Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-01

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 139-154).
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Deuxième partie

CHAPITRE PREMIER

À l’octroi de la barrière de Clichy. Ludivine.
Promenades dans Paris. L’attentat d’Orsini.
Amours de carnaval.

Pas gais, mes débuts à Paris. Les affaires allaient mal et la bonne humeur n’était plus de saison aux « Amis de la Marine ». Buizard montrait un front barré de rides. Les transports par eau chômaient, concurrencés par les chemins de fer, le patronat de la batellerie n’ayant pas daigné s’adapter à cette ferraille, trop longtemps sujet de ses moqueries. Voituriers, loueurs de chevaux, garçons d’écurie, maréchaux-ferrants, charrons, bourreliers, se croisaient les bras devant les bateaux vides. Je devinais pourtant d’autres soucis en Buizard. Le mariage de sa fille avec Maillefeu avait eu son plein consentement, ce brave garçon ne pouvant que rendre Jeanine heureuse, mais quelques mois après les noces, la toux qui secouait par moment le jeune gabelou s’était révélée sous son vrai visage, celui de la phtisie. Je revoyais un Maillefeu étique, essoufflé, hoquetant, crachant, faisant pitié. Peut-être les fatigues conjugales, souvent excessives chez les poitrinaires, avaient-elles accéléré l’évolution du mal. Cependant Jeanine, sa femme, jolie toujours, étalait une grossesse de six mois. Je l’avais peu regardée, l’an passé, et j’observais cette fois la flamme singulière de ses yeux noirs. Les jeunes époux avaient leur chambre dans l’hôtel et prenaient leurs repas à la table commune, Mme Maillefeu s’occupant avec sa mère de la cuisine et des clients.

Toute la famille fut aux petits soins pour moi, et le lendemain de mon arrivée Maillefeu me présenta lui-même au chef que j’allais avoir, l’inspecteur Moulin, de l’entrepôt général des boissons et des huiles. Déception ! Je ne travaillerais pas dans le même bureau que lui, sur le port, mais dans celui des services extérieurs de la section nord, à la barrière de Clichy. Ainsi, je devrais faire deux fois par jour, à pied, car les omnibus étaient rares, le trajet des quais à la barrière, mon repas de midi étant pris sur place. Mais l’essentiel n’était-il pas que je fusse à Paris ? Le reste importait peu et je remerciai sincèrement le serviable Maillefeu, qui avait dû se démener pour me caser tant bien que mal.

Me voilà donc gabelou de Paris, gabelou surnuméraire. Vins en cercles, en bouteilles, cidres, poirés, hydromels, eaux de senteur, fruits à l’eau-de-vie, conserves à l’huile et au vinaigre, allaient devenir mon domaine. Dans une bicoque obscure et sale, adossée à la grille de l’octroi, on me fit asseoir devant de gros registres qu’ornaient des titres en majestueuse ronde. Le milieu me parut sinistre, mais loin de m’y heurter à des gens hostiles, comme aux ponts-et-chaussées de Dijon, j’y fus reçu avec la plus franche cordialité par les deux vieux employés à casquette dont je devenais l’aide bénévole. Un litre de vin bouché, offert par eux, arrosa mon intronisation. J’en offris deux autres que partagèrent des charretiers, un balayeur, une grosse ménagère qui passait là, portant un panier chargé de légumes. On ne s’ennuyait pas dans ce service ! Batiot et Poulard, les deux vieux, étaient d’anciens sous-officiers qui avaient participé à la capture d’Abd-el-Kader, près de la Moulouïna, en 47, et à qui l’on avait fait ce pont d’or. L’esprit de corps de garde qu’ils entretenaient dans ce bureau d’octroi était inimaginable. Batiot aimait la bouteille, Poulard donnait la préférence aux jupons, l’un et l’autre étant largement approvisionnés par les commères et les marchands de vin qui vivaient sur les confins de la barrière. Dès le premier soir, je dus remplacer Batiot, qui était soûl, et je vis Poulard s’enfermer derrière les planches mal jointes du réduit où l’on rangeait les ustensiles de jauge, avec une auvergnate barbue, toute noire du charbon qu’elle débitait quelque part à Batignolles. Il en sortit plus noir qu’elle. « Cochon ! rigola Batiot. T’as pas honte ! J’vas aller le dire à l’époux de madame. »

