Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/I

MÉMOIRES D’UN PÈRE


POUR SERVIR


À L’INSTRUCTION DE SES ENFANS




LIVRE PREMIER



C’est pour mes enfans que j’écris l’histoire de ma vie ; leur mère l’a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu’il me pardonne des détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressans pour eux. Mes enfans ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l’occasion, l’exemple, les situations diverses par où j’ai passé, m’ont données. Je veux qu’ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d’eux-mêmes, mais à s’en défier toujours ; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l’adversité.

J’ai eu sur eux l’avantage de naître dans un lieu où l’inégalité de condition et de fortune ne se faisait presque pas sentir. Un peu de bien, quelque industrie, ou un petit commerce, formoient l’état de presque tous les habitans de Bort[1], petite ville de Limosin où j’ai reçu le jour. La médiocrité y tenoit lieu de richesse ; chacun y étoit libre et utilement occupé. Ainsi la fierté, la franchise, la noblesse du naturel, n’y étoient altérées par aucune sorte d’humiliation, et nulle part le sot orgueil n’étoit plus mal reçu ni plus tôt corrigé. Je puis donc dire que, durant mon enfance, quoique né dans l’obscurité[2], je n’ai connu que mes égaux ; de là peut-être un peu de roideur que j’ai eue dans le caractère, et que la raison même et l’âge n’ont jamais assez amollie.

Bort, situé sur la Dordogne, entre l’Auvergne et le Limosin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui, de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d’un précipice, menacé d’être submergé par les torrens que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendans et à demi déracinés ; mais Bort devient un séjour riant lorsque l’œil, rassuré, se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante que la rivière embrasse, et qu’animent le mouvement et le bruit d’un moulin, est un bocage peuplé d’oiseaux. Sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies et des champs cultivés par un peuple laborieux, forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville le vallon se déploie d’un côté en un vaste pré que des sources d’eau vive arrosent, de l’autre en des champs couronnés par une enceinte de collines dont la douce pente contraste avec les rochers opposés. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forêts, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes du continent, soit pour le volume des eaux, soit pour la hauteur de leur chute ; phénomène auquel il ne manque, pour être renommé, que de plus fréquens spectateurs.

C’est près de là qu’est située cette petite métairie de Saint-Thomas, où je lisois Virgile à l’ombre des arbres fleuris qui entouroient nos ruches d’abeilles, et où je faisois de leur miel des goûters si délicieux. C’est de l’autre côté de la ville, au-dessus du moulin et sur la pente de la côte, qu’est cet enclos où, les beaux jours de fête, mon père me menoit cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avoit plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu’il avoit greffés.

Mais ce qui, dans mon souvenir, fait le charme de ma patrie, c’est l’impression qui me reste des premiers sentimens dont mon âme fut comme imbue et pénétrée par l’inexprimable tendresse que ma famille avoit pour moi. Si j’ai quelque bonté dans le caractère, c’est à ces douces émotions, à ce bonheur habituel d’aimer et d’être aimé, que je crois le devoir. Ah ! quel présent nous fait le Ciel lorsqu’il nous donne de bons parens !

Je dus aussi beaucoup à une certaine aménité de mœurs qui régnoit alors dans ma ville ; et il falloit bien que la vie simple et douce qu’on y menoit eût de l’attrait, puisqu’il n’y avoit rien de plus rare que de voir les enfans de Bort s’en éloigner. Leur jeunesse étoit cultivée, et, dans les collèges voisins, leur colonie se distinguoit ; mais ils revenoient dans leur ville, comme un essaim d’abeilles à la ruche après le butin.

J’avois appris à lire dans un petit couvent de religieuses, bonnes amies de ma mère. Elles n’élevoient que des filles ; mais, en ma faveur, elles firent une exception à cette règle. Une demoiselle bien née, et qui, depuis longtemps, vivoit retirée dans cet hospice, avoit eu la bonté d’y prendre soin de moi. Je dois bien chérir sa mémoire et celle des religieuses, qui m’aimoient comme leur enfant.

De là je passai à l’école d’un prêtre de la ville, qui, gratuitement et par goût, s’étoit voué à l’instruction des enfans. Fils unique d’un cordonnier, le plus honnête homme du monde, cet ecclésiastique étoit un vrai modèle de la piété filiale. J’ai encore présent l’air de bienséance et d’égards mutuels qu’avoient l’un avec l’autre le vieillard et son fils, le premier n’oubliant jamais la dignité du sacerdoce, ni le second la sainteté du caractère paternel. L’abbé Vaissière (c’étoit son nom), après avoir rempli ses fonctions à l’église, partageoit le reste de son temps entre la lecture et les leçons qu’il nous donnoit. Dans le beau temps, un peu de promenade, et, quelquefois, pour exercice une partie de mail dans la prairie, étoient ses seuls amusemens. Il étoit sérieux, sévère, et d’une figure imposante. Pour toute société, il avoit deux amis, gens estimés dans notre ville. Ils ont vécu ensemble dans la plus paisible intimité, se réunissant tous les jours et tous les jours se retrouvant les mêmes, sans altération, sans refroidissement dans le plaisir de se revoir ; et, pour complément de bonheur, ils sont morts à peu d’intervalle. Je n’ai guère vu d’exemple d’une si douce et si constante égalité dans le cours de la vie humaine.

À cette école, j’avois un camarade qui fut pour moi, dès mon enfance, un objet d’émulation. Son air sage et posé, son application à l’étude, le soin qu’il prenoit de ses livres, où je n’apercevois jamais aucune tache, ses blonds cheveux toujours si bien peignés, son habit toujours propre dans sa simplicité, son linge toujours blanc, étoient pour moi un exemple sensible ; et il est rare qu’un enfant inspire à un enfant l’estime que j’avois pour lui. Il s’appeloit Durant. Son père, laboureur d’un village voisin, étoit connu du mien ; j’allois en promenade, avec son fils, le voir dans son village. Comme il nous recevoit, ce bon vieillard en cheveux blancs ! la bonne crème, le bon lait, le bon pain bis qu’il nous donnoit ! et que d’heureux présages il se plaisoit à voir dans mon respect pour sa vieillesse ! Que ne puis-je aller sur sa tombe semer des fleurs ! Il doit reposer en paix, car de sa vie il ne fit que du bien. Vingt ans après, nous nous sommes, son fils et moi, retrouvés : à Paris sur des routes bien différentes ; mais je lui ai reconnu le même caractère de sagesse et de bienséance qu’il avoit à l’école ; et ce n’a pas été pour moi une légère satisfaction que celle de nommer un de ses enfans au baptême. Revenons à mes premiers ans.

Mes leçons de latin furent interrompues par un accident singulier. J’avois un grand désir d’apprendre, mais la nature m’avoit refusé le don de la mémoire. J’en avois assez pour retenir le sens de ce que je lisois, mais les mots ne laissoient aucune trace dans ma tête ; et, pour les y fixer, c’étoit la même peine que si j’avois écrit sur un sable mouvant. Je m’obstinois à suppléer, par mon application, à la foiblesse de mon organe ; ce travail excéda les forces de mon âge, mes nerfs en furent affectés. Je devins comme somnambule : la nuit, tout endormi, je me levois sur mon séant, et, les yeux entr’ouverts, je récitois à haute voix les leçons que j’avois apprises. « Le voilà fou, dit mon père à ma mère, si vous ne lui faites pas quitter ce malheureux latin » ; et l’étude en fut suspendue. Mais, au bout de huit ou dix mois, je la repris, et, au sortir de ma onzième année, mon maître ayant jugé que j’étois en état d’être reçu en quatrième, mon père consentit, quoiqu’à regret, à me mener lui-même au collège de Mauriac, qui étoit le plus voisin de Bort.

Ce regret de mon père étoit d’un homme sage, et je dois le justifier. J’étois l’aîné d’un grand nombre d’enfans ; mon père, un peu rigide, mais bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimoit sa femme avec idolâtrie. Il avoit bien raison : la plus digne des femmes, la plus intéressante, la plus aimable dans son état, c’étoit ma tendre mère. Je n’ai jamais conçu comment, avec la simple éducation de notre petit couvent de Bort, elle s’étoit donné et tant d’agrément dans l’esprit, et tant d’élévation dans l’âme, et singulièrement, dans le langage et dans le style, ce sentiment des convenances si juste, si délicat, si fin, qui sembloit être en elle le pur instinct du goût. Mon bon évêque de Limoges, le vertueux Coëtlosquet[3], m’a parlé souvent à Paris, avec le plus tendre intérêt, des lettres que lui avoit écrites ma mère en me recommandant à lui.

Mon père avoit pour elle autant de vénération que d’amour. Il ne lui reprochoit que son foible pour moi, et ce foible avoit une excuse : j’étois le seul de ses enfans qu’elle avoit nourri de son lait ; sa trop frêle santé ne lui avoit plus permis de remplir un devoir si doux. Sa mère ne m’aimoit pas moins. Je crois la voir encore, cette bonne petite vieille : le charmant naturel ! la douce et riante gaieté ! Économe de la maison, elle présidoit au ménage, et nous donnoit à tous l’exemple de la tendresse filiale : car elle avoit aussi sa mère, et la mère de son mari, dont elle avoit le plus grand soin. Je date d’un peu loin en parlant de mes bisaïeules ; mais je me souviens bien qu’à l’âge de quatre-vingts ans elles vivoient encore, buvant au coin du feu le petit coup de vin et se rappelant le vieux temps, dont elles nous faisoient des contes merveilleux.

Ajoutez au ménage trois sœurs de mon aïeule, et la sœur de ma mère, cette tante qui m’est restée ; c’étoit au milieu de ces femmes et d’un essaim d’enfans que mon père se trouvoit seul : avec très peu de bien tout cela subsistoit. L’ordre, l’économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenoient dans l’aisance. Le petit jardin produisoit presque assez de légumes pour les besoins de la maison : l’enclos nous donnoit des fruits ; et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étoient, durant l’hiver, pour les enfans et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habilloit de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfans ; mes tantes la filoient ; elles filoient aussi le chanvre du champ qui nous donnoit du linge ; et les soirées où, à la lueur d’une lampe qu’alimentoit l’huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venoit teiller avec nous ce beau chanvre, formoient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assuroit notre subsistance ; la cire et le miel des abeilles, que l’une de mes tantes cultivoit avec soin, étoient un revenu qui coûtoit peu de frais ; l’huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avoit une saveur, une odeur, que nous préférions au goût et au parfum de celle de l’olive. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Dore, étoient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes ; et en hiver, lorsque ces belles raves grilloient le soir à l’entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l’eau du vase où cuisoient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitoit de joie. Je me souviens aussi du parfum qu’exhaloit un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu’avoit notre grand’mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendoit tous gourmands.

Ainsi, dans un ménage où rien n’étoit perdu, de petits objets réunis entretenoient une sorte d’aisance, et laissoient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans les forêts voisines étoit en abondance et presque en non-valeur ; il étoit permis à mon père d’en tirer sa provision. L’excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étoient communs et coûtoient peu ; le vin n’étoit pas cher, et mon père lui-même en usoit sobrement.

Mais enfin, quoique bien modique, la dépense de la maison ne laissoit pas d’être à peu près la mesure de nos moyens ; et, quand je serois au collège, la prévoyance de mon père s’exagéroit les frais de mon éducation. D’ailleurs, il regardoit comme un temps assez mal employé celui qu’on donnoit aux études : le latin, disoit-il, ne faisoit que des fainéans. Peut-être aussi avoit-il quelque pressentiment du malheur que nous eûmes de nous le voir ravir par une mort prématurée ; et, en me faisant de bonne heure prendre un état d’une utilité moins tardive et moins incertaine, pensoit-il à laisser un second père à ses enfans. Cependant, pressé par ma mère, qui désiroit passionnément qu’au moins son fils aîné fit ses études, il consentit à me mener au collège de Mauriac.

