Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/IV

LIVRE IV


Tandis que je logeois encore dans le quartier du Luxembourg, une ancienne actrice de l’Opéra-Comique, la Darimat, amie de Mlle Clairon, et mariée avec Durancy, acteur comique dans une troupe de province, étant accouchée à Paris, avoit obtenu de mon actrice qu’elle fût marraine de son enfant, et moi j’avois été pris pour parrain[1]. De ce baptême il arriva que ma commère Durancy, qui, chez Mlle Clairon, m’entendoit quelquefois parler sur l’art de la déclamation, me dit un jour : « Mon compère, voulez-vous que je vous donne une jeune et jolie actrice à former ? Elle aspire à débuter dans le tragique, et elle vaut la peine que vous lui donniez des leçons. C’est Mlle Verrière, l’une des protégées du maréchal de Saxe[2]. Elle est votre voisine ; elle est sage, elle vit fort décemment avec sa mère et avec sa sœur. Le maréchal, comme vous savez, est allé voir le roi de Prusse, et nous voulons, à son retour, lui donner le plaisir de trouver sa pupille au théâtre jouant Zaïre et Iphigénie mieux que Mlle Gaussin. Si vous voulez vous charger de l’instruire, demain je vous installerai ; nous dînerons chez elle ensemble. »

Mon aventure avec Mlle Navarre ne m’avoit point aliéné le maréchal de Saxe ; il m’avoit même témoigné de la bienveillance ; et, avant qu’Aristomène fût mis au théâtre, il m’avoit fait prier d’aller lui en faire la lecture. Cette lecture tête à tête l’avoit intéressé : le rôle d’Aristomène l’avoit ému. Il trouva celui de Léonide théâtral. « Mais, corbleu ! me dit-il, c’est une fort mauvaise tête que cette femme-là ! je n’en voudrois pas pour rien. » Ce fut là sa seule critique. Du reste, il fut content, et me le témoigna avec cette franchise noble et cavalière qui sentoit en lui son héros.

Je fus donc enchanté d’avoir une occasion de faire quelque chose qui lui fût agréable, et très innocemment, mais très imprudemment, j’acceptai la proposition.

La protégée du maréchal étoit l’une de ses maîtresses ; elle lui avoit été donnée à l’âge de dix-sept ans. Il en avoit eu une fille, reconnue et mariée depuis sous le nom d’Aurore de Saxe[3]. Il lui avoit fait, à la naissance de cette enfant, une rente de cent louis ; il lui donnoit de plus, par an, cinq cents louis pour sa dépense. Il l’aimoit de bonne amitié ; mais, quant à ses plaisirs, elle n’y étoit plus admise. La douceur, l’ingénuité, la timidité de son caractère, n’avoient plus rien d’assez piquant pour lui. On sait qu’avec beaucoup de noblesse et de fierté dans l’âme, le maréchal de Saxe avoit les mœurs grivoises. Par goût autant que par système, il vouloit de la joie dans ses armées, disant que les François n’alloient jamais si bien que lorsqu’on les menoit gaiement, et que ce qu’ils craignoient le plus à la guerre, c’étoit l’ennui. Il avoit toujours dans ses camps un Opéra-Comique. C’étoit à ce spectacle qu’il donnoit l’ordre des batailles ; et, ces jours-là, entre les deux pièces, la principale actrice annonçoit ainsi : « Messieurs ; demain relâche au théâtre, à cause de la bataille que donnera monsieur le maréchal ; après-demain, le Coq du village, les Amours grivois, etc. »

Deux actrices de ce théâtre, Chantilly et Beauménard[4], étoient ses deux maîtresses favorites ; et leur rivalité, leur jalousie, leurs caprices, lui donnoient, disoit-il, plus de tourmens que les hussards de la reine de Hongrie. J’ai lu ces mots dans l’une de ses lettres. C’étoit pour elles que Mlle Navarre avoit été négligée. Il trouvoit en elle trop de hauteur et pas assez de complaisance et d’abandon Mlle Verrière, avec infiniment moins d’artifice, n’avoit pas même l’ambition de le disputer à ses rivales ; elle sembloit se reposer sur sa beauté du soin de plaire, sans y contribuer d’ailleurs que par l’égalité d’un caractère aimable et par son indolence à se laisser aimer.

Les premières scènes que nous répétâmes ensemble furent celles de Zaïre avec Orosmane. Sa figure, sa voix, la sensibilité de son regard, son air de candeur et de modestie, s’accordoient parfaitement avec son rôle, et dans le mien je ne mis que trop de véhémence et de chaleur. Dès notre seconde leçon, ces mots : Zaïre, vous pleurez ! furent l’écueil de ma sagesse.

La docilité de mon écolière me rendit assidu ; cette assiduité fut malignement expliquée. Le maréchal, qui étoit alors en Prusse, instruit de notre intelligence, en prit une colère peu digne d’un aussi grand homme. Les cinquante louis que Mlle Verrière touchoit par mois lui furent supprimés, et il annonça que de sa vie il ne reverroit ni la mère ni son enfant. Il tint parole, et ce ne fut qu’après sa mort, et un peu par mon entremise, qu’Aurore fut reconnue et élevée dans un couvent comme fille de ce héros.

Le délaissement où tomboit ma Zaïre nous accabla tous les deux de douleur. Il me restoit quarante louis du produit de ma nouvelle tragédie ; je la priai de les accepter. Cependant Mlle Clairon et tous nos amis nous conseillèrent de cesser de nous voir, au moins pour quelque temps. Il nous en coûta bien des larmes, mais nous suivîmes ce conseil.

Le maréchal revint. J’entendois dire de tous côtés qu’il étoit furieux contre moi. J’ai su depuis par le maréchal de Lœwendal, et par deux autres de ses amis, Sourdis et Flavacourt, qu’ils avoient eu bien de la peine à retenir les mouvemens de sa colère. Il alloit disant dans le monde, à la cour, et au roi lui-même, que ce petit insolent de poète lui prenoit toutes ses maîtresses (je n’avois cependant que celles qu’il abandonnoit). Il montroit un billet de moi qu’un perfide laquais avoit volé à celle-ci. Heureusement dans ce billet, à propos de la tragédie de Cléopâtre, à laquelle je travaillois, il étoit dit qu’Antoine étoit un héros en amour comme en guerre. « Et cet Antoine, disoit le maréchal, vous entendez bien qui il est. » Cette allusion, à laquelle je n’avois point pensé, en le flattant, le calmoit un peu.

Cependant j’étois dans des transes d’autant plus cruelles que j’étois résolu, au péril de ma vie, de me venger de lui s’il m’eût fait insulter. Dans cette situation, l’une des plus pénibles où je me sois trouvé, M. de La Popelinière me proposa de me retirer chez lui à la campagne, et, d’un autre côté, le prince de Turenne me soulagea du chagrin où j’étois de laisser ma Zaïre dans l’infortune.

Ce prince, me trouvant un soir dans le foyer de la Comédie-Françoise, vint à moi et me dit : « Vous êtes cause que le maréchal de Saxe a quitté Mlle Verrière ; voulez-vous me donner votre parole de ne plus la voir ? son malheur sera réparé. » Ceci m’expliqua le mystère du rendez-vous qu’elle m’avoit donné la veille dans le bois de Boulogne, et des pleurs qu’elle avoit versés en me disant adieu. « Oui, mon prince, je vous la donne, lui répondis-je, cette parole que vous me demandez. Que Mlle Verrière soit heureuse avec vous ; je consens à ne plus la voir. » Il la prit, et je fus fidèle à ma promesse.

Retiré, presque solitaire, dans cette maison de campagne, bien différente alors et de ce qu’elle avoit été, et de ce qu’elle fut depuis, j’eus tout le temps de me livrer à mes réflexions sur moi-même. Je tournai les yeux vers l’abîme au bord duquel je venois de passer. Le héros de Fontenoy, l’idole des armées et de la France entière, l’homme devant qui la plus haute noblesse du royaume étoit dans le respect, et que le roi lui-même accueilloit avec toutes les distinctions qui peuvent flatter un grand homme, étoit celui à qui j’avois manqué, sans avoir même pour excuse l’égarement d’un fol amour. Cette fille imprudente et foible ne m’avoit point dissimulé qu’elle tenoit à lui par ses bienfaits, et comme au père de son enfant. J’étois si bien instruit et si persuadé du risque épouvantable que nous courions ensemble que, lorsqu’à des heures indues je me glissois chez elle, ce n’étoit jamais qu’en tremblant. Je la trouvois, je la laissois encore plus tremblante elle-même. Il n’étoit point de plaisir qui n’eût été trop chèrement payé par nos frayeurs d’être surpris et dénoncés ; et si le maréchal, instruit de ma témérité, dédaignant de m’ôter la vie, m’eût fait seulement insulter par un de ses valets, je n’opposois à cette crainte qu’une résolution à laquelle je ne puis penser sans frémir. Ah ! frémissez comme moi, mes enfans, des dangers que m’a fait courir une trop ardente jeunesse, pour une liaison fortuite et passagère, sans autre cause que l’attrait du plaisir et de l’occasion. J’ai cru devoir vous marquer l’écueil pour vous préserver du naufrage.

Peu de temps après le maréchal mourut. Il avoit fini par se montrer magnanime envers moi, comme le lion de la fable envers le souriceau. À la première représentation de Cléopâtre, s’étant trouvé dans le corridor face à face avec moi, en sortant de sa loge (rencontre qui me fit pâlir), il avoit eu la bonté de me dire ces mots d’approbation : « Fort bien, Monsieur, fort bien ! » Je regrettai sincèrement en lui le défenseur de ma patrie et l’homme généreux qui m’avoit pardonné ; et, pour honorer sa mémoire autant qu’il étoit en moi, je fis ainsi son épitaphe :


À Courtray Fabius, Annibal à Bruxelles,
Sur la Meuse Condé, Turenne sur le Rhin,
Au léopard farouche il imposa le frein,
Et de l’aigle rapide il abattit les ailes.


La retraite où je me sauvois des tentations de Paris m’en offrit bientôt de nouvelles ; mais dans ce moment-là elle ne me donnoit que de sérieuses leçons de mœurs. Pour faire connoître la cause de la tristesse silencieuse et sombre qui régnoit alors dans un lieu qui avoit été le séjour des plaisirs, il faut que je revienne un peu sur le passé, et que je dise comment s’étoit formé et détruit cet enchantement.

M. de La Popelinière n’étoit pas le plus riche financier de son temps, mais il en étoit le plus fastueux. D’abord il avoit pris pour maîtresse, et depuis pour femme, la fille d’une comédienne[5]. Son intention n’avoit pas été de se marier avec elle, mais elle avoit su l’y obliger ; voici par quel moyen. La fameuse de Tencin, après avoir élevé son frère à la dignité de cardinal, et l’avoir introduit dans le conseil d’État, avoit par lui un crédit obscur, mais puissant, auprès du vieux cardinal de Fleury. Mlle Dancourt se fit présenter à elle, et, en jeune innocente qui avoit été séduite, elle se plaignit que M. de La Popelinière, après l’avoir flattée de l’espérance d’être sa femme, ne pensoit plus à l’épouser. « Il vous épousera, et j’en fais mon affaire, dit Mme de Tencin. Cachez-lui que vous m’ayez vue, et dissimulez avec lui. »

Le moment critique du renouvellement du bail des fermes approchoit, et, parmi les anciens fermiers généraux, c’étoit à qui seroit conservé sur la liste. On fit entendre au cardinal de Fleury que c’étoit le moment de faire cesser un scandale qui affligeoit tous les gens de bien. On lui représenta Mlle Dancourt comme une victime intéressante de la séduction, et La Popelinière comme un de ces hommes qui se jouent de l’innocence après avoir surpris sa foiblesse et sa bonne foi.

Ce n’étoit pas encore parmi les financiers un luxe autorisé que celui des maîtresses publiquement entretenues, et le cardinal se piquoit de maintenir les bonnes mœurs. Lors donc que La Popelinière alla solliciter ses bontés pour le nouveau bail, le cardinal lui demanda ce que c’étoit que Mlle Dancourt. « C’est une jeune personne dont j’ai pris soin », lui répondit La Popelinière ; et il lui fit l’éloge de son esprit, de ses talens et de sa bonne éducation. « Je suis bien aise, reprit le cardinal, de tout le bien que vous m’en dites. Tout le monde en parle de même, et l’intention du roi est de donner votre place à celui qui l’épousera. Il est bien juste au moins qu’après l’avoir séduite vous lui laissiez pour dot l’état qu’elle avoit droit d’attendre de vous-même, et que vous lui aviez promis. » La Popelinière voulut se défendre d’avoir pris cet engagement. « Vous l’avez abusée, insista le ministre, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort-là : c’est le conseil que je vous donne, et ne tardez pas à le suivre, sans quoi je ne puis rien pour vous. » Perdre sa place ou épouser, l’alternative étoit pressante. La Popelinière prit le parti le moins fâcheux ; mais à sa résolution forcée il voulut donner l’apparence d’une volonté libre, et le lendemain, au réveil de Mlle Dancourt : « Levez-vous, lui dit-il, et, avec votre mère, venez où je vais vous conduire. » Elle obéit. Ce fût chez son notaire qu’il les mena. « Écoutez, leur dit-il, la lecture de l’acte que nous allons signer. » C’étoit le contrat de mariage. Le coup de théâtre parut produire son effet : la fille eut l’air de se pâmer, la mère embrassa les genoux de celui qui mettoit le comble à ses bontés et à leurs vœux. Il jouit pleinement de leur feinte reconnoissance ; et, tant qu’il fut dans l’illusion d’un époux qui se croit aimé, il vit sa maison embellie par les enchantemens de sa brillante épouse. Le plus grand monde étoit de ses soupers et de ses fêtes ; mais bientôt les inquiétudes et les soupçons jaloux troublèrent son repos. Sa femme avoit pris son essor. Portée dans un tourbillon où il ne pouvoit pas la suivre, on lui donnoit à elle des soupers dont il n’étoit pas, et, par des lettres anonymes, on se faisoit un plaisir malin de l’avertir qu’il étoit la fable et le jouet de cette cour brillante que sa femme tenoit chez lui.