Je dominais mon modeste emploi, qu’un enfant de douze ans eût pu tenir. Quelques écritures, toujours les mêmes, et des chiffres, presque invariables, alignés entre des colonnes. Je posais ma plume et regardais le paysage, au-delà d’étroites vitres poussiéreuses, la Grande-Rue séparant Montmartre de Batignolles, la place, les rues populeuses descendant vers la Chaussée-d’Antin. On me disait : Paris est désert, en ce moment ! Les gens sont à Baden ou à Trouville. Mais je n’imaginais pas qu’il pût être plus animé, ni plus magnifique. Mon double voyage entre les « Amis de la Marine » et la barrière me prodiguait des ravissements. Je suivais les Champs-Élysées à travers les piaffants équipages. N’en aurais-je pas un, plus tard ? Il me le fallait à quatre chevaux, avec valets devant et derrière. Dans le fracas des cavaliers de la garde, je vis passer l’empereur et l’impératrice. J’accueillis par des acclamations, comme tout le monde, la calèche attelée de poneys blancs qui conduisait au Bois le poupon impérial. Avec une candeur de nouveau débarqué, d’abord il m’arriva de me dire : « Si la jolie Lolotte était là, comme elle serait ébahie ! » Je l’imaginais se promenant à mon bras par ces rues imposantes, dans cette foule qu’on eût dit toujours en fête. Mais peu à peu son image disparut de ma pensée, et si je l’y fis reparaître, ce fut pour m’avouer que les Parisiennes eussent éclipsé l’amie de Fifine. Toutes me semblaient divinement belles, et j’adressais à toutes des regards extasiés. Mais elles ne me les rendaient pas, et je me sentais perdu parmi tant d’inconnues indifférentes. Étourdi par le renouvellement perpétuel de ces spectacles, je vivais dans une sorte de brouillard où se perdait pour moi la notion des heures et des jours. J’accomplissais automatiquement ma besogne, et le reste du temps j’absorbais, je digérais Paris.

On sut bientôt, à la barrière, qu’un jeune commis, et de belle mine, je puis le dire, faisait des écritures à l’octroi. Il vint des filles, servantes de maisons bourgeoises ou de boutiques. Elles entraient, bavardaient avec mes deux collègues en me dévisageant à la dérobée. J’en distinguai une, assez attrayante blonde, aux appas solides. Poulard la pelotait, mais elle se refusait à ses propositions : « J’accepterais peut-être si vous étiez jeune comme monsieur. » Elle me souriait et nous fûmes prompts à faire plus intime connaissance, dans le réduit même, exigu et malodorant, où forniquait l’ardent Poulard. Le vieil amateur du beau sexe s’en allait déjeuner à onze heures et n’en revenait qu’à midi. Entre-temps je pouvais disposer du local. « Piano ! Piano, la jeunesse ! Ne démolissez pas la baraque ! » me cria Batiot qui nous y avait vus pénétrer. C’était une certaine Ludivine, qui servait chez un huissier de la Grande-Rue, maître Raffard. Elle s’en retourna contente et je n’eus pas à l’en prier pour qu’elle revînt presque chaque jour.

Ces premières semaines, ces premiers mois de Paris, j’en ai gardé le souvenir précis, intact : un enchantement. Je me souviens de m’être mêlé, en juillet, à la foule en larmes qui suivait le convoi funèbre du chansonnier Béranger. Je flânais au hasard et, le soir, je sacrifiais mes trente sous aux théâtres que me signalait Maillefeu. Je m’offris les Ombres chinoises chez Séraphin. Boulevard du Temple, je connus le Petit Lazari, les Funambules, les Délassements Comiques. J’applaudis Arban aux Concerts de Paris. Au Cirque de l’Impératrice, je vis le fameux singe que présentait le clown Boswell. Le joyeux répertoire des Bouffes-Parisiens me fut révélé par l’inénarrable Demoiselle en loterie, qui faisait salle comble. Un soir qu’aux Folies-Dramatiques je me régalais de la revue En avant, marche ! je fus témoin d’une scène bien parisienne : tout le public, debout, saluant d’une ovation Mlle Déjazet qui, dans une loge, assistait au spectacle avec son fils.

Six mois passèrent comme dans un rêve. C’est alors que je résolus de quitter les « Amis de la Marine », sous prétexte de me rapprocher du bureau, mais en réalité pour me rendre plus libre. Au numéro 7 du Chemin de ronde allant de la barrière de Clichy à celle de Monceau, le photographe Le Guay me loua pour vingt-deux francs par mois une petite chambre mansardée assez claire, ayant une cheminée qui tirait bien. Je prenais mes repas à la table d’hôte du café Saint-Louis, 22, rue des Dames, dont le patron, M. Descomps, était un ami des Buizard.

