Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-09

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 255-270).
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CHAPITRE NEUVIÈME

Retour au Quartier latin. Pierrette Rives.
Plaisirs de Montmartre. La Manola.
Une nuit de « crémaillère ».

Je regagnai la capitale le 6 juin, après dix mois d’absence. Que de ruines ! Depuis les premiers jours du siège, mon bureau de la rue Saint-Martin était vide. Mon employé, M. Leclerc, avait mis mes dossiers en lieu sûr. Je fis choix d’un autre local, rue de Buci, où je m’installai dans des meubles que j’eus à bon compte, l’argent étant rare. Je revins habiter l’hôtel de la rue Monsieur-le-Prince, où les Piquerel n’étaient plus. Je repris M. Leclerc, j’adressai une circulaire à mes clients et j’attendis. Mais l’année s’acheva dans le pire marasme. Ce ne fut qu’au printemps de 72 qu’on vit poindre une reprise des affaires. Les décombres tragiques disparus, la vie de Paris se ranimait peu à peu.

Avant tout autre le Quartier latin recouvra son entrain, son décor de débauche allègre et facile. De mes trois amis d’auparavant, seul me restait le petit et joyeux Viallet, étudiant à perpétuité, infatigable compagnon des heures nocturnes. La province retenait le gros Barjoze, qui cultivait quelque part la médecine ; Dherbaut, licencié en droit, avait décroché dans le Nord une justice de paix. De toutes ces dames, nos dames, quelques-unes seulement reparaissaient, plus fatiguées par quelques mois de siège que par dix années de noce. Je rencontrai Bibiane, qui vit en moi un héros et, m’entraînant chez elle, rue Racine, m’octroya séance tenante ce qu’elle jugeait être une récompense nationale. Boulevard Saint-Michel, je croisai ma Pomponne du café Belge, bien éteinte, et Flore Lassin, dite Beauté, en qui je ne discernai plus ce faux air d’Éva Cadine que lui prêtait ma passion hallucinée. Au fait ? N’avais-je pas un peu changé, moi aussi ?

Des mœurs nouvelles rajeunissaient la vie. Les cafés où s’immobilisait naguère le silence des joueurs d’échecs étaient envahis par une jeune bourgeoisie républicaine qui buvait, vociférait, faisait l’amour entre deux portes, en courant d’air. Allégée des pretintailles d’un autre temps, la mode féminine favorisait les rapprochements rapides. Aux stratégies savantes des tombeurs de crinolines succédait l’art des petits jeux de cache-cache entre chair et étoffe. Serrant la taille et décrivant les contours, le vêtement mettait à portée du désir ce que l’édifice à tringles s’était appliqué à rendre inexpugnable. Culbuter une femme sur un sopha redevenait commode. L’étreinte du couple habillé retrouvait les appuis naturels, fesses et hanches, que depuis 1856 les mains avaient à peu près oubliés.

L’année 73 fut joyeuse, marquée par la première apparition des brasseries où le service était exclusivement féminin, ces relais de beuveries galantes qui bientôt pulluleraient, objets d’une faveur unanime. Mon centre de rendez-vous était le café Vachette, boulevard Saint-Michel. Sept ou huit amis y formaient cercle, avec Viallet et moi, les plus assidus étant Maxime Dagoty, collaborateur du Figaro, l’ex-chartiste Paul Verlot, professant le billard dans une académie du Quartier, Élie Magler, petit juif jeune et sans âge, érudit universel, qui sur commande rédigeait des thèses. J’étais le doyen de la bande — trente-sept ans ! — et j’en fus l’aède, rimant pour mes amis, pour nos belles, pour moi, des poèmes qui connurent plus d’une fois la renommée entre la fontaine Saint-Michel et les portiques de l’Odéon.

Elles étaient bien une douzaine à papillonner autour de nous, les filles, à commencer par la forte en gueule Bibiane, qui ne comptait pas trente ans et en avait passé treize au Quartier. Il y avait Poulette, petit être diaphane, à peine jolie, mais qui attirait par le polisson sourire de sa chair ; la maigre Marie Blandat, intelligente et d’esprit rosse, qu’un derrière exigu avait fait surnommer As de Pique ; Albertine Fouras, bordelaise mamelue, qu’on appelait Coquin, parce qu’elle ponctuait de ce mot la saccade finale ; la toute mignonne Milienne Thibaut, pomme d’api et bouton de rose, dont on mystifiait l’extrême naïveté ; Linette Prou, dite Cul Blanc, qui, si elle subjuguait les hommes, n’en passionnait pas moins les femmes ; la belle Siméonne, que caractérisait un roulement bien rond de l’arrière-train, tanguant lascivement au rythme de la marche. Je l’eus presque à moi seul assez longtemps. Je la prenais souvent encore. J’ai connu peu de dispensatrices d’amour qui fussent aussi ingénieuses à se renouveler.