C’étoit dans ce temps-là qu’il m’y avoit attiré ; mais je ne fus d’abord que de sa société particulière. Là, je trouvai le célèbre Rameau ; La Tour, le plus habile peintre en pastel que nous ayons eu ; Vaucanson, ce merveilleux mécanicien ; Carle Van Loo, ce grand dessinateur et ce grand coloriste ; et sa femme[6], qui, la première, avec sa voix de rossignol, nous avoit fait connoître les chants de l’Italie.

Mme de La Popelinière me marquoit de la bienveillance. Elle voulut entendre la lecture d’Aristomène, et, de tous les critiques dont j’avois pris conseil, ce fut à mon gré le meilleur. Après avoir entendu ma pièce, elle en fit l’analyse avec une clarté, une précision surprenante, me retraça de scène en scène le cours de l’action, remarqua les endroits qui lui avoient paru beaux, comme ceux qu’elle trouvoit foibles ; et, dans toutes les corrections qu’elle me demanda, ses observations me frappèrent comme autant de traits de lumière. Ce coup d’oeil si vif, si rapide, et cependant si juste, étonna tout le monde, et dans cette lecture, quoique assez applaudi moi-même, je dois dire que son succès fut plus éclatant que le mien. Son mari en étoit tristement interdit. À travers son admiration pour cette heureuse facilité de mémoire et d’intelligence, pour cette verve d’éloquence qui tenoit de l’inspiration, enfin pour cet accord de l’esprit et du goût qui l’étonnoit comme nous dans sa femme, on voyoit percer, malgré lui, un fond d’humeur et de chagrin dont lui seul connoissoit la cause. Il avoit voulu la retirer de ce grand monde où elle étoit lancée ; mais elle avoit traité de tyrannie capricieuse et d’esclavage humiliant la gêne où il prétendoit la réduire, et de là les scènes violentes qu’il y avoit entre eux sans témoins. La Popelinière se soulageoit avec nous, surtout avec moi, par des satires de ce monde dont il étoit excédé, disoit-il, et dont il vouloit s’éloigner. Il m’avoit engagé à loger près de lui. Ma simplicité, ma franchise, lui convenoient. « Vivons ensemble, me disoit-il, nous sommes faits pour nous aimer, et laissez là, croyez-moi, ce monde qui vous a séduit, comme il m’avoit séduit moi-même. Et qu’en attendez-vous ? — Des protecteurs, lui dis-je, et quelques moyens de fortune. — Des protecteurs ! Ah ! si vous saviez comme tous ces gens-là protègent !… De la fortune ! eh ! n’en ai-je pas asseż pour nous deux ? Je n’ai point d’enfant, et, grâce au Ciel, je n’en aurai jamais. Soyez tranquille, et ne nous quittons pas, car je sens tous les jours que vous m’êtes plus nécessaire. »

Malgré sa répugnance à me voir lui échapper, il ne put refuser à Mme de Tencin, qu’il ménageoit par politique, il ne put, dis-je, lui refuser de me mener chez elle pour lui lire ma tragédie : c’étoit Aristomène, qu’on venoit de jouer. L’auditoire étoit respectable. J’y vis rassemblés Montesquieu, Fontenelle, Mairan, Marivaux, le jeune Helvétius, Astruc, je ne sais qui encore, tous gens de lettres ou savans, et au milieu d’eux une femme d’un esprit et d’un sens profond, mais qui, enveloppée dans son extérieur de bonhomie et de simplicité, avoit plutôt l’air de la ménagère que de la maîtresse de la maison : c’étoit là Mme de Tencin. J’eus besoin de tous mes poumons pour me faire entendre de Fontenelle ; et, quoique bien près de son oreille, il me falloit encore prononcer chaque mot avec force et à haute voix ; mais il m’écoutoit avec tant de bonté qu’il me rendoit doux les efforts de cette lecture pénible. Elle fut, comme vous pensez bien, d’une monotonie extrême, sans inflexions, sans nuances ; cependant je fus honoré des suffrages de l’assemblée ; j’eus même l’honneur d’être du dîner de Mme de Tencin ; et, dès ce jour-là, j’aurois été inscrit sur la liste de ses convives ; mais M. de La Popelinière n’eut pas de peine à me persuader qu’il y avoit là trop d’esprit pour moi ; et, en effet, je m’aperçus bientôt qu’on y arrivoit préparé à jouer son rôle, et que l’envie d’entrer en scène n’y laissoit pas toujours à la conversation la liberté de suivre son cours facile et naturel. C’étoit à qui saisiroit le plus vite, et comme à la volée, le moment de placer son mot, son conte, son anecdote, sa maxime ou son trait léger et piquant ; et, pour amener l’à-propos, on le tiroit quelquefois d’un peu loin.

Dans Marivaux, l’impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçoit visiblement. Montesquieu, avec plus de calme, attendoit que la balle vînt à lui ; mais il l’attendoit. Mairan guettoit l’occasion. Astruc ne daignoit pas l’attendre. Fontenelle seul la laissoit venir sans la chercher ; et il usoit si sobrement de l’attention qu’on donnoit à l’entendre que ses mots fins, ses jolis contes, n’occupoient jamais qu’un moment. Helvétius, attentif et discret, recueilloit pour semer un jour. C’étoit un exemple pour moi que je n’aurois pas eu la constance de suivre : aussi cette société eut-elle pour moi peu d’attrait.

Il n’en fut pas de même de celle d’une femme que mon heureuse étoile m’avoit fait rencontrer chez Mme de Tencin, et qui, dès lors, eut la bonté de m’inviter à l’aller voir. Cette femme, qui commençoit à choisir et à composer sa société littéraire, étoit Mme Geoffrin. Je répondis trop tard à son invitation, et ce fut encore M. de La Popelinière qui m’empêcha d’aller chez elle. « Qu’iriez-vous faire là ? me dit-il ; c’est encore un rendez-vous de beaux esprits. »

C’étoit ainsi qu’il m’avoit captivé lorsque arriva mon aventure avec le maréchal de Saxe ; mais ce qui m’attacha le plus étroitement à lui fut de le voir malheureux, lui-même, et de m’apercevoir du besoin qu’il avoit de moi. Les lettres anonymes ne cessoient de le harceler on l’assuroit qu’à Passy même un rival heureux continuoit de voir sa femme. Il l’observoit, il la faisoit surveiller nuit et jour ; elle en étoit instruite, et ne voyoit en lui que le geôlier de sa prison.

Ce fut là que j’appris ce que c’est qu’un ménage où d’un côté la jalousie, et de l’autre la haine, se glissent comme deux serpens. Une maison voluptueuse, dont les arts, les talens, tous les plaisirs honnêtes, sembloient avoir fait leur séjour, et, dans cette maison, le luxe, l’abondance, l’affluence de tous les biens, tout cela corrompu par la défiance et la crainte, par les tristes soupçons et par les noirs chagrins ! Il falloit voir à table ces deux époux vis-à-vis l’un de l’autre ; la morne taciturnité du mari, la fière et froide indignation de la femme, le soin que prenoient leurs regards de s’éviter, et l’air terrible et sombre dont ils se rencontroient, surtout devant leurs gens ; l’effort qu’ils faisoient sur eux-mêmes pour s’adresser quelques paroles, et le ton sec et dur dont ils se répondoient. On a de la peine à concevoir comment deux êtres aussi fortement aliénés pouvoient habiter ensemble ; mais elle étoit déterminée à ne pas quitter sa maison, et lui, aux yeux du monde, et en bonne justice, n’avoit pas le droit de l’en chasser.

Moi qui savois enfin la cause de cette mésintelligence, je ne négligeois rien pour adoucir les peines de celui dont le cœur sembloit s’appuyer sur le mien. Un misérable, que je dédaigne de nommer parce qu’il est mort, m’a accusé d’avoir été l’un des complaisans de La Popelinière. Je commence par déclarer que jamais je n’ai reçu de lui le plus léger bienfait. Après cela, je conviens sans rougir que, par un sentiment très naïf et très tendre, je m’étudiois à lui complaire. Aussi éloigné de l’adulation que de la négligence, je ne le flattois pas, mais je le consolois je lui rendois le bon office qu’Horace attribuoit aux muses : Voslene consilium et datis, et dato gaudetis almæ. Et plût au Ciel qu’il n’eût pas été lui-même plus indulgent pour ma vanité que je ne l’étois pour la sienne ! Cet esprit de propriété qui exagère à nos yeux le prix de tout ce qui nous intéresse lui faisoit tant d’illusion sur le jeune poète qu’il avoit adopté que tout ce qui couloit de ma plume lui sembloit beau ; et, au lieu d’un ami sévère dont j’aurois eu besoin, je ne trouvois en lui qu’un très facile approbateur. Ce fut l’une des causes auxquelles j’attribue cette mollesse d’application dont mes ouvrages se ressentirent tout le temps que je fus chez lui.

Vers la fin de l’automne, l’ennui lui fit quitter sa triste maison de campagne, et peu de temps après arriva l’aventure qui le sépara de sa femme. Un jour[7] que dans la plaine des Sablons le maréchal de Saxe donnoit au public le spectacle de la revue de ses hulans, La Popelinière, plus excédé que jamais des lettres anonymes qui lui répétoient que sa femme recevoit chez elle toutes les nuits le maréchal de Richelieu, prit le temps où elle étoit à la revue pour visiter son appartement, et voir comment un homme pouvoit y être introduit malgré la vigilance d’un portier dont il étoit sûr. Il avoit avec lui, pour l’aider dans cette recherche, Vaucanson et Balot[8] ; celui-ci, petit avocat, d’un esprit fin et pénétrant, mais personnage assez grotesque par la singularité d’un langage trivial et hyperbolique, et d’un caractère mêlé de bassesse et d’orgueil, fier et haut par boutades, et servile par habitude. C’étoit lui qui louoit M. de La Popelinière sur la finesse de sa peau, et qui, dans un moment d’humeur, disoit de lui : Qu’il s’en aille cuver son or. Pour Vaucanson, tout son esprit étoit en génie, et, hors des mécaniques, rien de plus ignorant et rien de plus borné que lui.

En visitant l’appartement de Mme de La Popelinière, Balot fit la remarque que, dans le cabinet où étoit son clavecin, on avoit tendu un tapis de pied, et que cependant il n’y avoit dans la cheminée de cette pièce ni bois, ni cendres, ni chenets, quoique le temps fût déjà froid et que l’on fît du feu partout. Par induction, il s’avisa de frapper de sa canne la plaque de la cheminée : la plaque sonna creux. Alors Vaucanson, s’approchant, s’aperçut qu’elle étoit montée à charnière, et si parfaitement unie au revêtement des côtés que la jointure en étoit presque imperceptible. « Ah ! Monsieur, s’écria-t-il en se tournant vers La Popelinière, le bel ouvrage que je vois là ! et l’excellent ouvrier que celui qui l’a fait ! Cette plaque est mobile, elle s’ouvre, mais la charnière en est d’une délicatesse !… non, il n’y a point de tabatière mieux travaillée. L’habile homme que celui-là ! — Quoi ! Monsieur, dit La Popelinière en pâlissant, vous êtes sûr que cette plaque s’ouvre ? — Vraiment j’en suis sûr, je le vois, dit Vaucanson, ravi d’admiration et d’aise ; rien n’est plus merveilleux. — Et que me fait votre merveille ? il s’agit bien ici d’admirer ! — Ah ! Monsieur, de tels ouvriers sont fort rares ! J’en ai de bons, assurément ; mais je n’en ai pas un qui… — Laissons là vos ouvriers, interrompit La Popelinière, et qu’on m’en appelle un qui fasse sauter cette plaque. — C’est dommage, dit Vaucanson, de briser un chefd-œuvre aussi parfait que celui-là. »

Derrière la plaque une ouverture faite au mur mitoyen étoit fermée par un panneau de boiserie, qui, couvert d’une glace dans la maison voisine, s’ouvroit à volonté, et donnoit une libre entrée dans le cabinet de musique au locataire clandestin de l’appartement contigu. Le malheureux La Popelinière, qui ne cherchoit, je crois, qu’un moyen légitime de se délivrer de sa femme, envoya quérir un commissaire, et fit constater sur-le-champ, par un procès-verbal, sa découverte et sa disgrâce[9].

Sa femme étoit encore à la revue lorsqu’on vint l’avertir de ce qui se passoit chez elle. Pour y rentrer, ou de gré, ou de force, elle pria le maréchal de Lœwendal de l’y accompagner ; mais la porte lui fut fermée, et le maréchal ne voulut pas prendre sur lui de la forcer. Elle eut recours au maréchal de Saxe. « Que je rentre chez moi, lui dit-elle, et que je parle à mon mari ; c’est assez ; vous m’aurez sauvée. » Le maréchal la fit monter dans son carrosse ; et, en arrivant à la porte, il descendit et frappa lui-même. Le fidèle portier, en entr’ouvrant la porte, voulut lui dire qu’il lui étoit défendu… « Et ne me connoissez-vous pas ? lui dit le maréchal. Apprenez que pour moi il n’y a point de porte fermée. Entrez, Madame, entrez chez vous. » Il lui donna la main et monta avec elle.

La Popelinière, effarouché, vint au-devant de lui. « Eh bien, mon ami, qu’est-ce ? lui dit le maréchal : un esclandre, des scènes, un spectacle pour le public ? Il n’y a pour vous dans tout cela que du ridicule à gagner. Ne voyez-vous pas qu’on ne cherche qu’à vous brouiller ensemble, et qu’on y emploie toutes sortes de ruses ? N’en soyez point la dupe. Écoutez votre femme, qui se justifiera pleinement à vos yeux, et qui ne demande qu’à vivre convenablement avec vous. » La Popelinière se contint respectueusement en silence ; et le maréchal s’en alla en leur recommandant la décence et la paix.

