Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre II’

III.  ►

CHAPITRE ii.


La Triple Alliance.

On m’invita, un soir, à aller prendre le thé ; il s’y trouvait plusieurs personnes, entre autres une femme de lettres, Mme Juliette Lormeau (ici, si je la nomme c’est que les faits dont j’ai à parler, ont été publics) ; cette dame me dit qu’elle venait de faire une cantate, intitulée la Triple Alliance, et qu’elle cherchait un compositeur pour en faire la musique. Elle me demanda (naïvement), si je serais capable de composer un chant guerrier. Je lui répondis ! il me semble, puisque je compose des opéras, dans lesquels, naturellement, on a à traiter tous les genres, celui-là ne doit pas m’être étranger ; alors, je me levai, et me mis au piano, où j’improvisai une marche guerrière. « Oh ! s’écria-t-elle avec enthousiasme : c’est bien là l’air qui convient à mes paroles. » Comme elle demeurait dans cette maison où je me trouvai, elle descendit chercher ses vers, et me les remettant, elle me pria de les adapter à la musique que je venais de lui faire entendre. « Oh ! lui dis-je, maintenant que j’ai pris connaissance de votre cantate, je pourrai vous faire un air analogue aux paroles. — Mais, reprit-elle, il faudrait que cette musique fût promptement faite. — Après demain, Madame, elle sera prête ; si vous voulez bien venir chez moi sur les quatre heures, je vous la ferai entendre. »

Après avoir lu attentivement cette cantate, je vis qu’il y avait quelque chose de plus grandiose à faire que ce que je m’étais proposé dans le principe. Je m’empressai le lendemain de la composer, et au lieu d’y faire un simple accompagnement de piano, je l’orchestrai aussitôt, pensant qu’elle pourrait être exécutée sur quelques théâtres.

Mme Lormeau fut exacte au rendez-vous que je lui avais donné. Comme cette dame a un caractère exalté, son enthousiasme n’eut point de bornes, et dès le lendemain, elle se mit en campagne pour tâcher de la faire exécuter sur quelques scènes. Mais nous arrivâmes un peu tard ; lorsqu’il y a quelque à propos, Le Parisien s’en saisit avidement, et tant pis pour le retardataire. — Cependant elle continuait ses démarches, et elle se rendit chez moi en toute hâte, me disant que le soir à huit heures il fallait nous rendre chez M. Arnault (directeur de l’Hippodrome), afin de lui faire entendre ma musique. Nous ne manquâmes pas de nous y trouver, et là, M. Arnault s’enthousiasma aussi beaucoup, disant que cette cantate, adaptée au drame de Silistrie, produirait un fort bel effet. Mais ce n’était pas chose facile d’obtenir la permission de faire exécuter cette oeuvre à l’Hippodrome, où habituellement, le chant n’était point admis. Il n’en donna pas moins rendez-vous pour le lendemain matin, à Madame Lormeau, afin d’aller ensemble faire les démarches nécessaires près de M. le Préfet de police et de M. le Ministre d’État. Toutes échouèrent : Madame Lormeau revint désespérée me faire part de cette mauvaise nouvelle ; quand tout-à-coup elle pensa à M. le maréchal Magnan, et me demanda si je croyais que l’on pourrait obtenir près de lui, ce qu’on venait de refuser. Je l’engageai beaucoup à faire cette démarche, et au bout de quelques heures elle arriva triomphante avec une lettre des plus pressantes de M. le maréchal, adressée à S. E. le ministre. Nous attendîmes peu la réponse, qui fut favorable. M. Arnault se transporta immédiatement chez M. le maréchal Magnan, le priant d’achever son ouvrage, en accordant les chœurs de sept régiments, ainsi que deux musiques militaires pour l’exécution de cette œuvre, ce qu’il eut la bonté de ne point refuser. M. le directeur me dit que le lendemain matin, son chef d’orchestre se rendrait chez moi afin de prendre ma partition, pour que les copies fussent promptement faites. En effet, on pressa le plus possible, et bientôt tout fut prêt pour les répétitions. La Triple Alliance est annoncée sur l’affiche pour être jouée prochainement ; précisément le jour où la première répétition devait avoir lieu, une personne vint me prévenir que le nom de Madame Lormeau était sur l’affiche, mais que le mien ne s’y trouvait pas ; j’en fus atterrée, et me proposai d’en témoigner mon mécontentement à M. Arnault. Je me rends à la répétition ; je vais au devant de lui, et lui demande pourquoi l’on avait omis de mettre mon nom comme auteur de la musique. C’est bon, c’est bon, reprit-il en s’éloignant ; vite répétons. Cette réponse dut beaucoup me choquer, mais avant d’en obtenir une plus convenable de lui, je ne voulus point interrompre la répétition. M. le directeur était enchanté et animait lui-même, avec sa canne, les soldats ; leur promettant à chacun un franc de gratification, toutes les fois que la Triple Alliance serait exécutée. La répétition terminée, il se préparait à s’en aller lorsque je fis courir un soldat après lui, lui faisant dire que je voulais absolument lui parler. Il fut donc forcé de venir, et je lui dis, que si le lendemain mon nom n’était point sur l’affiche, je retirerais immédiatement mon œuvre. Comme il y tenait beaucoup, il le fit mettre. Du reste, c’était un acte arbitraire, et que je ne devais point supporter. (J’ai su de quelle part venait cette méchanceté.)