Cette Siméonne, je ne l’avais pas vue depuis quelques jours quand, un soir, elle entra au Vachette en compagnie d’une petite personne inconnue de nous et n’ayant en rien la tournure des coucheuses du Quartier. Elle nous la présenta : « Une amie. Je lui ai dit qu’elle ne se compromettrait pas en venant ici. Rien à faire avec elle, je vous en avertis. Elle a quelqu’un de sérieux. Assieds-toi, Pierrette. » Elle avait vingt ans tout au plus. De taille moyenne, blonde et gracile, elle ouvrait des yeux bleus alanguis dans un pâle visage ovale empreint d’une gravité singulière, cette gravité qu’ont les visages d’enfants. Siméonne me confia que Pierrette, sa payse, était entretenue pas un négociant, marié et demeurant à Alençon, qui passait une semaine à Paris sur quatre. Elle avait appartement, bonne et vingt-cinq louis par mois. Mais ce généreux amant était soupçonneux et la faisait surveiller de près. Beau garçon, du reste, assez pour faire des caprices. Sur ce point, Siméonne précisa qu’elle en savait quelque chose, car elle l’avait eu avant Pierrette, dont elle répondait devant lui. Nous fîmes un accueil empressé à cette intéressante recrue, et notre milieu dut lui plaire puisqu’elle y reparut, flanquée toujours de Siméonne. Elle en devint presque une habituée, réservée, mais sensible à nos hommages. C’était à qui la ferait asseoir auprès de lui. Ses lèvres de bouderie me plaisaient, qu’elle vernissait de furtifs coups de langue. Un grain de beauté lutinait à la naissance de sa joue droite. Elle s’habillait avec un goût sobre, soulignant bien ses délicats agréments. Je commis l’indiscrétion de me pencher sur un transparent tissu qui dissimulait la matité liliale de seins fermement jumelés. Je lui dis qu’elle devait cacher là de purs joyaux. Elle émit un rire dont me frappèrent les résonances sensuelles. Quelquefois la nacre bleutée de ses yeux s’obscurcissait, le pâle visage s’enveloppant d’une rêverie triste. Qu’elle était touchante ! Je n’osais, en sa présence, sacrifier à l’incongruité qui constituait le fond obligatoire de nos propos de buveurs.

Mais le Quartier latin ne me retenait plus exclusivement, et j’avais repris le chemin de Montmartre. Je m’y adonnais à la danse, toujours et, surtout, je faisais de bonnes parties avec mes camarades anciens, à qui je gardais un souvenir fidèle, car ils me rappelaient mes premiers pas dans Paris. Parmi eux je comptais Framine, régisseur de la Reine Blanche, bras droit du directeur Goupil. Grâce à lui, j’entraînais en d’intimes conversations d’honnêtes dames qui, émues par quelques tours de valses, acceptaient volontiers un rafraîchissement. Je disposais, à cet effet, d’une retraite où nul autre que moi n’avait accès. Je pouvais même, par la cour, gagner le café-restaurant d’à côté, tenu par mon ami Rousselin, qui avait des cabinets particuliers et quelques chambres. Bien malin le mari qui m’y eût surpris. À l’heure de l’absinthe, je passai prendre Framine pour l’emmener à la Nouvelle Athènes, place Pigalle, où nous recevions le bonjour des plus présentables belles de nuit du boulevard de Clichy.

Cette double existence, je la menais sans que personne la devinât, le Quartier se souciant peu de Montmartre. Elle me rendait indépendant à l’égard de nos folles amies du Vachette et d’ailleurs. Elle me permettait de garder quelque tenue devant elles quand Pierrette était là. Alors je faisais la cour à l’amie de Siméonne, celle-ci me disant sans cesse que je perdais mon temps. Je lui rimais des vers dont je ne me souviens plus, dans lesquels j’exaltais ce que je voyais d’elle : « Que vos rêveurs yeux bleus sont bleus ! — Que rose est votre lèvre rose ! » J’y décrivais le noir grain qui agaçait sa joue : « Indice ardent de volupté — Qu’Amour prête à votre beauté. » Elle en aurait dû rire. Mais non : elle les lisait gravement à plusieurs reprises, m’en remerciait comme des cadeaux sans prix et les serrait dans la pochette de son corsage.