Tête à tête avec son mari, Mme de La Popelinière s’arma de tout son courage et de toute son éloquence. Elle lui demanda sur quel nouveau soupçon, sur quelle délation nouvelle, il lui avoit fait fermer sa porte. Et, lorsqu’il parla de la plaque, elle s’indigna qu’il la crût complice de cette coupable invention. N’étoit-ce pas chez lui, bien plutôt que chez elle, qu’on avoit voulu pénétrer ? Et, pour avoir à leur insu pratiqué ce passage d’une maison à l’autre, que falloit-il qu’un domestique et deux ouvriers corrompus ? Mais quoi ! y avoit-il à douter de la cause d’un stratagème si visiblement inventé pour la perdre dans son esprit ? « J’étois trop heureuse avec vous, lui dit-elle, et c’est mon bonheur qui irrite contre moi l’envie. Les lettres anonymes ne lui ont pas suffi ; il lui falloit des preuves, et dans sa rage elle a imaginé cette détestable machine. Que dis-je ? et, depuis que l’envie s’obstine à me persécuter, n’avez-vous pas dû voir quel étoit à ses yeux mon crime ? Quelle est dans Paris l’autre femme dont le repos, l’honneur, soient si violemment attaqués ? Ah ! c’est qu’aucune d’elles n’a le tort que j’avois et que j’aurois encore si vous aviez été plus juste. Je contribuois au bonheur d’un homme dont l’esprit, les talens, la considération, l’honorable existence, font le tourment des envieux. C’est vous qu’ils veulent rendre et ridicule et malheureux. Oui, c’est là le motif de ces libelles : anonymes que vous recevez tous les jours ; et c’est le succès qu’on espère de ce piège grossier que l’on vous a tendu. » Alors, se jetant à ses pieds : « Ah ! Monsieur, rendez-moi votre estime, votre confiance, j’ose dire votre tendresse, et mon amour vous vengera en me vengeant moi-même du mal que nous ont fait nos communs ennemis. »

Malheureusement trop convaincu, La Popelinière fut inflexible. « Madame, lui dit-il, tout l’artifice de vos paroles ne me fait point changer de résolution ; nous n’habiterons plus ensemble. Si vous vous retirez modestement, sans bruit, je prendrai soin de votre sort. Si vous m’obligez de recourir aux voies de rigueur pour vous faire sortir de chez moi, je les emploierai ; et tout sentiment d’indulgence et de bonté pour vous sera étouffé dans mon âme. » Elle sortit. Il lui donna, je crois, vingt mille livres de pension alimentaire, avec quoi elle alla vivre ou plutôt mourir dans un réduit obscur, délaissée de ce beau monde qui l’avoit tant flattée, et qui la méprisa lorsqu’elle fut dans le malheur. Une glande qu’elle avoit au sein fut le foyer d’une humeur corrosive qui la dévora lentement. Le maréchal de Richelieu, qui se donnoit ailleurs des passe-temps et des plaisirs, tandis qu’elle se consumoit dans les douleurs les plus cruelles, ne laissoit pas de lui rendre en passant quelques devoirs de bienséance ; aussi disoit-on dans le monde, après qu’elle eut cessé de vivre : « En vérité, M. de Richelieu a eu pour elle des procédés bien admirables ! il n’a pas cessé de la voir jusqu’à son dernier moment. »

C’étoit pour être aimée ainsi que cette femme, qui chez elle, avec une conduite honnête, auroit joui de l’estime publique et des agrémens d’une vie honorée et délicieuse, avoit sacrifié son repos, sa pudeur, sa fortune, tous ses plaisirs ; et ce qui rend plus effrayant encore ce délire de la vanité, c’est que ni le cœur ni les sens n’y avoient eu qu’une part très légère. Mme de La Popelinière, avec une tête assez vive, étoit d’une extrême froideur ; mais un duc à bonnes fortunes lui avoit paru, comme à bien d’autres, une glorieuse conquête ce fut là ce qui la perdit.

La Popelinière, séparé de sa femme, ne songea plus qu’à vivre en homme libre et opulent. Sa maison de Passy redevint le séjour le plus charmant, mais le plus dangereux pour moi. Il avoit à ses gages le meilleur concert de musique qui fût connu dans ce temps-là. Les joueurs d’instrumens logeoient chez lui, et préparoient ensemble le matin, avec un accord merveilleux, les symphonies qu’ils devoient exécuter le soir. Les premiers talens des théâtres, et singulièrement les chanteuses et les danseuses de l’Opéra, venoient embellir ses soupers. À ces soupers, après que de brillantes voix avoient charmé l’oreille, on étoit agréablement surpris de voir, au son des instrumens, Lany, sa sœur, la jeune Puvigné, quitter la table, et, dans la même salle, danser les airs qu’exécutoit la symphonie. Tous les habiles musiciens qui venoient d’Italie, violons, chanteuses et chanteurs, étoient reçus, logés, nourris dans sa maison, et chacun à l’envi brilloit dans ces concerts. Rameau y composoit ses opéras ; et, les jours de fête, à la messe de la chapelle domestique, il nous donnoit sur l’orgue des morceaux de verve étonnans. Jamais bourgeois n’a mieux vécu en prince, et les princes venoient jouir de ses plaisirs.

À son théâtre, car il en avoit un, on ne jouoit que des comédies de sa façon, et dont les acteurs étoient pris dans sa société. Ces comédies, quoique médiocres, étoient d’assez bon goût, et assez bien écrites pour qu’il n’y eût pas une complaisance excessive à les applaudir. Le succès en étoit d’autant plus assuré que le spectacle étoit suivi d’un splendide souper auquel l’élite des spectateurs, les ambassadeurs de l’Europe, la plus haute noblesse et les plus jolies femmes de Paris étoient invités.

La Popelinière en faisoit les honneurs en homme qui avoit pris dans le monde le sentiment des convenances, dont l’air, le ton et les manières n’avoient rien que de bienséant, dont l’orgueil même savoit s’envelopper de politesse et de modestie, et qui, dans les respects qu’il rendoit aux grands, ne laissoit pas de garder encore un certain air de civilité libre et simple qui lui alloit bien, parce qu’il lui étoit naturel. Personne, quand il vouloit plaire, n’étoit plus aimable que lui. Il avoit de l’esprit, de la galanterie, et, sans aucune étude ni beaucoup de culture, assez de talent pour les vers. Hors de chez lui, ceux même qui venoient de jouir de son luxe et de sa dépense ne manquoient pas de trouver ridicule l’existence qu’il se donnoit ; mais, chez lui, il ne s’entendoit que féliciter et louer ; et, avec plus ou moins de complaisance, chacun lui payoit en flatterie les plaisirs qu’il lui avoit donnés. C’étoit bien, comme on le disoit, un vieil enfant gâté de la fortune ; mais moi qui le voyois habituellement et de près, et qui m’affigeois quelquefois de le trouver un peu trop vain, je m’étonne aujourd’hui qu’il ne le fût pas davantage.

Un défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et de faste, c’étoit en lui une soif de Tantale pour un genre de voluptés dont il ne pouvoit plus ou presque plus jouir. Le financier de La Fontaine se plaignoit « qu’au marché l’on ne vendit pas le dormir comme le manger et le boire ». Pour celui-ci, ce n’étoit point le dormir qu’il auroit voulu payer au poids de l’or.

Les plaisirs le sollicitoient ; mais, en contraste avec la fortune qui les lui amenoit en foule, la nature lui en prescrivoit une abstinence humiliante ; et cette alternative de tentations continuelles et de continuelles privations étoit un supplice pour lui. Le malheureux ne pouvoit se persuader que la cause en fût en lui-même. Il ne manquoit jamais d’en accuser l’objet présent, et, toutes les fois qu’un objet nouveau lui sembloit avoir plus d’attraits, on le voyoit galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d’espérance ; c’étoit alors qu’il étoit aimable, il faisoit des contes joyeux, il chantoit des chansons qu’il avoit composées, et d’un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l’objet qui l’animoit ; mais autant il avoit été vif et charmé le soir, autant le lendemain il étoit triste et mécontent.

Cependant moi, qu’environnoient les occasions de faillir, je n’étois rien moins qu’infaillible. Je sentois bien qu’elles m’étoient nuisibles, et que, pour m’en défendre, il eût fallu m’en éloigner ; mais je n’en avois pas la force. Le corridor où je logeois étoit le plus souvent peuplé de filles de spectacle. Avec un pareil voisinage, il étoit difficile que je fusse économe et des heures de mon sommeil et de celles de mon travail. Les plaisirs de la table contribuoient aussi à obscurcir en moi les facultés intellectuelles. Je ne me doutois pas que la tempérance fût la nourrice du génie, et cependant rien n’est plus véritable. Je m’éveillois la tête trouble et les idées appesanties des vapeurs d’un ample souper. Je m’étonnois que mes esprits ne fussent pas aussi purs, aussi libres que dans la rue des Mathurins ou que dans celle des Maçons. Ah ! c’est que le travail de l’imagination ne veut pas être embarrassé par celui des autres organes. Les muses, a-t-on dit, sont chastes ; il auroit fallu ajouter qu’elles étoient sobres ; et l’une et l’autre de ces maximes étoient chez moi dans un profond oubli.

J’avois négligemment fini la tragédie de Cléopâtre ; et cette pièce qui, dans le recueil de mes œuvres, est aujourd’hui ce que j’ai travaillé avec le plus de soin, « se ressentoit alors, comme je l’ai dit ailleurs[10], de la précipitation avec laquelle on écrit dans un âge où l’on n’a pas encore senti combien il est difficile de bien écrire ». Elle eut besoin de toute l’indulgence du public pour obtenir un demi-succès de onze représentations. J’avois mis sur le théâtre le dénouement que me donnoit l’histoire, et Vaucanson avoit bien voulu me fabriquer un aspic automate qui, dans le moment où Cléopâtre le pressoit sur son sein pour en exciter la morsure, imitoit presque au naturel le mouvement d’un aspic vivant ; mais la surprise que causoit ce petit chef-d’œuvre de l’art faisoit diversion au véritable intérêt du moment. J’ai préféré depuis un dénouement plus simple. Au reste, je dois reconnoître que j’avois trop présumé de mes forces, en espérant de faire pardonner à Antoine l’excès de son égarement. L’exemple en est terrible, mais l’extrême difficulté étoit de le rendre touchant.

Je cherchai un sujet plus pathétique, et je crus le trouver dans la fable des Héraclides. Il y avoit quelque ressemblance avec l’Iphigénie en Aulide ; mais, par les caractères et les incidens de l’action, ces deux sujets étoient si différens que le même poète grec, Euripide, les avoit traités l’un et l’autre. Cependant, à peine ma pièce eut-elle été reçue et mise en répétition que le bruit courant dans le monde fut que, dans un sujet tout semblable à celui de Racine, je voulois jouter avec lui.

À ce bruit répandu avec l’affectation d’une malveillance marquée, je m’aperçus que j’avois des ennemis ; je fus même averti que j’en avois une nuée. J’en demandois la cause, je l’ignorois alors ; mais depuis j’ai bien su pourquoi. Au théâtre, la douce et perfide Gaussin m’avoit aliéné tout son parti, et il étoit nombreux : car il étoit formé d’abord de ses amis, et puis des ennemis de Mlle Clairon, auxquels se rallioient les zélés partisans de Mlle Du Mesnil. Clairon, par ses succès, enlevoit toujours quelque rôle à l’une et à l’autre de ces actrices ; et moi, son poète fidèle, j’étois aussi l’objet de leur inimitié. Parmi les amateurs et les intrigans des coulisses, j’avois de même contre moi tous les ennemis de Voltaire, et, de plus, ses enthousiastes, qui, bien moins généreux que lui, ne toléroient pas même des succès au-dessous des siens. Bien des sociétés que j’avois négligées après y avoir été reçu m’en vouloient de n’avoir pas mieux répondu à leurs prévenances, et l’amitié qu’avoit pour moi La Popelinière faisoit rejaillir contre moi la haine de ses envieux. Ajoutez-y cette foule de gens naturellement disposés à rabaisser ceux qui s’élèvent et à jouir de la disgrâce de ceux qu’ils ont vus prospérer, vous concevrez comment, sans avoir fait du mal, sans même en vouloir à personne, j’avois déjà tant d’ennemis. J’en avois même parmi les jeunes gens, qui, ayant entendu parler dans le monde de mes frivoles aventures, me supposoient en galanterie toutes les prétentions de leur fatuité, et qui ne me pardonnoient pas de rivaliser avec eux : ce qui prouve, en passant, que l’ancienne maxime, Cache ta vie, ne convient à personne mieux qu’à l’homme de lettres, et que ce n’est que par ses écrits qu’il lui est permis d’être célèbre.

Mais un ennemi plus terrible que tous ceux-là pour moi, ce fut le café de Procope. J’avois d’abord fréquenté ce café, le rendez-vous des habitués et des arbitres du parterre, et j’y étois assez bien venu ; mais, après le succès de Denys et d’Aristomène, on m’avoit donné le conseil imprudent de n’y plus aller, et j’avois suivi ce conseil. Une retraite si soudaine et si brusque, attribuée à mạ vanité, me fit le plus grand tort ; et autant cette espèce de tribunal m’avoit été favorable, autant il me devint contraire. C’est pour vous, mes enfans, un avis d’être réservés dans vos liaisons de jeunesse, car il est difficile de se tirer de celles où l’on s’est engagé sans y laisser d’amers ressentimens et de cruelles inimitiés. Au lieu de dénouer insensiblement, je rompis : ce fut une très grande faute.

Enfin, trop de sincérité, peut-être aussi trop de roideur que j’avois dans le caractère, ne me permit jamais de dissimuler l’aversion et le mépris dont j’étois plein pour ces malheureux journalistes, qui « attaquent tous les jours, disoit Voltaire, ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, et qui font de la noble profession des lettres un métier aussi lâche et aussi méprisable qu’eux ». Dès mes premiers succès, je m’en vis assailli comme par un essaim de guêpes ; et, depuis Fréron jusqu’à l’abbé Aubert, il n’y a pas un de ces vils écrivains qui ne se soit vengé de mes mépris par son déchaînement contre tous mes ouvrages.

Telles étoient les dispositions d’une partie du public, lorsque je mis au jour la tragédie des Héraclides[11]. C’étoit la plus foiblement écrite de mes pièces de théâtre, mais la plus pathétique ; et, aux répétitions, je ne puis exprimer l’impression qu’elle avoit faite. Mlle Du Mesnil y jouoit le rôle de Déjanire, Mlle Clairon celui d’Olympie ; et, dans leurs scènes, l’expression de l’amour et de la douleur de la mère étoit si déchirante que celle qui jouoit la fille en étoit pénétrée au point de ne pouvoir parler. L’auditoire fondoit en larmes. M. de La Popelinière, ainsi que tous les assistans, me répondoient d’un plein succès.

