Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XXII

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CHAPITRE xxii.


Révolution du 24 février.

J’avais l’espoir, venant d’obtenir un succès à l’École-Lyrique, de voir cet opéra admis au troisième théâtre lyrique. Le régisseur m’avait donné à cet effet mon tour pour le 1er  mars, lorsque la Révolution de février éclata, et vint ainsi porter obstacle à ma réussite. — Depuis cette époque j’ai eu encore bien plus à lutter contre le mauvais vouloir des directeurs, et bien plus de peine à faire entendre mes compositions. On ne permet plus aux artistes des théâtres lyriques d’accorder leur concours ; et le plus petit artiste aujourd’hui ne veut plus chanter une note sans élever ses prétentions bien plus haut que n’est véritablement son talent. Donc, un pauvre compositeur qui, comme moi, ne peut donner la rétribution que l’on exige de lui, est réduit au désespoir !… Un directeur ne veut seulement point entendre parler de vous. Un éditeur est tout disposé à vous acheter vos œuvres, mais !… à la troisième représentation de l’un de vos ouvrages sur l’une de nos scènes lyriques. Il faut donc se résoudre à mourir de faim !… Gilbert est mort dans un hôpital ! Le Tasse est devenu fou de désespoir !… Elisa Mercœur, cette jeune fille qui faisait de si jolis vers, est morte de douleur et de misère !… J’en aurais bien d’autres à citer. Au lieu que si chacun voulait s’entr’aider, que celui, enfin, qui pourrait vous tendre une main secourable le fît, que de douleurs de moins il y aurait à déplorer, et que de talents enfouis à jamais auraient pu voir la lumière !… Toutes ces réflexions morales ne changeront malheureusement point le monde, qui, je le crois, devient de plus en plus égoïste.

Je restai une année, après la Révolution, sans travailler, car on ne s’occupait guère d’art, alors. Quand on a été un peu plus calme, j’ai senti en moi le besoin de composer ; mais comment avoir un bon poème ?… Je me mettais au piano, il me venait une foule d’idées, et je ne pouvais, par le manque de poésies, les mettre au jour. Je fermais mon piano avec désespoir !… Je pleurais et formais la résolution de ne plus l’ouvrir !… Il n’était pas en mon pouvoir de tenir cette résolution, et le lendemain mon piano était encore ouvert !… Je voulus essayer si le nouveau directeur de l’Opéra-Comique (M. Perrin) me serait plus favorable. Grand Dieu !… encore bien moins que les autres. — Mme Ugalde eut la bonté d’aller lui demander pour moi une audition : « Je la refuse, lui répond-il. — Et pourquoi cela ? — Parce que j’ai mes compositeurs. » Elle insista très-fort pour moi. M. Perrin s’emporta, et lui dit très-sérieusement que j’étais folle. Elle l’assura que je ne l’étais pas plus qu’elle. Alors il eut l’extrême gracieuseté de l’envoyer promener avec moi. — Non, M. Perrin, je ne suis point folle, bien s’en faut, et de plus je dirai : Qu’il faut même que j’aie une tête bien solidement organisée pour ne pas l’être devenue par toutes les cruelles déceptions que j’ai éprouvées.

Et si vous aviez voulu vous en convaincre et faire en ma faveur une exception, un effort généreux, quand vous ne m’eussiez donné qu’une toute petite place, là, du moins, vous auriez vu que ma musique n’était point folle, en supposant que son auteur le fût.