Entre onze heures du soir et une heure du matin, notre bande ayant fait boule de neige tenait, hommes et femmes, trois ou quatre tables de chez Vachette. La rigolade, la grosse farce, la cocasserie, sel et poivre mêlés, y était intarissables. Chaperonnée par Siméonne, Pierrette écoutait gaîment. Une épileptique du rire était As de Pique, secouée par le moindre des mots drôles dont Viallet avait la spécialité. « Je pisse, je pisse ! » gloussait-elle. À la demande générale, la callipygienne Linette Prou, dressée et pirouettante, prestement relevait jusqu’aux reins et rabattait sa chemise, juste assez pour entrevoir le blanc visage lunaire qu’on disait sans pareil. Parfois quelque ordurière interjection de Bibiane traversait la salle, et l’on feignait de se scandaliser. Elle était généralement des nôtres après minuit, Bibiane, qui couchait beaucoup mais choisissait ses têtes, ne passant pas avec indifférence de l’English au Valaque ou au sec riverain du Mançanarès. Nous l’avions eue plus ou moins, tous, Élie Magler excepté, qu’elle repoussait injurieusement. Il n’y avait pas d’antisémitisme, à cette époque, mais elle vouait aux juifs un dégoût incoercible. En vain plaidions-nous la cause de ce pauvre Magler, excellent camarade. Elle éclatait, furibonde et féroce : « Ma merde pour ce youtre, mais pas mon cul ! » Il finit par ne plus venir, navré, quand il la savait en notre compagnie.

Pierrette m’intéressait chaque jour davantage. Devenu son barde personnel, je lui madrigalisais des compliments qui, je le voyais bien, ravissaient sa petite vanité. Les billets rimés que je lui glissais, elle les collectionnait précieusement, chacun me valant un sourire. M’était-il permis de croire qu’ils eussent assez d’action pour forcer le cœur de cette langoureuse blonde, qui partageait nos soirées chahuteuses sous la foi d’une convention de respect ? La révélation en fut pour moi surprenante. Nous étions au Vachette, elle et moi chuchotant dans le bruit. Je lui dis qu’il me serait agréable de la rencontrer sans témoins. L’impression qu’elle m’avait causée, ajoutais-je, était des plus profondes. Il avait suffi que Pierrette parût pour que s’accomplît en moi le miracle du sentiment. On me connaissait mal et je ne me connaissais pas moi-même : les faciles amours du Quartier n’avaient point terni à mes yeux la vraie figure de la femme. Tout ceci, ne pouvais-je le redire ailleurs à Pierrette, ma Muse ? Ailleurs, où nous serions seuls ? Elle écouta la tirade avec cette enfantine attention qui lui était particulière, puis elle prit, muette, une attitude de réflexion.

— Mon amant est renseigné sur tout ce que je fais, vous le savez, répondit-elle enfin. Il faut que je sois sage, très sage. Vous voir en cachette me paraît impossible.

— Chère Pierrette, Paris est vaste, observai-je.

Un moment encore elle se plongea dans un silence réfléchi. Puis :

— Mais où vous trouverais-je ? Pas à votre hôtel, bien sûr. Je ferais mieux de vous dire non tout de suite.

— Pierrette, Pierrette, fiez-vous à moi.

— Siméonne est terrible, reprit-elle. À peine puis-je disposer d’une heure ou deux. Ah ! je suis bien gardée !

Elle cédait et je fus pressant. Connaissait-elle Montmartre ? J’y savais de petits coins impénétrables. Je finis par obtenir d’elle qu’elle vînt le lendemain, à midi, au restaurant Rousselin, près de la Reine Blanche. Et tout alla pour le mieux. Elle fut exacte. La discrétion du milieu la rassura. Nous fîmes honneur à une cuisine parfaite. Je n’eus pour qu’elle consentît à me suivre dans une chambre, qu’à lui roucouler un à-propos dont je venais de trouver les rimes doucereuses. Elle fut à moi, et sans se soucier de Siméonne, nous prolongeâmes notre intimité fort avant dans l’après-midi.