J’ai fait entendre ailleurs par quel événement tout l’effet de ce pathétique fut détruit à la première représentation. Mais, ce que je n’ai pas voulu expliquer dans une préface, je puis le dire clairement dans des mémoires particuliers. Mlle Du Mesnil aimoit le vin, elle avoit coutume d’en boire un gobelet dans les entr’actes, mais assez trempé d’eau pour ne pas l’enivrer. Malheureusement, ce jour-là, son laquais le lui versa pur, à son insu. Dans le premier acte, elle venoit d’être sublime et applaudie avec transport. Toute bouillante encore, elle avala ce vin, et il lui porta à la tête. Dans cet état d’ivresse et d’étourdissement, elle joua le reste de son rôle, ou plutôt le balbutia d’un air si égaré, si hors de sens, que le pathétique en devint risible ; et l’on sait que, lorsqu’une fois le parterre commence à prendre le sérieux en raillerie, rien ne le touche plus, et, en froid parodiste, il ne cherche plus qu’à s’égayer.

Comme on ne savoit pas dans le public ce qui étoit arrivé dans la coulisse, on ne manqua point d’attribuer au rôle l’extravagance de l’actrice ; et le bruit de Paris fut que le ton de ma pièce étoit d’une familiarité si folle et si plaisante qu’on en avoit ri aux éclats.

Quoique Mlle Du Mesnil ne m’aimât point, comme elle s’attribuoit au moins une partie de ma disgrâce, elle crut devoir faire ses efforts pour la réparer. On redonna, malgré moi, la pièce ; elle fut jouée, par les deux actrices, aussi bien qu’il étoit possible ; le peu de monde qui la voyoit y répandoit de douces larmes ; mais, la prévention contraire une fois établie, le coup étoit porté. Elle ne s’en releva point, et, à la sixième représentation, je voulus qu’on l’interrompît.

Mes enfans auront lu le récit que j’ai fait ailleurs[12] de la fête qui m’attendoit à Passy le jour de la première représentation des Héraclides, et dont le contretemps auroit mis le comble à mon humiliation si je n’avois eu la présence d’esprit d’en éviter le ridicule en posant sur la tête de Mlle Clairon cette couronne de laurier qu’on m’offroit si mal à propos. Je ne rappelle ici cet incident que pour faire voir avec quelle assurance M. de La Popelinière avoit compté sur le succès de mon ouvrage. Il persista dans l’opinion qu’il en avoit eue, et son amitié redoubla de chaleur pour me tirer de l’abattement où j’étois comme anéanti.

Mon esprit, en se relevant, prit un caractère un peu plus mâle, et même une teinte de philosophie, grâce à l’adversité, grâce peut-être aussi aux liaisons que j’avois formées. Mon enchantement à Passy n’étoit pas tel qu’il me fît oublier Paris ; et, plus souvent que n’eût voulu M. de La Popelinière, j’y faisois de petits voyages. Chez ma bonne Mme Harenc, que je n’ai jamais négligée, j’avois fait connoissance avec d’Alembert et la jeune Mlle de Lespinasse, qui, tous les deux, y accompagnoient Mme du Deffand toutes les fois qu’elle y venoit souper. Je ne fais que nommer ici ces personnages intéressans ; j’en parlerai à loisir dans la suite.

Une autre société où je fus attiré, je ne sais plus comment, fut celle du baron d’Holbach. Ce fut là que je connus Diderot, Helvétius, Grimm, et J.-J. Rousseau avant qu’il se fût fait sauvage. Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnoit, chez lui, un dîner toutes les semaines ; et, à ce dîner de garçons, régnoit une liberté franche ; mais c’étoit un mets dont Rousseau ne goûtoit que très sobrement. Personne mieux que lui n’observoit la triste maxime de « vivre avec ses amis comme s’ils devoient être un jour ses ennemis ». Lorsque je le connus, il venoit de remporter le prix d’éloquence à l’Académie de Dijon, avec ce beau sophisme où il a imputé aux sciences et aux arts les effets naturels de la prospérité et du luxe des nations. Cependant il n’avoit pas encore pris couleur, comme il a fait depuis, et il n’annonçoit pas l’ambition de faire secte. Ou son orgueil n’étoit pas né, ou il se cachoit sous les dehors d’une politesse timide, quelquefois fois même obséquieuse et tenant de l’humilité. Mais, dans sa réserve craintive, on voyoit de la défiance ; son regard en dessous observoit tout avec une ombrageuse attention. Il se communiquoit à peine, et jamais il ne se livroit. Il n’en étoit pas moins amicalement accueilli comme on lui connoissoit un amour-propre inquiet, chatouilleux, facile à blesser, il étoit choyé, ménagé avec la même attention et la même délicatesse dont on auroit usé à l’égard d’une jolie femme bien capricieuse et bien vaine à qui l’on auroit voulu plaire. Il travailloit alors à la musique du Devin du village, et il nous chantoit au clavecin les airs qu’il avoit composés. Nous en étions charmés ; nous ne l’étions pas moins de la manière ferme, animée et profonde dont son premier essai en éloquence étoit écrit. Rien de plus sincère, je dois le dire, que notre bienveillance pour sa personne, et que notre estime pour ses talens. C’est le souvenir de ce temps-là qui m’a indigné contre lui, quand je l’ai vu, pour des fadaises ou pour des torts qu’il avoit lui-même, calomnier des gens qui le traitoient si bien et ne demandoient qu’à l’aimer. J’ai vécu avec eux toute leur vie ; j’aurai lieu de parler de leur esprit et de leur âme. Jamais je n’ai aperçu en eux rien de semblable au caractère que son mauvais génie leur a attribué.

À mon égard, le peu de temps que nous fûmes ensemble dans leur société se passa, entre lui et moi, froidement, sans affection, sans aversion l’un pour l’autre ; nous n’eûmes ni lieu de nous plaindre ni lieu de nous louer de notre façon d’être ensemble ; et, dans ce que j’ai dit de lui, et dans ce que j’en puis dire encore, je me sens parfaitement libre de toute personnalité[13].

Mais le fruit que je retirai de son commerce et de son exemple fut un retour de réflexion sur l’imprudence de ma jeunesse. « Voilà, disois-je, un homme qui s’est donné le temps de penser avant que d’écrire ; et moi, dans le plus difficile et le plus périlleux des arts, je me suis hâté de produire presque avant que d’avoir pensé. Vingt ans d’étude et de méditation dans le silence et la retraite ont amassé, mûri et fécondé ses connoissances ; et moi je répands mes idées lorsqu’à peine elles sont écloses, et avant qu’elles aient acquis leur force et leur accroissement. Aussi voit-on dans ses premiers écrits une plénitude étonnante, une virilité parfaite ; et, dans les miens, tout se ressent de la verdeur ou de la foiblesse d’un talent que l’étude et la réflexion n’ont pas assez longtemps nourri. » Ma seule excuse étoit mon infortune et le besoin de travailler incessamment et à la hâte pour me procurer de quoi vivre. Je résolus de me tirer de cette triste situation, fallût-il renoncer aux lettres.

J’avois quelque accès à la cour, et la disgrâce de M. Orry ne m’avoit pas ôté toute espérance de fortune. La même femme dont le crédit l’avoit fait renvoyer me savoit gré d’avoir plus d’une fois été l’écho de la voix publique dans des vers où je célébrois ce qui étoit digne de louange dans le règne de son amant. Un petit poème que j’avois composé sur l’Établissement de l’École militaire[14], monument élevé à la gloire du roi par les Pâris, amis de cœur de Mme de Pompadour, ce petit poème, dis-je, l’avoit intéressée, et m’avoit mis en faveur auprès d’elle. L’abbé de Bernis et Duclos alloient la voir ensemble tous les dimanches ; et, comme ils avoient l’un et l’autre quelque amitié pour moi, j’allois en troisième avec eux. Cette femme, à qui les plus grands du royaume et les princes du sang eux-mêmes faisoient la cour à sa toilette, simple bourgeoise, qui avoit eu la foiblesse de vouloir plaire au roi et le malheur d’y réussir, étoit dans son élévation la meilleure femme du monde. Elle nous recevoit tous les trois familièrement, quoique avec des nuances de distinction très sensibles. À l’un elle disoit, d’un air léger et d’un parler bref : « Bonjour, Duclos » ; à l’autre, d’un air et d’un ton plus amical : « Bonjour, abbé », en lui donnant quelquefois un petit soufflet sur la joue ; et à moi, plus sérieusement et plus bas : « Bonjour, Marmontel. ». L’ambition de Duclos étoit de se rendre important dans sa province de Bretagne ; l’ambition de l’abbé de Bernis étoit d’avoir un petit logement dans les combles des Tuileries, et une pension de cinquante louis sur la cassette ; mon ambition à moi étoit d’être occupé utilement pour moi-même et pour le public sans dépendre de ses caprices. C’étoit un travail assidu et tranquille que je sollicitois. « Je ne me sens pour la poésie qu’un talent médiocre, dis-je à Mme de Pompadour ; mais je crois avoir assez de sens et d’intelligence pour remplir un emploi dans les bureaux ; et, quelque application qu’il demande, j’en suis capable. Obtenez, Madame, qu’on en fasse l’épreuve ; j’ose vous assurer que l’on sera content de moi. » Elle me répondit que j’étois né pour être homme de lettres ; que mon dégoût pour la poésie n’étoit qu’un manque de courage ; qu’au lieu de quitter la partie il falloit prendre ma revanche, comme avoit fait plus d’une fois Voltaire, et me relever, comme lui, d’une chute par un succès.

Je consentis, pour lui complaire, à m’exercer sur un nouveau sujet ; mais je le pris trop simple et trop au-dessus de mes forces. Les sujets donnés par l’histoire me sembloient épuisés ; je trouvois tous les grands intérêts du cœur humain, toutes les passions violentes, toutes les situations tragiques, en un mot, tous les grands ressorts de la terreur et de la compassion employés avant moi par les maîtres de l’art. Je me creusai la tête pour inventer une action nouvelle et hors de la route commune. Je crus l’avoir trouvée dans un sujet tout d’imagination, dont je fus d’abord engoué. Il m’offroit une exposition d’une majesté imposante (les funérailles de Sésostris) ; il me donnoit de grands caractères à peindre en contraste et en situation, et une intrigue d’un nœud si fort et si serré qu’il seroit impossible d’en prévoir la solution. Ce fut là ce qui m’étourdit sur les difficultés d’une action sans amour, toute politique et morale, et qui, pour être soutenue avec chaleur durant cinq actes, demandoit toutes les ressources de l’éloquence poétique. J’y fis tout mon possible ; et, soit illusion, soit excès d’indulgence, on me persuada que j’avois réussi. Mme de Pompadour me demandoit souvent où en étoit ma nouvelle pièce ; elle voulut la lire lorsqu’elle fut finie, et, avec assez de justesse, elle y fit quelques critiques de détail ; mais l’ensemble lui parut bien.

Il me revient ici un souvenir qui va peut-être égayer un moment le récit de mon infortune. Tandis que le manuscrit de ma pièce étoit encore dans les mains de Mme de Pompadour, je me présentai un dimanche à sa toilette, dans ce salon où refluoit la foule des courtisans qui venoient d’assister au lever du roi. Elle en étoit environnée ; et, soit qu’il y eût quelqu’un qui lui choquât la vue, soit qu’elle voulût faire diversion à l’ennui que tout ce monde lui causoit, dès qu’elle m’aperçut : « J’ai à vous parler », me dit-elle ; et, quittant sa toilette, elle passa dans son cabinet, où je la suivis. C’étoit tout simplement pour me rendre mon manuscrit, où elle avoit crayonné ses notes. Elle fut cinq ou six minutes à m’indiquer les endroits notés et à m’expliquer ses critiques. Cependant tout le cercle des courtisans étoit debout autour de la toilette à l’attendre. Elle reparut, et moi, cachant mon manuscrit, je vins modestement me remettre à ma place. Je me doutois bien de l’effet qu’auroit produit un incident si singulier ; mais l’impression qu’il fit sur les esprits passa de très loin mon attente. Tous les regards se fixèrent sur moi ; de tous côtés on m’adressa de petits saluts imperceptibles, de doux sourires d’amitié, et, avant de sortir du salon, je fus invité à dîner au moins pour toute la semaine. Le dirai-je ? Un homme titré, un homme décoré, avec qui j’avois dîné quelquefois chez M. de La Popelinière, le M. D. S., se trouvant à côté de moi, me prit la main, et me dit tout bas : « Vous ne voulez donc pas reconnoître vos anciens amis ? » Je m’inclinai, confus de sa bassesse, et je dis en moi-même : « Oh ! qu’est-ce donc que la faveur, si son ombre seule me donne une si singulière importance ? »

Les comédiens furent séduits à la lecture, comme Mme de Pompadour, par la beauté des mœurs dont j’avois décoré les derniers actes de ma pièce ; mais au théâtre leur foiblesse fut manifeste, et d’autant plus sentie que j’avois mis plus de véhémence et de chaleur dans les premiers. Des combats de générosité et de vertu n’avoient rien de tragique. Le public s’ennuya de n’être point ému, et ma pièce tomba[15]. Pour cette fois, je reconnus que le public avoit raison.

Je rentrai chez moi, déterminé à ne plus travailler pour le théâtre ; et, par un exprès, j’écrivis sur-le-champ à Mme de Pompadour, qui étoit à Bellevue, pour lui apprendre mon malheur, et lui renouveler avec instance la prière que je lui avois faite d’obtenir que je fusse employé plus utilement que je ne l’étois dans un art pour lequel je n’étois pas né.

Elle étoit à table avec le roi lorsqu’elle reçut ma lettre, et, le roi lui ayant permis de la lire : « La pièce nouvelle est tombée, lui dit-elle ; et savez-vous, Sire, qui me l’apprend ? L’auteur lui-même. Le malheureux jeune homme ! je voudrois bien avoir dans ce moment un emploi à lui offrir pour le consoler. » Son frère, le marquis de Marigny, qui étoit de ce souper, lui dit qu’il avoit une place de secrétaire des bâtimens à me donner, si elle vouloit. « Ah ! dès demain, dit-elle, écrivez-lui, je vous en prie. » Et le roi parut satisfait qu’on me donnât cette consolation.

