Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-06

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 69-85).
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CHAPITRE SIXIÈME

Chez le marchand de bois.
Les deux Mme Boulard. La pension Dumesnil.
Germaine et Claire.

Il m’allait être donné de connaître une autre Mme Boulard. Celle qui m’initiait au travail qu’on attendait de moi se montrait aimable, mais réservée. Et cela me fit plaisir. Elle m’expliqua le commerce de la maison, me révéla le mécanisme des livres de caisse. Elle me mit sous les yeux la liste des principaux clients. J’y vis le nom de mon père, et comme, en souriant, je relevais la tête vers elle, elle me dit : « Il paraît que vous lui ressemblez beaucoup. » Assise auprès de moi, contre moi, elle évitait que nos mains se touchassent. Un moment, une dentelle de sa manche droite ayant accroché le bouton de ma veste, elle devint rouge, opéra le décrochage sans prononcer un mot.

À la fin de cette première journée, j’étais assez au courant pour me tirer d’affaire, ce qui n’offrait rien de bien épineux. J’avais refusé l’invitation à déjeuner de M. Boulard ; je refusai, le soir, l’invitation à dîner de tous les Boulard, auxquels se joignit, sautillante, la petite bonne. J’éprouvais le besoin de me recueillir, sans compter que je préférais m’asseoir à la table de la pension Dumesnil, le repas que j’y avais pris à midi m’ayant amusé par la nouveauté du milieu. C’était à deux minutes de là. Désolé de ne pouvoir me garder, M. Boulard m’y accompagna, et il ne me quitta qu’après avoir obtenu de M. Dumesnil qu’il vidât avec nous sa plus poussiéreuse bouteille.

Les pensionnaires du père et de la mère Dumesnil étaient un vérificateur des poids et mesures, très gourmé, un jeune gabelou glabre, un clerc de notaire jouant au dandy, un retraité de la préfecture qui avait tout du vieil officier, un petit rentier sémillant, boitillant de la patte gauche et qui, riant de tout ce qu’on disait, riait aussi de tout ce qu’on allait dire. Enfin, une veuve touchant à la quarantaine, point jolie, mais de figure ouverte, intelligente, qui gérait quelque part une fabrique de calicot. Cinq ou six clients de passage s’ajoutaient régulièrement à ce lot d’habitués. Les jours de foire, la tablée supplémentaire comptait jusqu’à trente convives, qui mangeaient et buvaient pour leurs quarante sous.

Je fus tout de suite à mon aise dans cette maison, à cette table d’hôte à la fois sans façon et bourgeoise. On m’y entourait d’égards, M. Boulard ayant dû me présenter comme un fils de famille. À peine entrais-je dans la salle à manger, c’était à qui remuerait sa chaise pour me frayer une place. D’abord, j’eus à ma droite Mme Fosson, la pensionnaire, qui se montra pleine de prévenances, bien que je ne lui rendisse pas la pareille. Le jour suivant, je trouvai ma chaise gardée par ses soins auprès d’elle, ce dont je ne la remerciai pas, son visage ne me disant rien, non plus que son âge, et ma chère Berrichonne occupant mes pensées. À l’heure du gloria, tout le monde parlant avec bruit, elle me glissa dans l’oreille : « Votre chambre n’est séparée de la mienne que par une cloison. Je vous ai entendu ronfler, cette nuit. » Elle cherchait à lire dans mes yeux ce qu’éveillait en moi la révélation de ce voisinage. Mais je me contentai d’en rire : « Je ronfle si fort ? Et vous, madame ? » Puis je prêtai l’oreille à la conversation générale, qui commentait les derniers échos de la guerre de Crimée.

Dès mon premier soir de liberté, j’allai, après dîner, faire un tour dans Orléans. Je sortais peu quand je vivais sur l’Avalanche, mais à présent je me trouvais tout près du centre, et les rues bien éclairées m’attiraient. Je flânais devant les étalages des boutiques et les somptueux cafés de la rue Royale et de la place du Martroi. Il y avait grande affluence de promeneurs sur les quais de la Loire, que recommandait une fraîche brise. Il me plaisait d’aller dans cette foule où circulaient les beautés bourgeoises de la ville. Mais dès le quatrième jour cette sortie ne m’apporta que mélancolie, et je l’écourtai. Le cinquième soir, il pleuvait. Je ne sortis pas, me couchai tôt. Mais je ne sortis pas non plus le sixième soir, bien qu’un ciel étoilé m’invitât à la promenade. J’entendais aller et venir ma voisine, Mme Fosson. Une porte close était commune à nos chambres, une boulette de papier mastiquant le trou de la serrure. Je m’accoudai à la fenêtre, regardai passer les gens, sifflai, bâillai, allumai ma lampe et me mis à lire. Il me manquait quelque chose. Je commençais de connaître encore une fois le sombre ennui.

