Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XI’

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CHAPITRE xi.


Le 5 juillet 1859, une Rachel en herbe avec ses quarante-sept printemps.

Ma répétition ne fut pas trop mal, mais il en eût fallu encore deux au moins. Heureusement que mes chanteurs étaient bons musiciens, — Le matin en m’éveillant, je me demandais si véritablement ma représentation aurait lieu le soir. Tant de bâtons dans les roues ! et, depuis si longtemps !… Je pouvais douter ; cependant Dieu ne m’avait point abandonnée, et je crus !…

Voici ce que l’on devait exécuter : un acte de tragédie, des fragments de la Giovinezza di Lulli, Simple et Coquette, opéra-comique en un acte, et une cantate. L’exécution de tant de musique, et si peu répétée, me tourmentait et m’effrayait beaucoup, car même, les fragments de mon opéra italien n’avaient point été dits avec l’orchestre.

Je venais de terminer ma toilette, lorsque Mme Chilly descendit chez moi, prête aussi à partir. J’allais envoyer chercher une voiture, lorsqu’elle me dit que c’était inutile, puisqu’elle en avait une. Ne sachant comment la refuser, et ne voulant pas être en reste avec elle, j’acceptai, lui disant que le soir alors je la reconduirais dans la mienne. Tout le long du chemin, me voyant fort émue, elle ne faisait que me prendre la main, en m’appelant chère, et elle venait encore de me trahir comme on va le voir.

On devait commencer à sept heures et demie par la tragédie ; Mlle Andréa Bourgeois n’était point encore arrivée ; on l’attendait avec impatience. Enfin, elle paraît ! Elle a l’air très-contrarié, me répondant fort sèchement lorsque je lui adressais la parole. Je commençais à voir clair, par quelques mots qui lui échappèrent, je compris que cette femme qui me serrait la main quelques minutes auparavant était la cause de cette mauvaise humeur. — Lorsque je promis à Mlle Bourgeois de la laisser jouer, je pensais que cette soirée pourrait peut-être lui être utile dans la carrière dramatique qu’elle voulait poursuivre. C’était une grande complaisance de ma part, car la tragédie ne peut plaire que lorsqu’elle est jouée par des talents hors ligne. Mme Chilly ou pour mieux dire, Mme Roussette, me disait continuellement que j’avais tort de prendre cette Rachel en herbe, avec ses quarante-sept printemps ; que le public goûterait fort peu ses grandes évolutions. Je lui répondais à cela, chose promise, chose due. Elle avait aussi attiré cette demoiselle chez elle, et j’ai su après, qu’elle cherchait à me nuire dans son esprit, comme elle a voulu le faire dans celui de mes autres connaissances et amies. Ainsi donc, l’opinion qu’elle m’avait manifestée sur Mlle Bourgeois, elle disait à cette demoiselle, confidentiellement, que c’était moi qui pensais cela d’elle, et que mon désir le plus vif était qu’elle ne jouât pas. Voilà pourquoi elle se fit tant attendre, étant dans l’indécision si elle viendrait, oui ou non. — De toute manière elle eût mieux fait de rester chez elle ; primo, pour le public qu’elle a fait attendre jusqu’à près de neuf heures, et aussi pour elle, car elle a été fort peu goûtée. Si j’en crois le rapport des personnes présentes, elle aurait dû, en effet, commencer sa carrière un grand nombre d’années plus tôt. Aujourd’hui, et à l’âge où l’on perd au lieu d’acquérir, que peut-elle espérer ? J’en ai été pour mon obligeance, et très-mal récompensée, je puis le dire, par la conduite qu’elle a tenue plus tard à mon égard.

La chaleur tropicale qu’il faisait le 5 juillet, jointe à l’attente du rideau qui ne se levait pas, avait dû rendre le public trop impatient ; aussi les fragments de mon opéra italien, semblèrent-ils un peu froids, surtout étant chantés avec une certaine monotonie. Je suis restée convaincue que sur un théâtre, ce genre d’audition ne peut convenir ; il faut le jeu et l’entrain des acteurs. Mon opéra, Simple et Coquette, a été bien mieux accueilli, malgré que l’orchestre ait laissé beaucoup à désirer (par le manque de répétitions). Mes artistes ont chanté avec verve et talent. Mme Langeval a produit un grand effet ; et l’on a su apprécier sa voix vibrante, flexible et si remplie de sympathie, ainsi que son excellente méthode. Le baryton, M. Marval, a bien chanté aussi, et surtout joué admirablement ; quant à M. Jubelin (le ténor), il a été très-froid. Somme toute, les artistes ont été rappelés, ainsi que moi.

Après l’opéra, plusieurs amateurs sont venus me faire compliment, ceux-ci étaient plutôt à même de juger et de faire la part de l’exécution instrumentale. — Le spectacle est terminé par la cantate, chantée par les 200 choristes ; mais n’ayant pas répété avec l’orchestre, musiciens et chanteurs n’ont pu naturellement s’entendre. Il faut ajouter à cela que plusieurs musiciens ne s’étaient point gênés pour s’en aller avec leurs instruments de cuivre, absolument nécessaires pour l’exécution de cette cantate guerrière.

Enfin, cette soirée, qui m’a coûté tant de pas, de démarches et de tourments, avait eu lieu !… Et le résultat ?… Ah ! nous y voici !… Je rentrai chez moi avec 1, 400 fr. de dettes !… Quelle chose cruelle ! après tant de peines ! Je me jetai dans un fauteuil, en m’écriant : Que vais-je devenir ?… Et cette bonne dame qui m’a prêté 400 fr., comment les lui rendrai-je ?…

La voisine, l’ancienne tireuse de cartes était là, et semblait jouir.