Accablé de caresses, baigné de douces larmes et chargé de bénédictions, je partis donc avec mon père ; il me portoit en croupe, et le cœur me battoit de joie ; mais il me battit de frayeur quand mon père me dit ces mots : « On m’a promis, mon fils, que vous seriez reçu en quatrième ; si vous ne l’êtes pas, je vous remmène, et tout sera fini. » Jugez avec quel tremblement je parus devant le régent qui alloit décider de mon sort. Heureusement c’étoit ce bon P. Malosse[4] dont j’ai eu tant à me louer : il y avoit dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et si sensible que son premier abord annonçoit un ami à l’inconnu qui lui parloit.

Après nous avoir accueillis avec cette grâce touchante, et invité mon père à revenir savoir quel seroit le succès de l’examen que j’allois subir, me voyant encore bien timide, il commença par me rassurer ; il me donna ensuite, pour épreuve, un thème : ce thème étoit rempli de difficultés presque toutes insolubles pour moi. Je le fis mal, et après l’avoir lu : « Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien loin d’être en état d’entrer dans cette classe ; vous aurez même bien de la peine à être reçu en cinquième. » Je me mis à pleurer. « Je suis perdu, lui dis-je ; mon père n’a aucune envie de me laisser continuer mes études ; il ne m’amène ici que par complaisance pour ma mère, et en chemin il m’a déclaré que, si je n’étois pas reçu en quatrième, il me remmèneroit chez lui ; cela me fera bien du tort, et bien du chagrin à ma mère ! Ah ! par pitié, recevez-moi ; je vous promets, mon père, d’étudier tant que dans peu vous aurez lieu d’être content de moi. » Le régent, touché de mes larmes et de ma bonne volonté, me reçut, et dit à mon père de ne pas être inquiet de moi, qu’il étoit sûr que je ferois bien.

Je fus logé, selon l’usage du collège, avec cinq autres écoliers, chez un honnête artisan de la ville ; et mon père, assez triste de s’en aller sans moi, m’y laissa avec mon paquet, et des vivres pour la semaine ; ces vivres consistoient en un gros pain de seigle, un petit fromage, un morceau de lard et deux ou trois livres de bœuf ; ma mère y avoit ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire une fois, quelle étoit toutes les semaines la provision des écoliers les mieux nourris du collège. Notre bourgeoise nous faisoit la cuisine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son petit jardin qu’elle mettoit au pot, nous lui donnions par tête vingt-cinq sous par mois ; en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvois coûter à mon père de quatre à cinq louis par an. C’étoit beaucoup pour lui, et il me tardoit de lui épargner cette dépense.

Le lendemain de mon arrivée, comme je me rendais le matin dans ma classe, je vis à sa fenêtre mon régent, qui, du bout du doigt, me fit signe de monter chez lui. « Mon enfant, me dit-il, vous avez besoin d’une instruction particulière et de beaucoup d’étude pour atteindre vos condisciples ; commençons par les élémens, et venez ici, demi-heure avant la classe, tous les matins, me réciter les règles que vous aurez apprises ; en vous les expliquant, je vous en marquerai l’usage. » Je pleurai aussi ce jour-là, mais ce fut de reconnoissance. En lui rendant grâces de ses bontés, je le priai d’y ajouter celle de m’épargner, pour quelque temps, l’humiliation d’entendre lire à haute voix mes thèmes dans la classe. Il me le promit, et j’allai me mettre à l’étude.

Je ne puis dire assez avec quel tendre zèle il prit soin de m’instruire et quel attrait il sut donner à ses leçons. Au seul nom de ma mère, dont je lui parlois quelquefois, il sembloit en respirer l’âme ; et, quand je lui communiquois les lettres où l’amour maternel lui exprimoit sa reconnoissance, les larmes lui couloient des yeux.

Du mois d’octobre, où nous étions, jusqu’aux fêtes de Pâques, il n’y eut point pour moi ni amusement, ni dissipation ; mais, après cette demi-année, familiarisé avec toutes mes règles, ferme dans leur application, et comme dégagé des épines de la syntaxe, je cheminai plus librement. Dès lors je fus l’un des meilleurs écoliers de la classe, et peut-être le plus heureux : car j’aimois mon devoir, et, presque sûr de le faire assez bien, ce n’étoit pour moi qu’un plaisir. Le choix des mots et leur emploi, en traduisant de l’une en l’autre langue, même déjà quelque élégance dans la construction des phrases, commencèrent à m’occuper ; et ce travail, qui ne va point sans l’analyse des idées, me fortifia la mémoire. Je m’aperçus que c’étoit l’idée attachée au mot qui lui faisoit prendre racine ; et la réflexion me fit bientôt sentir que l’étude des langues étoit aussi l’art de démêler les nuances de la pensée, de la décomposer, d’en former le tissu, d’en saisir avec précision les caractères et les rapports ; qu’avec les mots autant de nouvelles idées s’introduisoient et se développoient dans la tête des jeunes gens ; et qu’ainsi les premières classes étoient un cours de philosophie élémentaire bien plus riche, plus étendu et plus réellement utile qu’on ne pense, lorsqu’on se plaint que, dans les collèges, on n’apprenne que du latin.

Ce fut ce travail de l’esprit que me fit observer, dans l’étude des langues, un vieillard à qui mon régent m’avoit recommandé. Ce vieux jésuite, le P. Bourzes[5], étoit l’un des hommes les plus versés dans la connoissance de la bonne latinité. Chargé de suivre et d’achever le travail du P. Vanière, dans son dictionnaire poétique latin[6], il avoit humblement demandé à faire en même temps la classe de cinquième dans ce petit collège des montagnes d’Auvergne. Il se prit d’intérêt pour moi, et m’invita à l’aller voir les matins des jours de congé. Vous croyez bien que je n’y manquois pas, et il avoit la bonté de donner à mon instruction quelquefois des heures entières. Hélas ! le seul office que je pouvois lui rendre étoit de lui servir la messe ; mais c’étoit un mérite à ses yeux, et voici pourquoi.

Ce bon vieillard étoit, dans ses prières, tourmenté de scrupules pour des distractions dont il se défendoit avec la plus pénible contention d’esprit : c’étoit surtout en disant la messe qu’il redoubloit d’efforts pour fixer sa pensée à chaque mot qu’il prononçoit ; et, lorsqu’il en venoit aux paroles du sacrifice, les gouttes de sueur tomboient de son front chauve et prosterné. Je voyois tout son corps frémir de respect et d’effroi, comme s’il avoit vu les voûtes du ciel s’entr’ouvrir sur l’autel et le Dieu vivant y descendre. Il n’y eut jamais d’exemple d’une foi plus vive et plus profonde : aussi, après avoir rempli ce saint devoir, en étoit-il comme épuisé.

Il se délassoit avec moi par le plaisir qu’il avoit à m’instruire, et par celui que j’avois moi-même à recevoir ses instructions. Ce fut lui qui m’apprit que l’ancienne littérature étoit une source intarissable de richesses et de beautés, et qui m’en donna cette soif que soixante ans d’étude n’ont pas encore éteinte. Ainsi, dans un collège obscur, je me trouvois avoir pour maître un des hommes les plus lettrés qui fussent peut-être au monde ; mais je n’eus pas longtemps à jouir de cet avantage : le P. Bourzes fut transféré, et, six ans après, je le retrouvai dans la maison professe de Toulouse, infirme et presque délaissé. C’étoit un vice bien odieux, dans le régime et les mœurs des jésuites, que cet abandon des vieillards ! L’homme le plus laborieux, le plus longtemps utile, dès qu’il cessoit de l’être, étoit mis au rebut ; dureté insensée autant qu’elle étoit inhumaine, parmi des êtres vieillissans, et dont chacun seroit rebuté à son tour.

À l’égard de notre collège, son caractère distinctif étoit une police exercée par les écoliers sur eux-mêmes. Les chambrées réunissoient des écoliers de différentes classes, et parmi eux l’autorité de l’âge ou celle du talent, naturellement établie, mettoit l’ordre et la règle dans les études et dans les mœurs. Ainsi l’enfant qui, loin de sa famille, sembloit hors de la classe être abandonné à lui-même, ne laissoit pas d’avoir parmi ses camarades des surveillans et des censeurs. On travailloit ensemble et autour de la même table ; c’étoit un cercle de témoins qui, sous les yeux des uns et des autres, s’imposoient réciproquement le silence et l’attention. L’écolier oisif s’ennuyoit d’une immobilité muette et se lassoit bientôt de son oisiveté ; l’écolier inhabile, mais appliqué, se faisoit plaindre ; on l’aidoit, on l’encourageoit ; si ce n’étoit pas le talent, c’étoit la volonté qu’on estimoit en lui ; mais il n’y avoit ni indulgence ni pitié pour le paresseux incurable ; et, lorsqu’une chambrée entière étoit atteinte de ce vice, elle étoit comme déshonorée : tout le collège la méprisoit, et les parens étoient avertis de n’y pas mettre leurs enfans. Nos bourgeois avoient donc eux-mêmes un grand intérêt à ne loger que des écoliers studieux. J’en ai vu renvoyer uniquement pour cause de paresse et d’indiscipline. Ainsi, dans presque aucun de ces groupes d’enfans, l’oisiveté n’étoit soufferte ; jamais l’amusement et la dissipation ne venoient qu’après le travail.

Un usage, que je n’ai vu établi que dans ce collège, y donnoit aux études, vers la fin de l’année, un redoublement de ferveur. Pour monter d’une classe à une autre, il y avoit un sévère examen à subir, et l’une des tâches que nous avions à remplir pour cet examen étoit un travail de mémoire, Selon la classe, c’étoit, pour la poésie, du Phèdre ou de l’Ovide, ou du Virgile ou de l’Horace, et, pour la prose, du Cicéron, du Tite-Live, du Quinte-Curce ou du Salluste ; le tout ensemble, à retenir par cœur, formoit une masse d’études assez considérable. On s’y prenoit de loin ; et ce travail, pour ne pas empiéter sur nos études accoutumées, se faisoit dès le point du jour jusqu’à la classe du matin. Il se faisoit dans la campagne, où, divisés par bandes, et, chacun son livre à la main, nous allions bourdonnant comme de vrais essaims d’abeilles. Dans la jeunesse, il est pénible de s’arracher au sommeil du matin ; mais les plus diligens de la bande faisoient violence aux plus tardifs ; moi-même bien souvent je me sentois tirer de mon lit encore endormi ; et, si depuis j’ai eu dans l’organe de la mémoire un peu plus de souplesse et de docilité, je le dois à cet exercice.

L’esprit d’ordre et d’économie ne distinguoit pas moins que le goût du travail notre police scolastique. Les nouveaux venus, les plus jeunes, apprenoient des anciens à soigner leurs habits, leur linge, à conserver leurs livres, à ménager leurs provisions. Tous les morceaux de lard, de bœuf ou de mouton que l’on mettoit dans la marmite, étoient proprement enfilés comme des grains de chapelet ; et, si dans le ménage il survenoit quelques débats, la bourgeoise en étoit l’arbitre. Quant aux morceaux friands qu’à certains jours de fêtes nos familles nous envoyoient, le régal en étoit commun, et ceux qui ne recevoient rien n’en étoient pas moins conviés. Je me souviens avec plaisir de l’attention délicate qu’avoient les plus fortunés de la troupe à ne pas faire sentir aux autres cette affligeante inégalité. Lorsqu’il nous arrivoit quelqu’un de ces présens, la bourgeoise nous l’annonçoit ; mais il lui étoit défendu de nommer celui de nous qui lavoit reçu, et lui-même il auroit rougi de s’en vanter. Cette discrétion faisoit, dans mes récits, l’admiration de ma mère.

