant trouvé le crédit détruit après quinze ans de paix, il sut le rétablir au milieu d’une guerre qui exigeoit les plus grands efforts, et que, malgré le déficit de 1776, malgré les dépenses de cette guerre, et quatre cent douze millions d’emprunts faits pour la soutenir, il fut en état d’annoncer au roi, en 1781, dans le compte qu’il lui rendit, que les revenus ordinaires excédaient alors de dix millions deux cent mille livres la dépense ordinaire et annuelle de l’État. C’étoit avertir les Anglois que, sans aucun nouvel impôt, et même sans aucune nouvelle économie, la France alloit avoir des fonds pour deux campagnes : car dix, millions de revenus libres suffisoient pour avoir deux cents millions d’emprunts, résultat bien capable de hâter une bonne paix. Necker n’en fut pas moins taxé de vanité pour avoir publié ce compte.

Dans un ministre habile, cette manière ouverte ; d’exposer ses opérations et la situation des affaires, a sans doute ses avantages, et le succès en est infaillible chez une nation réfléchie et capable d’application ; mais, pour une nation légère, qui, sur parole et sans examen, juge les hommes et les choses, cette méthode a ses périls ; et Necker dut bien les prévoir. Il n’y a de sûreté à prendre un tel public pour juge que lorsque les objets que l’on met sous ses yeux sont d’une évidence palpable or, pour la multitude, les états de finance, n’auront jamais cette clarté. Personne, dans le monde, ne veut pâlir sur des calculs. Il est donc bien facile de troubler l’opinion sur l’exactitude d’un compte ; et, dès que le doute s’élève, c’est un nuage que la malignité ne manque jamais de grossir. Necker, en faisant une chose exemplaire pour les ministres à venir, satisfaisante pour le roi, imposante pour l’Angleterre, encourageante pour la nation, rassurante pour le crédit, en fit donc une très hardie, très périlleuse pour lui-même.

Je l’ai vu, dans le temps, muni de pièces justificatives ; tous les articles de son compte en étoient appuyés ; l’estime publique sembloit même le dispenser de les produire, et le premier élan de l’opinion fut pour lui, et tout à sa gloire.

Mais, aussitôt qu’il se trouva un homme assez audacieux pour l’attaquer, cet agresseur fut accueilli par l’envie et la malveillance avec une pleine faveur. Dans un mémoire il accusoit Necker d’infidélité dans son compte, et ce mémoire passoit de main en main, d’autant plus recherché qu’il étoit manuscrit[3]. Un ministre économe ne manque jamais d’ennemis : Necker en avoit en foule, et il en avoit de puissans. Maurepas, sans se déclarer, les rallioit autour de lui ; et c’est ici l’un des exemples des misérables intérêts d’amour-propre auxquels tient si souvent le destin des États.

Maurepas étoit président du conseil des finances, et, dans un compte où Necker exposoit la situation des finances d’une manière si honorable pour lui-même, Maurepas n’étoit pas nommé. Ce fut aux yeux du vieux ministre une réticence injurieuse : il la dissimula, mais il ne la pardonna point.

Un autre grief fut la disgrâce d’un ministre, créature de Maurepas, ou plutôt de sa femme, et que Necker fit renvoyer. Maurepas, qui n’avoit jamais eu d’excuse pour se laisser dominer par les femmes, étoit pourtant subjugué par la sienne. Cette complaisance assidue, qui est l’adulation de tous les momens, et qui, surtout pour la vieillesse et dans l’adversité, a tant de douceur et d’empire, l’avoit soumis et captivé comme auroit fait l’amour. Il s’étoit fait une habitude d’aimer ou de haïr tout ce qu’aimoit ou haïssoit la compagne de sa disgrâce ; et Sartine étoit l’un des hommes qu’affectionnoit le plus la comtesse de Maurepas.

Sartine, ci-devant lieutenant de police, possédoit en circonspection, en discrétion, en souplesse, tous les menus talens de la médiocrité ; mais du détail obscur de la police de Paris au ministère de la marine, au milieu des hasards d’une guerre de mer, la distance étoit effrayante : jamais Sartine n’avoit acquis la plus légère des connoissances qu’exigeoit cette grande place ; et, s’il y avoit un homme à opposer à l’amirauté d’Angleterre, au fort de cette guerre qui embrasoit les deux mondes, assurément ce n’étoit pas lui. Le mauvais succès des opérations répondit à la profonde incapacité de celui qui les dirigeoit : nul plan, nul accord, nul ensemble ; des dépenses énormes, des revers désastreux ; autant de flottes sorties de nos ports, autant de proies pour l’ennemi ; le commerce et les colonies à l’abandon, les convois enlevés, les escadres détruites ; et, sans compter la perte irréparable de nos matelots et la ruine de nos chantiers, plus de cent millions de dépenses extraordinaires jetés tous les ans dans la mer, pour nous en voir honteusement chassés, malgré tout le courage et tout le dévouement de notre marine guerrière : tels étoient les droits de Sartine pour être soutenu et protégé par Maurepas.