Cette lettre, où, du ton le plus aimable et le plus obligeant, M. de Marigny m’offroit une place peu lucrative, disoit-il, mais tranquille, et qui me laisseroit des loisirs à donner aux muses, me causa un mouvement de joie et de reconnoissance dont ma réponse fut l’expression. Je me crus sauvé dans un port après mon naufrage, et j’embrassai la terre hospitalière qui m’assuroit un doux repos.

M. de La Popelinière n’apprit pas sans quelque chagrin que je me séparois de lui. Dans ses plaintes, il répéta ce qu’il m’avoit dit bien des fois, que je n’aurois pas dû m’inquiéter de mon avenir, et que son intention avoit été d’en prendre soin. Je lui répondis qu’en renonçant à l’état d’homme de lettres, mon intention n’avoit pas été de vivre en homme oisif et inutile, mais que je n’en étois pas moins reconnoissant de ses bontés. En effet, je serois ingrat si, après avoir dit la part qu’il avoit eue involontairement au mal que je me faisois à moi-même, je n’ajoutois pas qu’à bien d’autres égards le temps que je passai auprès de lui doit être cher à mon souvenir, et par les sentimens d’estime et de confiance qu’il me marquoit lui-même, et par la bienveillance qu’il inspiroit pour moi à tous ceux qui vouloient l’entendre parler de mon bon naturel, car c’étoit là surtout ce qu’il louoit en moi. Chez lui se succédoient, comme dans un tableau mouvant, des personnages différens de mœurs, d’esprit, de caractère. J’y voyois fréquemment les ambassadeurs de l’Europe, et je m’instruisois avec eux. Ce fut là que je connus le comte de Kaunitz, alors ambassadeur de la cour de Vienne, et depuis le plus célèbre homme d’État de l’Europe. Il m’avoit pris en amitié ; j’allois assez souvent dîner chez lui, au palais Bourbon, et il me parloit de Paris et de Versailles en homme qui les voyoit bien. Cependant, je dois avouer que ce qui me frappoit le plus en lui étoit la délicatesse et la vanité d’une âme efféminée[16]. Je le croyois plus occupé du soin de sa santé, de sa figure, et singulièrement de sa coiffure et de son teint, que des intérêts de sa cour. Je le surpris un jour, au retour d’une promenade de chasse, s’étant enduit la peau du visage d’un jaune d’œuf pour enlever le hâle ; et j’ai appris longtemps après du comte de Paär, son cousin, homme naïf et simple, que tout le temps de ce long et glorieux ministère où il a été l’âme du conseil de Vienne, il a conservé dans son luxe, dans sa mollesse, dans tous les soins minutieux de sa parure et de sa personne, le même caractère que je lui avois connu. C’est, de tous les hommes que j’ai vus dans le monde, celui sur le compte duquel je me suis le plus lourdement trompé. Je me souviens pourtant de quelques-uns de ses propos qui auroient dû me donner à penser sur la trempe de son esprit et de son âme.

« Que dit-on de moi dans le monde ? me demanda-t-il un jour. — On dit, Monsieur l’ambassadeur, que Votre Excellence ne soutient pas l’idée de magnificence qu’on en avoit conçue à son arrivée à Paris. La première ambassade de l’Europe, une grande fortune, un palais pour hôtel, la pompe la plus fastueuse dans l’entrée que vous avez faite, annonçoient, pour votre maison et pour votre façon de vivre, plus de luxe et plus de splendeur. Une table somptueuse, des festins et des fêtes, le bal surtout, le bal dans vos superbes salons, c’étoit là ce qu’on attendoit, et l’on ne voit rien de tout cela. Vous vivez avec des femmes de finance, comme un simple particulier, et vous négligez le grand monde et de la ville et de la cour. — Mon cher Marmontel, me dit-il, je ne suis ici que pour deux choses pour les affaires de ma souveraine, et je les fais bien ; pour mes plaisirs, et sur cet article je n’ai à consulter que moi. La représentation m’ennuieroit et me gêneroit, voilà pourquoi je m’en dispense. Il n’y a pas à Versailles une intrigante qui vaille la peine d’être gagnée. Qu’irois-je faire avec ces femmes ? leur tri ? leur triste cavagnol ? J’ai deux personnes à ménager, le roi et sa maîtresse : je suis bien avec tous les deux. » Ce discours n’étoit pas d’un homme frivole et léger.

Au reste, ses petits dîners étaient fort bons ; Mercy[17], Starhemberg[18], Seckendorf[19], tous les trois ses gentilshommes d’ambassade, ou plutôt ses disciples, m’y traitoient avec bienveillance ; nous y causions assez gaiement, et un flacon de vin de Tokai animoit la fin du repas.

Un personnage tout différent du comte de Kaunitz, et plus aimant et plus aimable, étoit ce lord d’Albemarle[20], ambassadeur d’Angleterre, qui mourut à Paris, aussi regretté parmi nous que dans sa patrie. C’étoit, par excellence, ce qu’on appelle un galant homme, noble, sensible, généreux, plein de loyauté, de franchise, de politesse et de bonté, et il réunissoit ce que les deux caractères de l’Anglois et du François ont de meilleur et de plus estimable. Il avoit pour maîtresse une fille accomplie, et à qui l’envie elle-même n’a jamais reproché que de s’être donnée à lui. Je m’en fis une amie ; c’étoit un moyen sûr de me faire un ami de milord d’Albemarle. Le nom de cette aimable personne étoit Gaucher : son nom d’enfance et de caresse étoit Lolotte. C’étoit à elle que son amant disoit, un soir qu’elle regardoit fixement une étoile : « Ne la regardez pas tant, ma chère ; je ne puis pas vous la donner. » Jamais l’amour ne s’est exprimé plus délicatement. Celui de milord honoroit son objet par la plus haute estime et par le respect le plus tendre, et il n’étoit pas le seul qui eût pour elle ces sentimens. Aussi sage que belle, un seul homme avoit su lui plaire ; et la plus excusable des erreurs où l’extrême jeunesse induise l’innocence avoit pris en elle un caractère de noblesse et d’honnêteté que le vice n’a jamais eu. Fidélité, décence, désintéressement, rien ne manquoit à son amour, pour être vertueux, que d’être légitime. Ces deux amans auroient été le plus parfait modèle des époux.

Le caractère de Mlle Gaucher étoit naïvement exprimé dans toute sa personne. Il y avoit dans sa beauté je ne sais quoi de romantique et de fabuleux qu’on n’avoit vu jusque-là qu’en idée. Sa taille avoit la majesté du cèdre, la souplesse du peuplier ; sa démarche étoit indolente ; mais, dans la négligence de son maintien, c’étoit un naturel plein de bienséance et de grâce. C’est d’après son image, présente à ma pensée, que j’ai peint autrefois la Bergère des Alpes. Une imagination vive et une raison froide donnoient à son esprit beaucoup de l’air de celui de Montaigne. C’étoit son livre favori et sa lecture habituelle : son langage en étoit imbu ; il en avoit la naïveté, la couleur, l’abandon, bien souvent le tour énergique et le bonheur d’expression.

Autant qu’il est possible d’être charmé d’une femme sans être amoureux d’elle, autant j’étois charmé de celle-ci. Après la conversation de Voltaire, la plus ravissante pour moi étoit la sienne. Nous devînmes amis intimes dès que nous nous fûmes connus.

Elle perdit milord d’Albemarle il lui avoit assuré, je crois, deux mille écus de rente ; c’étoit là toute sa fortune. La douleur qu’elle ressentit de cette mort fut profonde, mais courageuse ; et, en m’affligeant avec elle, je ne laissai pas de l’aider à soutenir décemment son malheur. Tous les amis de milord étoient les siens ; ils lui restèrent tous fidèles. Le duc de Biron, le marquis de Castries et quelques autres du même étage, composoient sa société. Heureuse si, d’une situation si douce et dont elle étoit satisfaite, elle n’eût pas été jetée, par une espèce de fatalité, dans un état qui n’étoit pas le sien !

Sa santé s’étoit affoiblie ; on en prit de l’inquiétude, et on lui conseilla les eaux de Barèges. En passant et en repassant par Montauban, elle fut honorablement traitée par le commandant, le comte d’Hérouville ; et, en arrivant à Paris, elle reçut de lui une lettre à peu près conçue en ces mots « Je suis empoisonné. Tout mon domestique l’est comme moi. Venez, Mademoiselle, venez à mon secours, et amenez-moi un médecin. Je n’ai confiance qu’en vous[21]. » Elle partit en chaise de poste avec un médecin habile, et M. d’Hérouville fut sauvé. Il s’étoit déjà pris pour elle de cet enthousiasme qui, dans les vieillards à tête vive, ressemble beaucoup à l’amour. Le service qu’elle lui avoit rendu ne fit qu’y ajouter encore. Il l’avoit vue à la tête de sa maison y rétablir l’ordre et le calme, rendre l’espérance à ses gens à qui le vert-de-gris déchiroit les entrailles, le rassurer lui-même, et, de concert avec le docteur Malöet[22], faire au moral, de son côté, son office de médecin. Tant de zèle et tant de courage l’avoient ravi d’admiration ; et, dès qu’il fut hors de danger, il ne sut lui exprimer sa reconnoissance qu’en lui disant, comme Médor à Angélique[23] :


Vous servir est ma seule envie :
J’en fais mon espoir le plus doux :
Vous m’avez conservé la vie ;
Je ne la chéris que pour vous.

Elle fut assez sage pour résister d’abord à ses instances ; mais elle eut la foiblesse d’y céder à la fin, à condition cependant que leur mariage seroit secret. Il le fut quelque temps ; mais elle devint mère il fallut le rendre public.

Alors la seule conduite sage à tenir pour l’un et pour l’autre (et ce fut le conseil que je donnai à mon amie), ç’auroit été de se confiner dans une société d’hommes qu’ils auroient choisis à leur gré ; de la rendre agréable, et, s’il étoit possible, attrayante aussi pour les femmes, ou de se passer d’elles sans faire semblant d’y penser. Mme d’Hérouville sentoit parfaitement que cette conduite étoit la seule qui lui convînt ; mais son époux, impatient de la produire dans le monde, voulut faire violence à l’opinion. Malheureuse imprudence il auroit dû savoir que cette opinion tenoit au plus grand intérêt des femmes ; et que, déjà trop indignées que les filles leur enlevassent et leurs époux et leurs amans, elles étoient bien résolues à ne jamais souffrir qu’elles vinssent encore usurper leur état, et en jouir au milieu d’elles. Il se flatta qu’en faveur de sa femme un si beau caractère, un mérite si rare, tant de qualités estimables, tant de décence et de sagesse dans sa foiblesse même, la feroient oublier. Il fut cruellement détrompé de sa folle erreur : elle essuya des humiliations, et elle en mourut de douleur.

Ce fut aussi dans la maison de M. de La Popelinière que je me liai avec la famille Chalut, dont j’aurai lieu plus d’une fois de me louer dans ces Mémoires, et que j’ai vue s’éteindre sous mes yeux.

Enfin je dus au voisinage de la maison de campagne où j’étois, et de celle de Mme de Tencin, à Passy, l’avantage de voir quelquefois tête à tête cette femme extraordinaire. Je m’étois refusé à l’honneur d’être admis à ses dîners de gens de lettres ; mais, lorsqu’elle venoit se reposer dans sa retraite, j’allois y passer avec elle les momens où elle étoit seule, et je ne puis exprimer l’illusion que me faisoit son air de nonchalance et d’abandon. Mme de Tencin, la femme du royaume qui, dans sa politique, remuoit le plus de ressorts et à la ville et à la cour, n’étoit pour moi qu’une vieille indolente. « Vous n’aimez pas, me disoit-elle, ces assemblées de beaux esprits ; leur présence vous intimide ; eh bien ! venez causer avec moi dans ma solitude, vous y serez plus à votre aise, et votre naturel s’accommodera mieux de mon épais bon sens. » Elle me faisoit raconter mon histoire, dès mon enfance, entroit dans tous mes intérêts, s’affectoit de tous mes chagrins, raisonnoit avec moi mes vues et mes espérances, et sembloit n’avoir dans la tête autre chose que mes soucis. Ah ! que de finesse d’esprit, de souplesse et d’activité, cet air naïf, cette apparence de calme et de loisir, ne me cachoient-ils pas ! Je ris encore de la simplicité avec laquelle je m’écriois en la quittant : « La bonne femme ! » Le fruit que je tirai de ses conversations, sans m’en apercevoir, fut une connoissance du monde plus saine et plus approfondie. Par exemple, je me souviens de deux conseils qu’elle me donna : l’un fut de m’assurer une existence indépendante des succès littéraires, et de ne mettre à cette loterie que le superflu de mon temps. « Malheur, me disoit-elle, à qui attend tout de sa plume ! rien de plus casuel. L’homme qui fait des souliers est sûr de son salaire ; l’homme qui fait un livre ou une tragédie n’est jamais sûr de rien. ». L’autre conseil fut de me faire des amies plutôt que des amis. « Car, au moyen des femmes, disoit-elle, on fait tout ce qu’on veut des hommes ; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels, pour ne pas négliger les vôtres ; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche ; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous y servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d’être autre chose que l’ami, car, entre amans, dès qu’il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez donc auprès d’elle assidu, complaisant, galant même si vous voulez, mais rien de plus, entendez-vous ? » Ainsi, dans tous nos entretiens, le naturel de son langage m’en imposoit si bien que je ne pris jamais son esprit que pour du bon sens.

Une liaison d’une autre espèce avec Cury et ses camarades, intendans des Menus-Plaisirs, date pour moi du même temps. Elle me coûta cher, comme on le verra dans la suite. Quant à présent, voici quelle en fut l’occasion. Quinault étoit l’un de mes poètes les plus chéris. Sensible à l’harmonie de ses beaux vers, charmé de l’élégante facilité de son style, je ne lisois jamais les belles scènes de Proserpine, de Thésée et d’Armide, qu’il ne me prît envie de faire un opéra, non sans quelque espérance d’écrire comme lui ; vaine présomption de jeunesse, mais qui faisoit l’éloge du poète qui me l’inspiroit : car l’un des caractères du vrai beau, comme a dit Horace, est d’être en apparence facile à imiter, et en effet inimitable :


Speret idem, sudet multum, frustrUt sibi quivis
Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
Ausus idem.


D’un autre côté, je passois ma vie avec Rameau ; je le voyois travailler sur de mauvais poèmes, et j’aurois bien voulu lui en donner de meilleurs.