Nos récréations se passoient en exercices à l’antique : en hiver, sur la glace, au milieu de la neige ; dans le beau temps, au loin dans la campagne, à l’ardeur du soleil ; et ni la course, ni la lutte, ni le pugilat, ni le jeu de disque et de la fronde, ni l’art de la natation, n’étoient étrangers pour nous. Dans les chaleurs, nous allions nous baigner à plus d’une lieue de la ville ; pour les petits, la pêche des écrevisses dans les ruisseaux ; pour les grands, celles des anguilles et des truites dans les rivières, ou la chasse des cailles au filet après la moisson, étoient nos plaisirs les plus vifs ; et, au retour d’une longue course, malheur aux champs d’où les pois verts n’étoient pas encore enlevés ! Aucun de nous n’auroit été capable de voler une épingle ; mais dans notre morale il avoit passé en maxime que ce qui se mangeoit n’étoit pas un larcin : Je m’abstenois tant qu’il m’étoit possible de cette espèce de pillage ; mais, sans y avoir coopéré, il est vrai cependant que j’y participois, d’abord en fournissant mon contingent de lard pour l’assaisonnement des pois, et puis en les mangeant avec tous les complices. Faire comme les autres me sembloit un devoir d’état dont je n’osois me dispenser ; sauf à capituler ensuite avec mon confesseur, en restituant ma part du larcin en aumônes.

Cependant je voyois dans une classe au-dessus de la mienne un écolier dont la sagesse et la vertu se conservoient inaltérables, et je me disois à moi-même que le seul bon exemple à suivre étoit le sien ; mais, en le regardant avec des yeux d’envie, je n’osois croire avoir le droit de me distinguer comme lui. Amalvy étoit considéré dans le collège à tant de titres, et tellement hors de pair au milieu de nous, qu’on trouvoit naturel et juste l’espèce d’intervalle qu’il laissoit entre nous et lui. Dans ce rare jeune homme, toutes les qualités de l’esprit et de l’âme sembloient s’être accordées pour le rendre accompli. La nature l’avait doué de cet extérieur que l’on croiroit devoir être réservé au mérite. Sa figure étoit noble et douce, sa taille haute, son maintien grave, son air sérieux, mais serein. Je le voyois arriver au collège ayant toujours à ses côtés quelques-uns de ses condisciples, qui étoient fiers de l’accompagner. Social avec eux, sans être familier, il ne se dépouilloit jamais de cette dignité que donne l’habitude de primer entre ses semblables. La croix, qui étoit l’empreinte de cette primauté, ne quittoit point sa boutonnière ; pas un même n’osoit prétendre à la lui enlever. Je l’admirois, j’avois du plaisir à le voir, et, toutes les fois que je l’avois vu, je m’en allois mécontent de moi-même. Ce n’étoit pas qu’à force de travail je ne fusse, dès la troisième, assez distingué dans ma classe ; mais j’avois deux ou trois rivaux ; Amalvy n’en avoit aucun. Je n’avois point acquis dans mes compositions cette constance de succès qui nous étonnoit dans les siennes, et j’avois encore moins cette mémoire facile et sûre dont Amalvy étoit doué. Il étoit plus âgé que moi ; c’étoit ma seule consolation, et mon ambition étoit de l’égaler lorsque je serois à son âge. En démélant, autant qu’il m’est possible, ce qui se passoit dans mon âme, je puis dire avec vérité que dans ce sentiment d’émulation ne se glissa jamais le malin vouloir de l’envie : je ne m’affligeois pas qu’il y eût au monde un Amalvy, mais j’aurois demandé au Ciel qu’il y en eût deux, et que je fusse le second.

Un avantage, plus précieux encore que l’émulation, étoit dans ce collège l’esprit de religion qu’on avoit soin d’y entretenir. Quel préservatif salutaire, pour les mœurs de l’adolescence, que l’usage et l’obligation d’aller tous les mois à confesse ! La pudeur de cet humble aveu de ses fautes les plus cachées en épargnoit peut-être un plus grand nombre que tous les motifs les plus saints.

Ce fut donc à Mauriac, depuis onze ans jusqu’à quinze, que je fis mes humanités, et en rhétorique je me soutins presque habituellement le premier de ma classe. Ma bonne mère en étoit ravie. Lorsque mes vestes de basin lui étoient renvoyées, elle regardoit vite si la chaîne d’argent qui suspendoit la croix avoit noirci ma boutonnière ; et, lorsqu’elle y voyoit cette marque de mon triomphe, toutes les mères du voisinage étoient instruites de sa joie ; nos bonnes religieuses en rendoient grâces au Ciel ; mon cher abbé Vaissière en étoit rayonnant de gloire. Le plus doux de mes souvenirs est encore celui du bonheur dont je faisois jouir ma mère ; mais autant j’avois de plaisir à l’instruire de mes succès, autant je prenois soin de lui dissimuler mes peines : car j’en éprouvois quelquefois d’assez vives pour l’affliger, s’il m’en fût échappé la plus légère plainte. Telle fut, en troisième, la querelle que je me fis avec le P. By[7], le préfet du collège, pour la bourrée d’Auvergne ; et tel fut le danger que je courus d’avoir le fouet, en seconde et en rhétorique, une fois pour avoir dicté une bonne amplification, une autre fois pour être allé voir la machine d’une horloge. Heureusement je me tirai de tous ces mauvais pas sans accident, et même avec un peu de gloire.

On sait quelle est à la cour des rois l’envieuse malignité que s’attirent les favoris ; il en est de même au collège. Les soins particuliers qu’avoit pris de moi mon régent de quatrième, et mon assiduité à l’aller voir tous les matins, m’ayant fait regarder d’abord d’un œil jaloux et méfiant, je me piquai dès lors de me montrer meilleur et plus fidèle camarade qu’aucun de ceux qui m’accusoient de ne pas l’être et qui se défioient de moi. Lors donc que je parvins à être fréquemment le premier de ma classe, grade auquel étoit attaché le triste office de censeur, je me fis une loi de mitiger cette censure ; et en l’absence du régent, pendant la demi-heure où je présidois seul, je commençai par accorder une liberté raisonnable : on causoit, on rioit, on s’amusoit à petit bruit, et ma note n’en disoit rien. Cette indulgence, qui me faisoit aimer, devint tous les jours plus facile. À la liberté succéda la licence, et je la souffris ; je fis plus, je l’encourageai, tant la faveur publique avoit pour moi d’attraits ! J’avois oui dire qu’à Rome les hommes puissans qui vouloient gagner la multitude lui donnoient des spectacles : il me prit fantaisie d’imiter ces gens-là. On me citoit l’un de nos camarades, appelé Toury, comme le plus fort danseur de la bourrée d’Auvergne qui fût dans les montagnes ; je lui permis de la danser, et il est vrai qu’en la dansant il faisoit des sauts merveilleux. Lorsqu’une fois on eut goûté le plaisir de le voir bondir au milieu de la classe, on ne put s’en passer ; et moi, toujours plus complaisant, je redemandois la bourrée. Il faut savoir que les sabots du danseur étoient armés de fer, et que la classe étoit pavée de dalles d’une pierre retentissante comme l’airain. Le préfet, qui faisoit sa ronde, entendoit ce bruit effroyable ; il accouroit, mais dans l’instant le bruit cessoit, tout le monde étoit à sa place ; Toury lui-même, dans son coin, les yeux attachés sur son livre, ne présentoit plus que l’image d’une lourde immobilité. Le préfet, bouillant de colère, venoit à moi, me demandoit la note : la note étoit en blanc. Jugez de son impatience ; ne trouvant personne à punir, il me faisoit porter la peine des coupables par les pensum qu’il me donnoit. Je la subissois : sans me plaindre ; mais autant il me trouvoit docile et patient pour ce qui m’étoit personnel, autant il me trouvoit rebelle et résolu à ne faire jamais de la peine à mes camarades. Mon courage étoit soutenu par l’honneur de m’entendre appeler le martyr, et même quelquefois le héros de ma classe. Il est vrai qu’en seconde la liberté fut moins bruyante, et le ressentiment du préfet parut s’adoucir ; mais, au milieu du calme, je me vis assailli par un nouvel orage.

Mon régent de seconde n’étoit plus ce P. Malosse qui m’avoit tant aimé : c’étoit un P. Decebié[8], aussi sec, aussi aigre que l’autre étoit liant et doux. Sans beaucoup d’esprit, ni, je crois, beaucoup de savoir, Decebié ne laissoit pas de mener assez bien sa classe. Il avoit singulièrement l’art d’exciter notre émulation en nous piquant de jalousie. Pour peu qu’un écolier inférieur eût moins mal fait que de coutume, il l’exaltoit d’un air qui sembloit faire craindre aux meilleurs un nouveau rival. Ce fut dans cet esprit que, rappelant un jour certaine amplification qu’un écolier médiocre passoit pour avoir faite, il nous défia tous de faire jamais aussi bien. Or, on savoit de quelle main étoit cette amplification si excessivement vantée. Le secret en étoit gardé, car il étoit sévèrement défendu dans la classe de faire le devoir d’autrui. Mais l’impatience d’entendre louer à l’excès un mérite emprunté ne put se contenir : « Elle n’est pas de lui, mon père, cette amplification que vous nous vantez tant, s’écria-t-on. — Et de qui donc est-elle ? » demanda-t-il avec colère. On garda le silence. « C’est donc à vous à me le dire », poursuivit-il en s’adressant à l’écolier qui étoit en scène ; et celui-ci, en pleurant, me nomma. Il fallut avouer ma faute ; mais je priai le régent de m’entendre, et il m’écouta. « Ce fut, lui dis-je, le jour de saint Pierre, sa fête, que Durif, notre camarade, nous donnoit à dîner : tout occupé à bien régaler ses amis, il n’avoit pu finir les devoirs de la classe, et l’amplification étoit ce qui l’inquiétoit le plus. Je crus permis et juste de lui en éviter la peine ; et je m’offris à travailler pour lui, tandis qu’il travailloit pour nous. »

Il y avoit au moins deux coupables ; le régent n’en voulut voir qu’un, et son dépit tomba sur moi. Confus, étourdi de colère, il fit appeler le correcteur pour me châtier, disoit-il, comme je l’avois mérité : au nom du correcteur, je faisois mon paquet de livres et j’allois quitter le collège. Dès lors plus d’études pour moi, et mon destin changeoit de face ; mais ce sentiment d’équité naturelle qui, dans le premier âge, est si vif et si prompt, ne permit pas à mes condisciples de me laisser abandonné. « Non, s’écria toute la classe, ce châtiment seroit injuste, et, si on l’oblige à s’en aller, nous nous en allons tous. » Le régent s’apaisa, et il m’accorda mon pardon, mais au nom de la classe, en s’autorisant de l’exemple du dictateur Papirius.

Tout le collège approuva sa clémence, à l’exception du préfet, qui soutint que c’étoit un acte de foiblesse, et que contre la rébellion jamais il ne falloit mollir. Lui-même, un an après, il voulut exercer sur moi cette rigueur dont il faisoit une maxime ; mais il apprit qu’au moins falloit-il être juste avant que d’être rigoureux.

Nous n’avions plus qu’un mois de rhétorique à faire pour n’être plus sous sa puissance, lorsqu’il me trouva dans la liste des écoliers qu’il vouloit punir d’une faute sans vraisemblance, et dont j’étois pleinement innocent. Dans le clocher des Bénédictins, à deux pas du collège, on réparoit l’horloge ; curieux d’en voir le mécanisme, des écoliers de différentes classes étoient montés dans ce clocher. Soit maladresse de l’ouvrier, soit quelque accident que j’ignore, l’horloge n’alloit point ; il étoit aussi difficile que d’épaisses roues de fer eussent été dérangées par des enfans que rongées par des souris ; mais l’horloger les en accusa, et le préfet reçut sa plainte. Le lendemain, à l’heure de la classe du soir, il me fait appeler ; je me rends dans sa chambre ; j’y trouve dix à douze écoliers rangés en haie autour du mur, et au milieu le correcteur, et ce préfet terrible qui successivement les faisoit fustiger. En me voyant, il me demanda si j’étois du nombre de ceux qui étoient montés à l’horloge ; et, lui ayant répondu que j’y étois monté, il me marqua du doigt ma place dans le cercle de mes complices, et se mit à poursuivre son exécution. Vous croyez bien que ma résolution de lui échapper fut bientôt prise. Je saisis le moment où il tenoit une de ses victimes qui se débattoit sous sa main, et tout d’un temps j’ouvris la porte et je m’enfuis. Il s’élança pour m’attraper ; mais il manqua sa proie, et j’en fus quitte pour un pan d’habit déchiré.