Necker, qui gémissoit de voir le déplorable usage qu’on faisoit de tant de trésors, et à quelles mains la fortune et la gloire d’une grande nation étoient abandonnées, n’en redoubloit pas moins d’efforts pour subvenir aux besoins de la guerre et pour en soutenir le poids. Il étoit convenu avec Sartine qu’au delà des fonds que le Trésor royal lui faisoit tous les ans, celui-ci, dans les cas pressans, pourroit user du crédit personnel du trésorier de la marine jusqu’à la concurrence de cinq à six millions ; et il comptoit sur son exactitude à se tenir dans ces limites, lorsqu’il apprit du trésorier lui-même que, par obéissance pour son ministre, il avoit porté la somme de ses avances et de ses billets sur la place à vingt-quatre millions payables dans trois mois. Ce fut comme un coup de massue pour le directeur des finances : car, n’ayant pris aucune mesure pour faire face à un engagement qu’on lui avoit dissimulé, il alloit aṛriver au terme sans savoir comment le remplir. Il y pourvut ; mais, soit qu’il y eût de la part de Sartine de la mauvaise volonté, ou seulement de l’imprudence, Necker ne vit plus pour lui-même de sûreté à travailler avec un tel homme ; il s’en plaignit au roi, et lui demanda décidément ou sa retraite, ou celle de Sartine.

Maurepas étoit à Paris, retenu par la goutte. Le roi, avant de prendre une résolution, lui écrivit pour le consulter. « Lorsqu’il reçut la lettre du roi, m’a dit le duc de Nivernois, nous étions auprès de son lit, sa femme et moi. Il nous la lut. L’alternative fut longtemps débattue ; mais enfin, se décidant lui-même : « Il faut, nous dit-il, sacrifier Sartine ; nous ne pouvons nous passer de Necker. »

Le roi, en renvoyant Sartine, consulta Necker sur le choix du successeur qu’il devoit lui donner, et Necker lui indiqua le maréchal de Castries. L’on sait combien les événemens et la conduite de la guerre firent applaudir un tel choix. Le vieux ministre n’en fut que plus jaloux ; et son cabinet fut dès lors comme un centre d’activité pour la cabale ennemie de Necker. Elle croyoit avoir aussi une protection dans les princes frères du roi.

Quelque réservée que fût à leur égard la conduite de Necker, on avoit cru s’apercevoir qu’elle leur sembloit trop rigide ; mais, ce qui étoit bien plus vrai, cette rigidité déplaisoit à leur cour, et, les échanges, les cessions, les ventes, toutes les affaires que les gens en crédit avoient coutume de négocier avec le roi, ayant à redouter, dans ce directeur des finances, un examinateur clairvoyant et sévère, il leur tardoit à tous d’en être délivrés.

Plus de pièges tendus à la facilité du roi, plus de faveurs surprises, plus de grâces légèrement et furtivement échappées ; surtout plus de moyens de cacher, comme dans les recoins du portefeuille des ministres, les articles secrets d’un bail, d’un marché ou d’un privilège, et dans tous les réduits obscurs du labyrinthe des finances les bénéfices clandestins que l’on se seroit procurés. L’homme qui coupoit la racine à tant d’abus ne pouvoit manquer d’être haï. Le mémoire qui l’accusoit d’en avoir imposé au roi fut donc vivement appuyé.

Malheur à moi si je faisois tomber sur les princes frères du roi le plus léger soupçon d’avoir voulu favoriser la calomnie ! mais le mensonge savoit prendre à leurs yeux les couleurs de la vérité, comme les plus vils intérêts avoient pris les couleurs du zèle.

Bourboulon, l’auteur du mémoire, trésorier du comte d’Artois, s’étoit rendu agréable à ce prince. Fier de sa protection, il alloit donc tête levée, et, s’avouant l’accusateur de Necker, il le défioit de lui répondre. Tant d’assurance avoit un air de vérité, et en imposoit au public. Bien des gens avoient peine à croire que Necker eût tout à coup changé si merveilleusement la situation des finances ; et, sans lui faire un crime du compte spécieux qu’il en avoit rendu, ils pensoient que ce compte avoit été fait avec art pour entretenir le crédit, annoncer des moyens de soutenir la guerre et nous faciliter la paix. Maurepas accueilloit cette opinion d’un air d’intelligence, et sembloit applaudir à la pénétration de ceux qui devinoient si bien. Mais Necker ne crut pas devoir s’accommoder d’une semblable apologie, et, incapable de composer avec l’opinion sur l’article de son honneur, il demanda au roi qu’il lui permît de mettre sous ses yeux, en présence de ses ministres, le mémoire de Bourboulon, et d’y répondre article par article. Le roi y consentit, et Maurepas, Miromesnil, Vergennes, trois ennemis de Necker, assistèrent à ce travail. Le mémoire y fut lu et démenti, d’un bout à l’autre, par des pièces qui constatoient la situation des finances, et dont le compte rendu au roi n’étoit qu’un développement.