J’étois dans ces dispositions, lorsqu’à la naissance du duc de Bourgogne, le prévôt des marchands, Bernage, vint me proposer, à Passy, de faire, avec Rameau, un opéra relatif à cet heureux événement, et susceptible d’un grand spectacle. Il falloit que, dans cet ouvrage, paroles et musique, tout fût fait à la hâte et à jour nommé.

On se doute bien que de part et d’autre la besogne fut ébauchée. Cependant, comme Acanthe et Céphise[24] étoit un spectacle à grande machine, le mouvement du théâtre, la beauté des décorations, quelques grands effets d’harmonie, et peut-être aussi l’intérêt des situations, le soutinrent. Il eut, je crois, quatorze représentations ; c’étoit beaucoup pour un ouvrage de commande.

Je fis moins mal deux actes détachés que Rameau voulut bien encore mettre en musique, la Guirlande[25] et les Sybarites[26]. Ils eurent tous deux du succès ; mais j’entendois dans nos concerts des morceaux d’une mélodie après laquelle la musique françoise me sembloit lourde et monotone. Ces airs, ces duos, ces récits mesurés dont les Italiens composoient la scène lyrique, me charmoient l’oreille et me ravissoient l’âme. J’en étudiois les formes, j’essayois d’y plier et d’y accommoder notre langue, et j’aurois voulu que Rameau entreprît avec moi de transporter sur notre théâtre ces richesses et ces beautés ; mais Rameau, déjà vieux, n’étoit pas disposé à changer de manière ; et, dans celle des Italiens, ne voulant voir que le vice et l’abus, il feignoit de la mépriser. Le plus bel air de Leo, de Vinci, de Pergolèse, ou de Jomelli, le faisoit fuir d’impatience ; ce ne fut que longtemps après que je trouvai des compositeurs en état de m’entendre et de me seconder. Dès lors pourtant je fus connu à l’Opéra parmi les amateurs, à la tête desquels, soit pour le chant, soit pour la danse, soit aussi pour la volupté, se distinguoient dans les coulisses les intendans des Menus-Plaisirs. Je m’engageai dans leur société par cette douce inclination qui naturellement nous porte à jouir de la vie ; et leur commerce avoit pour moi d’autant plus d’attrait qu’il m’offroit, au sein de la joie, des traits de caractère d’une originalité piquante, et des saillies de gaieté du meilleur goût et du meilleur ton. Cury, le chef de la bande joyeuse, étoit homme d’esprit, bon plaisant, d’un sel fin dans son sérieux ironique, et plus espiègle que malin. L’épicurien Tribou[27], disciple du P. Porée, et l’un de ses élèves les plus chéris, depuis acteur de l’Opéra, et après avoir cédé la scène à Jélyotte, vivant libre et content de peu, étoit charmant dans sa vieillesse, par une humeur anacréontique qui ne l’abandonnoit jamais. C’est le seul homme que j’aie vu prendre congé gaiement des plaisirs du bel âge, se laisser doucement aller au courant des années, et dans leur déclin conserver cette philosophie verte, gaie et naïve, que Montaigne lui-même n’attribuoit qu’à la jeunesse.

Un caractère d’une autre trempe, et aussi aimable à sa manière, étoit celui de Jélyotte[28] : doux, riant, amistoux, pour me servir d’un mot de son pays, qui le peint de couleur natale, il portoit sur son front la sérénité du bonheur, et, en le respirant lui-même, il l’inspiroit. En effet, si l’on me demande quel est l’homme le plus complètement heureux que j’aie vu en ma vie, je répondrai : C’est Jélyotte. Né dans l’obscurité, et enfant de chœur d’une église de Toulouse dans son adolescence, il étoit venu de plein vol débuter sur le théâtre de l’Opéra, et il y avoit eu le plus brillant succès : dès ce moment il avoit été, et il étoit encore l’idole du public. On tressailloit de joie dès qu’il paroissoit sur la scène ; on l’écoutoit avec l’ivresse du plaisir ; et toujours l’applaudissement marquoit les repos de sa voix. Cette voix étoit la plus rare que l’on eût entendue, soit par le volume et la plénitude des sons, soit par l’éclat perçant de son timbre argentin. Il n’étoit ni beau ni bien fait ; mais, pour s’embellir, il n’avoit qu’à chanter ; on eût dit qu’il charmoit les yeux en même temps que les oreilles. Les jeunes femmes en étoient folles on les voyoit, à demi-corps élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l’excès de leur émotion ; et plus d’une des plus jolies vouloit bien la lui témoigner. Bon musicien, son talent ne lui donnoit aucune peine, et son état n’avoit pour lui aucun de ses désagrémens. Chéri, considéré parmi ses camarades, avec lesquels il étoit sur le ton d’une politesse amicale, mais sans familiarité, il vivoit en homme du monde, accueilli, désiré partout. D’abord c’étoit son chant que l’on vouloit entendre ; et, pour en donner le plaisir, il étoit d’une complaisance dont on étoit charmé autant que de sa voix. Il s’étoit fait une étude de choisir et d’apprendre nos plus jolies chansons, et il les chantoit sur sa guitare avec un goût délicieux ; mais bientôt on oublioit en lui le chanteur, pour jouir des agrémens de l’homme aimable ; et son esprit, son caractère, lui faisoient dans la société autant d’amis qu’il avoit eu d’admirateurs. Il en avoit dans la bourgeoisie, il en avoit dans le plus grand monde ; et, partout simple, doux et modeste, il n’étoit jamais déplacé. Il s’étoit fait, par son talent et par les grâces qu’il lui avoit obtenues, une petite fortune honnête ; et le premier usage qu’il en avoit fait avoit été de mettre sa famille à son aise. Il jouissoit, dans les bureaux et les cabinets des ministres, d’un crédit très considérable, car c’étoit le crédit que donne le plaisir ; et il l’employoit à rendre dans la province où il étoit né des services essentiels. Aussi y étoit-il adoré. Tous les ans il lui étoit permis, en été, d’y faire un voyage, et, de Paris à Pau, sa route étoit connue ; le temps de son passage étoit marqué de ville en ville ; partout des fêtes l’attendoient ; et, à ce propos, je dois dire ce que j’ai su de lui à Toulouse avant mon départ. Il avoit deux amis dans cette ville, à qui jamais personne ne fut préféré : l’un étoit le tailleur chez lequel il avoit logé ; l’autre son maître de musique lorsqu’il étoit enfant de chœur. La noblesse, le parlement, se disputoient le second souper que Jélyotte feroit à Toulouse ; mais, pour le premier, on savoit qu’il étoit invariablement réservé à ses deux amis. Homme à bonnes fortunes, autant et plus qu’il n’auroit voulu l’être, il étoit renommé pour sa discrétion ; et de ses nombreuses conquêtes on n’a connu que celles qui ont voulu s’afficher. Enfin, parmi tant de prospérités, il n’a jamais excité l’envie, et je n’ai jamais oui dire que Jélyotte eût un ennemi.

Le reste de la société des Menus-Plaisirs étoit tout simplement des amis de la joie ; et, parmi ceux-là, je puis dire que je tenois mon coin avec quelque distinction.

Or, après les dîners joyeux que je venois de faire avec ces messieurs-là, qu’on s’imagine me voir passer à l’école des philosophes, et aux spectacles des bouffons nouvellement arrivés d’Italie, dans le fameux coin de la reine, me glisser parmi les Diderot, les d’Alembert, les Buffon, les Turgot, les d’Holbach, les Helvétius, les Rousseau, tous brûlans de zèle pour la musique italienne, pleins d’ardeur pour élever cet édifice immense de l’Encyclopédie, dont on jetoit les fondemens ; on dira de moi en petit ce qu’Horace à dit d’Aristippe :


Omnis Aristippum decuit color, et status, et res.

Oui, j’en conviens, tout m’étoit bon, le plaisir, l’étude, la table, la philosophie ; j’avois du goût pour la sagesse avec les sages, mais je me livrois volontiers à la folie avec les fous. Mon caractère étoit encore flottant, variable et discord. J’adorois la vertu ; je cédois à l’exemple et à l’attrait du vice. J’étois content, j’étois heureux, lorsque dans la petite chambre de d’Alembert, chez sa bonne vitrière, faisant avec lui tête à tête un dîner frugal, je l’entendois, après avoir chiffré tout le matin de sa haute géométrie, me parler en homme de lettres, plein de goût, d’esprit et de lumières ; ou que sur la morale, déployant à mes yeux la sagesse d’un esprit mûr et l’enjouement d’une âme jeune, et libre, il parcouroit le monde d’un œil de Démocrite, et me faisoit rire aux dépens de la sottise et de l’orgueil. J’étois aussi heureux, mais d’une autre façon, plus légère et plus fugitive, lorsqu’au milieu d’une volée de jeux, et de plaisirs échappés des coulisses, à table entre nos amateurs parmi les nymphes et les grâces, quelquefois parmi les bacchantes, je n’entendois vanter que l’amour et le vin. Je quittai tout cela pour me rendre à Versailles ; mais, avant de me séparer des chefs de l’entreprise de l’Encyclopédie, je m’engageai à y contribuer dans la partie de la

littérature ; et, encouragé par les éloges qu’ils donnèrent à mon travail, j’ai fait plus que je n’espérois, et plus qu’on n’attendoit de moi.

Voltaire alors étoit absent de Paris ; il étoit en Prusse. Le fil de mon récit paru me distraire de mes relations avec lui ; mais jusqu’à son départ elles avoient été les mêmes, et les chagrins qu’il avoit éprouvés sembloient encore avoir resserré nos liens. De ces chagrins le plus vif un moment fut celui de la mort de la marquise du Châtelet ; mais, à ne rien dissimuler, je reconnus dans cette occasion, comme j’ai fait souvent, la mobilité de son âme. Lorsque j’allai lui témoigner la part que je prenois à son affliction : « Venez, me dit-il en me voyant, venez partager ma douleur. J’ai perdu mon illustre amie ; je suis au désespoir, je suis inconsolable. » Moi, à qui il avoit dit souvent qu’elle étoit comme une furie attachée à ses pas, et qui savois qu’ils avoient été plus d’une fois dans leurs querelles aux couteaux tirés l’un contre l’autre, je le laissai pleurer et je parus m’affliger avec lui. Seulement, pour lui faire apercevoir dans la cause même de cette mort quelque motif de consolation, je lui demandai de quoi elle étoit morte. « De quoi ! ne le savez-vous pas ? Ah ! mon ami ! il me l’a tuée ! le brutal. Il lui a fait un enfant. » C’étoit de Saint-Lambert, de son rival, qu’il me parloit. Et le voilà me faisant l’éloge de cette femme incomparable, et redoublant de pleurs et de sanglots. Dans ce moment arrive l’intendant Chauvelin[29], qui lui fait je ne sais quel conte assez plaisant ; et Voltaire de rire aux éclats avec lui. Je ris aussi, en m’en allant, de voir dans ce grand homme la facilité d’un enfant à passer d’un extrême à l’autre dans les passions qui l’agitoient. Une seule étoit fixe en lui et comme inhérente à son âme : c’étoit l’ambition et l’amour de la gloire ; et, de tout ce qui flatte et nourrit cette passion, rien ne lui étoit indifférent.

Ce n’étoit pas assez pour lui d’être le plus illustre des gens de lettres ; il vouloit être homme de cour. Dès sa jeunesse la plus tendre, il avoit pris la flatteuse habitude de vivre avec les grands. D’abord, la maréchale de Villars, le grand-prieur de Vendôme, et, depuis, le duc de Richelieu, le duc de La Vallière, les Boufflers, les Montmorency, avoient été son monde. Il soupoit avec eux habituellement, et l’on sait avec quelle familiarité respectueuse il avoit l’art de leur écrire et de leur parler. Des vers légèrement et délicatement flatteurs, une conversation non moins séduisante que ses poésies, le faisoient chérir et fêter parmi cette noblesse. Or, cette noblesse étoit admise aux soupers du roi. Pourquoi lui n’en étoit-il pas ? C’étoit l’une de ses envies. Il rappeloit l’accueil que Louis le Grand faisoit à Boileau et à Racine ; il disoit qu’Horace et Virgile avoient l’honneur d’approcher d’Auguste, que l’Énéide avoit été lue dans le cabinet de Livie. Addison et Prior valoient-ils mieux que lui ? Et dans leur patrie n’avoient-ils pas été employés honorablement, l’un dans le ministère et l’autre en ambassade ? La place d’historiographe étoit déjà pour lui une marque de confiance ; et quel autre avant lui l’avoit remplie avec autant d’éclat ?

Il avoit acheté une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi : cette charge, communément assez oiseuse, donnoit pourtant le droit d’être envoyé auprès des souverains pour des commissions légères, et il s’étoit flatté que, pour un homme comme lui, ces commissions ne se borneroient pas à de stériles complimens de félicitation et de condoléance. Il vouloit, comme on dit, faire son chemin à la cour ; et, lorsqu’il avoit un projet dans la tête, il y tenoit obstinément : l’une de ses maximes étoit ces mots de l’Évangile : Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud ; il employa donc à s’introduire auprès du roi tous les moyens imaginables.

Lorsque Mme d’Étioles, depuis marquise de Pompadour, fut annoncée pour maîtresse du roi, et avant même qu’elle fût déclarée, il s’empressa de lui faire sa cour. Il réussit aisément à lui plaire ; et, en même temps qu’il célébroit les victoires du roi, il flattoit sa maîtresse en faisant pour elle de jolis vers. Il ne doutoit pas que par elle il n’obtînt la faveur d’être admis aux soupers des petits cabinets, et je suis persuadé qu’elle l’auroit voulu.