Je ne m’attendais pas à si complète victoire, non plus qu’à délectation si vive. Mais pouvais-je deviner que Pierrette — Rives était son patronyme — logeait sa petite âme puérile dans un corps intégralement façonné pour le charnel ? Son précautionneux amant avait dû s’appliquer à la nourrir de vices dont il serait seul à connaître la saveur. J’étais bouleversé quand je me dépris de sa caresse insistante. Je ne la quittai qu’après lui avoir fait promettre de revenir souvent au même endroit. Elle n’était pas mécontente de moi, je pense, l’agitation de ses sens ayant répondu à la griserie des miens.

Et cela se renouvela, cela dura. Nos amours nous devinrent habitude. Ni Siméonne, ni mes amis n’en purent soupçonner rien, tant nous fûmes adroits à tromper tout le monde. Que de fois nous revit notre inviolable cachette de Montmartre ! Seule nous séparait, une semaine sur quatre, la présence de l’amant arrivant d’Alençon.

Je profitais de ces trêves pour faire une politesse à l’une ou l’autre de nos nymphes quotidiennes, Siméonne par exemple, à quoi voulait bien consentir Pierrette, qui payait ainsi sa sécurité. J’avais cependant d’autres extra de diversion, Montmartre m’en fournissant plus encore que le Quartier. Certes, la quarantaine sonnée m’incitait à choisir, mais si je disciplinais ma fantaisie, je lâchais la bride au flaireur faisant confiance à l’aubaine, curieux toujours de ce qui se passait sous d’autres jupons. La femme que je venais de quitter, quel admirable édifice, tout entier construit pour l’amour ! Cependant une jolie maigre venant de passer, rien ne me semblait plus désirable qu’une flânerie d’un moment sur l’étroit sentier de ses hanches. Et je voulais la brune après la blonde, et je voulais aussi la rousse. Je voulais la grande après la petite, la sévère madame après la rieuse gamine. Je voulais ceci, cela, cela encore, nulle chimère ne dirigeant cette perpétuelle poursuite. Je savais et je vérifiais que la nature multiplie à l’infini les modulations du plaisir.

Si, prudent, je tenais à l’écart les professionnelles de la Reine Blanche et de l’Élysée-Montmartre, ex-Ermitage, empressées à recevoir mes services, fréquentes étaient les bonnes fortunes que ça et là je m’amusais à cueillir. Même, les plus humbles conquêtes me valurent de saisissantes surprises, maintes et maintes fois. Oublierai-je la jeune bouchère de la rue Lepic, effrénée valseuse, et qui me laissa l’entraîner, pourpre de confusion, dans la chambre de Rousselin, où courant à son sexe avec une douce violence, j’eus l’émotion ravie de découvrir un corps d’une sculpturale beauté ? Et la grande rouquine au visage de Diane chasseresse, avec son massif chignon dans le dos, et qui, en tablier blanc et cotillonnée court, apportait le pain chez Rousselin un peu avant midi ? De la bouche aux cuisses, comme elle sentait bon la pâte chaude ! Si de telles primes à l’éventuel étaient l’exception, combien de passantes dont j’ignorais le nom, qu’ensuite je voulais revoir à loisir afin de savourer mieux ce que m’avait fait pressentir d’elles un ajustement sommaire ! Mais que de déceptions aussi, et, pour un heureux déshabillage, que de linge sale et de derrières crottés !

Ma voluptueuse vie secrète avec Pierrette durait depuis plus de deux ans, sans que rien n’en eût été surpris, quand du jour au lendemain ce fut la séparation. L’amant en titre, le monsieur d’Alençon, notable apprêteur en soies, s’était associé à un grand soyeux lyonnais, et, transportant à Lyon son foyer, décidait d’y avoir sa maîtresse. Elle avait à choisir entre l’acceptation et la rupture. Il était riche et généreux. Elle s’en alla, désespérée. Son absence nous peina tous, mais ma peine à moi fut si évidente que Siméonne m’en plaisanta : « Décidément, c’était un vrai béguin que tu avais pour elle. Tu as bien perdu ton temps, toi si réaliste. » Réaliste était alors un qualificatif très répandu.

