Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-03

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 173-179).
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CHAPITRE TROISIÈME

On me revoit à Saint-Brice. Agathe enceinte.
Les événements d’Italie. Ma chère Jeanine.
La victoire de Montebello.

Combien je fus heureux de me revoir entre ma mère et mon père, qui me dorlotèrent avec leur inlassable tendresse de toujours ! Je les jugeai vieillis. Le pays m’apparut sous un autre objectif qu’après ma révélation première de Paris. Devenu Parisien, pouvais-je reprocher à mon village l’immobilité de sa vie, et ne devais-je pas lui savoir gré d’être immuable en son souriant décor ? Mon pantalon à grand carreaux, ma redingote fort ordinaire, mais serrée à la taille, mon haut-de-forme fatigué, mais au large bord, firent sensation dans la rue. Des gens qui m’avaient vu tout enfant, et qui me tutoyaient, hésitaient à répondre au bonjour de l’élégant monsieur qu’à leurs yeux j’étais devenu.

À l’auberge Lureau, je fus accueilli par une Agathe grosse de cinq mois, face boursouflée, cuivrée, ventre et derrière crevant le jupon. Elle était hideuse. Elle en avait conscience et mon apparition imprévue la vexa. Elle courut faire un brin de toilette, qui n’eut d’autre effet que de souligner les tares de l’obésité précoce et celles de la gestation. Elle allait enfin devenir la Bougrette, Bougret se décidant au mariage, moins par amour qu’afin de justifier l’octroi d’un congé militaire illimité qui, en fait, lui était également dû après un service de trois ans et demi sur sept. Les cloches sonneraient pour la noce dans les premiers jours de février.

En attendant, mon ex-bonne amie traînait paresseusement sa grossesse dans l’auberge, maman Lureau s’étant adjointe une petite nièce de seize ans, Louisette, bien mignonnette, ma foi, et qui, pelotée par le conducteur des ponts-et-chaussées, ne lui opposait qu’une défense peu farouche. Je ne rencontrai pas Morizot. J’apprenais avec étonnement qu’il allait se marier, lui aussi, épouser une veuve possédant quelque bien, et qu’il était à Beaune, où habitait sa promise. Mais il en reviendrait certainement dans quelques jours.

Il en revint et ne se montra guère, tout occupé par la paperasserie d’une succession qu’il liquidait pour la future Mme Morizot. Il amena celle-ci chez nous, mais non pas à l’auberge. Osseuse et éruptive, elle était franchement « peute », comme on dit en Bourgogne. Il n’en paraissait pas moins très amoureux. Il me confia qu’il l’avait essayée. « Elle est mirobolante », me dit-il. Je lui en fis tous mes compliments.

Les affaires de mon père étaient calmes, reflétant l’atonie générale de la batellerie. Je n’eus donc pas de peine à mettre à jour l’arriéré de ses comptes. Il se plaignait beaucoup, voyait l’avenir en noir. Après avoir ri des chemins de fer, à l’exemple de tant d’autres, il en exagérait la menace, les transports par eau devant, à l’en croire, disparaître à tout jamais. Il avait dû réduire de moitié l’équipe des compagnons qui, en temps normal, animaient joyeusement nos chantiers.

Je commençais à compter les heures, si heureux que je fusse d’être à la maison. Si heureux et méditant cependant sur le moyen de m’en évader sans trop peiner deux êtres que je chérissais. J’avais parlé, en arrivant, d’un séjour de deux ou trois semaines. Il y avait à présent dix-sept jours que j’étais privé de Paris. Mais, un matin, ma mère me dit : « Félicien, il faut que tu nous donnes le mois plein », et non seulement j’accordai le mois, mais j’offris une rallonge de toute une semaine. Quant à dire qu’il ne m’en coûta pas, ce serait mentir. Le souvenir de Jeanine me poursuivait, et la prudence m’interdisant de correspondre avec elle, je souffrais doublement de notre séparation. Que penserait-elle de moi, qui lui avais fait promesse d’être de retour au plus tard à la fin de décembre ? Je tournai la difficulté en écrivant à Buizard que j’avais décidé de rester à Saint-Brice jusqu’au 15 Janvier.