Je me réfugiai dans ma classe, où le régent n’étoit pas encore. Mon habit déchiré, mon trouble, la frayeur, ou plutôt l’indignation dont j’étois rempli, me tinrent lieu d’exorde pour m’attirer l’attention. « Mes amis, m’écriai-je, sauvez-moi, sauvez : vous des mains d’un furieux qui nous poursuit, C’est mon honneur et c’est le vôtre que je vous recommande et que je vous donne à garder : peu s’en est fallu que cet homme injuste et violent, ce P. By, ne vous ait fait en moi le plus indigne outrage en flétrissant du fouet un rhétoricien ; il n’a pas même daigné me dire de quoi il vouloit me punir ; mais, aux cris des enfans qu’il faisoit écorcher, j’ai entendu qu’il s’agissoit d’avoir détraqué une horloge, accusation absurde et dont il sent la fausseté ; mais il aime à punir, il aime à s’abreuver de larmes ; et l’innocent et le coupable, tout lui est égal, pourvu qu’il exerce sa tyrannie. Mon crime, à moi, mon crime ineffaçable, et qu’il ne peut me pardonner, est de n’avoir jamais voulu vous trahir pour lui plaire, et d’avoir mieux aimé endurer ses rigueurs que d’y exposer mes amis. Vous avez vu avec quelle obstination il s’est efforcé, depuis trois ans, à faire de moi l’espion et le délateur de ma classe. Vous seriez effrayés de l’énormité du travail dont il m’a accablé pour arracher de moi des notes qui lui donnassent tous les jours le plaisir de vous molester. Ma constance a vaincu la sienne, sa haine a paru s’assoupir ; mais il épioit le moment de se venger sur moi, de se venger sur vous, de la fidélité que je vous ai gardée. Oui, mes amis, si j’avois été assez craintif ou assez foible pour lui laisser porter les mains sur moi, c’en étoit fait, la rhétorique étoit déshonorée, et déshonorée à jamais. C’est là ce qu’il s’étoit promis. Il vouloit qu’il fût dit que, sous sa préfecture et sous sa verge humiliante, la rhétorique avoit fléchi. Grâce au Ciel, nous voilà sauvés. Il va venir sans doute pour vous demander de me livrer à lui, et d’avance je suis bien sûr du ton dont vous lui répondrez ; mais, quand j’aurois pour camarades des hommes assez lâches pour ne pas me défendre, seul je lui vendrois cher mon honneur et ma vie, et je mourrois libre plutôt que de vivre déshonoré. Mais loin de moi cette pensée ! je vous vois tous aussi déterminés que moi à ne pas rester sous le joug : aussi bien, dans un mois d’ici la rhétorique alloit finir, nous allions entrer en vacances, et un mois retranché du cours de nos études n’est pas digne de nos regrets. Que ce soit donc aujourd’hui la fin, la clôture de notre classe. Dès ce moment nous sommes libres, et l’homme altier, l’homme cruel, l’homme féroce, est confondu. »

Ma harangue avoit excité de grands mouvemens d’indignation ; mais la conclusion fit plus d’effet que tout le reste. Jamais péroraison n’entraîna les esprits avec tant de rapidité. « Oui, clôture ! vacance ! me répondit par acclamation la très grande pluralité, et jurons tous, avant de sortir de la classe, jurons sur cet autel (car il y en avoit un) de n’y plus remettre les pieds. »

Après que le serment eut été prononcé, je repris la parole. « Mes amis, ce n’est point, leur dis-je, en libertins ni en esclaves fugitifs que nous devons sortir de cette classe ; que le préfet ne dise pas que nous nous sommes échappés : notre retraite doit se faire paisiblement et décemment ; et, pour la rendre plus honorable, je propose de la marquer par un acte religieux. Cette classe est une chapelle ; rendons-y grâce à Dieu, par un Te Deum solennel, d’avoir acquis et conservé, durant le cours de nos études, la bienveillance du collège et l’estime de nos régens. »

Au même instant je les vis tous se ranger autour de l’autel ; et, au milieu d’un profond silence, l’un de nos camarades, Valarché, dont la voix le disputoit à celle des taureaux du Cantal, où il étoit né, entonna l’hymne de louanges ; cinquante voix lui répondirent, et l’on imagine sans peine quel fut l’étonnement de tout le collège au bruit imprévu et soudain de ce concert de voix. Notre régent accourut le premier, le préfet descendit, le principal lui-même s’avança gravement jusqu’à la porte de la classe. La porte étoit fermée, et ne s’ouvrit qu’après que le Te Deum fut chanté ; alors, rangés en demi-cercle, les petits à côté des grands, nous nous laissâmes aborder. « Quel est donc ce tapage ? nous demanda le violent préfet en s’avançant au milieu de nous. — Ce que vous appelez un tapage n’est, lui dis-je, mon père, qu’une action de grâce que nous rendons au Ciel d’avoir permis que, sans tomber entre vos mains, nous ayons achevé nos premières études. » Il nous menaça d’informer nos familles de cette coupable révolte ; et, en me regardant d’un œil menaçant et terrible, il me prédit que je serois un chef de faction. Il me connoissoit mal : aussi sa prédiction ne s’est-elle pas accomplie. Le principal, avec plus de douceur, voulut nous ramener ; mais nous le suppliâmes de ne pas insister contre une résolution qu’un serment avoit consacrée, et notre bon régent resta seul avec nous : oui, bon, je lui dois cet éloge ; et, quoique d’une trempe d’âme moins flexible et moins douce que celle du P. Malosse, il lui étoit comparable au moins par la bonté. Selon l’idée que l’on s’est faite du caractère politique de cette société si légèrement condamnée et si durement abolie, jamais jésuite ne le fut moins dans le cœur que le P. Balme[9] (c’étoit le nom de ce régent). Un caractère ferme et franc étoit le sien ; l’impartialité, la droiture, l’inflexible équité qu’il portoit dans sa classe, et une estime noble et tendre qu’il marquoit à ses écoliers, lui avoient gagné notre respect et concilié notre amour.

À travers les austères bienséances de son état, sa sincérité naturelle laissoit percer des traits de force et de fierté qui auroient mieux convenu au courage d’un militaire qu’à l’esprit d’un religieux. Je me souviens qu’un jour l’un de nos condisciples, tête rustique et dure, lui ayant mal répondu, il s’élança brusquement de sa chaire, et, arrachant avec éclat un ais de chêne du plancher de la classe : « Malheureux, lui dit-il en le levant sur lui, je ne fais point donner le fouet en rhétorique ; mais j’assomme l’audacieux qui m’ose manquer de respect. » Ce genre de correction nous plut infiniment ; nous lui sûmes gré de l’effroi dont nous avoit frappés le bruit de la planche brisée, et nous vîmes avec plaisir l’insolent, à genoux sous cette espèce de massue, demander humblement pardon.

Tel étoit l’homme à qui j’avois à rendre compte de ce qui venoit de se passer. Je l’observois en le lui racontant ; et, au moment où je lui montrai l’un de ses écoliers prêt à être forcé de subir la peine du fouet, je vis son visage et ses yeux s’enflammer d’indignation ; mais, après en avoir frémi, tâchant de déguiser sa colère par un sourire : « Que ne lui criois-tu, me dit-il, sum civis romanus ! — Je m’en suis bien gardé, lui répondis-je ; j’avois affaire à un Verrès. »

Cependant, pour n’avoir aucun reproche à essuyer, le P. Balme fit pour nous retenir tout ce qu’exigeoit son devoir ; raisons et sentimens, il mit tout en usage. Ses efforts furent inutiles : il ne nous en estima pas moins, et il m’en aima davantage. « Mon enfant, me dit-il tout bas, dans quelque collège que vous alliez, mon attestation peut vous être de quelque utilité ; ce n’est pas ici le moment de vous l’offrir ; mais, dans un mois, venez la prendre ; je vous la donnerai sincère et de bon cœur. » Ainsi finit ma rhétorique.

J’eus donc, cette année-là, d’assez longues vacances ; mais, bien heureusement, je trouvai dans ma ville un ancien curé de campagne, mon parent quoique d’un peu loin, homme instruit, qui me fit connoître la Logique de Port-Royal, et qui de plus se donna la peine de m’exercer à parler latin, ne voulant dans nos promenades employer avec moi que cette langue-là, qu’il parloit lui-même aisément. Cet exercice fut pour moi un avantage inestimable, lorsqu’en philosophie, dont le latin étoit la langue, je me trouvai comme dans un pays où j’étois naturalisé. Mais, avant d’y passer, je veux jeter encore quelques regards sur les années que je viens de voir s’écouler ; je veux parler de ces cacances qui, tous les ans ; me ramenoient chez moi, et qui, par des repos si doux, payoient mes travaux et mes peines.

Mes petites vacances de Noël se passoient à jouir, mes parens et moi, de notre tendresse mutuelle, sans d’autre diversion que celle des devoirs de bienséance et d’amitié. Comme la saison étoit rude, ma volupté la plus sensible étoit de me trouver à mon aise auprès d’un bon feu : car à Mauriac, dans le temps même du froid le plus aigu, quand les glaces nous assiégeoient, et lorsque, pour aller en classe, il falloit nous tracer nous-mêmes, tous les matins, un chemin dans la neige, nous ne retrouvions au logis que le feu de quelques tisons qui se baisoient sous la marmite, et auxquels à peine tour à tour nous étoit-il permis de dégeler nos doigts ; encore le plus souvent, nos hôtes assiégeant la cheminée, étoit-ce une faveur de nous en laisser approcher, et le soir, durant le travail, quand nos doigts engourdis de froid ne pouvoient plus tenir la plume, la flamme de la lampe étoit le seul foyer où nous pouvions les dégourdir. Quelques-uns de mes camarades, qui, nés sur la montagne et endurcis au froid, l’enduroient mieux que moi, m’accusoient de délicatesse ; et, dans une chambre où la bise siffloit par les fentes des vitres, ils trouvoient ridicule que je fusse transi, et se moquoient de mes frissons. Je me reprochois à moi-même d’être si frileux et si foible, et j’allois avec eux sur la glace, au milieu des neiges, m’accoutumer, s’il étoit possible, aux rigueurs de l’hiver ; je domptois la nature, je ne la changeois pas, et je n’apprenois qu’à souffrir. Ainsi, quand j’arrivois chez moi, et que, dans un bon lit ou au coin d’un bon feu, Je me sentois tout ranimé, c’étoit pour moi l’un des momens les plus délicieux de la vie ; jouissance que la mollesse ne m’auroit jamais fait connoître.

Dans ces vacances de Noël, ma bonne aïeule, en grand mystère, me confioit les secrets du ménage. Elle me faisoit voir, comme autant de trésors, les provisions qu’elle avoit faites pour l’hiver : son lard, ses jambons, ses saucisses, ses pots de miel, ses urnes d’huile, ses amas de blé noir, de seigle, de pois et de fèves, ses tas de raves et de châtaignes, ses lits de paille couverts de fruits. « Tiens, mon enfant, me disoit-elle, voilà les dons que nous a faits la Providence : combien d’honnêtes gens n’en ont pas reçu autant que nous ! et quelles grâces n’avons-nous pas à lui rendre de ses faveurs ! »

Pour elle-même, rien de plus sobre que cette sage ménagère ; mais son bonheur étoit de voir régner l’abondance dans la maison. Un régal qu’elle nous donnoit avec la plus sensible joie étoit le réveillon de la nuit de Noël. Comme il étoit tous-les ans le même, on s’y attendoit, mais on se gardoit bien de paroître s’y être attendu : car tous les ans elle se flattoit que la surprise en seroit nouvelle, et c’étoit un plaisir qu’on avoit soin de lui laisser. Pendant qu’on étoit à la messe, la soupe aux choux verts, le boudin, la saucisse, l’andouille, le morceau de petit-salé le plus vermeil, les gâteaux, les beignets de pommes au saindoux, tout étoit préparé mystérieusement par elle et une de ses sœurs ; et moi, seul confident de tout cet appareil, je n’en disois mot à personne. Après la messe on arrivoit ; on trouvoit ce beau déjeuner sur la table ; on se récrioit sur la magnificence de la bonne grand’mère, et cette acclamation de surprise et de joie étoit pour elle un plein succès. Le jour des Rois, la fève étoit chez nous encore un sujet de réjouissance ; et, quand venoit la nouvelle année, c’étoit dans toute la famille un enchaînement d’embrassades et un concert de vœux si tendres qu’il eût été, je crois, impossible d’en être le témoin sans en être ému. Figurez-vous un père de famille au milieu d’une foule de femmes et d’enfans qui, tous levant les yeux et les mains vers le ciel, en appeloient sur lui les bénédictions ; et lui, répondant à leurs vœux par des larmes d’amour qui présageoient peut-être le malheur qui nous menaçoit : telles étoient les scènes que me présentoient ces vacances.