À ces preuves incontestables les trois ministres n’eurent pas l’ombre d’un doute à opposer ; mais, lorsque le roi demanda en confidence à Maurepas ce qu’il pensoit de ces calculs et de ce compte de finance : « Je le trouve, Sire, aussi plein de vérité que de modestie », répondit le vieux courtisan.

Après cet examen, il falloit que la fausseté de l’accusation fût punie, ou que Nécker fût soupçonné de s’en être mal défendu. Il avoit méprisé les libelles injurieux qui n’attaquoient que sa personne ; mais devoit-il négliger de même celui qui décrioit son administration ? Plus le roi étoit juste et reconnu pour l’être, plus on devoit croire impossible que Bourboulon fût encore souffert dans la maison des princes, s’il étoit convaincu de mensonge et de calomnie. Or, après cette conviction, il restoit dans sa place, et se montroit partout, même au souper du roi.

Dans cette conjoncture, sur laquelle j’insiste à cause des suites funestes que la résolution de Necker alloit avoir, il avoit trois partis à prendre. : l’un de se fier davantage à sa propre réputation, de tout dissimuler, et de tout endurer jusqu’à la mort de Maurepas, qui n’étoit pas bien éloignée ; l’autre de se défendre tout simplement en faisant imprimer sur deux colonnes le mémoire de Bourboulon et les pièces qui démentoient ce mémoire calomnieux ; l’autre de demander au roi que son accusateur, convaincu de calomnie, en fût puni. Le premier eût été l’avis des esprits les plus sages. « Que n’a-t-il attendu ? (me dit le dục de Nivernois lui-même, après la mort de Maurepas) six mois de patience nous l’auroient conservé » ; et la paix fût venue, et les finances, rétablies par un bon économe sous le meilleur des rois, nous auroient fait longtemps jouir de son règne et de ses vertus. Le second eût été encore un parti raisonnable, car, le public ayant les pièces sous les yeux, la vérité eût été manifeste et le détracteur confondu. Mais de prétendus amis de Necker ne pensèrent pas qu’il fût digne de lui d’entrer en lice avec un pareil agresseur. Il falloit, selon moi, le mépriser ou le combattre. Il demanda qu’il fût puni. Il est vrai qu’il étoit tous les jours menacé de libelles encore plus atroces et plus infâmes ; et, si on ne faisoit pas un exemple de Bourboulon, il étoit impossible que Necker, abandonné par la haine du vieux ministre à l’insolence et à la rage d’une cabale autorisée, ne perdit pas au moins une partie de cette considération qui étoit l’âme de son crédit. Ce fut au nom de ce crédit, de cette opinion puissante, sans laquelle il ne pouvoit rien, qu’il demanda, pour toute peine, que son détracteur fût chassé de la maison du comte d’Artois. La réponse de Maurepas fut qu’il demandoit l’impossible. « C’est donc, insista Necker, au roi lui-même à rendre témoignage à la vérité par quelque marque de la confiance dont il m’honore », et ce qu’il demanda fut l’entrée, au Conseil d’État. Je dois-dire qu’il regardoit comme un grand mal que dans ce conseil, où se délibéroit ce qui dépend le plus de la situation des finances, l’administrateur des finances ne fût pas admis de plein droit ; et il avoit raison d’y croire sa présence au moins très utile. Mais Maurepas ne vit ou feignit de ne voir dans une demande si juste qu’une vanité déplacée. « Qui ? vous, lui dit-il, au Conseil ? Et vous n’allez point à la messe. — Monsieur le comte, répondit Necker, cette raison n’est bonne ni pour vous ni pour moi. Sully n’alloit pas à la messe, et Sully entroit au conseil. » Maurepas, dans cette réponse, ne saisit que le ridicule de se comparer à Sully ; et, au lieu de l’entrée au Conseil, il lui offrit de demander pour lui les entrées du cabinet. Necker ne dissimula point qu’il regardoit cette offre comme une dérision, et il demanda sa retraite.

C’étoit là ce qu’on attendoit avec une vive impatience dans le salon de Maurepas ; et la marquise de Flamarens, sa nièce, ne me l’a pas dissimulé. Mais lui, feignant de ne pas consentir à ce qu’il désiroit le plus, refusa de présenter au roi la démission de Necker, et finit par lui dire que c’étoit à la reine qu’il falloit la remettre, s’il étoit résolu décidément à la donner.

La reine, qui l’écoutoit favorablement et qui lui marquoit de l’estime, sentit la perte que le roi alloit faire, et, voyant que Necker persistoit dans sa résolution, elle exigea qu’il prît au moins vingt-quatre heures pour y réfléchir mûrement.

Necker, en se consultant lui-même, se retraça le bien qu’il avoit fait, pensa au bien qu’il auroit fait encore, sentit d’avance l’amertume des regrets qu’il auroit après y avoir renoncé ; et, ne pouvant se persuader qu’un vieillard au bord de la tombe voulût être envers lui obstinément injuste, il se détermina à le voir encore une fois.