On se console de tout, et je me consolai. Au Quartier, je l’ai dit, on vivait sur des relations, des amitiés instables. Notre bande se désagrégeait périodiquement. Siméonne eut un collage sérieux ; Bibiane, malade, se plaignant d’un point au côté, là, douloureux, regagna, munie d’un viatique, son humble famille terrienne, près de Lons-le-Saunier. Mais nous eûmes le pire, car Viallet, en 77, nous fit ses adieux. Son oncle était mort ; il héritait, se voyait millionnaire. Il avait, dans le Sud-Ouest, une propriété considérable à gérer. Pendant huit jours nous fîmes une noce d’adieux carabinée — et les chahutants carabins n’y manquèrent pas, déchaînés en une mêlée de filles soûles. Viallet disparut et nul ne le revit plus jamais.

J’eus, l’année suivante, une accablante douleur. Je perdis ma mère. J’étais accouru à l’appel télégraphique de mon père, et j’arrivai juste pour assister à l’agonie, qui fut longue et pénible. Elle s’en allait d’une hypertrophie du cœur. Elle avait soixante-huit ans. Ma bien-aimée mère ! Maman ! Maman ! Le désespoir de mon père était tel que je craignis qu’il ne s’en remît pas. Je restai tout un mois auprès de lui, et mes soins affectueux le réconfortèrent. Il avait vieilli de dix ans. Il reprit enfin ses occupations et nous nous séparâmes dans les larmes.

À quelque temps de là je suivis le convoi de M. Leclerc, mon irréprochable employé, qui menait tout à mon bureau de la rue de Buci, où je n’avais avec lui qu’un petit scribe de seize ans, préposé aux courses. J’y allais matin et soir, mais les affaires devenaient difficiles, les concurrents étant nombreux. Je joignais à peine les deux bouts, bien que l’Exposition universelle de 1878, éclatante démonstration de la vitalité française, m’eût fait retrouver quelques clients de 1867. Je remplaçai M. Leclerc par une vieille copiste, Mlle Borde, laide et claudicante. Elle n’était certes pas de nature à m’inspirer des passions et je n’eus d’ailleurs qu’à me louer d’elle, qui toute la journée demeurait au bureau, où, à midi, elle faisait méticuleusement cuire son œuf à la coque.

Le Vachette ne me voyait plus autant qu’autrefois. Je donnais mes préférences à la brasserie d’Harcourt, qu’avaient élue de somptueuses cocottes. Je pris chambre dans la maison meublée que tenait Mme Cachereux tout à côté du d’Harcourt, ce qui simplifiait bien des choses. Les Hydropathes venaient d’être fondés, tenaient leurs tapageuses assises rue Cujas, dans une annexe du café de la Rive Gauche. Je connaissais jusqu’au tutoiement Émile Goudeau, et j’avais rencontré plusieurs fois André Gill à la Nouvelle Athènes. Je fus donc des leurs, nos discussions politico-littéraires nous entraînant à des orgies de bière qui se terminaient après trois heures du matin sur les bancs du boulevard Saint-Michel, où, bock en main, nous éructions à pleine gueule de pharamineux paradoxes jusqu’à ce que la brume glaciale nous chassât, à défaut des sergots. Mais je les abandonnai quand ils émigrèrent du côté de la place Saint-Michel. Ils étaient devenus multitude, envahis par les raseurs.

Au d’Harcourt, j’avais trois amis d’élection, Béryl, qui tenait un cabinet d’assurances, le chimiste Mérinval, exerçant dans une grande maison de produits pharmaceutiques, Albert Lautré, chroniqueur écouté du Journal des Modes, où il signait « comtesse de la Popeline ». Lautré venait en compagnie de femmes, jolies toujours, qu’il recrutait chez les modistes, mais que rarement on voyait deux fois. Il y en avait pour tout le monde. Il habitait, rue Gay-Lussac, un petit appartement où nous allions tous, et nous y faisions l’amour jusque dans la cuisine, ces demoiselles de modes ne disposant pas de la nuit. Nous n’en vivions pas moins en bonne camaraderie avec les notabilités femelles du d’Harcourt, et personnellement je recevais d’elles les témoignages de confiance qui étaient dus à ma longue expérience du Quartier.