Celles de Pâques étoient un peu plus longues ; et, lorsque le temps étoit beau, elles me permettoient quelques dissipations. J’ai déjà dit que, dans ma ville, l’éducation des jeunes gens étoit soignée ; leur exemple étoit pour les filles un objet d’émulation. L’instruction des uns influoit sur l’esprit des autres, et donnoit à leur air, à leur langage, à leurs manières, une teinte de politesse, de bienséance et d’agrément que rien ne m’a fait oublier. Une liberté innocente régnoit parmi cette jeunesse. Les filles, les garçons, se promenoient ensemble, le soir même, au clair de la lune. Leur amusement ordinaire étoit le chant, et il me semble que ces jeunes voix réunies formoient de doux accords et de jolis concerts. Je fus d’assez bonne heure admis dans cette société ; mais, jusqu’à l’âge de quinze ans, elle ne prit rien sur mes goûts pour l’étude et la solitude. Je n’étois jamais plus content que lorsque, dans le jardin d’abeilles de Saint-Thomas, je passois un beau jour à lire les vers de Virgile sur l’industrie et la police de ces républiques laborieuses que faisoit prospérer l’une des tantes de ma mère, et dont, mieux que Virgile encore, elle avoit observé les travaux et les mœurs. Mieux que Virgile aussi elle m’en instruisoit, en me faisant voir de mes yeux, dans les merveilles de leur instinct, des traits d’intelligence et de sagesse qui avoient échappé à ce divin poète, et dont j’étois ravi. Peut-être, dans l’amour de ma tante pour ses abeilles, y avoit-il quelque illusion, comme il y en a dans tous les amours, et l’intérêt qu’elle prenoit à leurs jeunes essaims ressembloit beaucoup à celui d’une mère pour ses enfans ; mais je dois dire aussi qu’elle sembloit en être aimée autant qu’elle les aimoit. Je croyois moi-même les voir se plaire à voler autour d’elle, la connoître, l’entendre, obéir à sa voix ; elles n’avoient point d’aiguillon pour leur bienfaisante maîtresse, et lorsque, dans l’orage, elle les recueilloit, les essuyoit, les réchauffoit de son haleine et dans ses mains, on eût dit qu’en se ranimant elles lui bourdonnoient doucement leur reconnoissance. Nul effroi dans la ruche quand leur amie la visitoit ; et si, en les voyant moins diligentes que de coutume, et malades ou languissantes, soit de fatigue ou de vieillesse, sa main, sur le sol de leur ruche, versoit un peu de vin pour leur rendre la force et la santé, ce même doux murmure sembloit lui rendre grâces : Elle avoit entouré leur domaine d’arbres à fruits, et de ceux qui fleurissent dans la naissance du printemps ; elle y avoit introduit et fait rouler sur un lit de cailloux un petit ruisseau d’eau limpide, et, sur les bords, le thym, la lavande, la marjolaine, le serpolet, enfin les plantes dont la fleur avoit le plus d’attraits pour elles, leur offroient les prémices de la belle saison. Mais, lorsque la montagne commençoit à fleurir, et que ses aromates répandoient leurs parfums, nos abeilles, ne daignant plus s’amuser au butin de leur petit verger, alloient chercher au loin de plus amples richesses ; et, en les voyant revenir chargées d’étamines de diverses couleurs, comme de pourpre, d’azur et d’or, ma tante me nommoit les fleurs dont c’étoit la dépouille.

Ce qui se passoit sous mes yeux, ce que ma tante me racontoit, ce que je lisois dans Virgile, m’inspiroit pour ce petit peuple un intérêt si vif que je m’oubliois avec lui, et ne m’en éloignois jamais sans un regret sensible. Depuis, et encore à présent, j’ai tant d’amour pour les abeilles que sans douleur je ne puis penser au cruel usage où l’on est, dans certains pays, de les faire mourir en recueillant leur miel. Ah ! quand la ruche en étoit pleine, chez nous c’étoit les soulager que d’en ôter le superflu ; mais nous leur en laissions abondamment pour se nourrir jusqu’à la floraison nouvelle, et l’on savoit, sans en blesser aucune, enlever les rayons qui excédoient leur besoin.

Dans les longues vacances de la fin de l’année, tous mes devoirs remplis, tous mes goûts satisfaits, j’avois encore du temps à donner à la société, et je conviens que, tous les ans, celle de la jeunesse me plaisoit davantage ; mais, comme je l’ai dit, ce ne fut qu’à quinze ans qu’elle eut pour moi tout, son attrait. Les liaisons qu’on y formoit n’inquiétoient point les familles : il y avoit si peu d’inégalité d’état et de fortune que les pères et mères étoient presque aussitôt d’accord que les enfans, et rarement l’hymen faisoit languir l’amour ; mais ce qui pour mes camarades n’étoit d’aucun danger avoit pour moi celui d’éteindre mon émulation et de faire avorter le fruit de mes études.

Je voyois les cœurs se choisir et former entre eux des liens l’exemple m’en donna l’envie. L’une de nos jeunes compagnes, et la plus jolie à mon gré, me parut libre encore et n’avoir, comme moi, que le vague désir de plaire. Dans sa fraîcheur, elle n’avoit pas ce tendre et doux éclat que l’on nous peint dans la beauté lorsqu’on la compare à la rose ; mais le vermillon, le duvet, la rondeur de la pêche, vous offrent une image qui lui ressemble assez. Pour de l’esprit, avec une si jolie bouche pouvoit-elle ne pas en avoir ? Ses yeux et son sourire en auroient donné seuls à son langage le plus simple ; et, sur ses lèvres, le bonjour, le bonsoir, me sembloient délicats et fins. Elle pouvoit avoir un ou deux ans de plus que moi, et cette inégalité d’âge, qu’un air de raison, de sagesse, rendoit encore plus imposante, intimidoit mon amour naissant ; mais peu à peu, en essayant de lui faire agréer mes soins, je m’aperçus qu’elle y étoit sensible, et, dès que je pus croire que j’en serois aimé, j’en fus amoureux tout de bon. Je lui en fis l’aveu sans détour, et, sans détour aussi, elle me répondit que son inclination s’accorderoit avec la mienne. Mais vous savez bien, me dit-elle, qu’il faut au moins, pour être amans, pouvoir espérer d’être époux ; et comment pouvons-nous l’espérer à notre âge ? Vous avez à peine quinze ans vous allez suivre vos études ? — Oui, lui dis-je, telle est ma résolution et la volonté de ma mère. — Eh bien ! voilà cinq ans d’absence avant que vous ayez pris un état, et moi j’aurai plus de vingt ans lorsque nous ne saurons encore à quoi vous êtes destiné. — Hélas ! il est trop vrai, lui dis-je, que je ne puis savoir ce que je deviendrai ; mais au moins jurez-moi de ne vous marier jamais sans prendre conseil de ma mère et sans lui demander si je n’ai pas moi-même quelque espérance à vous offrir. » Elle me le promit avec un sourire charmant, et, tout le reste du temps de nos vacances, nous nous livrâmes au plaisir de nous aimer avec l’ingénuité et l’innocence de notre àge. Nos promenades tête à tête, nos entretiens les plus intéressans, se passoient à imaginer pour moi dans l’avenir des possibilités de succès, de fortune, favorables à nos désirs ; mais, ces douces illusions se succédant comme des songes, l’une détruisoit l’autre, et, après nous en être réjouis un moment, nous finissions par en pleurer, comme les enfans pleurent lorsqu’un souffle renverse le château qu’ils ont élevé.

Pendant l’un de ces entretiens, et comme nous étions assis sur la pente de la prairie, au bord de la rivière, un incident survint qui faillit me coûter la vie. Ma mère étoit instruite de mes assiduités auprès de Mlle B***[10]. Elle en fut inquiète, et craignit que l’amour ne ralentît en moi le goût et l’ardeur de l’étude. Ses tantes s’aperçurent qu’elle avoit du chagrin, et firent tant qu’elle ne put leur en dissimuler la cause. Dès lors ces bonnes femmes, présageant mon malheur, s’aigrirent à l’envi contre cette jeune innocente, l’accusant de coquetterie et lui faisant un crime d’être aimable à mes yeux. Un jour donc que ma mère me demandoit, l’une d’elles se détacha, vint me chercher dans la prairie, et, m’y ayant trouvé tête à tête avec l’objet de leur ressentiment, elle accabla cette fille aimable des reproches les plus injustes, sans y épargner les mots d’indécence et de séduction. Après cet imprudent éclat elle partit, et nous laissa, moi furieux, et mon amante désolée, étouffant de sanglots et les yeux pleins de larmes. Jugez quelle fut sur mon âme l’impression de sa douleur ! J’eus beau lui demander pardon, pleurer à ses genoux, la supplier de mépriser, d’oublier cette injure : « Malheureuse ! s’écrioit-elle, c’est moi que l’on accuse de vous avoir séduit et de vouloir vous déranger ! Fuyez-moi, ne me voyez plus ; non, je ne veux plus vous revoir ! » À ces mots, elle s’en alla, et me défendit de la suivre.

Je retournai chez moi, l’air égaré, les yeux en feu, la tête absolument perdue. Heureusement mon père étoit absent, et je n’eus pour témoin de mon délire que ma mère. En me voyant passer et monter dans ma chambre, elle fut effrayée de mon trouble ; elle me suivit ; je m’étois enfermé ; elle me commanda d’ouvrir : « Ô ma mère ! lui dis-je, dans quel état vous me voyez ! Pardon ! je suis au désespoir, je ne me connois plus, je me possède à peine. Épargnez-moi la honte de paroître ainsi devant vous. » J’avois le front meurtri des coups que je m’étois donnés de la tête contre le mur. Quelle passion que la colère ! J’en éprouvois pour la première fois la violence et le transport. Ma mère, éperdue elle-même, me serrant dans ses bras et me baignant de larmes, jeta des cris si douloureux que toutes les femmes de la maison, hormis une seule, accoururent ; et celle qui n’osoit paroître, et qui venoit d’avouer sa faute, s’arrachoit les cheveux du malheur qu’elle avoit causé.

