Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre III

◄  II.
IV.  ►

CHAPITRE iii.


Un opéra.

Mon premier morceau était un joyeux chœur de villageois avec couplets ; le suivant, un air de baryton, mais le troisième, c’était là pour l’écueil ! un quatuor entre deux soprano, un ténor et un baryton… moi, qui n’avais pas la plus petite notion de l’harmonie. Enfin, je ne m’en tirai pas trop mal. À partir de ce morceau, je me sentis plus que jamais la force d’achever ce grand travail, ce que je fis avec encore plus d’ardeur.

Mon père et ma mère, qui seuls connaissaient mon opéra (car pour toute autre personne c’était un mystère), commencèrent à croire que j’avais une véritable vocation. Je sortais à peine, je ne pouvais quitter mon occupation chérie. Plusieurs de mes amies se fâchèrent contre moi ; ne me voyant presque plus, elle me taxèrent de capricieuse.

Enfin, le jour arriva où je mis la dernière main à l’œuvre ; mon final terminé, l’incognito que j’avais gardé fut levé. Je ne me dissimulais pas les quolibets que l’on allait lancer sur mon compte, une ville de province ne vous les épargne jamais. En effet, c’était un événement !… il fallait pourtant bien faire exécuter cette musique. Nous connaissions un avocat, qui avait une délicieuse voix de baryton. Mes parents l’invitèrent à vouloir bien chanter un rôle dans mon opéra ; il me demanda à le voir, mais avec ce certain sourire sardonique (auquel je m’attendais.)

Je me mis au piano toute tremblante ; à mesure qu’il déchiffrait son air, je me rassurais par les éloges qu’il me donnait ; et enfin, après avoir chanté le rôle entier, il dit qu’il fallait de suite s’occuper de chercher les autres chanteurs ; que pour le rôle de basse, M. Lesage, ancien élève de Boïeldieu, serait heureux de l’interpréter. — C’est mon ami intime, répondit mon père, je le verrai ce soir. J’ai omis de dire que le premier air que j’ai écrit était les variations sur le thème de Partant pour la Syrie (composition si jolie de la Reine Hortense), et ce M. Lesage avait eu la complaisance de venir les entendre. J’ai même conservé, telles quelles, avec leurs nombreuses fautes, ces variations (mon point de départ).

J’avais quelques-unes de mes amies qui chantaient, entre autre, toi, ma chère Fanny, qui te chargeas avec tant de plaisir du rôle de la prima donna. – Il me tardait de voir arriver mon père de chez son ami, afin de savoir s’il consentait à chanter le rôle qui lui était destiné. Mais quel fut mon désappointement, il refusait ; oui, me dit mon père, il refuse, et il s’est écrié : Mon bon ami, c’est de la folie, ta fille qui, à peine, a les premières notions de musique, car quinze mois de leçons qu’elle a eues, qu’est-ce que cela ? Ses variations de Partant pour la Syrie, ne sont pas trop mal, quoiqu’il n’y ait rien de saillant. Mais entre un simple morceau de piano et un opéra, c’est le jour et la nuit, et tu sais combien j’aime la musique ; faut-il du moins qu’elle soit bonne, et je te le répète, l’opéra de ta fille ne peut être que mauvais, et je n’irai pas chez toi.

Cependant j’avais distribué tous mes autres rôles, excepté ce maudit rôle de basse. Il était encore plus difficile de trouver dans la société une belle voix de basse-taille qu’un poète. – Mon père était retourné chez son ami pour le prier de nouveau ; même refus de sa part. L’avocat, qui le premier s’était chargé d’un rôle, me dit : – Il n’y a qu’un moyen : envoyez-lui sa partie ; lorsqu’il en aura pris connaissance, je ne doute pas qu’il ne vienne. Je m’empressai de la lui faire parvenir, et le soir même, vers huit heures, j’eus le bonheur d’entendre annoncer M. Lesage, qui vint à moi et me prit la main en s’écriant : – Oh ! mon enfant, je n’en reviens pas !… C’est vous qui avez fait cela ? – Oui, lui répondis-je en souriant, c’est moi, et vous m’avez fait même bien pleurer. – Voyons vite toute votre partition ; si elle ressemble à mon rôle, oh ! vous irez loin, je vous le prédis !…

Il chanta tous les morceaux, et m’assura que je pouvais compter sur son concours, et qu’il lui tardait même de répéter ces trios et quatuors qui lui paraissaient pleins de mélodie. Il s’en allait, lorsque tout-à-coup il revint sur ses pas : — et l’orchestration est-elle faite ?… — Ah ! mon Dieu, lui dis-je, je n’y avais pas songé ! Ce sera là le plus difficile !… — Certainement, ajouta-t-il et vous ne pourrez jamais y parvenir. — Il le faudra pourtant bien, repris-je ; il y aura nombre considérable de fautes d’harmonie, sans nul doute, mais je ferai, je vous le promets bien, ma partition d’orchestre comme j’ai fait celle de piano. — Allons, allons, courage, mon enfant, j’y crois presque, à présent.

Une partition d’orchestre, me dis-je, qu’est-ce donc ? Jamais une seule ne m’était passée par les mains. Lorsque j’allais une fois par hasard entendre un opéra, je voyais bien des cahiers distribués à chaque musicien ; il y avait à peu près une trentaine d’instruments. Alors j’eux la naïveté de croire (j’en ris encore en y pensant) qu’il fallait, pour faire une partition d’orchestre, écrire sur chacun de ces cahiers, séparément, et je les rangeai sur le parquet du salon, qui était fort grand, et là je me mis en devoir d’essayer à composer mon instrumentation. Hélas ! je ne pouvais y parvenir ; j’en étais désespérée, quand tout-à-coup je m’écriai : Oh ! que je suis donc simple !… cette manière n’est pas possible ; il faut que je réunisse tous mes instruments dans la même page. Alors j’envoyai demander au théâtre les partitions de piano et d’orchestre de la Dame blanche, et par là je vis bien que j’avais deviné le bon moyen.

Il fallait véritablement que je me sentisse une profonde vocation pour avoir eu le courage de faire le travail que j’ai fait afin de me donner quelques notions de l’orchestration. Je jouais avec beaucoup d’attention la partition de la Dame blanche pour piano, laquelle j’instrumentais après. J’ouvrais ensuite celle d’orchestre, et voyais les fautes que j’y avais faites. Ce fut après ce pénible travail que je parvins enfin à orchestrer la mienne. – Le bon M. Lesage en était ravi. Il alla demander l’orchestre du théâtre pour venir exécuter mon œuvre. Ce fut à qui viendrait l’entendre ; mais ma mère ne voulut point faire d’invitations, ayant trop de connaissances, et de cette manière ne fâcher personne. Elle dit simplement que l’on recevrait celles qui viendraient, mais qu’en particulier elle ne les priait point.