« Monsieur, lui dit-il, si le roi veut bien me témoigner qu’il est content de mes services, il peut m’en donner une marque qui ne sera pour moi qu’un moyen de le mieux servir : c’est la direction des marchés de la guerre et de la marine. — Ce que vous demandez, dit Maurepas, offenseroit les deux ministres. — Je ne le crois pas, reprit Necker ; mais, au surplus, tant pis pour le ministre qui, dans l’examen des dépenses qu’il lui est impossible d’apprécier lui-même, m’envieroit un travail qu’il abandonne à ses commis. » Le dernier mot de l’un fut que cela n’étoit pas proposable ; la dernière résolution de l’autre fut d’aller supplier la reine de faire agréer sa démission. La reine la reçut et le roi l’accepta. Voilà de quelle source ont dérivé tous nos malheurs. Nous allons les voir se grossir et se déborder par torrens, jusqu’à nous entraîner dans la plus profonde ruine.

On peut trouver peu vraisemblable la facilité qu’eut le roi à se priver d’un homme habile et qui l’avoit si bien servi ; mais ce bien étoit altéré par des insinuations adroites et perfides. Necker lui étoit peint comme un homme rempli d’orgueil, et d’un orgueil inexorable. On avoit, disoit-on, voulu lui faire entendre qu’en supposant dans le mémoire de Bourboulon, des erreurs de calculs, ces erreurs n’étoient pas des crimes ; qu’il n’y avoit pas lieu d’exiger qu’un prince, qu’un frère du roi, déshonorât un homme à lui, en le chassant pour avoir déplu à un ministre des finances ; mais rien n’avoit pu l’apaiser. On lui avoit offert de demander pour lui et d’obtenir de Sa Majesté une faveur dont s’honoroit la plus haute noblesse, les entrées du cabinet ; mais il les avoit dédaignées. Comme il se croyoit nécessaire, il prétendoit faire la loi ; il se comparoit à Sully, et ne demandoit rien de moins qu’à dominer dans les conseils, à surveiller tous les ministres, en un mot, à s’asseoir sur le trône à côté du roi.

Le désintéressement avec lequel Necker avoit voulu servir l’État contribuoit encore à le faire passer pour un altier républicain, qui vouloit qu’on lui dût sans rien devoir lui-même ; et, pouṛ en dire ma pensée, en refusant, comme il avoit fait, les appointemens de sa place, Necker avoiț dû s’attendre qu’on expliqueroit mal cette fierté, humiliante pour tous ceux qui ne l’avoient pas, et qui ne pouvoient pas l’avoir.

Enfin, pour ne laisser au roi aucun regret sur le renvoi de Necker, on avoit trouvé le moyen de lui persuader que, si c’étoit un mal, ce mal étoit inévitable.

L’un des projets de Necker étoit, comme l’on sait, d’établir dans tout le royaume des assemblées provinciales. Or, pour faire sentit au roi l’utilité de ces assemblées, Necker, dans un mémoire qu’il lui avoit lu dans son travail, et qui n’étoit que pour lui seul, avoit exposé d’un côté les inconvéniens de l’autorité arbitraire confiée à des intendans, et l’abus qu’en faisoient leurs agens subalternes de l’autre côté, l’avantage qu’il y auroit pour le roi à se rapprocher de ses peuples, et à gagner leur confiance personnelle et immédiate, afin de moins dépendre de l’entremise des parlemens. Ce mémoire, surpris et divulgué en même temps que Bourboulon faisoit courir le sien, déplut à la magistrature, et l’indisposa contre Necker autant qu’il le falloit pour donner lieu au vieux ministre de faire entendre au roi que, dans l’esprit des parlemens, Necker étoit un homme perdu ; que les corps ne pardonnoient point ; que celui qui les avoit une fois offensés les trouveroit à jamais intraitables ; que cette mésintelligence seroit une hydre à combattre sans cesse ; que Necker le sentoit lui-même, et qu’en se retirant pour d’autres causes simulées, il reconnoissoit que la place n’étoit plus tenable pour lui.

Une singularité remarquable, et qui seule feroit connoître l’insouciance de Maurepas, c’est que, lorsqu’il rentra dans son salon, tout joyeux du départ de Necker, ses amis lui ayant demandé quel homme il mettroit à sa place, il avoua qu’il n’y avoit point pensé.

« Ce fut, m’a dit sa nièce, le cardinal de Rohan qui, se trouvant là par hasard, lui désigna Fleury » et Fleury[4] fut nommé.

Cet ancien conseiller d’État, esprit fin, souple, insinuant, avoit pour lui ses relations et ses affinités dans la magistrature ; c’étoit, aux yeux de Maurepas, un avantage considérable car, ne voyant dans les finances qu’une guerre de chicane entre la cour et le Parlement, pour lui, le plus habile contrôleur général seroit celui qui sauroit le mieux se ménager des véhicules et des facilités pour faire passer les édits. Il s’étoit fait lui-même un point capital d’acquérir la bienveillance des parlemens, et il vouloit qu’à son exemple un administrateur des finances eût avec eux cette souplesse qui, par des moyens doux, obtient ce que l’autorité commanderoit à peine.

