Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre IX’

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CHAPITRE ix.


Cœurs d’or et cœur de bronze. — Angoisses.

Ma représentation, qui devait avoir lieu au mois de mai, fut forcément remise plusieurs fois, quelques artistes étant obligés de partir. Recommencer sans cesse à les remplacer, courir du matin au soir par une chaleur des plus fortes, c’était un véritable supplice. Je faisais toutes ces longues courses à pied, j’arrivais harassée de fatigue chez moi, et je la ressentais bien plus encore quand je ne rentrais qu’avec des espérances déçues et sans solution aucune. — Cependant le temps pressait, les affiches étaient posées ; enfin mes ouvrages sont montés au complet, les répétitions marchent, la représentation est annoncée pour le mardi 5 juillet. Nous avions fait notre première répétition d’orchestre le jeudi, l’on devait ensuite se réunir le dimanche et le lundi. Les billets étaient répandus, mais je n’avais pas encore touché grand argent et il fallait payer de tous côtés. J’avais déjà donné 600 francs pour la location de la salle, il était spécifié dans l’écrit passé avec M. le directeur des Italiens, qu’avant l’ouverture des portes, j’aurais remis la somme de 700 francs pour les frais, lorsque le samedi je reçus une lettre des Italiens, dans laquelle on me disait : que si le lendemain matin je n’avais point déposé ces 700 francs, on ne laisserait pas entrer mes musiciens. Oh ! mon Dieu, que vais-je devenir ! m’écriai-je. Dans ce moment, quelques personnes vinrent pour me voir, je leur montrai cette fatale lettre. Elles se cotisèrent spontanément, et me remirent une somme de 300 francs. L’une de ces personnes, madame A., que je connaissais fort peu alors, et dont il m’est pénible de taire le nom qu’elle ne me permet pas de dire par modestie, me dit qu’elle allait tâcher de me faire prêter le reste. Quels cœurs d’or ! et comme le mien en était ému. Mais à côté un cœur de bronze se cachait : ma voisine me serrant la main et la larme à l’œil, me disait : « Combien je suis malheureuse, moi, de ne pouvoir imiter ces bonnes dames ! » et je savais qu’elle avait 1, 200 francs en or, qui dormaient dans son secrétaire. J’appris encore qu’elle avait voulu influencer l’une de ces dames, afin de l’empêcher de me venir en aide.

Le dimanche matin dès sept heures, j’envoyai porter les 300 francs, promettant le lendemain de remettre les 400 francs, complément de la somme exigée. Je priai quelqu’un de rester à la porte du théâtre, afin de retenir mes musiciens, si on leur interdisait l’entrée. Je pris une voiture à l’heure, et me rendis aux Thernes, où demeurait M. de Saint-Salvi, le Directeur-Propriétaire. J’avais l’espoir qu’il me ferait ouvrir les portes. Mais encore une déception ! Je ne le trouvai point, je m’en retournai au théâtre : la place des Italiens était envahie par mes musiciens d’orchestre, mes chanteurs et mes deux cents choristes. Tous entourèrent ma voiture. Hélas ! rien, leur dis-je désespérée !… Qu’allons-nous faire ?… C’est abominable ! crièrent plusieurs voix ; il faut enfoncer les portes, c’est ainsi qu’on a égard à l’art. Déjà, ils s’étaient approchés de l’entrée des artistes et parlaient avec véhémence au concierge, qui refusait obstinément sa porte. Je descendis de voiture et remerciai du fond du cœur ces bons artistes, qui prenaient ainsi parti pour moi, mais je les arrêtai, leur disant que ce brave homme faisait son devoir, puisque c’était sa consigne. Alors M. Emile Chevé (qui m’a montré aussi tant de dévoûment), s’écria : « Qui de vous, Messieurs, malgré l’horrible chaleur qu’il fait, se sent le courage de venir à l’École de Médecine, répéter ? — Nous, nous, répondirent-ils en masse. » On mit plusieurs violons et violoncelles dans la voiture et nous arrivâmes en nage, à l’École de Médecine, où nous ne pûmes répéter que très-imparfaitement, et simplement au quatuor. Il ne pouvait donc plus y avoir le lendemain, qu’une seule répétition d’orchestre ; encore me fallait-il trouver les 400 francs. –Oh ! quelles angoisses étaient les miennes !… Mais ce n’était pas tout. En rentrant chez moi je trouvai madame A. qui m’attendait ; elle m’apprit qu’elle n’avait pu se procurer des fonds. Quel malheur ! tout l’argent que j’avais donné, serait perdu ! Alors prenant une décision désespérée, je m’écriai douloureusement : Mon pauvre piano ! voilà le dernier sacrifice qu’il me reste à faire, je vais le vendre !… Je fondis en larmes, cet instrument excellent, que j’avais acheté à force de privations, m’en défaire, et encore à vil prix !… On court de tous côtés, impossible ; on ne trouve personne pour l’acheter. Dieu ne voulut point me donner ce chagrin. M. Alexis Collongues, qui s’est montré si bien dans cette circonstance, sachant que sans cette somme de 400 francs, la répétition, ainsi que la représentation ne pourraient avoir lieu, me promit que le lendemain matin, dès six heures, il se rendrait chez un facteur de ses amis, et qu’il espérait qu’il l’achèterait.