Transplantée à la cour, et assez mal instruite du caractère et des goûts du roi, elle avoit d’abord espéré de l’amuser par ses talens. Sur un théâtre particulier, elle jouoit devant lui de petits actes d’opéra, dont quelques-uns étoient faits pour elle, et dans lesquels son jeu, sa voix, son chant, étoient justement applaudis. Voltaire, en faveur auprès d’elle, s’avisa de vouloir diriger ce spectacle. L’alarme en fut au camp des gentilshommes de la chambre et des intendans des Menus-Plaisirs. C’étoit empiéter sur leurs droits, et ce fut entre eux une ligue pour éloigner de là un homme qui les auroit tous dominés, s’il avoit plu au roi autant qu’à sa maîtresse ; mais on savoit que le roi ne l’aimoit pas, et que son empressement à se produire ajoutoit encore à ses préventions contre lui. Peu touché des louanges qu’il lui avoit données dans son Panégyrique, il ne voyoit en lui qu’un philosophe impie et qu’un flatteur ambitieux. À grand’peine avoit-il enfin consenti à ce qu’il fût reçu à l’Académie françoise. Sans compter les amis de la religion, qui n’étoient point les amis de Voltaire, il avoit à l’entour du roi des jaloux et des envieux de la faveur qu’on lui voyoit briguer, et ceux-là étoient attentifs à censurer ce qu’il faisoit pour plaire. À leur gré, le poème de Fontenoy n’étoit qu’une froide gazette ; le Panégyrique du roi étoit inanimé, sans couleur et sans éloquence ; les vers à Mme de Pompadour furent taxés d’indécence et d’indiscrétion, et dans ces vers surtout,


Soyez tous deux sans ennemis,
Et gardez tous deux vos conquêtes,


on fit sentir au roi qu’il étoit messéant de le mettre au niveau et de pair avec sa maîtresse.

Au mariage du dauphin avec l’infante d’Espagne, il fut aisé de relever l’inconvenance et le ridicule d’avoir donné pour spectacle à l’infante cette Princesse de Navarre, qui véritablement n’étoit pas faite pour réussir. Je n’en dis pas de même de l’opéra du Temple de la Gloire l’idée en étoit grande, le sujet bien conçu et dignement exécuté. Le troisième acte, dont le héros étoit Trajan, présentoit une allusion flatteuse pour le roi : c’étoit un héros juste, humain, généreux, pacifique, et digne de l’amour du monde, à qui le temple de la Gloire étoit ouvert. Voltaire n’avoit pas douté que le roi ne se reconnût dans cet éloge. Après le spectacle, il se trouva sur son passage ; et, voyant que Sa Majesté passoit sans lui rien dire, il prit la liberté de lui demander : « Trajan est-il content ? » Trajan, surpris et mécontent qu’on osât l’interroger, répondit par un froid silence ; et toute la cour trouva mauvais que Voltaire eût osé questionner le roi.

Pour l’éloigner, il ne s’agissoit que d’en détacher la maîtresse ; et le moyen que l’on prit pour cela fut de lui opposer Crébillon.

Celui-ci, vieux et pauvre, vivoit avec ses chiens, dans le fond du Marais, travaillant à bâtons rompus à ce Catilina qu’il annonçoit depuis dix ans, et dont il lisoit çà et là quelques lambeaux de scènes qu’on trouvoit admirables. Son âge, ses succès, ses mœurs un peu sauvages, son caractère soldatesque, sa figure vraiment tragique, l’air, le ton imposant, quoique simple, dont il récitoit ses vers âpres et durs, la vigueur, l’énergie qu’il donnoit à son expression, tout concouroit à frapper les esprits d’une sorte d’enthousiasme. J’ai entendu applaudir avec transport, par des gens qui n’étoient pas bêtes, ces vers qu’il avoit mis dans la bouche de Cicéron :


Catilina, je crois que tu n’es point coupable ;
Mais, si tu l’es, tu n’es qu’un homme détestable ;
Et je ne vois en toi que l’esprit et l’éclat
Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat,

Le nom de Crébillon étoit le mot de ralliement des ennemis de Voltaire. Électre et Rhadamiste, qu’on jouoit quelquefois encore, attiroient peu de monde ; tout le reste des tragédies de Crébillon étoit oublié, tandis que, de Voltaire, Œdipe, Alzire, Mahomet, Zaïre, Mérope, occupoient le théâtre dans tout l’éclat d’un plein succès. Le parti du vieux Crébillon, peu nombreux, mais bruyant, ne laissoit pas de l’appeler le Sophocle de notre siècle ; et, même parmi les gens de lettres, les Marivaux disoient que devant le génie de Crébillon devoit pâlir et s’éclipser tout le bel esprit de Voltaire.

On parla devant Mme de Pompadour de ce grand homme abandonné, qu’on laissoit vieillir sans secours, parce qu’il étoit sans intrigue. C’étoit la prendre par son endroit sensible. « Que dites-vous ? s’écria-t-elle ; Crébillon est pauvre et délaissé ! » Aussitôt elle obtint pour lui du roi une pension de cent louis sur sa cassette.

Crébillon s’empressa d’aller remercier sa bienfaitrice. Une légère incommodité la tenoit dans son lit lorsqu’on le lui annonça ; elle le fit entrer. La vue de ce beau vieillard l’attendrit ; elle le reçut avec une grâce touchante. Il en fut ému ; et, comme il se penchoit sur son lit pour lui baiser la main, le roi parut. « Ah ! Madame, s’écria Crébillon, le roi nous a surpris ; je suis perdu ! » Cette saillie d’un vieillard de quatre-vingts ans plut au roi ; le succès de Crébillon fut décidé. Tous les Menus-Plaisirs se répandirent en éloges de son génie et de ses mœurs. « Il avoit, disoit-on, de la fierté, mais point d’orgueil, et encore moins de vaine gloire. Son infortune étoit la preuve de son désintéressement. C’étoit un caractère antique et vraiment l’homme dont le génie honoroit le règne du roi. » On parloit de Catilina comme de la merveille du siècle. Mme de Pompadour voulut l’entendre. Le jour fut pris pour cette lecture ; le roi, invisible et présent, l’entendit. Elle eut un plein succès ; et, lorsque Catilina fut mis au théâtre, Mme de Pompadour, accompagnée d’une volée de courtisans, vint assister à ce spectacle avec le plus vif intérêt. Peu de temps après, Crébillon obtint la faveur d’une édition de ses œuvres à l’imprimerie du Louvre, aux dépens du trésor royal. Dès ce temps-là, Voltaire fut froidement reçu, et cessa d’aller à la cour.

On sait quelle avoit été sa relation avec le prince royal de Prusse. Ce prince, devenu roi, lui marquoit les mêmes bontés ; et la manière infiniment flatteuse dont Voltaire y répondoit n’avoit peut-être pas laissé de contribuer en secret à lui aliéner l’esprit de Louis XV. Le roi de Prusse donc, en relation avec Voltaire, n’avoit cessé, depuis son avènement à la couronne, de l’inviter à l’aller voir ; et la faveur dont Crébillon jouissoit à la cour, l’ayant piqué au vif, avoit décidé son voyage. Mais, avant de partir, il avoit voulu se venger de ce désagrément, et il s’y étoit pris en grand homme il avoit attaqué son adversaire corps à corps pour se mesurer avec lui dans les sujets qu’il avoit traités, ne s’abstenant que de Rhadamiste, d’Atrée et de Pyrrhus : de l’un sans doute par respect, de l’autre par horreur, et du troisième par dédain d’un sujet ingrat et fantasque.

Il commença par Sémiramis, et la manière grande et tragique dont il en conçut l’action, la couleur sombre, orageuse et terrible qu’il y répandit, le style magique qu’il y employa, la majesté religieuse et formidable dont il la remplit, les situations et les scènes déchirantes qu’il en tira, l’art enfin dont il sut en préparer, en établir, en soutenir le merveilleux, étoient bien faits pour anéantir la foible et froide Sémiramis de Crébillon ; mais alors le théâtre n’étoit pas susceptible d’une action de ce caractère. Le lieu de la scène étoit resserré par une foule de spectateurs, les uns assis sur des gradins, les autres debout au fond du théâtre et le long des coulisses, en sorte que Sémiramis éperdue et l’ombre de Ninus sortant de son tombeau étoient obligées de traverser une épaisse haie de petits-maîtres. Cette indécence jeta du ridicule sur la gravité de l’action théâtrale. Plus d’intérêt sans illusion, plus d’illusion sans vraisemblance ; et cette pièce, le chef-d’œuvre de Voltaire, du côté du génie, eut dans sa nouveauté assez peu de succès pour faire dire qu’elle étoit tombée. Voltaire en frémit de douleur ; mais il ne se rebuta point. Il fit l’Oreste d’après Sophocle, et il s’éleva au-dessus de Sophocle lui-même dans le rôle d’Électre, et dans l’art de sauver l’indécence et la dureté du caractère de Clytemnestre. Mais, dans le cinquième acte, au moment de la catastrophe, il n’avoit pas encore assez affaibli l’horreur du parricide, et, le parti de Crébillon n’étant là rien moins que bénévole, tout ce qui pouvoit donner prise à la critique fut relevé par des murmures ou tourné en dérision. Le spectacle en fut troublé à chaque instant, et cette pièce, qui depuis a été justement applaudie, essuya des huées. J’étais dans l’amphithéâtre, plus mort que vif. Voltaire y vint ; et, dans un moment où le parterre tournoit en ridicule un trait de pathétique, il se leva et s’écria : « Eh ! barbares ! c’est du Sophocle ! »

Enfin, il donna Rome sauvée, et, dans les personnages de Cicéron, de César, de Caton, il vengea la dignité du sénat romain, que Crébillon avoit dégradée en subordonnant tous ces grands caractères à celui de Catilina. Je me souviens qu’en venant d’écrire les belles scènes de Cicéron et de César avec Catilina, il me les lut dans une perfection dont jamais acteur n’approchera : simplement, noblement, sans aucune manière, mieux que jamais lui-même je ne l’avois entendu lire. « Ah ! vous avez, lui dis-je, la conscience en repos sur ces vers-là ; aussi ne les fardez-vous point, et vous avez raison : vous n’en avez jamais fait de plus beaux. » Cette pièce eut dans l’opinion des gens instruits un grand succès d’estime ; mais elle n’étoit pas faite pour émouvoir la multitude, et cette éloquence du style, ce mérite d’avoir si savamment observé les mœurs et peint les caractères, fut peu sensible aux yeux de cette masse du public. Ainsi, avec des avantages prodigieux sur son rival, Voltaire eut la douleur de se voir disputer, refuser même le triomphe.

Ces dégoûts avoient déterminé son voyage en Prusse. Une seule difficulté le retardoit encore, et la manière dont elle fut levée est assez curieuse pour vous amuser un moment.

La difficulté consistoit dans les frais du voyage, sur lesquels Frédéric se faisoit un peu tirer l’oreille. Il vouloit bien défrayer Voltaire, et pour cela il consentoit à lui donner mille louis ; mais Mme Denis vouloit accompagner son oncle, et, pour ce surcroît de dépense, Voltaire demandoit mille louis de plus. C’étoit à quoi le roi de Prusse ne vouloit point entendre. « Je serai fort aise, lui écrivoit-il, que Mme Denis vous accompagne ; mais je ne le demande pas. » « Voyez-vous, me disoit Voltaire, cette lésine dans un roi. Il a des tonneaux d’or, et il ne veut pas donner mille pauvres louis pour le plaisir de voir Mme Denis à Berlin ! Il les donnera, ou moi-même je n’irai point. » Un incident comique vint terminer cette dispute. Un matin que j’allois le voir, je trouvai son ami Thiriot dans le jardin du Palais-Royal ; et, comme il étoit à l’affût des nouvelles littéraires, je lui demandai s’il y en avoit quelqu’une. « Oui, vraiment, il y en a, et des plus curieuses, me dit-il. Vous allez chez M. de Voltaire là vous les entendrez, car je m’en vais m’y rendre dès que j’aurai pris mon café. »

Voltaire travailloit dans son lit lorsque j’arrivai. À son tour, il me demanda : « Quelles nouvelles ? — Je n’en sais point, lui dis-je ; mais Thiriot, que j’ai rencontré au Palais-Royal, en a, dit-il, d’intéressantes à vous apprendre. Il va venir. »

« Eh bien ! Thiriot, lui dit-il, vous avez donc à nous conter des nouvelles bien curieuses ? — Oh ! très curieuses, et qui vous feront grand plaisir, répondit Thiriot avec son sourire sardonique et son nasillement de capucin. — Voyons, qu’avez-vous à nous dire ? — J’ai à vous dire qu’Arnaud-Baculard est arrivé à Potsdam, et que le roi de Prusse l’y a reçu à bras ouverts. — A bras ouverts ! — Qu’Arnaud lui a présenté une épître[30]. — Bien boursouflée et bien maussade ? — Point du tout, fort belle, et si belle que le roi y a répondu par une autre épître. — Le roi de Prusse une épître à d’Arnaud ! Allons, Thiriot, allons, on s’est moqué de vous. — Je ne sais pas si on s’est moqué de moi, mais j’ai en poche les deux épîtres. — Voyons, donnez donc vite, que je lise ces deux chefs-d’œuvre. Quelle fadeur ! quelle platitude ! quelle bassesse ! » disoit-il en lisant l’épître de d’Arnaud ; et, passant à celle du roi, il fut un moment en silence et d’un air de pitié ; mais, quand il en fut à ces vers :


Voltaire est à son couchant ;
Vous êtes à votre aurore,


il fit un haut-le-corps et sauta de son lit, bondissant de fureur : « Voltaire est à son couchant et Baculard à son aurore ! Et c’est un roi qui écrit cette sottise énorme ! Ah ! qu’il se mêle donc de régner ! »

Nous avions de la peine, Thiriot et moi, à ne pas éclater de rire de voir Voltaire en chemise, gambadant de colère et apostrophant le roi de Prusse. « J’irai, disoit-il, oui, j’irai lui apprendre à se connoître en hommes ; » et dès ce moment-là son voyage fut décidé. J’ai soupçonné le roi de Prusse d’avoir voulu lui donner ce coup d’éperon, et sans cela je doute qu’il fût parti, tant il étoit piqué du refus des mille louis, non point par avarice, mais de dépit de ne pas avoir obtenu ce qu’il demandoit.