J’avais à présent un coquet collier de barbe. Je m’enhardissais à courir les rues, et le pavé de Paris me devenait familier. Cigare au bec — un petit bordeaux d’un sou, à défaut de régalias ou de trabucos — je m’appliquais à singer les zigs qui, rue Bréda, soufflaient la fumée de leur tabac sous le nez des jeunes biches se pavanant aux portes. Je me risquais dans les bals du quartier, la Reine Blanche, l’Ermitage, le Château Rouge, et bientôt l’art du cancan et des ailes de pigeon n’eut plus de secrets pour moi.

J’étais chaque soir dehors, dès que j’avais dîné. Je m’y trouvais ce soir inoubliable du 14 janvier 1858 où se produisit l’attentat d’Orsini. Je me tenais dans la foule au coin de la rue Le Peletier, à quelques pas de l’Opéra, où devaient se rendre l’empereur et l’impératrice, et je vois encore le cortège arrivant sous des acclamations, un galop de lanciers de la garde annonçant les voitures. Il était huit heures et vingt minutes. Soudain, trois formidables coups de feu ébranlèrent tout, et ce fut la panique. La calèche impériale avait reçu la première bombe à l’avant, la seconde à gauche, la troisième au-dessous. Elle était criblée de projectiles. Ah ! ces cris, ces hurlements ! Il y avait quantité de tués et de blessés. (Plus de cent cinquante personnes atteintes, hommes, femmes, enfants.) Cependant Napoléon et son Eugénie s’en tiraient sans une écorchure. Je défaillais d’épouvante, mais je me repris et fus des premiers à répondre à l’appel de la police, réclamant des citoyens de bonne volonté pour secourir les victimes. Il me fallut enjamber des cadavres d’hommes et de chevaux, des débris de toutes sortes, dans une atmosphère empoisonnée de fulminate. Je transportai cinq ou six blessés jusqu’à une pharmacie voisine, des messieurs en habit, des dames en toilette de soirée. Je me souviendrai toujours d’une grande et belle femme couverte de bijoux et sentant bon, que le déplacement d’air provoqué par les explosions avait entièrement dévêtue, de la poitrine aux cuisses, arrachant la crinoline. Évanouie seulement, elle gisait dans une voiture de la Cour. Je la soulevai avec précautions, non sans tirer de l’œil sur la blancheur d’un ventre buissonné de blond, cependant que mes mains soupesaient un fort monticule glacé, la masse inerte des fesses nues.

Le Carnaval débutait mal avec cet événement. La promenade même du Bœuf gras — il s’appelait Léviathan — s’en ressentit et ne déclencha pas l’habituelle grasse liesse populaire. Cependant le gouvernement fit l’impossible pour réagir contre un sentiment de malaise que des centaines d’arrestations ne contribuaient guère à dissiper. Les mascarades furent encouragées, subventionnées, si bien qu’ouvriers et bourgeois cessèrent de bouder contre cette joie carnavalesque à laquelle étaient attachées tant de gaillardes traditions parisiennes. Bacchanales et saturnales se déchaînèrent aussitôt sur Paris et ses faubourgs.

J’avais entendu parler bien souvent de cette folie ahurissante, dont les premiers grelots tintaient dès l’Épiphanie et qui allait croissant jusqu’après le Mardi-Gras, s’interrompant alors pour reprendre et se clore à la Mi-Carême. Mais l’idée que je m’en pouvais faire n’était qu’approximative, et je ne crois d’ailleurs pas qu’une description, si évocatrice soit-elle, puisse donner de cette orgie pascale une impression véritablement à l’échelle de la réalité. Qu’on imagine les rues et boulevards livrés aux chicards, flambards, balochards, à une chienlit que tous les bals, tous les cabarets, vomissaient comme autant de gueules de l’enfer. D’un enfer bon enfant, mais qui n’en troublait pas moins le repos des philistins insensibles au rythme épileptique de la « Chaloupe amoureuse » ou du « Hanneton en goguette ». Que l’employé négligeât son bureau, l’étudiant son cours ; qu’il y eût moins de commis dans les boutiques, d’artisans sur les chantiers, l’excuse du Carnaval expliquait et justifiait ces carences excessives. Cela durait six semaines, que la grisette vivait dans une ivresse bruyante et sautante, sans se soucier de la misère qu’elle retrouverait en son galetas quand la dernière crêpe aurait été arrosée par le dernier verre de punch.