Leur désolation, le déluge de pleurs que je voyois pleuvoir autour de moi, ces tendres et timides gémissemens que j’entendois, m’amollirent le cœur et firent tomber ma colère ; mais j’étouffois, le sang avoit enflé toutes mes veines : il fallut me saigner. Ma mère trembloit pour mes jours. Sa mère, pendant la saignée, lui dit tout bas ce qui s’étoit passé, car inutilement me l’avoit-elle demandé à moi-même : « Une horreur ! une barbarie ! » étoient les seuls mots de réponse que j’avois pu lui faire entendre ; lui en dire davantage eût été trop affreux pour moi dans ce moment. Mais, lorsque la saignée m’eut donné du relâche, et qu’un peu de calme eut changé ma furie en douleur, je fis à ma mère un récit fidèle et simple de mon amour, de la manière honnête et sage dont Mlle B*** y avoit répondu, enfin de la promesse qu’elle avoit bien voulu me faire de ne jamais se marier sans que ma mère y consentit. « Après cela, lui dis-je, quelle blessure pour son cœur, quel déchirement pour le mien, que l’injuste et sanglant reproche qu’elle vient d’essuyer pour moi ! Ah ! ma mère, c’est un affront que rien ne sauroit effacer. Hélas ! c’est moi qui en suis la cause, me dit-elle en pleurant ; c’est mon inquiétude sur cette liaison qui a troublé la tête à nos tantes ; si tu ne leur pardonnes pas, il faut aussi ne point pardonner à ta mère. » À ces mots, mes bras l’enveloppent et la serrent contre mon cœur.

Pour lui obéir, je m’étois couché. L’effervescence de mon sang, quoique bien affoiblie, n’étoit point apaisée ; tous mes nerfs étoient ébranlés, et l’image de cette fille intéressante et malheureuse, que je croyois inconsolable, étoit présente à ma pensée, avec les traits de la douleur les plus vifs et les plus perçans. Ma mère me voyoit frappé de cette idée, et mon cœur, encore plus ému que mon cerveau, tenoit mon sang et mes esprits dans un mouvement déréglé semblable à une ardente fièvre. Le médecin, à qui la cause en étoit inconnue, présageoit une maladie, et parloit de la prévenir par une seconde saignée. « Croyez-vous, lui demanda ma mère, que ce soir il soit temps encore ? » Il répondit qu’il seroit temps. « Revenez donc ce soir, Monsieur ; jusque-là j’aurai soin de lui. »

Ma mère, en m’invitant à essayer de prendre quelque repos, me laissa seul, et, un quart d’heure après, elle revint accompagnée… de qui ? Vous devez le prévoir, vous qui connoissez la nature. « Sauvez mon fils, rendez-le-moi, dit-elle à ma jeune maîtresse en l’amenant près de mon lit. Cet enfant vous croit offensée, apprenez-lui que vous ne l’êtes plus, qu’on vous a demandé pardon, et que vous avez pardonné. — Oui, Monsieur, je n’ai plus que des grâces à rendre à votre digne mère, me dit cette fille charmante, et il n’est point de déplaisir que ne me fissent oublier les bontés dont elle m’accable. — Ah ! c’est à moi, Mademoiselle, d’être reconnoissant des soins de son amour, c’est à moi qu’elle rend la vie. » Ma mère fit asseoir au chevet de mon lit celle dont la vue et la voix répandoient dans mon âme un calmant si pur et si doux. Elle eut aussi la complaisance de paroître donner dans nos illusions, et, en nous recommandant à tous les deux la sagesse et la piété : « Qui sait, dit-elle, ce que le Ciel vous destine ? il est juste ; vous êtes bien nés l’un et l’autre, et l’amour même peut vous rendre plus dignes encore d’être heureux. — Voilà, me dit Mlle B***, des paroles bien consolantes et bien propres à vous calmer. Pour moi, vous le voyez, je n’ai plus aucune colère, aucun ressentiment dans l’âme. Celle de vos tantes dont la vivacité m’avoit blessée m’en a témoigné ses regrets ; je viens de l’embrasser, mais elle pleure encore ; et vous, qui êtes si bon, ne l’embrasserez-vous pas ? — Oui, de tout mon cœur », répondis-je ; et, dans l’instant, la bonne tante vint baigner mon lit de ses larmes. Le soir, le médecin trouva mon pouls encore un peu ému, mais parfaitement bien réglé.

Mon père, à son retour du petit voyage qu’il venoit de faire à Clermont, nous annonça qu’il alloit m’y mener, non pas, comme l’auroit voulu ma mère, pour continuer mes études et faire ma philosophie, mais pour apprendre le commerce. « C’est, lui dit-il, assez d’études et de latin : il est temps que je pense à lui donner un état solide. J’ai pour lui une place chez un riche marchand ; le comptoir sera son école. » Ma mère combattit cette résolution de toute la force de son amour, de sa douleur et de ses larmes ; mais moi, voyant qu’elle affligeoit mon père sans le dissuader, j’obtins qu’elle cédât. « Laissez-moi seulement arriver à Clermont, j’y trouverai, lui dis-je, le moyen de vous accorder. »

Si je n’avois suivi que ma nouvelle inclination, j’aurois été de l’avis de mon père, car le commerce, en peu d’années, pouvoit me faire un sort assez heureux ; mais ni ma passion pour l’étude, ni la volonté de ma mère, qui, tant qu’elle a vécu, a été ma suprême loi, ne me permirent de prendre conseil de mon amour. Je partis donc, avec l’intention de me réserver, matin et soir, une heure et demie de mon temps pour aller en classe ; et, en assurant mon patron que tout le reste de mes momens seroit à lui, je me flattois qu’il seroit content. Mais il ne voulut point entendre à cette composition, et il fallut opter entre le commerce et l’étude. « Eh quoi ! Monsieur, lui dis-je, huit heures par jour d’un travail assidu dans votre comptoir ne vous suffisent pas ? Qu’exigeriez-vous d’un esclave ? » Il me répondit qu’il dépendoit de moi d’aller être plus libre ailleurs. Je ne me le fis pas redire, et, dans le moment même, je pris congé de lui.

Je n’avois pour toute richesse que deux petits écus que mon père m’avoit donnés pour mes menus plaisirs, et quelques pièces de douze sous que ma grand’mère, en me disant adieu, m’avoit glissées dans la main ; mais la détresse où j’allois tomber étoit la moindre de mes peines. En quittant l’état que mon père me destinoit, j’allois contre sa volonté, je semblois me soustraire à son obéissance : me pardonneroit-il ? ne viendroit-il pas me réduire et me ranger à mon devoir ? et quand même, dans sa colère, il m’abandonneroit, avec quelle amertume n’accuseroit-il pas ma mère d’avoir contribué à mon égarement ? La seule idée des chagrins que je causerois à ma mère étoit un supplice pour moi. L’esprit troublé, l’âme abattue, j’entrai dans une église, je me mis en prière, dernier recours des malheureux. Là, comme par inspiration, me vint une pensée qui tout à coup changea pour moi la perspective de la vie et le rêve de l’avenir.

Réconcilié avec moi-même, espérant l’être avec mon père par la sainteté du motif que j’avois à lui présenter, je commençai par me donner un gîte, en louant auprès du collège un cabinet aérien, où, pour meubles, j’avois un lit, une table, une chaise, le tout à dix sous par semaine, n’étant pas en état de faire un plus long bail. J’ajoutai à ces meubles un ustensile d’anachorète, et je fis ma provision de pain, d’eau claire et de pruneaux.

Après m’être établi, et avoir fait le soir chez moi une collation frugale, je me couchai ; je dormis peu, et le lendemain j’écrivis deux lettres : l’une à ma mère, où je lui exposois le refus inhumain que j’avois essuyé de cet inflexible marchand ; l’autre à mon père, où, faisant parler la religion et la nature, je le suppliois avec larmes de ne pas s’opposer à la résolution qui m’étoit inspirée de me consacrer aux autels. Le sentiment que je croyois avoir de cette sainte vocation étoit en effet si sincère, et ma foi aux desseins et aux soins de la Providence étoit si vive alors, que j’énonçai dans ma lettre à mon père l’espérance presque certaine de n’avoir plus dorénavant aucune dépense à lui causer ; et, pour continuer mes études, je ne lui demandois que son consentement et sa bénédiction.

Ma lettre fut un texte pour l’éloquence de ma mère. Elle crut voir ma route tracée par les anges, et rayonnante de lumières, comme l’échelle de Jacob. Mon père, avec moins de foiblesse, n’avoit pas moins de piété. Il se laissa fléchir, et permit à ma mère de m’écrire qu’il adhéroit à mes saintes résolutions. En même temps, elle me fit passer quelques secours d’argent, dont je fis peu d’usage ; et bientôt je fus en état de les lui rendre tels que je les avois reçus.

J’avois appris que le collège de Clermont, bien plus considérable que celui de Mauriac, faisoit seconder ses régens par des répétiteurs d’études ; ce fut sur cet emploi que je fondai mon existence ; mais, pour y être admis, il falloit au plus vite me faire un nom dans le collège, et, malgré mes quinze ans, gagner de haute lutte la confiance des régens.

J’ai oublié de dire qu’après la clôture des classes au collège de Mauriac, j’y étois allé prendre l’attestation de mon régent de rhétorique ; il me l’avoit donnée la plus complète qu’il avoit pu ; et, après l’avoir embrassé et remercié tendrement, je m’en allois, les yeux encore humides, lorsque je rencontrai dans le corridor ce préfet qui m’avoit si durement traité. « Vous voilà, Monsieur ! me dit-il ; d’où venez-vous ? — Je viens, mon père, de voir le P. Balme, et de lui faire mes adieux. — Il vous aura donné sans doute une attestation favorable. — Oui, mon père, très favorable ; et j’en suis bien reconnoissant. — Vous ne me demandez pas la mienne ; vous croyez n’en avoir pas besoin. — Hélas ! mon père, je serois bien heureux de l’obtenir, mais je n’ose pas l’espérer. — Entrez, me dit-il, dans ma chambre, je veux vous faire voir que vous ne m’avez pas connu. » J’entrai ; il se mit à sa table ; et, après avoir écrit une attestation plus exagérée en louanges que celle même de mon régent : « Lisez, dit-il en me la présentant avant d’y mettre le cachet ; si vous n’en êtes pas content, je vous en donnerai une plus ample. » En la lisant, je me sentis accablé de confusion. Je fus devant le P. By comme Cinna devant Auguste. Tous les noms odieux que je lui avois donnés se présentèrent à ma pensée comme autant d’injures dont je l’avois noirci ; et plus il étoit magnanime, plus j’étois confondu et humilié devant lui ; enfin, mes yeux remplis de larmes osant se lever sur les siens, et voyant qu’il étoit touché de mon repentir : « Vous me pardonnez donc, mon père ? » lui dis-je avec transport, et je me jetai dans ses bras. Je sais bien que les scènes qui nous sont personnelles ont pour nous un intérêt propre qui ne se fait sentir qu’à nous ; mais je me trompe, ou celle-ci auroit été touchante même pour des indifférens.

Muni de ces attestations, je n’aurois eu qu’à les présenter au préfet du collège de Clermont, c’en étoit assez pour être envoyé en philosophie sur-le-champ et sans examen ; mais ce n’étoit pas ce que je voulois. Un éloge en paroles, même le plus exagéré, ne fait qu’une impression vague ; et il me falloit quelque chose de plus frappant, de plus intime : je voulus être examiné.