Oui, mais, mais… Si peu en état que fût Agathe, je lui donnai à entendre que j’avais besoin de ses services. Je ne mettais pas en doute qu’elle s’y empresserait, en quoi je me trompais car elle fit des manières. « Je ne peux pas, Félicien. Ne me demande plus ça. » Je le lui redemandai pourtant, et sur un ton qui n’admettait pas le refus. J’avais assez tapé dedans pour ne pas me gêner avec elle. Enfin, elle ne tenta plus de dire non, et je pus la rencontrer de nuit, comme autrefois, en grimpant à l’échelle sous sa fenêtre. Elle y reprit goût. Je n’avais qu’un signe à lui faire pour qu’elle se remît au garde-à-vous chaque fois qu’il m’arrivait, dans l’après-midi, d’aller rôder du côté de la cuisine. La mère Lureau s’en aperçut, d’abord indignée, rappelant avec colère à sa fille qu’elle avait « un Bougret dans le ventre », puis s’arrangeant de manière à ne pas nous voir. Par contre, Louisette, sa petite nièce, autrement plus curieuse et guettant ces ententes, éventa certaines fois nos précautions. Comme Agathe m’attendait, cul nu derrière la porte, le visage rieur de la gamine se montra, furtif. Elle en avait assez vu et cela ne fut pas sans m’ennuyer, car je la devinais vicieuse et bavarde. Fort heureusement, il ne me restait plus à compter que six jours avant de regagner mon cher Paris.

Juste à ce moment-là les journaux — mon père était abonné à La Presse — vinrent nous apporter d’alarmantes nouvelles d’Italie. Bravant l’Europe, l’Autriche remuait son sabre en menaçant ce beau pays qui gémissait sous son joug, et du Piémont, de la Toscane, de Milan, de Parme, de Naples, s’élevaient des clameurs de révolte. Un soulèvement général semblait imminent. Quel en serait le contrecoup en France ? À l’auberge Lureau, ce fut l’inépuisable sujet de nos discussions. On se répétait les dures paroles par lesquelles Napoléon III avait accueilli l’ambassadeur d’Autriche lors des réceptions diplomatiques du 1er janvier.

Je retrouvai Paris en pleine effervescence, prenant bruyamment fait et cause pour l’indépendance italienne. Les orgues de Barbarie ne moulaient plus que du Verdi et du Rossini. Les vivats à Garibaldi retentissaient partout. L’ambassade d’Autriche, m’apprit-on, était gardée à vue. Mais j’étais bien trop amoureux pour méditer sur l’éventualité politique, et sitôt descendu du train je courus aux « Amis de la Marine ». J’avais un prétexte : un beau lièvre que mon père me chargeait d’offrir aux Buizard.

Le lendemain matin, elle frappait à ma porte, Jeanine. Quelle émotion de nous revoir ! Elle ne disposait que d’un instant, l’instant enflammé d’une jonction qui se renouvela presque chaque jour. Elle accourait, essoufflée, car elle faisait à pied cette longue et fatigante route. Je l’attendais au lit. Elle s’y allongeait tout habillée, se donnait, me recevait avec des élans qui rendaient vains ses mouvements de pudeur. Je la libérais un peu de son vêtement, assez pour que fût bien à moi sa gorge fruiteuse. Il lui arriva de revenir dans l’après-midi, mais jamais le soir. Parfois elle avait dans ses bras le petit Germain, ce qui lui permettait une plus longue absence. Mais, tout mesuré que nous fût le temps, nous l’occupions si ingénieusement que nous ne tardâmes pas à bien nous connaître. Calmé l’amour, nous causions, nous envisagions l’avenir. N’allait-elle pas jusqu’à parler de quitter sa famille pour se mettre avec moi ? Tout amoureux que je fusse, je m’employais à écarter de son esprit la folie d’un tel projet.

Avril vint ainsi, qui devait contenir tant d’événements. Le 23, la nouvelle de l’ultimatum de l’Autriche fondit sur Paris avec un bruit terrible. Le Piémont était mis en demeure de licencier sans délai ses volontaires. Le 25, on sut qu’il se préparait à répondre par un refus qui ne laissait place à aucune conciliation. Une angoissante question se posait, exprimée par toutes les bouches : Qu’allait dire, qu’allait faire le gouvernement des Tuileries ? Le 26, le refus était prononcé, souffletant Vienne. Mais à ses côtés l’Italie trouvait la France, et ce même jour, avec une rapidité foudroyante, nos premiers régiments débarquaient à Gênes. C’était la guerre.