Je fus quinze jours auprès de mon père au cours de l’été de 79. Il reprenait goût à la vie, mais ses chantiers le fatiguaient. Il avait résolu de tout vendre, des offres lui étant faites par les ponts-et-chaussées, qui se proposaient de créer un entrepôt et des ateliers de réparations. Il garderait seulement notre maison d’habitation, dont pour rien au monde il n’eût voulu se séparer. Je l’encourageai dans ce projet, que peu après il réalisa. Il avait à son service une belle veuve, Mme Henrion, que je connaissais du vivant de ma mère. Mme Henrion, dont le mari avait travaillé sur nos chantiers, passait pour être au mieux avec mon père, qui n’était pas insensible à de fermes appas. Durant ce séjour à Saint-Brice, j’appris la mort prématurée de Morizot, Morizot. L’ombre d’un souvenir à l’horizon de ma jeunesse. Et je sus aussi que Mme Lorimier, qui était devenue Mme Cadot, épouse d’un huissier, était décédée à Beaune trois mois auparavant, le sein rongé par un cancer.

Autre nouvelle : Louisette était partie avec un amoureux. Son mari avait vendu le fonds du café. Il gérait ses propriétés sans plus se faire de bile.

Montmartre sacrifiait avec excès au goût récent des beuglants, et il s’en ouvrait de tous côtés, les boulevards de Rochechouart et de Clichy en comptant pour leur seule part une demi-douzaine. Le modeste concert Antoine David, boulevard de Clichy, s’agrandissait, devenait, sous la direction de Renaut, une vaste brasserie chantante où se produisaient des danseuses et des acrobates. Un fidèle public d’artistes et de commerçants y faisait masse tous les soirs. J’y allais avec Framine, à qui tout le monde serrait la main. Une petite danseuse espagnole, la Manola, qui avait été quelque temps du quadrille de la Reine Blanche, y remportait un frénétique succès, dans lequel entrait pour beaucoup l’affolante sensualité que dégageait sa chair fauve, chacun de ses ondoyants mouvements étant pour s’offrir. Des yeux qu’on n’osait pas regarder brûlaient sa face de gitane. Je l’applaudissais à tout rompre. Nous l’emmenions, Framine et moi, boire le champagne — elle ne buvait pas autre chose — à la Nouvelle Athènes, où nous retrouvions quelques bons amis.

Framine n’était pas, comme on dit, « très porté sur l’article ». Il m’abandonnait la place. Je me montrais donc empressé auprès de la Manola, qui vidait coupe sur coupe en riant de mes déclarations bouillantes. Elle était vêtue à la dernière mode ; un immense chapeau à plumes d’autruche se plaquait sur sa petite tête ronde aux lisses cheveux noirs. De gros anneaux tiraient ses oreilles au lobe finement ourlé. Elle parlait le français avec un piquant accent qui était en elle une séduction supplémentaire : « Yo me laisse faire la cour, disait-elle, mais yo défends l’entrée dou jardin. » Elle me permit pourtant un baiser qui goûta ses lèvres. Quelles lèvres ! Elle était de ces femmes dont, croirait-on, la vulve jute sur la bouche. Je me jurai de l’avoir bien que Framine m’eût averti qu’elle avait un amant, un triste sire, et qu’elle ne se donnait qu’à lui.

Je la voyais tous les jours, sans avancer beaucoup, quand, certain midi que je déjeunais à la Nouvelle Athènes, elle fit une entrée noire et, larmoyante, refusant la coupe qu’on lui servait, me dit que son amant était parti, emportant tout ce qu’elle avait, argent, bijoux et robes. Elle écouta, distraite, mes paroles de consolation, mon offre de lui venir en aide. Le soir, on l’attendit vainement au café-concert. Elle n’y reparut plus, bien que son numéro lui fût payé deux louis. Quinze jours plus tard, j’avais la surprise de lire son nom sur l’affiche de Bullier, qui organisait tous les jeudis une grande fête. Elle y dansa dans le tonnerre d’acclamations des étudiants excités. J’étais au premier rang. Elle fut contente de me voir et m’accompagna au d’Harcourt. Elle regardait craintivement autour d’elle, sa fripouille d’amant la relançant partout.