Fleury, sous ce rapport, remplit assez bien son attente. Il fit passer, sans aucun obstacle, pour cinquante millions d’impôts. Necker lui avoit laissé deux cents millions de fonds dans les coffres du roi. C’en étoit plus qu’il n’en auroit fallu à un ministre habile et bien famé pour être dans l’aisance ; mais, avec ces secours, Fleury tomba dans la détresse, manqua de ce crédit que l’estime publique n’accorde qu’à la bonne foi.

Six mois après la mort de Maurepas, Fleury fut renvoyé ; et le roi, pour avoir au moins un honnête homme à la tête des finances, y appela d’Ormesson[5].

Malheureusement celui-ci n’avoit que de la probité. Médiocre en tout le reste, étranger, aux finances, dépourvu de moyens, assailli de nécessités, pressé par des gens en crédit, et réduit à l’alternative ou de se retirer ou de se soutenir par d’indignes condescendances, il n’hésita point dans le choix, et, avec son intégrité, il aima mieux descendre du ministère que de s’y dégrader.

Un poste aussi glissant, où l’on ne faisoit que des chutes, auroit dû, ce semble, effrayer l’ambition des aspirans ; elle n’en étoit que plus âpre ; et, dans toutes les avenues de la faveur, il n’y avoit pas un intrigant qui, avec quelque légère teinture des affaires, ne crût pouvoir prétendre à remplacer celui qui venoit de tomber.

Dans cette foule, un homme d’esprit et de talent se distinguoit, c’étoit Calonne. Il avoit pris, pour réussir, une manière d’autant plus singulière qu’elle étoit simple. Loin de dissimuler son ambition, il l’avoit annoncée ; et, au lieu de l’austérité dont s’étoient armés quelques-uns de ses prédécesseurs, il s’étoit paré d’agrément, d’aménité, surtout de complaisance pour les femmes ; il étoit connu d’elles pour le plus obligeant des hommes, et, dans les confidences qu’il faisoit de ses vues à celles qui étoient en crédit, il n’est point d’espérances dont il ne fût prodigue pour se concilier leurs voix. Aussi ne cessoient-elles de vanter ses lumières, son habileté, son génie. Il n’étoit guère moins attrayant pour les hommes, par une politesse aisée et naturelle qui marquoit les distinctions, sans en rendre aucune offensante, et par un air de bienveillance qui sembloit être favorable à toutes les ambitions. À chaque mutation nouvelle, c’étoit lui qu’appeloient toutes les voix des gens du monde. Enfin il fut nommé, et, en arrivant à Fontainebleau, où étoit la cour, on eût dit qu’il tenoit en main la corne d’abondance ; on l’accompagnoit en triomphe (9 novembre 1783).

D’abord, se croyant à la source d’une richesse intarissable, sans calculer ni les besoins ni les dépenses qui l’attendoient ; ivre de sa prospérité, dans laquelle il s’imaginoit voir bientôt celle de l’État ; dédaignant toute prévoyance, négligeant toute économie, comme indigne d’un roi puissant ; persuadé que le premier art d’un homme en place étoit l’art de plaire ; livrant à la faveur le soin de sa fortune, et ne songeant qu’à se rendre agréable à ceux qui se font craindre pour se faire acheter, il se vit tout à coup environné de louange et de vaine gloire. On ne parloit que des grâces de son accueil et des charmes de son langage. Ce fut pour peindre son caractère qu’on emprunta des arts l’expression de formes élégantes ; et l’obligeance, ce mot nouveau, parut être inventé pour lui. Jamais, disait-on, le ministère des finances n’avoit été rempli avec autant d’enjouement, d’aisance et de noblesse. La facilité de son esprit dans l’expédition des affaires étonnoit tout le monde, et la gaieté avec laquelle il traitoit les plus sérieuses le faisoit admirer comme un talent prodigieux. Ceux même enfin qui osoient douter qu’il fût le meilleur des ministres étoient forcés de convenir qu’il en étoit le plus charmant. On publioit que son travail avec le roi n’étoit qu’un jeu, tant sa légèreté y semoit d’agrément ; rien d’épineux, rien de pénible, nul embarras pour le présent, nulle inquiétude pour l’avenir. Le roi étoit tranquille, et tout le monde étoit content, lorsqu’au bout de trois ans et quelques mois de ce brillant et riant ministère, fut révélé le secret funeste de la ruine de l’État.

Ce fut alors que l’on vit dans Calonne des ressources et du courage. Après avoir inutilement épuisé tous les moyens de ranimer le crédit expirant, il vit que sa seule espérance étoit dans quelque coup d’éclat qui donnât aux édits l’aspect d’une restauration de la chose publique ; et, pour les montrer revêtus d’une autorité imposante, il demanda au roi une assemblée de notables, où il exposeroit la situation des finances, afin d’aviser avec elle au moyen de remplir le vide qu’il y avoit trouvé, disoit-il, et que la guerre dans les deux Indes avoit dû augmenter encore.