La préparation des déguisements primait tout autre souci, car c’était à qui présenterait le plus inattendu. Jamais je n’aurais cru qu’on pût voir si grand nombre de masques, sur le coup de dix heures du soir, entre le quartier Lorette et le faubourg Saint-Denis. Que de pierrots, d’arlequins, de pseudo-kabyles, de hussards fantaisistes, de sapeurs comiquement accoutrés, se démenant parmi de trémoussantes filles, muées en bergères, en bayadères, en débardeuses d’opérette, chemise large ouverte, ample culotte, longue ceinture à franges, chapeau de postillon ou bonnet de police gaillardement posé sur l’oreille, tandis que gigotaient les désopilants chicards, affublés d’hétéroclites friperies, d’ornements burlesques, de toute la batterie de cuisine qui leur pouvait tomber sous la main !

Me voyez-vous, isolé que j’étais, lancé dans cette furieuse bagarre ? Je voulais cependant n’en rien perdre, et je me promettais de m’y amuser de la manière que je jugeais la meilleure, c’est-à-dire en faisant l’amour. Il ne tenait qu’à moi de me joindre à la bande amicale des commis d’octroi qui menaient de bout en bout le Carnaval, tous frais payés par une cagnotte, mais je préférais courir ma chance, d’autant plus que les bals dont j’étais devenu l’habitué m’accordaient l’entrée gratuite, sous la seule condition que je fusse travesti ou tout au moins masqué.

Je louai à Perrin, portier du bal de la Reine Blanche, un costume de pierrot pas trop défraîchi — coût, quinze francs pour la durée du Carnaval — et je le complétai par un masque cocassement blême. Après quoi je m’abandonnai à la danse, aux lutineries anonymes des masques, mes nuits se passant en la compagnie de fous et de folles qui fraternisaient entre eux. Partout c’était la cohue, et dès minuit la soûlerie de punch rendait irrespirable l’atmosphère des salles. Mais si l’on buvait et pelotait sans retenue, si la frénésie de rut allait jusqu’à l’accouplement immédiat dans les corridors et les chiottes, je ne trouvai rien pour moi au milieu de tant de femelles qui semblaient avoir le feu au cul. J’en étais à ce même point le soir du Mardi-Gras quand je me souvins d’un bal masqué, un modeste bal à clarinette, dont m’avait parlé Ludivine. Je continuais de voir cette blonde fille, poitrine pesante et derrière bien calibré. Je la recevais à présent dans ma chambre, sans toutefois beaucoup l’y retenir, car elle était bête et ne changeait pas assez souvent de chemise.

Elle passerait, m’avait-elle dit, la nuit du Mardi-Gras à ce bal, proche de la barrière, avec de petites gens du voisinage, dont plusieurs ne m’étaient pas inconnus. J’y fus à une heure du matin, sous mon masque et dans mon habit de pierrot, mais ma haute taille ne me permit pas de m’y dissimuler longtemps, alors qu’il me fallut plus d’une heure pour dépister Ludivine sous le travesti rose d’une laitière en sabots. Elle me fit intriguer par une pierrette joliment prise de taille, qui consentit à soulever son loup, sous lequel j’identifiai une mercière de la Grande-Rue, Mme Adin, jeune veuve que je saluais quelquefois en passant devant sa boutique, et qui, grande, mince, légère, m’intéressait par un clair visage piqueté de son, une excitante bouche qui devait à sa conformation d’être toujours entrouverte sur le rire des dents. Je dansai avec l’une et l’autre. Je payai à boire. Je me distinguai dans un quadrille des lanciers. À trois heures, enfin, mes cavalières voulant s’en aller, je les invitai à venir goûter chez moi du vin de Beaune qui arrivait tout droit du pays. Ludivine accepta vivement, Mme Adin se laissant entraîner par elle. Ma chambre était d’ailleurs à quelques minutes de là.