Je m’adressai donc au préfet, et, sans lui dire d’où je venois, je lui demandai son agrément pour entrer en philosophie. « D’où êtes-vous ? me demanda-t-il. — Je suis de Bort, mon père. — Et où avez-vous étudié ? » Ici je me permis de biaiser un peu. « Je viens, lui répondis-je, d’avoir pour maître un curé de campagne. » Ses sourcils et ses lèvres laissèrent échapper un signe de dédain ; et, ouvrant un cahier de thèmes, il me proposa d’en faire un où il n’y avoit rien de difficile. Je le fis au trait de la plume et avec assez d’élégance. « Et vous avez, dit-il en le lisant, vous avez eu pour maître un curé de campagne ? — Oui, mon père. — Ce soir, vous composerez en version. » Le hasard fit que ce fut un morceau de la harangue de Cicéron que j’avois vue en rhétorique ; aussi fut-il traduit sans peine, et aussi vite que le thème avoit été fait. « Ainsi, dit-il encore, en lisant ma version, c’est chez un curé de campagne que vous avez étudié ? — Vous devez bien le voir, lui dis-je. — Pour le voir encore mieux, je vous ferai composer demain en amplification. » Dans cet examen prolongé je crus apercevoir une curiosité qui m’étoit favorable. Le sujet qu’il me proposa ne fut pas moins encourageant : ce furent les regrets et les adieux d’un écolier qui quitte ses parens pour aller au collège. Quoi de plus analogue à ma situation et aux affections de mon âme ? Je me rappellerois encore l’expression que je donnai aux sentimens du fils et de la mère. Ces mots dictés par la nature, et dont l’art n’imite jamais l’éloquente simplicité, furent arrosés de mes larmes, et le préfet s’en aperçut. Mais ce qui l’étonna le plus (parce que la vérité même y ressembloit à l’invention), ce fut l’endroit où, m’élevant au-dessus de moi-même, je fis parler le jeune homme à son père du courage qu’il se sentoit pour devenir un jour, à force d’application et de travail, la consolation, l’appui, l’honneur de sa vieillesse, et rendre à ses autres enfans ce qu’il lui auroit coûté pour son éducation. « Et vous avez étudié chez un curé de campagne ? » s’écria plus fort mon jésuite. Pour cette fois je gardai le silence et ne fis que baisser les yeux. « Et les vers, reprit-il, ce curé de campagne vous a-t-il appris à les faire ? Je répondis que j’en avois quelque notion, mais peu d’usage. « C’est ce que je serai bien aise de savoir, me dit-il avec un sourire. Venez ce soir avant la classe. » Le sujet des vers fut : En quoi la feinte diffère du mensonge ? C’étoit justement une excuse qu’il m’offroit peut-être à dessein.

Je m’appliquai à faire voir dans la feinte un pur badinage, ou un artifice innocent ; un art ingénieux d’amuser pour instruire, et quelquefois un art sublime d’embellir la vérité même, et de la rendre plus aimable, plus touchante, plus attrayante, en lui prêtant un voile transparent et semé de fleurs. Dans le mensonge il me fut aisé de montrer la bassesse d’une âme qui trahit son sentiment ou sa pensée ; l’impudence d’un esprit fourbe, qui, pour en imposer, altère, dénature la vérité, et dont le langage porte le caractère de la ruse et de la malice, de la fraude et de la noirceur.

« À présent, dites-moi, reprit l’adroit jésuite, si c’est feinte ou mensonge ce que vous m’avez dit, qu’un curé de campagne a été votre maître : car je suis presque sûr que c’est chez nous, à Mauriac, que vous avez étudié. — Quoique l’un et l’autre soient vrais, je conviens, lui dis-je, mon père, que je vous aurois fait un mensonge si mon intention avoit été de vous tromper ; mais, en différant de vous dire ce que vous savez à présent, je n’ai pas eu envie de vous le déguiser, ni de vous laisser dans l’erreur. J’avois besoin d’être connu de vous mieux que par des attestations : j’en avois d’assez bonnes à vous produire, et les voici. Mais, sur ces témoignages et sans examen, vous m’auriez accordé ma première demande ; et j’en avois une à vous faire bien plus essentielle pour moi. En étudiant, il faut que moi-même j’enseigne, et que vous ayez la bonté de me faire gagner ma vie en me donnant des écoliers. Ma famille est pauvre et nombreuse ; je lui ai déjà trop coûté, je ne veux plus être un fardeau pour elle ; et, en attendant que je puisse aller à son secours, je vous demande ce que dans l’infortune tout homme peut demander sans rougir, du travail et du pain. — Eh ! mon enfant, me dit-il, à votre âge, le moyen de se faire écouter, obéir, respecter parmi ses pareils ? Vous avez à peine quinze ans. — Il est vrai ; mais, mon père, ne comptez-vous pour rien le malheur et son influence ? croyez-vous qu’il n’avance pas l’autorité de la raison et la maturité de l’âge ? Essayez de mon caractère, et vous le trouverez peut-être assez grave pour faire oublier mes quinze ans. — Je verrai, me dit-il, je consulterai. — Non, mon père, il n’y a point à consulter. Il faut dès à présent me mettre sur la liste des répétiteurs du collège et me donner des écoliers. Il n’importe de quelles classes ; ils feront leur devoir, j’ose vous en répondre, et vous serez content de moi. » Il me le promit, quoiqu’un peu foiblement ; et, avec un billet de sa main, j’allai étudier en logique.

Dès le lendemain je crus m’apercevoir que le professeur avoit pris quelque connoissance de moi. La Logique de Port-Royal, et l’habitude de parler latin avec mon curé de campagne, me donnoient sur mes camarades une avance considérable. Je me hâtai de me produire, et ne négligeai rien pour être remarqué. Cependant les semaines s’écouloient sans que le préfet me donnât aucune nouvelle. Pour ne pas me rendre importun, je l’attendois. Quelquefois seulement je me trouvois sur son passage, et je le saluois d’un air de suppliant ; mais à peine étois-je aperçu. Même il sembloit que, n’ayant rien de bon à m’annoncer, il feignît de ne pas me voir. Je m’en allois bien triste, et dans mon cabinet, voisin des nues, me livrant à mes réflexions, je faisois en pleurant ma collation d’ermite ; heureusement j’avois d’excellent pain.

Une bonne petite Mme Clément, qui logeoit au-dessous de moi, et qui avoit une cuisine, fut curieuse de savoir où étoit la mienne. Elle me vint voir un matin. « Monsieur, je vous entends, me dit-elle, monter chez vous à l’heure des repas, et vous êtes seul, et vous êtes sans feu, et personne après vous ne monte. Pardonnez, mais je suis inquiète sur votre situation. » Je lui avouai que, pour le moment, je n’étois pas fort à mon aise ; mais j’ajoutai qu’incessamment j’allois avoir amplement de quoi vivre ; que j’étois en état de tenir une école, et que les Pères jésuites vouloient bien s’occuper de moi. « Bon ! me dit-elle, vos Pères jésuites ! ils ont bien autre chose en tête ! Ils vous berceront de promesses, et ils vous laisseront languir. Que n’allez-vous à Riom chez les Pères de l’Oratoire ? Ceux-là vous donneront moins de belles paroles, mais ils feront pour vous plus qu’ils n’auront promis. » Je n’ai pas besoin de vous dire que je parlois à une janséniste. Sensible à l’intérêt qu’elle prenoit à moi, je parus disposé à suivre ses conseils, et je lui demandai quelques instructions sur les Pères de l’Oratoire. « Ce sont, me dit-elle, des gens de bien que les jésuites détestent et qu’ils voudroient anéantir. Mais il est l’heure de dîner, venez manger ma soupe : je vous en dirai davantage. » J’acceptai son invitation ; et, quoique son dîner fût assurément bien frugal, je n’en ai jamais fait de meilleur en ma vie ; surtout deux ou trois petits coups de vin pur qu’elle me fit boire ranimèrent tous mes esprits. Là j’appris dans une heure tout ce que j’avois à savoir de l’animosité des jésuites contre les oratoriens, et de la jalouse rivalité de l’un et l’autre collèges. Ma voisine ajouta que, si j’allois à Riom, j’y serois bien recommandé. Je la remerciai des bons offices qu’elle vouloit me rendre ; et, fort de ses intentions et de mes espérances, j’allai voir le préfet. C’étoit un jour de congé pour les classes. Il parut surpris de me voir, et me demanda froidement ce qui m’amenoit. Cet accueil acheva de me persuader ce que m’avoit dit ma voisine. « Je viens, mon père, lui répondis-je, prendre congé de vous. — Vous vous en allez ? — Oui, mon père, je m’en vais à Riom, où les Pères oratoriens me donneront dans leur collège autant d’écoliers que j’en voudrai. — Quoi ! mon enfant, vous nous quittez ! Vous, élevé dans nos écoles, vous en seriez transfuge ! — Hélas ! c’est à regret ; mais vous ne pouvez rien pour moi ; et j’ai l’assurance que ces bons pères… — Ces bons pères n’ont que trop l’art de séduire et d’attirer les jeunes gens crédules comme vous ; mais soyez bien sûr, mon enfant, qu’ils n’ont ni le crédit ni le pouvoir que nous avons. — Ayez donc, mon père, celui de me donner à travailler pour vivre. — Oui, j’y pense, je m’en occupe, et en attendant je m’en vais pourvoir à vos besoins. — Qu’appelez-vous, mon père, pourvoir à mes besoins ? Apprenez que ma mère se priveroit de tout plutôt que de souffrir qu’un étranger vînt à mon aide. Mais je ne veux plus recevoir aucun secours, même de ma famille ; et c’est du fruit de mon travail que je demande à subsister. Donnez-m’en les moyens vous-même, ou je vais les chercher ailleurs. — Non, non, vous n’irez point, reprit-il ; je vous le défends. Suivez-moi ; votre professeur a pour vous de l’estime ; allons le voir ensemble. » Et de ce pas il me mena chez mon professeur. «  Savez-vous, lui dit-il, mon père, ce que va devenir cet enfant-là ? On l’appelle à Riom. Les oratoriens, ces hommes dangereux, veulent s’en faire un prosélyte. Il va se perdre, et c’est à nous de le sauver. » Mon professeur prit feu dans cette affaire encore plus vivement que le Père préfet. Ils dirent l’un et l’autre des merveilles de moi à tous les régens du collège ; dès lors ma fortune fut faite ; j’eus une école, et, dans un mois, douze écoliers, à quatre francs par tête, me firent un état au-dessus de tous les besoins. Je fus bien logé, bien nourri, et à Pâques j’eus les moyens de me vêtir décemment en abbé, ce dont j’avois le plus d’envie, soit pour mieux assurer mon père de la sincérité de ma vocation, soit pour avoir dans le collège une sérieuse existence.

Quand je quittai mon cabinet, ma voisine, à qui j’allai dire ce qu’on faisoit pour moi, n’en fut pas aussi aise que je l’aurois voulu. « Ah ! je serois bien plus contente, me dit-elle, de vous voir aller à Riom. C’est là qu’on fait de bonnes et de saintes études. » Je la priai de me garder ses bontés en cas de besoin, et, même dans mon opulence, j’allai la revoir quelquefois.

Mon habit ecclésiastique, les bienséances qu’il m’imposoit, et de plus cet ancien désir de considération personnelle que l’exemple d’Amalvy m’avoit laissé dans l’âme, eurent pour moi d’heureux effets, et singulièrement celui de me rendre sévère et réservé dans mes liaisons de collège. Je ne me pressai pas de choisir mes amis, et je n’en fis qu’un petit nombre : nous étions quatre, et toujours les mêmes, dans nos parties de plaisir, c’est-à-dire de promenade. À frais communs, et à peu de frais, nous étions abonnés pour nos lectures avec un vieux libraire ; et, comme les bons livres sont, grâce au Ciel, les plus communs, nous n’en lisions que d’excellens. Les grands orateurs, les grands poètes, les meilleurs écrivains du siècle dernier, quelques-uns du siècle présent, car le libraire en avoit peu, se succédoient de main en main ; et, dans nos promenades, chacun se rappelant ce qu’il en avoit recueilli, nos entretiens se passoient presque tous en conférences sur nos lectures. Dans l’une de nos promenades à Beauregard, maison de plaisance de l’évêché ; nous eûmes le bonheur de voir le vénérable Massillon. L’accueil plein de bonté que nous fit ce vieillard illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et l’accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de mon jeune âge.

Dans cet âge où les affections de l’esprit et celles de l’âme ont une communication réciproquement si soudaine, où la pensée et le sentiment agissent et réagissent l’un sur l’autre avec tant de rapidité, il n’est personne à qui quelquefois il ne soit arrivé, en voyant un grand homme, d’imprimer sur son front les traits du caractère de son âme ou de son génie. C’étoit ainsi que, parmi les rides de ce visage déjà flétri, et dans ces yeux qui alloient s’éteindre, je croyois démêler encore l’expression de cette éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément pénétrante, dont je venois d’être enchanté à la lecture de ses sermons. Il nous permit de lui en parler, et de lui faire hommage des religieuses larmes qu’elle nous avoit fait répandre. Après un travail excessif, durant mon année de logique, ayant eu, sans compter mes études particulières, trois autres classes, soir et matin, à faire avec mes écoliers, j’allai chez moi prendre un peu de repos ; et ce ne fut pas, je l’avoue, sans quelque sentiment d’orgueil que je parus devant mon père, bien vêtu, les mains pleines de petits présens pour mes sœurs, et avec quelque argent de réserve. Ma mère, en m’embrassant, pleura de joie ; mon père me reçut avec bonté, mais froidement ; tout le reste de la famille fut comme enchanté de me voir.