Elle se montra peloteuse, mirant mes yeux, se frottant à moi. Elle me dit que ma peau lui plaisait et, à deux heures du matin, venu le moment de la séparation, elle s’offrit pour la nuit. Quelle nuit ! Un vrai paquet de nerfs, la Manola, des nerfs avec de jolis ornements charnus. Griffant et mordant, c’était une tigresse. Elle ruait sous moi et je quittais l’étrier ; elle me revenait en me criant au visage des mots espagnols qui étaient des obscénités mêlées d’injures. Elle s’endormit enfin et ronfla, pelotonnée comme une chatte. Mais au réveil reparut la tigresse, qui me mit assez rudement en demeure de me renouer à elle. Puis elle vida trois tasses de chocolat, dévora brioches et sandwiches et, sautant du lit, elle dansa nue. Je voyais fonctionner ainsi l’excitant mécanisme que cachait le vêtement de danse, et qui faisait tant haleter le désir. Elle aurait eu mon dernier souffle si je n’avais dû me rendre à mon bureau, où j’étais attendu. Je la revis à l’heure du déjeuner. Elle me cria qu’elle mourait de faim. J’allais m’enfermer avec elle dans un cabinet du d’Harcourt, à l’abri des gêneurs.

La nuit suivante, on tapa dur à ma porte. C’était la Manola. Elle me sauta dessus, m’embrassant, me léchant à pleine langue, mais je ne lui cachai pas que je ne l’attendais guère. « N’es-tu pas mon amant ? » fit-elle. Elle se dévêtait. Elle bondit dans le lit, se cala, m’étreignit, petite masse électrique. Je la pris. Elle se démenait en tempête. Elle disposait de moi, déchaînée, engageant un orifice après l’autre. Au jour pointant elle s’échappa pour me revenir avec une malle. Elle s’installait. J’étais bien ennuyé. Je me tirai d’affaire en lui payant une chambre dans l’hôtel même, expliquant que par là nous sauverions les apparences. Mais son marlou la guettait. Glabre et sec, la gueule couturée de cicatrices, il était franchement ignoble. Il me vit avec elle et carrément j’allai à lui, risquant un coup de traître. Il comprit, à me voir, que je n’étais pas homme à plaisanter, tourna les talons en proférant des menaces. Cependant je sus qu’elle le recevait dans sa chambre. Ils se battaient. Un matin, il emporta les draps et la pendule. Je dus payer. Je me fâchai. Je remis quelques louis à la Manola en la priant d’aller se faire foutre ailleurs. Précisément on venait de lui proposer une tournée de danses dont la première étape serait Toulouse. Elle s’en irait donc. Elle se donna de toute sa fougue en manière d’adieu. Quelques semaines plus tard, le directeur de Bullier m’avisait qu’elle avait regagné l’Espagne, et je n’entendis plus parler d’elle. La regrettais-je ? Vulve prenante et sphincter élastique, elle était exotiquement divertissante, mais — dois-je le dire ? — elle sentait fort.

Je m’amusai, après cela, d’une spirituelle habituée de la Nouvelle Athènes, Andréa Martine, ex-modèle de peintres célèbres, riche d’une rente qui la faisait libre, et dont les faveurs étaient d’autant plus cotées qu’on ne les rétribuait pas. On faisait chez elle, rue de Laval, de petits dîners fins dont j’assumais quelquefois les frais. Framine y venait avec sa maîtresse, que j’avais ignorée jusqu’alors, une blondinette de dix-huit ans, à l’air de petite sauvageonne, et qui sur-le-champ me prit à l’endroit sensible. Elle s’appelait Didine. J’ai à faire ici un aveu qui me coûte. Je courtisai Didine, qui ne se montra pas cruelle. Je l’eus pendant six mois. Framine le sut. Je perdis un vieil ami qui ne me pardonna jamais ma trahison.

L’année 1883 me fut terriblement douloureuse. Le 7 juin, un télégramme de Mme Henrion m’apprenait la fin subite de mon père. Un coup de sang l’avait abattu. Il venait d’entrer dans sa soixante-dix-septième année. Je ne restai qu’une semaine à Saint-Brice, après avoir confié à notre notaire de Saint-Jean-de-Losne le soin de s’occuper de la succession. Mon père me chargeait d’assurer à Mme Henrion une rente viagère de douze cents francs, et je priai le notaire de faire diligence à ce sujet, au mieux des intérêts de cette excellente femme, pleine de réserve et de dignité. Je décidai de garder notre maison familiale. Ne serais-je pas heureux de venir m’y reposer, un jour ?

On m’apprit que Bougret était mort. Ivre, il avait chu dans le canal. On l’avait repêché, mais une congestion pulmonaire s’en était suivie. Son fils aîné, marié, le remplaçait à l’écluse. La Bougrette travaillait durement pour toute la maisonnée.

