Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XXIV

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CHAPITRE xxiv.


M. Adolphe Adam.

Mes artistes furent presque aussi contrariés que moi : eux, qui avaient eu l’extrême obligeance de se déranger plusieurs fois, et, au moment de chanter, recevoir ainsi contre-ordre, c’était vraiment un contre-temps très-fàcheux. Néanmoins, ils eurent la bonté de se mettre de nouveau à ma disposition pour le jour que l’on m’indiquerait. Hélas ! ce jour est encore à venir !… C’était une chose convenue entre MM. Adam et Séveste, comme la suite l’a prouvé. — Je laissai passer une quinzaine avant de retourner chez le directeur, qui me pria d’attendre jusqu’à la réouverture, et qu’alors il s’occuperait de moi (Autre défaite.). Son théâtre rouvre ; je vais le sommer de tenir sa promesse ; il me dit qu’il n’avait point encore le temps. « Je vois bien, Monsieur, lui dis-je, que votre intention n’est point de m’admettre à votre théâtre, malgré la parole que vous m’aviez donnée. Mais si, reprit-il ; il faudrait, voyez-vous, que M. Adam puisse être libre, et il ne l’est pas. Demandez-le lui, et moi je serai prêt dès qu’il le sera. » Je vis bien que tout venait de M. Adam, que son intention n’avait jamais été de me faciliter les moyens d’arriver au théâtre. — Je connaissais M. Dalmont, son ami de collége ; il me promit d’aller lui parler en ma faveur. M. Adam lui dit qu’il ne voulait point qu’une femme réussît, et que, par conséquent, je n’obtiendrais pas d’audition. Son ami insista, et lui s’obstina toujours à dire qu’une femme ne devait point arriver au théâtre.

À cela, je dirai que M. Adam a montré envers moi une conduite bien peu généreuse, et qu’il était d’autant plus coupable que, précédemment, il m’avait donné des encouragements. Car lorsqu’un homme de son mérite vous dit : « Mademoiselle, votre titre de femme, et de femme de talent, est un titre plus que suffisant pour que vous puissiez espérer un accueil favorable ; travaillez donc, si vous avez un bon poème. » — Et pourquoi ne voudrait-on pas qu’une femme parvienne au théâtre. Est-ce qu’on penserait qu’elle doit plutôt s’occuper au travail de l’aiguille. Qu’on me permette de faire ici une supposition : « Une femme a un talent dramatique : elle écrit ou elle compose pour le théâtre ; son mari a les mêmes idées que M. Adam là-dessus ; il ne veut pas que sa femme s’occupe de théâtre. Il est sans fortune, il est vrai, mais il est chef de bureau, ses appointements suffisent à élever sa petite famille ; et puis plus tard il aura de l’avancement. Mais un cruel accident vient le frapper, il perd la vue ! que va-t-il devenir ! lui, sa malheureuse femme et ses pauvres petits enfants ?… les voilà réduits à la dernière des misères, ils n’ont plus rien !… Mais la femme a son art chéri qui lui reste, et s’écrie : C’est donc moi maintenant, mon ami, qui te soutiendrai, moi qui gagnerai du pain pour ces chers enfants, et je le sens plus que jamais, que je puis arriver, et que je saurai braver par mon courage le mauvais vouloir et la jalousie des personnes qui, toujours, veulent empêcher un auteur de parvenir !… C’est alors que le mari aveugle voit clair, qu’il sent que sa femme auteur est une vraie providence, et que ce n’est point avec son aiguille qu’elle aurait pu désormais soutenir sa famille. »

Je ne serais point d’ailleurs la première femme qui ait réussi au théâtre. L’opéra de Mme Gail (les Deux Jaloux) est resté très-longtemps au répertoire, ainsi que celui de Mlle Louisa Puget (le Mauvais Œil). Mlle Louise Bertin a eu le malheur d’avoir un mauvais poème (son Esméralda), un grand opéra, mais on a conservé un acte qui a été joué souvent. Maintenant George Sand, qui a obtenu de si beaux succès (entre autres François le Champi), Mme Emile de Girardin, Mme Ancelot, etc. Pourquoi donc est-on si acharné à me barrer les portes du théâtre, moi, pauvre femme, qui ai fait tous les sacrifices possibles pour arriver, et les études les plus consciencieuses ; pourquoi m’empêche-t-on d’en cueillir le fruit ? Cependant le privilége du directeur du Théâtre-Lyrique lui a été accordé dans le but de faire connaître les nouveaux compositeurs, et l’on n’a nullement spécifié que les femmes seraient seules privées du droit d’admission.