Je fis un bon feu. Deux bouteilles de Beaune arrosèrent des biscuits que j’avais en réserve. Je titubais. Très soûle, Ludivine braillait la rengaine, sur l’air du Bivouac, qu’on était las d’entendre : « Faut toujours, quand un Français s’grise — Qu’il frappe, qu’il cogne, qu’il brise — Chacun sait ça… ! — Mais si la France casse les verres — Foutons-nous-en, c’est l’Angleterre — Qui les paiera. » Quant à Mme Adin, la tête paraissait lui tourner. Elle écoutait sans mot dire, se tenant manifestement sur ses gardes. Alors la braillante petite bonne ayant ramené jusqu’au ventre son cotillon de laitière, je me défis de ma défroque de pierrot et, demi-nu, me quillant cyniquement contre cette salope, je l’accrochai avec l’aisance de l’habitude sans qu’elle s’interrompît de brailler, si bien que tout en y allant bon train, je me mis à brailler à l’unisson, accompagnant à pleine gueule le refrain stupide : « Vive l’Anglais quand il s’agit d’payer ! — Voilà, voilà, voilà — Le refrain du quartier… — Bréda ! » Mme Adin nous regardait faire, ouvrant de grands yeux traversés de lueurs troubles, mais comme, fini le duo lubrique, je me risquais à la trousser, elle me repoussa, voulut partir. Je me rhabillai et les accompagnai. L’huissier Raffard, chez qui servait Ludivine, habitait à deux pas. Elle nous quitta devant la maison. J’allais conduire Mme Adin jusqu’à sa boutique, cent mètres plus bas, la Grande-Rue étant pleine d’ivrognes à la galanterie agressive.

Arrivée chez elle, elle me remercia, me dit au revoir. Elle dormait debout. Je l’attirai à moi, l’embrassai sur la bouche, cette bouche dont le sourire m’excitait. Elle ne m’opposa pas de résistance. Elle ouvrit sa porte. Je lui demandais la permission de la suivre : « Chut ! fit-elle en me livrant passage. Ma mère couche au premier. « J’entrai. Son lit occupait l’arrière-boutique. J’y fus derrière elle et, sitôt, dans une épaisse obscurité, je la pelotai au vif. Elle se coucha, m’empoigna, si agitée que ses talons m’éperonnèrent. Mais je ne m’attardai guère et, savourant d’un dernier baiser sa bouche, je me retirai à pas de voleur, la laissant au lit. Je crois bien que cinq minutes ne s’étaient pas écoulées quand je me retrouvai dans la rue.

Je me berçai de l’espoir que nous ne nous en tiendrions pas à cette saillie ultra-rapide, qui avait eu pour effet de me rendre plus curieux d’elle. Je m’abusais. Ayant revu Mme Adin le lendemain, je constatai que son attitude n’était pas celle d’une femme prête à retomber dans mes bras. Le visage qu’elle me fit voir n’avait plus son sourire. Se reprochait-elle de m’avoir si facilement cédé, sous l’influence du punch, du vin, et sans doute aussi du spectacle de chiennerie que Ludivine et moi lui avions donné ? Je la revis plusieurs fois encore, aussi fermée, muette, lointaine. Décidément, ma sauce de Mardi-Gras lui avait suffi.

Que m’apporterait la Mi-Carême, après cela ? Je décidai d’en consacrer toute la nuit au seul bal de la Reine Blanche, où j’avais le mieux mes habitudes. Je venais de rendre au portier Perrin, qui louait des costumes, le service de lui calligraphier deux écriteaux : « Ici on loue tous travestis et accessoires. » Il m’en remercia en me prêtant un brillant harnachement de tambour-major, qui m’allait comme un gant. Ce prestigieux déguisement me valut un vrai succès dans les quadrilles, où je fus le point de mire des femmes. Je lançais en l’air la canne et la rattrapais avec une surprenante adresse. J’avais des moustaches et une barbiche fantastiques. Bien malin qui m’eût reconnu.

Je fus d’un quadrille avec un lascar qui me dépassait de la tête. Il était en gendarme de caricature, d’une impayable cocasserie, et il remuait la ferblanterie d’un énorme sabre qui lui battait la cuisse et dans lequel s’empêtraient les danseuses, qui, rigolant, s’étalaient pattes en l’air, exhibant le plus possible de leurs dessous. Nos partenaires, l’une en vivandière, l’autre en grenadier du Premier Empire, étaient faites à ravir. La vivandière, petite et frétillante, et que je devinais jolie sous son masque, me plut sur-le-champ. Venues ensemble au bal, elles ne se quittaient pas, riaient follement de tout. Je leur offris du punch, qu’elles goûtèrent du bout des lèvres. Elles devaient être étrangères à ce milieu d’employés et de petits-bourgeois, noceurs à la bourse plate. La fraîcheur de leurs costumes, l’élégance de leurs manières les signalaient aux danseurs, qui les assaillaient d’invitations.