Cette assemblée fut ouverte à Versailles le 22 février 1787. Le travail que Calonne y présenta étoit vaste et hardi ; et peut-être méritoit-il plus de faveur qu’il n’en obtint, car il touchoit aux grands moyens d’accroître la somme de l’impôt, et en même temps de la rendre plus légère en la divisant. Mais les notables étoient du nombre de ceux qu’alloient frapper les nouvelles impositions ; et c’est à quoi, bien malheureusement pour eux et pour l’État, ils n’avoient jamais pu consentir. Des projets de Calonne, les uns furent jugés confus et captieux, d’autres pleins de difficultés qui les rendoient impraticables, d’autres enfin mauvais, quand même ils auroient pu s’exécuter. Tel fut le résultat des observations des notables sur la partie de son travail qui avoit subi leur examen, car il ne fut pas même discuté jusqu’au bout.

Sa base étoit l’impôt territorial en nature, dont l’avantage auroit été de suivre l’accroissement progressif des valeurs. Si cependant on l’avoit trouvé trop difficile à percevoir, il en auroit changé le mode, pourvu qu’il eût été perçu également sur tous les biens-fonds. Mais on ne voulut pas même entrer en conciliation avec lui ; et, pour le fond ainsi que pour la forme, les notables articulèrent que cet impôt étoit inadmissible, et en même temps déclarèrent que sur toute espèce d’impôt ils refusoient de délibérer, à moins qu’on ne mît sous leurs yeux des états détaillés de la recette et de la dépense, dans lesquels on pût voir comment s’étoit formé le déficit ; que si, d’après l’examen des comptes, une subvention nouvelle étoit indispensable, ils consentiroient que l’imposition en fût égale sur tous les biens.

La réponse du roi fut telle qu’ils l’avoient prévue. Il leur fut défendu d’insister sur cet examen ; mais l’éclaircissement que refusoit Calonne, lui-même il l’avoit provoqué, en se faisant un procès avec Necker sur l’origine du déficit. Voici comment il s’étoit engagé dans ce défilé périlleux. En 1787, à l’ouverture de l’assemblée, le déficit, de l’aveu de Calonne, montoit à cent quinze millions ; et, comme il avoit besoin de croire qu’une partie considérable de ce déficit existoit avant lui, il le crut et l’avança dans l’assemblée des notables.

Necker, averti que, dans cette assemblée, Calonne devoit accuser d’infidélité tous les comptes rendus avant son ministère, lui écrivit qu’ayant donné l’attention la plus scrupuleuse au compte qu’il avoit rendu en 1781, il le tenoit pour parfaitement juste ; « et comme j’ai rassemblé, ajoutoit-il, les pièces justificatives de tous les articles qui en étoient susceptibles, je me trouve heureusement en état de prêter à la vérité toute sa force. Je crois donc, Monsieur, être en droit de vous demander ou de n’altérer en aucune manière la confiance due à l’exactitude de ce compte, ou d’éclairer vos doutes en me les communiquant. »

Calonne, avec une promesse assez légère de ne point attaquer ce compte, éluda l’éclaircissement. Necker insista, et, pour réponse à la lettre la plus pressante, il reçut un billet poliment ironique, avec un exemplaire du discours que Calonne venoit de prononcer dans l’assemblée des notables, et dans lequel il avoit avancé qu’en 1781 il y avoit un déficit considérable entre les revenus et les dépenses ordinaires. Necker, en même temps, fut instruit que, dans le grand comité des notables qui s’étoit tenu chez Monsieur, Calonne avoit expressément dit que cette somme étoit de cinquante-six millions.

Alors ce fut au roi que Necker se plaignit que, sans avoir voulu l’entendre, le contrôleur général des finances se fût permis de l’accuser. « Sire, disoit-il dans sa lettre, je serois l’homme du monde le plus digne de mépris si une pareille inculpation avoit le moindre fondement ; je dois la repousser au péril de mon repos et de mon bonheur, et je viens supplier humblement Votre Majesté de vouloir bien permettre que je paroisse devant mon accusateur public, ou à l’assemblée des notables, ou dans le grand comité de cette assemblée, et toujours en présence de Votre Majesté. » Cette lettre fut sans réponse ; mais Necker ne se crut pas obligé d’entendre ce silence du roi comme on vouloit qu’il l’entendit. « Le roi, dit-il dans le mémoire qu’il publia, n’a pas jugé à propos d’adhérer à ma demande ; mais, pénétré de l’étendue de sa bonté et de sa justice, je me soumets avec confiance à l’obligation qui m’est imposée par l’honneur et la vérité. »

Dans ce mémoire il convenoit qu’en 1776 Clugny avoit laissé dans les finances un vide de vingt-quatre millions ; il convenoit aussi que, depuis la mort de Clugny (en octobre 1776) jusqu’au mois de mai 1781, époque où il s’étoit lui-même retiré des finances, l’accroissement des charges avoit monté à quarante-cinq millions ; mais, en même temps, il montroit comment il avoit rempli ce vide, tant en économie qu’en bonifications dans les revenus de l’État. C’étoit à discuter et à réfuter ces calculs que les notables prétendoient que Calonne étoit obligé ; et il faut convenir que, trop légèrement, il s’y étoit engagé lui-même.