J’étais loin de m’attendre à la suite. Le 28 avril, la gendarmerie m’invitait à passer au bureau de recrutement. Simple formalité, mais qui me rappela ma situation militaire. J’appartenais à cette réserve que constituaient les jeunes gens auxquels un bon numéro à la loterie de conscription avait valu d’échapper à la caserne, et je demeurais à la disposition du commandant de dépôt. Cela ne laissait pas de m’inquiéter, une extrême activité guerrière se manifestant dans Paris. On mobilisait avec une hâte fébrile. Devant le quartier Napoléon, la foule ne cessait d’acclamer des troupes se préparant à partir. Je sus par Buizard que la batellerie était l’objet de réquisitions immédiates, et qu’on avait alerté tous les éclusiers. Le 1er mai, je recevais de mon père une lettre m’informant qu’on le mettait en demeure de procéder, par un travail de nuit, et de jour, à la réfection de quantité de péniches. Un officier du génie, le capitaine Quincette, était arrivé de Paris pour prendre la haute direction des travaux à effectuer. Sur son ordre, quinze compagnons venaient d’être embauchés par nos chantiers, et mon père exprimait sa satisfaction de cette soudaine reprise. On n’avait pas vu pareil remue-ménage depuis le départ de l’armée pour l’Orient, en 54. Mais alors la ligne de chemin de fer de Paris à Marseille était encore inachevée sur vingt-cinq lieues de sa section de Valence, et l’on avait dû recourir aux transports par eau pour le matériel et les troupes. Bien moindres étaient les difficultés à présent, la ligne entière étant livrée à la circulation, ce qui incitait le public à conclure que le fracas de cette immobilisation franco-italienne s’expliquait surtout par le désir du gouvernement de frapper un grand coup au-delà des Alpes, afin d’affirmer définitivement en France la puissance impériale. Cela, disait-on, sautait aux yeux.

Aux « Amis de la Marine », c’était la cohue des grands passages de batellerie. La salle ne désemplissait pas. S’évader le matin n’était plus possible pour Jeanine, surmenée. Il m’arriva de la saisir à l’improviste comme la première fois, dans sa chambre, mais l’imprudence nous en fut démontrée si évidente, que nous nous promîmes de ne pas la renouveler. Notamment, Jeanine avait observé que sa belle-sœur, Pauline Maillefeu, laide et méchante, qui, un jour que je lui avais pincé les fesses, m’avait qualifié de saligaud, semblait se douter de quelque chose et nous guignait d’un œil cafard.

La suite ne tarda pas. Le 10 mai, la gendarmerie me convoquait d’urgence. J’y fus reçu par un brigadier d’origine dijonnaise, qui me traita en pays. Comme il me questionnait sur mes occupations à Paris, une heureuse inspiration me fit lui répondre que j’y représentais les chantiers à bateaux de Saint-Brice, qu’en Bourgogne tout le monde connaissait. Il ne m’en demanda pas plus. J’en avertis mon père, et bien m’en prit, car la gendarmerie de Saint-Jean-de-Losne vint à son tour le questionner. Tout, alors, se précipita. Pressentant que j’allais être mis en activité de service, mon père parla de moi si à point au capitaine Quincette, en exagérant mes titres professionnels, que le 18 mai je recevais une sorte de feuille de route m’enjoignant de me rendre à Saint-Brice, département de la Côte-d’Or, où tous ordres me seraient donnés. Mieux valait cela que d’aller faire l’exercice dans une cour de caserne, et c’est ce que je pensai tout d’abord. Je n’envoyai pas moins au diable l’Autriche et l’Italie, dont les démêlés bousculaient la bonne vie que je m’étais faite. Le 20 mai au soir, mon sac de nuit bouclé, je disais adieu aux Buizard. Jeanine, désolée, dut se contenir pour ne pas mouiller ses beaux yeux.

Je pris le train de Dijon en laissant derrière moi un Paris qui délirait d’ivresse guerrière, le télégraphe venant d’apporter la nouvelle de la victoire de Montebello. On acclamait Garibaldi, l’Italie, la Lombardie, le général Forey, vainqueur de l’Autriche. Je les entendis acclamer toute la nuit dans mon wagon à soldats, où soixante héros futurs s’entassaient, qui ne s’arrêtaient de gueuler que pour se gargariser du tord-boyaux de leur gourde. Ils s’évacuaient du bas et du haut dans tous les coins, et jusque sur les banquettes. Je me résignai mal à cette ordure et ce fut avec allégresse que je la secouai quand, à l’aube, mon pays de Bourgogne m’apparut dans une transparente brume poudrée d’or, annonciatrice d’une radieuse matinée.