Volontaire à l’excès par caractère et par système, il avoit, même dans les petites choses, une répugnance incroyable à céder et à renoncer à ce qu’il avoit résolu. J’en vis encore avant son départ un exemple assez singulier. Il lui avoit pris fantaisie d’avoir en voyage un couteau de chasse, et, un matin que j’étois chez lui, on lui en apporta un faisceau pour en choisir un. Il le choisit ; mais le marchand voulait un louis de son couteau de chasse, et Voltaire s’étoit mis dans la tête de n’en donner que dix-huit francs. Le voilà qui calcule en détail ce qu’il peut valoir ; il ajoute que le marchand porte sur son visage le caractère d’un honnête homme, et qu’avec cette bonne foi qui est peinte sur son front il avouera qu’à dix-huit francs cette arme sera bien payée. Le marchand accepte l’éloge qu’il veut bien faire de sa figure ; mais il répond qu’en honnête homme il n’a qu’une parole, qu’il ne demande au juste que ce que vaut la chose, et qu’en la donnant à plus bas prix il ferait tort à ses enfans. « Vous avez des enfans ? lui demande Voltaire. — Oui, Monsieur, j’en ai cinq, trois garçons et deux filles, dont le plus jeune a douze ans. — Eh bien ! nous songerons à placer les garçons, à marier les filles. J’ai des amis dans la finance, j’ai du crédit dans les bureaux ; mais terminons cette petite affaire voilà vos dix-huit francs ; qu’il n’en soit plus parlé. » Le bon marchand se confondit en remerciemens de la protection dont vouloit l’honorer Voltaire, mais il se tint à son premier mot pour le prix du couteau de chasse, et n’en rabattit pas un liard. J’abrège cette scène, qui dura un quart d’heure par les tours d’éloquence et de séduction que Voltaire employa inutilement, non pas à épargner six francs qu’il auroit donnés à un pauvre, mais à donner à sa volonté l’empire de la persuasion. Il fallut qu’il cédât lui-même, et, d’un air interdit, confus et dépité, il jeta sur la table cet écu qu’il avoit tant de peine à lâcher. Le marchand, dès qu’il eut son compte, lui rendit grâces de ses bontés, et s’en alla.

« J’en suis bien aise, dis-je tout bas en le voyant partir. — De quoi, me demanda Voltaire avec humeur, de quoi donc êtes-vous bien aise ? — De ce que la famille de cet honnête homme n’est plus à plaindre. Voilà bientôt ses fils placés, ses filles mariées ; et lui, en attendant, il a vendu son couteau de chasse ce qu’il vouloit, et vous l’avez payé malgré toute votre éloquence. — Et voilà de quoi tu es bien aise, têtu de Limosin ! — Oh ! oui, j’en suis content. S’il vous avoit cédé, je crois que je l’aurois battu. — Savez-vous, me dit-il en riant dans sa barbe, après un moment de silence, que, si Molière avoit été témoin d’une pareille scène, il en auroit fait son profit ? — Vraiment, lui dis-je, c’eût été le pendant de celle de M. Dimanche. » C’étoit ainsi qu’avec moi sa colère, ou plutôt son impatience, se terminoit toujours en douceur et en amitié.

Comme à l’égard du roi de Prusse j’étois dans son secret, et que je croyois être aussi dans le secret du roi de Prusse sur le peu de sincérité des caresses qu’il lui faisoit, j’avois quelque pressentiment du mécontentement qu’ils auroient l’un de l’autre en se voyant de près. Une âme aussi impérieuse et un esprit aussi ardent ne pouvoient guère être compatibles, et j’avois l’espérance de voir bientôt Voltaire revenir plus mécontent de l’Allemagne qu’il ne l’étoit de son pays ; mais le nouveau dégoût qu’il éprouva en allant prendre congé du roi, et la colère qu’il en témoigna, ne me laissèrent plus cette illusion consolante. En sa qualité de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il crut pouvoir oser lui demander ses ordres auprès du roi de Prusse ; mais le roi, pour réponse, lui tourna le dos brusquement ; et lui, dans son dépit, dès qu’il fut sorti du royaume, lui renvoya son brevet d’historiographe de France, et accepta sans son agrément la croix de l’ordre du Mérite, dont le roi de Prusse le décora, pour l’en dépouiller peu de temps après.

L’exemple de tant d’amertume et de tribulations répandues dans la vie de ce grand homme ne fit que me rendre plus redoutable la carrière des lettres où j’étois engagé, et plus doux le repos obscur dont j’allois jouir à Versailles.

Ici finissent, grâce au Ciel, les égaremens de ma jeunesse ; ici commence pour moi le cours d’une vie moins dissipée, plus sage, plus égale, et surtout moins en butte aux orages des passions ; ici enfin mon caractère, trop longtemps mobile et divers, va prendre un peu de consistance ; et, sur une base solide, ma raison pourra travailler en silence à régler mes mœurs.

  1. J’avais cru tout d’abord que Marmontel faisait allusion à Madeleine-Céleste Fieuzal, fille de François Fieuzal, dit Durancy, et de Françoise-Maisne Dessuslefour, dite Darimath, baptisée le 23 mai 1746, à Saint-Laurent (De Manne, Galerie de la troupe de Voltaire) ; mais cette date ne saurait coïncider avec celle du séjour de Marmontel dans le quartier du Luxembourg, après sa rupture avec Mlle Navarre, c’est-à-dire vers 1749 ou 1750. Il sera question plus loin du début de la jeune Durancy à la Comédie-Française.
  2. Voyez la note de la page suivante.
  3. M. Ad. Jullien a cité, d’après Denizart (Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence), dans son étude sur le Théâtre des demoiselles Verrière (1875, gr. in-8), le texte de l’acte de baptême de Marie-Aurore, présentée le 19 octobre 1748 en l’église Saint-Gervais-et-Saint-Protais, comme fille de Jean-Baptiste de La Rivière, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme ; mais, lorsqu’à l’âge de quinze ans elle accepta la main du comte de Horn, bâtard de Louis XV, elle se fit reconnaître pour fille naturelle de Maurice de Saxe. Restée veuve à seize ans, sans que, dit-on, le mariage ait été consommé, elle épousa, au mois de mars 1777, à Londres, dans la chapelle de l’ambassade française, Claude-Louis Dupin de Francueil, l’ancien amant de Mme d’Épinay. De cette union fort disparate, quant à l’âge des conjoints, naquit, le 13 janvier 1778, un fils qui fut le père de George Sand.
  4. Il est à peine nécessaire, sans doute, de rappeler ici que ce surnom de Chantilly fut celui de Marie-Justine-Benoîte Cabaret-Duronceray, alias Mme Favart (1727-1772). Quant à Mlle Beauménard, dite Gogo (rôle qu’elle jouait dans le Coq du village), et qui devint, en 1761, l’épouse légitime de Jean-Gilles Colleson, dit Bellecour, on peut consulter sur elle le Colporteur, de Chevrier, la Galerie de la troupe de Voltaire, de De Manne, et les Comédiens du Roi de la troupe française, de M. E. Campardon.
  5. Thérèse des Hayes, fille de Marie-Anne Carton Dancourt, dite Mimi Dancourt, et de Samuel Boulinon des Hayes, née vers 1713, morte à Paris en 1752.
  6. Anne-Antoinette-Christine Somis, fille d’un musicien italien. Une note du duc de Luynes (27 avril 1745) nous la montre faisant sa partie, avec Jélyotte et Mlle Fel, dans un concert organisé par M. d’Ardore, ambassadeur de Naples, en l’honneur du mariage du Dauphin. Diderot a parlé de « cette folle de Mme Van Loo » et des distractions qu’elle lui causait pendant qu’il se faisait peindre par son neveu, Michel Van Loo. (Salon de 1767, Œuvres complètes, éd. Assézat, tome XI.)
  7. Le 28 novembre 1748.
  8. Balot de Sauvot, reçu avocat en 1736, et plus tard bailli de Saint-Vrain (Seine-et-Oise), mort en 1761, avait retouché deux ballets, Pygmalion, de Lamotte (1748), et Platée, d’Autreau (1749), musique de Rameau, ce qui lui avait valu de la part de Voltaire le surnom de Balot l’imagination. Son seul titre à l’attention de la postérité est un Éloge de Lancret (1743, in-8), réimprimé de nos jours, d’abord dans la Revue universelle des Arts (tome XIII), puis par M. Jules Guiffrey (1874, in-8), avec notes et documents complémentaires.
  9. On trouvera le texte de ce procès-verbal et celui d’une plainte de Mme de La Popelinière contre son mari pour coups et blessures (1746) dans un joli petit volume de M. Émile Campardon, la Cheminée de Mme de La Popelinière (Charavay frères, 1879, in-16). M. Campardon y a également cité quelques-uns des couplets grivois qui circulèrent alors et décrit, d’après le Journal de Barbier, les cheminées en carton et à ressorts que les « camelots » du temps vendaient aux curieux.
  10. Préface de cette tragédie, jouée le 20 mai 1750.
  11. Jouée pour la première fois le 24 mai 1752, et reprise le 27 novembre suivant, elle eut alors quatre représentations.
  12. Dans la préface du Théâtre, éd. de 1787.
  13. Rousseau (Confessions, livre X) prétend qu’il se fit de Marmontel un « irréconciliable ennemi », parce qu’en lui offrant un exemplaire de sa Lettre à d’Alembert, il écrivit sur le titre que ce n’était point pour l’auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. « Il n’a manqué depuis aucune occasion de me nuire dans la société et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages. » Jean-Jacques avait déjà noté le prétendu grief de Marmontel contre lui dans une lettre à Mme de Créquy (5 février 1761).
  14. 1751, in-12.
  15. Jouée le 5 février 1753, la tragédie d’Égyptus n’eut qu’une seule représentation et ne fut pas imprimée.
  16. Sur les excentricités et les bizarreries d’humeur du prince (et non comte) de Kaunitz, voir les Souvenirs du baron de Gleichen, publiés par Paul Grimblot (L. Techener, 1868, in-12).
  17. Florimond-Claude, comte de Mercy-Argenteau (1722-1794), ambassadeur d’Autriche à la cour de France de 1766 à 1790, dont les importantes correspondances officielles et secrètes ont été l’objet de publications dues à MM. d’Arneth, Geffroy et J. Flammermont.
  18. Georges-Adam, comte de Starhemberg, né à Londres le 10 août 1724, mort en 1807, ambassadeur d’Autriche en France de 1756 à 1766.
  19. Fils du feld-maréchal Frédéric-Henri, comte de Seckendorf (1673-1763).
  20. Guillaume-Anne Keppel, lord Albemarle, mort à Paris le 22 décembre 1754, d’une attaque d’apoplexie. De son mariage avec Anne de Lenox, fille de Charles II, duc de Richmond, il avait eu cinq garçons et deux filles. Selon le duc de Luynes (XIII, 415), Mlle Louise Gaucher, dite Lolotte, était « une fille considérée en Angleterre et dont on avait toujours dit du bien » ; son amant lui laissa un mobilier d’environ 20,000 écus. Les Mémoires secrets (23 septembre 1782) l’accusent crûment d’avoir rempli le rôle d’espionne près de l’ambassadeur et prétendent que, de ce chef, elle toucha jusqu’à sa mort (1765) une pension de 12,000 francs que lui faisait le ministère.
  21. Selon les Mémoires de Dufort de Cheverny (I, 204), cet accident aurait eu lieu en 1757, à Bordeaux, et Mlle Lolotte serait venue elle-même à Bagnères, et non à Barèges, se guérir des suites d’un empoisonnement qui coûta la vie à neuf personnes. Antoine de Ricouard, comte d’Hérouville, lieutenant général (1713-1782), auteur du Traité des Légions, publié d’abord sous le nom de Maurice de Saxe (1757, in-4o), avait eu de Lolotte deux filles, « bien mariées depuis », toujours suivant Dufort.

    Diderot a fait allusion à cette liaison dans le dialogue intitulé : Ceci n’est pas un conte. La date du mariage de d’Hérouville et de Lolotte n’est pas connue.

  22. Pierre-Louis-Marie Maloët (1730-1810), médecin de Mesdames Victoire et Sophie, et plus tard médecin consultant de Bonaparte.
  23. Dans Roland, opéra, musique de Lully, paroles de Quinault.
  24. Acanthe et Céphise, ou la Sympathie, pastorale héroïque, en trois actes, représentée le 18 novembre 1751. M. de Lajarte (Bibliothèque musicale de l’Opéra) n’indique pas le nombre de représentations, mais ajoute que cet ouvrage n’a jamais été repris.
  25. La Guirlande, ou les Fleurs enchantées, opéra-ballet en un acte, fut donnée le 21 septembre 1751, et par conséquent avant Acanthe et Céphise.
  26. Le ballet des Sybarites, ou de Sibaris (titre que porte la partition manuscrite), forme la troisième partie des Surprises de l’Amour, dont Gentil-Bernard avait fourni à Rameau les deux premières (Adonis et Anacréon). Les Sybarites furent représentés le 12 juillet 1757.
  27. Denis-François Tribou, né vers 1695, mort à Paris le 14 janvier 1761. Il avait, au moment de sa mort, la charge de théorbe de la musique du roi. Dans sa jeunesse, Tribou avait été l’amant de la duchesse de Bouillon et d’Adrienne Lecouvreur ; la jalousie que la duchesse conçut de cette rivalité a fait peser sur la mémoire de celle-ci d’odieux soupçons touchant la mort mystérieuse de la grande tragédienne.
  28. Pierre Jélyotte, né en 1713, mort en 1797. Un passage des Mémoires de Dufort de Cheverny (II, 366) a permis à M. R. de Crèvecœur de rectifier ces deux dates, inexactement connues jusqu’alors.
  29. Jacques-Bernard de Chauvelin (1701-1767), maître des requêtes, en 1728, intendant d’Amiens en 1731 et intendant des finances en 1753, frère aîné de l’abbé Henri-Philippe de Chauvelin, dont il a été question page 164, et du marquis François-Claude de Chauvelin, ancien ambassadeur de France à Tunis, mort subitement le 24 juin 1773, à la table de jeu de Louis XV.
  30. Collé (Journal, éd. Bonhomme, I, 184) dit que ce fut le 23 juin 1750 que Thiriot lui communiqua les vers de Frédéric et la réponse de d’Arnaud. Marmontel, en racontant à près de cinquante ans de distance la scène dont il prétend avoir été le témoin, cite incorrectement les deux vers du roi. L’autographe, qui a passé, en 1868, dans la vente du docteur Michelin (de Provins) porte :

    Ainsi le couchant d’un beau jour
    Promet une plus belle aurore.

    De plus, ce n’est pas Frédéric qui répondit à d’Arnaud, mais d’Arnaud qui, dans son remerciement, esquivait avec assez d’adresse la comparaison :

    Grand roi, Voltaire à son couchant
    Vaut mieux qu’un autre à son aurore.