Necker avoit rendu ses calculs les plus clairs qu’il étoit possible ; sa véracité reconnue y ajoutoit encore un grand poids. Le livre qu’il venoit de publier sur les finances avoit fortifié sa réputation personnelle ; ses mœurs, ses talens, ses lumières, avoient dans l’opinion publique une consistance d’estime qu’il n’auroit pas fallu essayer d’ébranler sans de forts et puissans moyens.

Necker fut exilé pour avoir osé se défendre. Ce fut encore un tort que se donna Calonne ; il falloit ou l’entendre avant de l’attaquer, ou trouver juste et bon qu’il eût repoussé son attaque. Il lui imputoit son mauvais succès dans l’assemblée des notables ; mais il devoit savoir que, dans cette assemblée, un ennemi bien plus réel travailloit à le ruiner.

Le roi avoit de la répugnance à se détacher de Calonne il goûtoit son travail, il étoit persuadé de la bonté de ses projets ; mais, prévoyant qu’ils seroient rebutés par le Parlement comme ils l’étoient par les notables, il se fit violence, et il le renvoya. Il savoit que Miroménil, le garde des sceaux, étoit l’ennemi de Calonne, et qu’il avoit de tout son pouvoir contrarié ses opérations ; il le congédia en même temps que lui, comme en le lui sacrifiant (Calonne le 8 avril, Miroménil le 9). Fourqueux[6] fut appelé au ministère des fiannces ; les sceaux furent donnés au président de Lamoignon.

Il n’étoit pas possible que Fourqueux tînt longtemps en place ; mais on l’avoit indiqué au roi en attendant qu’on eût achevé de détruire ses préventions contre un homme qu’on vouloit lui donner pour ministre de confiance, et dont on attendoit le salut de l’État.

La situation de l’esprit du roi, en ce moment, est exprimée au naturel dans les détails que je vais transcrire.

« Lorsque le roi me chargea de sa lettre pour M. de Fourqueux (dit le comte de Montmorin dans les notes qu’il m’a remises), je crus devoir lui représenter que je trouvois le fardeau des finances trop au-dessus des forces de ce bon magistrat. Le roi parut sentir que mes inquiétudes étoient fondées. « Mais qui donc prendre ? » me dit-il. Je lui répondis qu’il m’étoit impossible de ne pas être étonné de cette question, tandis qu’il existoit un homme qui réunissoit sur lui les vœux de tout le public ; que, dans tous les temps, il étoit nécessaire de ne pas contrarier l’opinion publique en choisissant un administrateur des finances ; mais que, dans les circonstances critiques où il se trouvoit, il ne suffisoit pas de ne pas la contrarier, et qu’il étoit indispensable de la suivre. J’ajoutai que, tant que M. Necker existeroit, il étoit impossible qu’il eût un autre ministre des finances, parce que le public verroit toujours avec humeur et avec chagrin cette place occupée par un autre que lui. Le roi convint des talens de M. Necker ; mais il m’objecta les défauts de son caractère, et je reconnus facilement les impressions qu’avoit données contre lui M. de Maurepas dans l’origine, et que MM. de Vergennes, de Calonne, de Miroménil et de Breteuil, avoient gravées plus profondément. Je ne connoissois pas personnellement M. Necker ; je n’avois que des doutes à opposer à ce que le roi me disoit de son caractère, de sa hauteur et de son esprit de domination. Il y a apparence que, si je l’eusse connu alors, j’eusse décidé son rappel. J’aurois peut-être dû insister davantage, même en ne le connoissant pas ; mais j’arrivois à peine dans le ministère, il n’y avoit pas six semaines que j’y étois entré ; et d’ailleurs un peu de timidité, pas assez d’énergie, m’empêcha d’être aussi pressant que j’aurois pu l’être. Que de maux j’aurois évités à la France ! que de chagrins j’aurois épargnés au roi ! (Qu’auroit-il dit s’il avoit prévu que, pour avoir manqué ce moment de changer le cours de nos funestes destinées, il seroit massacré lui-même par un peuple rendu féroce, et que, trois mois après sa mort, le roi périroit sur un échafaud ?) Il fallut, poursuit-il, aller remettre à M. de Fourqueux la lettre qui lui étoit adressée, et même vaincre sa résistance ; j’en avois l’ordre positif. Cependant, il est certain qu’on avoit offert la place à M. de La Millière la reine l’avoit fait venir ; le roi s’étoit trouvé chez elle à l’heure qu’elle lui avoit donnée ; et tous les deux le pressèrent fort d’accepter ; mais il eut assez de bon sens pour ne pas céder à leurs instances. M. de Fourqueux fit d’abord assez de difficultés ; mais enfin il se détermina. À peine fut-il en place que l’opinion modeste qu’il avoit de lui-même ne fut que trop bien confirmée.