Je les perdis de vue dans la foule comme je dansais avec d’autres, mais vers deux heures du matin je les revis devant moi, toujours aussi pleines d’entrain. J’engageai pour une valse la petite vivandière, tout heureuse de tournoyer dans la cohue excentrique. Quelle était séduisante en ce costume tricolore, avec le petit chapeau plat crânement en arrière ! Le tonnelet qui complétait son travesti ne pesait pas lourd, mais il ajoutait à l’allure décidée de cette mignonne sirène de Carnaval, passionnée de danse, qui ne s’offusquait pas des grivoiseries, mais pirouettait dès que lui arrivait, brutale, quelque insultante proposition. Sa grenadière compagne n’était pas moins attirante, mais elle affectait une moue un peu hautaine. Alors, les ayant ramenées vers les tables à punch, nous relevâmes nos masques, cette licence étant générale à pareille heure. Les gentils visages qui se révélèrent à ma vue ! Mais il me parut que le mien surprenait agréablement ces demoiselles. Elles n’imaginaient pas qu’un jeune homme pût se dégager de cet imposant accoutrement de tambour-major. Elles en rirent, en me l’avouant, et j’observai que la hautaine grenadière se rapprochait de moi. Mais je n’avais d’yeux que pour ma petite vivandière.

Elles allaient quitter le bal. On se bousculait aux deux sorties. Je pris leurs manteaux au vestiaire, que tenait le portier. Je méditais sur les moyens de poursuivre cette ébauche d’intrigue, quand un violent remous de joyeux masques se lutinant sépara les deux amies, ma vivandière me restant, que perfidement je dirigeai vers l’issue la plus éloignée. Un moment elle attendit sous le porche, où l’éclairage se bornait à trois globes de gaz, piquant de points roux la nuit à travers une pluie fine. Elle se résigna bientôt à s’en aller seule. Elle prendrait un fiacre. Astucieux, je m’offris à l’accompagner jusqu’à la barrière de Clichy, où elle aurait plus de chance d’en trouver un. Elle accepta. Mais, la pluie redoublant, les voitures passant à vide étaient rares. Ne serait-il pas sage d’attendre un instant dans quelque café ? Elle fut de cet avis. J’en savais un, discret à souhait, chez Guillon, au coin de la rue de Clichy. Mme Guillon y somnolait. Dans le désert d’un salon en retrait, qu’éclairait en veilleuse une grosse lampe à huile, elle nous servit de l’orangeade à la groseille. Il avait un faux air de cabinet particulier, ce salon, qu’ornaient deux divans de velours rouge. Ma vivandière eut un recul d’inquiétude quand elle se vit là seule avec moi.

— Il est tard. Il faut que je rentre…

Je la chauffais de mes regards. Je lui dis que j’étais fou d’elle. Comme j’allais l’embrasser, elle mit une main sur sa bouche, et j’embrassai la main, avec une telle ardeur qu’elle en fut remuée et me livra la bouche. J’étais tout près de chez moi et je lui proposai de l’y emmener. Elle se récria. « Chez vous, moi ! Vous n’y pensez pas ! » Elle refusa de me donner son nom, consentit seulement à dire qu’elle demeurait Chaussée-d’Antin, dans sa famille, qui la croyait à un bal d’amis, rue Saint-Lazare. Je l’enlaçai sans qu’elle protestât. Elle me laissa visiter son corsage. Ses seins pointèrent. Je m’enhardis jusqu’au taffetas tricolore du jupon, sous lequel s’égarèrent mes recherches, qui atteignirent une chaire douce et tiède. J’y jouai si subtilement qu’un baiser m’en récompensa, auquel je donnai dix fois la réplique. Et puis, mon jeu se précisant, la petite vivandière se rejeta, face empourprée, vers l’extrémité du divan où mes bras allèrent la reprendre. Je lui renouvelai mon invitation à venir chez moi. « Pourquoi faire, chez vous ? » me chuchota-t-elle à l’oreille. Ma caresse exploratrice insistait, la violait en ses œuvres vives. « Pourquoi faire ? reprit-elle se raidissant toute. Expliquez-moi. Je suis très ignorante. » Si ignorante que cela ? J’eus, en la regardant, un sourire d’incrédulité. Je connaissais assez le bal de la Reine Blanche pour savoir que les pucelles ne le hantaient guère. « Vous ne me croyez pas ? Méchant ! » Et sa protestation s’acheva sur mon épaule, où se posa sa tête mutine. « Il ne m’est pas possible d’aller chez vous. Il faut que je m’en aille. » Je la pressais ; j’étais à bout d’émotion charnelle. Je la ployai sur le divan, dégageai l’orée d’un pantalon où ne m’attendait qu’une faible défense. Je l’ajointai, fouillant, fouissant à l’aveuglette, gêné et gauche. Elle s’abandonnait. Mes baisers cueillaient de gros soupirs. Je finis par l’anneler à demi, mal. Un petit cri, des yeux blancs, une pâmoison brève. Elle se redressa, me fit voir que sa fine lingerie était teintée de rouge. « Méchant ! » répéta-t-elle. Elle ne dit rien d’autre, tapota la soie froissée de son travesti. Au comptoir, la tête dans les mains, Mme Guillon continuait de somnoler. Et nous nous en allâmes, laissant sur le velours du divan des traces horriblement évidentes.