Mlle B*** n’eut pas une joie aussi pure, et je fus moi-même bien confus, bien mal à mon aise, lorsqu’en habit d’abbé il fallut paroître à ses yeux. Dans mon changement, il est vrai, je ne lui étois pas infidèle, mais j’étois inconstant : c’en étoit bien assez. Je ne savois comment me conduire avec elle. Je consultai ma mère sur un point aussi délicat, « Mon fils, elle a droit, me dit-elle, de vous témoigner du dépit, de la colère, et quelque chose même de plus piquant, de la froideur et du dédain. C’est à vous de tout endurer, de lui marquer toujours l’estime la plus tendre, et de traiter avec des ménagemens infinis un cœur que vous avez blessé. »

Mlle B*** fut douce, indulgente, et polie avec réserve et bienséance ; seulement elle eut : soin d’éviter avec moi tout entretien particulier. Ainsi, dans la société, nous fûmes assez bien ensemble pour ne pas laisser croire qu’auparavant nous eussions été mieux.

La seconde année de ma philosophie fut encore plus laborieuse que la première. Mon école étoit augmentée, j’y donnois tous mes soins ; et, de plus, destiné à soutenir des thèses générales, il fallut prendre de longues veilles sur mes nuits pour m’y préparer.

Ce fut le jour où je venois de terminer, par cet exercice public, le cours de ma philosophie, que j’appris l’événement funeste qui nous plongeoit, ma famille et moi, dans un abîme de douleur.

Après mes thèses, selon l’usage, nous faisions, mes amis et moi, dans la chambre du professeur, une collation qu’auroit dû animer la joie ; et, dans les félicitations qui m’étoient adressées, je ne vis que de la tristesse. Comme j’avois assez bien résolu les difficultés qu’on m’avoit proposées, je fus surpris que mes camarades, et que le professeur lui-même, n’eussent pas un air plus content. « Ah ! si j’avois bien fait, leur dis-je, vous ne seriez pas tous si tristes. — Hélas ! mon cher enfant, me dit le professeur, elle est bien vraie et bien profonde, cette tristesse qui vous étonne ! et plût au Ciel qu’elle n’eût pour cause qu’un succès moins brillant que celui que vous avez eu ! C’est un malheur bien plus cruel qui me reste à vous annoncer : vous n’avez plus de père. » Je tombai sous le coup, et je fus un quart d’heure sans couleur et sans voix. Rendu à la vie et aux larmes, je voulois partir sur-le-champ pour aller sauver du désespoir ma pauvre mère ; mais, sans guide et par les montagnes, la nuit m’alloit surprendre ; il fallut attendre le point du jour. J’avois douze grandes lieues à faire sur un cheval de louage ; et, en le pressant le plus qu’il m’étoit possible, je n’allois que très lentement. Durant ce funèbre voyage, une seule pensée, un seul tableau présent à mon esprit, l’avoit occupé sans relâche, et toutes les forces de mon âme s’étoient réunies pour en soutenir l’impression ; mais bientôt, en réalité, il fallut avoir le courage de le voir, de le contempler dans ses plus lugubres horreurs.

J’arrive, au milieu de la nuit, à la porte de ma maison. Je frappe, je me nomme, et dans le moment un murmure plaintif, un mélange de voix gémissantes, se fait entendre. Toute la famille se lève, on vient m’ouvrir, et, en entrant, je suis environné de cette famille éplorée, mère, enfans, vieilles femmes, tous presque nus, échevelés, semblables à des spectres, et me tendant les bras avec des cris qui percent et déchirent mon cœur. Je ne sais quelle force que la nature nous réserve, sans doute, pour le malheur extrême, se déploya tout à coup en moi. Jamais je ne me suis senti si supérieur à moi-même. J’avois à soulever un poids énorme de douleur ; je n’y succombai point. J’ouvris mes bras, mon sein à cette foule de malheureux ; je les y reçus tous ; et, avec l’assurance d’un homme inspiré par le Ciel, sans marquer de foiblesse, sans verser une larme, moi qui pleure facilement « Ma mère, mes frères, mes sœurs, nous éprouvons, leur dis-je, la plus grande des afflictions ; ne nous y laissons point abattre. Mes enfans, vous perdez un père ; vous en retrouvez un ; je vous en servirai ; je le suis, je veux l’être : j’en embrasse tous les devoirs, et vous n’êtes plus orphelins. »

À ces mots, des ruisseaux de larmes, mais des larmes bien moins amères, coulèrent de leurs yeux. « Ah ! s’écria ma mère en me pressant contre son cœur, mon fils ! mon cher enfant ! que je t’ai bien connu ! » Et mes frères, mes sœurs, mes bonnes tantes, ma grand’mère, tombèrent à genoux. Cette scène touchante auroit duré le reste de la nuit, si j’avois pu la soutenir. J’étois accablé de fatigue ; je demandai un lit. « Hélas ! me dit ma mère, il n’y a dans la maison que le lit de… » Ses pleurs lui coupèrent la voix. « Eh bien ! qu’on me le donne, j’y coucherai sans répugnance. »

J’y couchai. Je ne dormis point mes nerfs étoient trop ébranlés. Toute la nuit je vis l’image de mon père, aussi vive, aussi fortement empreinte dans mon âme que s’il avoit été présent. Je croyois quelquefois le voir réellement. Je n’en étois point effrayé ; je lui tendois les bras, je lui parlois. « Ah ! que n’est-il vrai, lui disois-je, que n’êtes-vous ce qu’il me semble voir ! que ne pouvez-vous me répondre, et me dire du moins si vous êtes content de moi ! » Après cette longue insomnie et ce pénible rêve qui n’étoit pas un songe, il me fut doux de voir le jour. Ma mère, qui n’avoit pas plus dormi que moi, croyoit attendre mon réveil. Au premier bruit qu’elle m’entendit faire, elle vint, et fut effrayée de la révolution qui s’étoit faite en moi. Ma peau sembloit avoir été teinte dans le safran.

Le médecin, qu’elle appela, lui dit que c’étoit là un effet des grandes douleurs concentrées, et que la mienne pouvoit avoir les suites les plus redoutables, si l’on n’y faisoit pas quelque diversion. « Un voyage, une absence, et le plus tôt possible, est, dit-il, le meilleur et le plus sûr remède que je puisse vous indiquer ; mais ne le lui proposez pas comme une dissipation : les grandes douleurs y répugnent ; il faut, à leur insu, tâcher de les distraire, et les tromper pour les guérir. »

Le vieux curé qui m’avoit donné des leçons au temps des vacances s’offrit à m’attirer chez lui, au centre du diocèse où étoit son presbytère, et à m’y retenir aussi longtemps que l’exigeroit ma santé. Mais il falloit à ce voyage un motif : il s’en offrit un dans l’intention où j’étois moi-même de prendre la tonsure, des mains de mon évêque, avant d’aller plus loin : car l’une de mes espérances étoit l’heureux hasard d’un bénéfice simple que je tâcherois d’obtenir.

« Je vais, me dit ma mère, employer cette année à éclaircir et à régler les affaires de la maison. Toi, mon fils, hâte-toi d’entrer dans la carrière où Dieu t’appelle fais-toi connoître de notre saint évêque et demande-lui ses conseils. »

Le médecin avoit raison : il est des douleurs plus attachantes que le plaisir même. Jamais, dans les plus heureux temps, lorsque la maison paternelle étoit pour moi si douce et si riante, je n’avois eu autant de peine à la quitter que lorsqu’elle fut dans le deuil. De six louis que j’avois amassés, ma mère me permit d’en laisser trois dans le ménage ; et, assez riche encore, je me rendis avec mon vieil ami dans sa cure de Saint-Bonet.

  1. Bort, chef-lieu de canton de l’arrondissement, et à trente kilomètres sud-est d’Ussel(Corrèze), sur la Dordogne. Les concrétions basaltiques connues sous le nom d’orgues de Bort sont une des curiosités de ce beau pays, fréquenté depuis quelques années seulement par les touristes.
  2. À cette allusion beaucoup trop rapide et discrète, il est permis aujourd’hui d’opposer des documents positifs. M. Ernest Rupin a retrouvé et publié l’extrait baptistaire d’où il résulte que Jean-François Marmontel, né le 11 juillet 1723 et baptisé le surlendemain, était fils de Martin Marmontel, tailleur d’habits, originaire d’Auvergne, et de Marianne Gourdes, native de Bort. La notice de M. Rupin, publiée dans le Bulletin de la Corrèze (tome IV, 1882), a été tirée à part ; elle est ornée d’un portrait gravé à l’eauforte par M. Ad. Lalauze.
  3. Jean-Gilles du Coëtlosquet, né au manoir de Kérigou (à deux kilomètres de Saint-Pol-de-Léon), le 15 septembre 1700, évêque de Limoges (1739-1757), précepteur des enfants de France (1758-1771), membre de l’Académie française (1761), en remplacement de l’abbé Sallier, mort à Paris le 21 mars 1784. Il eut pour successeur à l’Académie le marquis de Montesquiou. Voir sur Coëtlosquet l’étude que lui a consacrée M. René Kerviler dans la Bretagne à l’Académie française au XVIIIe siècle (V. Palmé, 1869, in-8).
  4. Jacques-Antoine Malosse, né au Puy le 14 décembre 1713, entré dans l’ordre le 11 septembre 1729. En 1762, il se retira au Puy.
  5. Les anciens éditeurs ont tous imprimé à tort le P. Bourges. Jean Bourzes, dont la date et le lieu de naissance ne sont pas connus, entra dans l’ordre en 1695. Tour à tour professeur de physique à Aubenas (1711-1712), de philosophie à Tournon (1713-1717), préfet des études à Rodez (1717-1720), de nouveau professeur de philosophie à Perpignan (1720-1725), il tint, en effet, les classes de cinquième, de quatrième et de troisième à Mauriac (1729-1738) ; il mourut au grand séminaire d’Auch, en 1741, après avoir passé les deux dernières années de sa vie à Toulouse, où Marmontel dit, un peu plus bas, qu’il le revit « infirme et presque délaissé ».
  6. Le P. Jacques Vanière (1664-1739) n’est pas l’auteur du fameux Gradus ad Parnassum, dont la première édition, sous le titre de Epithetorum et synonymorum thesaurus, remonte à 1652, mais il y fit en 1722 des additions et corrections importantes. Voy. Barbier, Examen des dictionnaires historiques, v° Aler.
  7. Le P. Claude-Alexandre By (et non Bis, comme on l’a imprimé jusqu’à ce jour), né à Mâcon le 28 juillet 1703, entré le 7 août 1721, préfet des études et prédicateur à Mauriac (1736-1738), était, en 1762, directeur des retraites à la maison professe de Toulouse.
  8. Le P. Ignace Decebié ou de Cebié (on trouve ces deux formes, mais non Cibier, comme le portent les anciennes éditions), né à Aurillac le 20 février 1711, entré dans l’ordre le 6 octobre 1728, professa les humanités à Mauriac de 1736 à 1738. En 1762, il était missionnaire à Aurillac.
  9. Le P. Jean-Pierre Balme professa la rhétorique à Mauriac de 1737 à 1739. En 1742, il partit pour les Antilles.
  10. Selon M. Rupin, cette initiale dissimulerait Mlle Broquin, dont la famille existe encore à Bort. Des vieillards se souvenaient d’avoir vu sur un hêtre de l’île Verdier, ou des Amours, le chiffre M. B., que la tradition attribuait aux deux amoureux, et sous lequel on lisait la date de 1746. L’arbre fut déraciné en 1830.