« Cependant, les affaires étoient dans un état de stagnation absolue, ajoute M. de Montmorin ; le crédit achevoit de se détruire de jour en jour ; les moyens factices et dispendieux que M. de Calonne avoit employés pour soutenir la Bourse, venant à manquer tout à coup, produisoient une baisse journalière et considérable dans les effets ; le Trésor royal étoit vide ; on voyoit comme très prochaine la suspension des payemens, on n’imaginoit d’autre ressource qu’un emprunt, et il étoit impossible de le tenter dans un moment de détresse aussi désespérant. L’humeur gagnoit dans l’assemblée des notables, l’esprit en devenoit mauvais, et déjà on commençoit à y murmurer : « les États généraux ». Dans ces circonstances, il étoit nécessaire d’avoir un homme qui dominât l’opinion. M. de Lamoignon et moi nous nous communiquâmes nos idées, et nous convînmes que le seul homme sur qui l’on pût fonder quelque espérance étoit M. Necker ; mais je lui parlai des obstacles que j’avois déjà trouvés dans l’esprit du roi, et je lui annonçai que ces obstacles deviendroient encore plus insurmontables par la présence du baron de Breteuil. Nous conférâmes avec celui-ci, essayant de le convertir, mais inutilement. Enfin, après une longue séance, nous nous décidâmes à monter chez le roi ; et, lorsque tous les trois nous fûmes entrés en matière sur le changement qu’exigeoit le ministère des finances, je parlai avec force de la nécessité de rappeler celui que demandoit la voix publique. Le roi me répondit (à la vérité avec l’air de la plus profonde douleur) : « Eh bien ! il n’y a qu’à le rappeler. » Mais alors le baron de Breteuil s’éleva avec une extrême chaleur contre cette résolution à moitié arrachée ; il représenta l’inconséquence qu’il y auroit à rappeler, pour le mettre à la tête de l’administration, un homme qui étoit à peine arrivé au lieu qu’on lui avoit prescrit pour son exil : « Combien une pareille conduite auroit de foiblesse ! quelle force elle donneroit à celui qui, placé ainsi par l’opinion, n’en auroit l’obligation qu’à elle et à lui-même ! » Il s’étendit longuement et fortement sur l’abus que M. Necker ne manqueroit pas de faire d’une semblable position. Il peignit son caractère des couleurs les plus propres à faire impression sur un roi naturellement jaloux de son autorité, et qui avoit un pressentiment confus qu’on vouloit la lui arracher, mais qui la croyoit encore entière dans ses mains, et qui vouloit la conserver. Il y avoit des raisons fort spécieuses dans ce que venoit de dire le baron de Breteuil ; mais elles l’auroient été moins qu’elles auroient encore produit l’effet qu’elles obtinrent sur le roi, qui n’avoit cédé à mon avis qu’avec une extrême répugnance, peut-être uniquement parce qu’il nous croyoit tous les trois d’accord. L’archevêque de Toulouse fut donc proposé et accepté sans résistance. Cependant le roi nous dit qu’il passoit pour avoir un caractère inquiet et ambitieux, et que peut-être nous nous repentirions de lui avoir indiqué ce choix ; mais il ajouta qu’il avoit lieu de croire qu’on lui avoit exagéré les défauts de ce prélat ; que, depuis quelque temps, les préventions qu’il avoit eues contre lui s’étoient affoiblies, et qu’il avoit été content de plusieurs mémoires sur l’administration qu’il lui avoit fait parvenir. »

Je n’ai rien omis de ces détails, soit parce qu’ils feront connoître l’âme du roi, son caractère un peu trop facile peut-être, mais simple, naturel et bon ; soit surtout parce qu’on y voit se former l’anneau principal de la chaîne de nos malheurs.

  1. Dupont (de Nemours) a réfuté tout ce passage dans la première des deux lettres qu’il adressa, en 1805, au Publiciste, au Journal de Paris et au Journal du Commerce, et qui furent réunies sous ce titre Sur quelques erreurs de M. Marmontel relatives à M. Turgot. Paris, Delance, an XIII, in-8, 180 p.
  2. La seconde lettre de Dupont (de Nemours) a pour objet de démontrer l’inexactitude de cette assertion.
  3. Il fut imprimé peu après sous ce titre : Réponse du sieur Bourboulon, officier employé dans les finances de Mgr le comte d’Artois, au « Compte rendu au roi par M. Necker ». Londres, 1781, in-8.
  4. Jean-François Joly de Fleury(1718-1802), fils du procureur général au Parlement, contrôleur général de mai 1781 à avril 1783.
  5. Henri-François Lefèvre d’Ormesson (1787-1807) ne garda le portefeuille que jusqu’au 8 novembre 1783.
  6. Bouvard de Fourqueux ne fut contrôleur général que pendant vingt et un jours, ce qui fit dire qu’il avait perdu sa place au « vingt et un ».