Il ne pleuvait plus. Aucun roulement de fiacre ne s’entendait. Elle voulut bien de moi jusqu’à la Chaussée-d’Antin. Nous ne fîmes pas l’échange de vingt paroles durant ces dix minutes, marchant vite, il est vrai, car il faisait très froid. Vingt paroles qui furent pour convenir que nous nous reverrions le surlendemain au plus tard. Elle m’écrirait, viendrait chez moi. Son nom, elle persistait à ne pas me le dire, mais elle me donna ce prénom : Régine. Elle habitait, m’affirma-t-elle, vers cette pointe de la Chaussée-d’Antin qui touchait au boulevard des Italiens, près de la rue Basse-du-Rempart. Elle quitta mon bras à vingt numéros de là, et, après un bref adieu buccal, m’ayant fait promettre de ne pas la suivre, elle prit sa course et s’effaça dans la nuit.

Je l’attendis trois jours. J’en rêvais. Je me voyais parcourant à loisir ce chemin de chair où je ne m’étais engagé qu’à tâtons. Deux semaines durant, matins, midis et soirs, j’arpentai les trottoirs de la Chaussée-d’Antin, tel un shire du commerce guettant un dettier pour le coffrer à Clichy. J’inspectais les maisons, portes, escaliers, fenêtres. Une fois, je m’attachai aux pas d’une demoiselle qui avait la tournure de ma vivandière. Mais allez donc retrouver sous une armature de crin, sous une capeline à peu près close, une jolie fille dont vous ne connaissez que le déguisement de Carnaval ! Ce n’était pas elle, d’ailleurs, et je le vis bien au regard courroucé qu’elle me jeta. Mais, après ces deux semaines, rien n’était venu m’éclairer sur la personnalité, probablement bourgeoise, de ma gente pucelette. Régine ? Était-ce vraiment là son prénom ? M’avait-elle menti ? En tout cas, elle m’avait dit vrai touchant son état de neuf.

Je me lassai de mes recherches. Après tout, tant pis ! Mais il m’arriva plus d’une fois, évoquant la petite vivandière, de rageusement m’assouvir en la médiocre Ludivine…

Passons. Avril venait et je ne songeais pas sans quelque honte que depuis près de dix mois je m’encroûtais dans ce rôle humiliant de gabelou surnuméraire, qui m’avait chaperonné si à point. J’en avais assez, et une idée diabolique me vint, celle d’envoyer promener l’octroi tout en gardant la mensualité de quatre-vingt-dix francs que me faisaient mes parents, patients au-delà de toute mesure. Je racontai à Maillefeu et à Buizard qu’un emploi plus sortable m’était offert, sans préciser lequel, et le mardi de Pâques, 5 avril, ayant fait mes adieux à Poulard et à Batiot, je pris congé de l’inspecteur Moulin, qui m’approuva de quitter l’administration où, m’avoua-t-il, je perdais mon temps. Enfin ! J’étais libre ! Aucune contrainte bureaucratique ne pèserait plus sur l’emploi de mes jours. J’étais libre ! Insoucieux de l’avenir et tout enivré de vivre, j’allais me lancer comme un fou dans le gouffre que m’ouvrait Paris.