J’étais riche. Après avoir distrait de mon capital une trentaine de mille francs que je plaçai en fonds d’État, je mis en viager le surplus de l’héritage et j’eus ainsi quinze mille francs de revenus. Je liquidai mon entreprise de copies, avec d’autant moins de regret que les bénéfices en étaient devenus problématiques. J’allais compter quarante-huit ans. Je n’avais qu’à me laisser vivre. Je continuerais de regarder bien en face le plaisir. D’abord je quittai l’hôtel de Mme Cachereux pour un autre, au 19 de la rue Champollion, où j’occupai deux vastes pièces. Mais les galantes amies que j’y recevais étaient d’une allégresse exubérante, et pour échapper aux justes observations des hôteliers je résolus de me mettre dans mes meubles, bourgeoisement. Tout en haut du boulevard Saint-Michel, devant les beaux arbres du Luxembourg, je découvris trois pièces ensoleillées que je meublai en dilettante raffinant sur le confort. Et, bien entendu, on en pendit la crémaillère. C’était le 6 mai 1885 et ce fut une petite noce dont on parla longtemps.

J’avais invité quelques amis du Quartier et de Montmartre. Vachette, le d’Harcourt, le Cujas, la Nouvelle Athènes, étaient représentés par de joyeuses filles, intimement connues de moi, sauf une, que je ne connaissais encore que par son prénom de Marie-Antoinette et qui, abandonnée par un étudiant, pleurait chaque soir au Cujas mais s’était jusque-là refusée à d’autres amours. Grande et semblant taillée dans du marbre, elle était d’une rare distinction. Nous nous convenions et nous nous étions entendus. Elle m’avait fait la promesse d’être à moi cette nuit même.

Je n’avais rien ménagé. Le maître queux de la Closerie nous servit un repas de gourmets que des vins de haute marque arrosèrent. Dès le dessert ces dames étaient à peu près nues. L’artillerie du champagne péta. Les liqueurs furent versées à ras bord. On chanta. Tous les refrains de beuglants y passèrent. Détaillant le couplet sentimental, Marie-Antoinette, qui depuis un instant livrait à mes mains l’éclatant contenu de son corsage, révéla un émouvant contralto qui fit tressaillir en moi le candidat au bonheur. Pour ma part, enfin, puisant dans mon répertoire de rimeur, je clamai des poèmes inspirés d’Éros et de Bacchus, qu’accueillirent les bravos auxquels on m’avait de tout temps accoutumé. On ne m’accusera pas d’avoir trop répandu mes vers à travers ces pages, et c’est pourquoi je veux reproduire ici certain sonnet que je débitai pour la première fois ce soir-là, et que dès le lendemain les échos du boulevard Saint-Michel répétèrent, un sonnet qui, je crois, marque bien ce qu’était alors mon lyrisme de Quartier latin. Je l’appelais Chanson joyeuse :

Amis, encore un carafon,
Et que nos trognes renfrognées,
Enfin congrûment imprégnées
Se lustrent d’un vernis bouffon !

Au tonneau faisons des saignées
La meilleure goutte est au fond.
Obscurcissons notre plafond
Pour n’en point voir les araignées.

Honneur à celui qui rira
Le plus de nous tous, larira !
Honneur à celle, larirette,

Qui, faisant son amant cocu,

Nous offrira pour amourette
Plus beaux tétons et plus beau cul.

 
 
 

J’avais gardé notre maison de Saint-Brice, la maison familiale où je naquis. Depuis la mort de mon père, deux ans, elle est restée close. Je pensais retourner là-bas de temps à autre, mais le passé qui m’y attirerait ne saurait m’y retenir. Et quant à quitter Paris pour aller finir mes jours à Saint-Brice…

Aussi vais-je accepter les offres de l’administration dijonnaise des ponts-et-chaussées. Possédant déjà nos anciens chantiers, elle voudrait avoir le bâtiment bourgeois qui les commande. J’ai réfléchi à cela et je m’incline. Le notaire de Saint-Jean-de-Losne se chargera des négociations.

Non, jamais je ne quitterai Paris, ce Paris qui m’est si cher, mon vieux Paris des bons et des mauvais jours. Jamais ! Ah ! Paris ! Ciel de cendre ou ciel d’azur, Paris ! Paris sous la brume, Paris dans la crotte, Paris, Paris !