Mes journées chez les Boulard étaient uniformes. Quand j’arrivais, à huit heures, M. Boulard étant sur ses chantiers, je trouvais Mme Boulard installée à l’une des deux tables du bureau, prenant note des affaires courantes ou causant avec quelque client. Je lui donnais le bonjour. Elle me faisait un sourire qui voulait être gracieux, me confiait les « lettres à répondre », le petit livre de caisse, le carnet où le piqueur tenait à jour les heures des ouvriers. Aussitôt je me mettais au travail. Elle s’en allait à ses affaires de ménage, reparaissait deux ou trois fois dans la matinée. Elle ne cessait d’être aimable, mais avec mille précautions de regards et de gestes. J’apercevais aussi Germaine, la petite servante, qui passait et repassait devant la double porte vitrée, s’arrêtait, collait au carreau son gentil visage. Enfin survenait le jeune Léon Boulard, arrivant de l’école, ou bien M. Boulard lui-même, qui ne savait dire deux mots sans faire l’offre d’un verre de vin blanc. J’avais dû lui céder sur un point : dîner à sa table tous les dimanches, en famille. Et quels dîners ! La meilleure cuisinière d’Orléans n’était pas à l’évêché, mais chez les Boulard.

Je n’en avais pas moins une sérieuse besogne quotidienne, si bien que dès la première semaine je me pris à réfléchir sur l’absurdité de ma situation. Quoi ! J’avais quitté Saint-Brice pour échouer chez ce marchand de bois, dans l’emploi de teneur de livres ? D’ailleurs, je reçus de mon père une lettre où il ne me ménageait guère l’expression de son étonnement. Il n’était pas très fier de me savoir chez Boulard, ni très satisfait non plus, car lui aussi avait besoin de quelqu’un pour ses écritures. Mon histoire avec Balthasar lui était connue. Il savait que ce n’était pas le désir de mieux faire qui m’avait conduit à quitter mon oncle, comme j’avais eu le toupet de lui écrire. Il concluait en m’enjoignant de revenir à Saint-Brice dans le plus bref délai.

Quel parti devais-je prendre ? Rentrer à la maison, c’était avouer ma défaite, après une expérience de moins de trois mois. Et puis, reprendre la vie morne de Saint-Brice, merci bien ! Agathe et l’auberge Lureau me paraissaient aussi dépourvues d’attraits l’une que l’autre. Je ne regrettais même pas Morizot. Après réflexion, je résolus de gagner du temps en feignant de me rendre aux raisons de mon père. Je lui écrivis une lettre pateline, pleine de tendresse pour ma mère et pour lui. Je la truffai des plus vilains mensonges, allant jusqu’à dire que j’avais retrouvé à Orléans un de mes meilleurs amis du lycée de Dijon, dont le père, attaché à la préfecture (où diable étais-je allé chercher ça ?), après m’avoir fait beaucoup d’amitiés, m’avait promis de parler de moi au préfet, pour une fonction officielle. Oui, mais si je retardais ainsi le retour à Saint-Brice, je m’enfonçais jusqu’au cou chez les Boulard, ce qui n’était pas une solution brillante. D’un expédient à l’autre, je pataugeais.

Cependant je me sentais impatient de goûter à nouveau du plaisir d’amour, dont j’étais sevré depuis mes adieux à la Berrichonne. Tout à point, certain matin, comme j’entrais dans le bureau des Boulard, où Mme Boulard ne me précédait plus que rarement, je rencontrai la souriante Germaine qui balayait le corridor. Nous étions seuls. Les yeux dans les yeux nous nous dîmes bonjour, et ce fut fait aussitôt. Un grand fauteuil s’offrait à nous, j’allai au plus court, aidé par elle, experte à cet amusement, déjà. J’eus, rapide, un plaisir très vif. Torchonnée en un tournemain, elle reprit son balai. Il n’était pas à craindre que surgît un fâcheux, le corridor étant précédé d’un escalier dont chaque marche nous eût avertis.

Mme Boulard, qui ne tarda pas, me trouva tout absorbé par les écritures. Je ne vis pas Germaine le lendemain, mais le matin suivant elle se tenait à son poste, caressant le parquet d’un balai nonchalant. La mâtine se frotta contre moi, nue sous sa cotte et me le faisant voir. Fort velue, de chair très brune, elle était agréablement tournée. Je la ramenai sur le fauteuil sans perdre une minute. Je l’eus ainsi, de jour en jour, cinq ou six fois, mais ce trop bref jeu de coq aiguisait mon appétit, et je désirais d’elle un peu plus. Je le lui dis, et à la malice de son œil je compris qu’elle s’attendait à cela.

— Comment c’est-y, chez vous ? Parce que je pourrais peut-être aller vous y voir.

Impossible. L’escalier menant à ma chambre partait de la salle à manger, ce qui ne permettait pas de garder secrète une visite. Puis il y avait Mme Fosson, ma voisine, et bien mince était la cloison qui séparait mon lit du sien.

— Et ta chambre, Germaine ? questionnai-je à mon tour.

— On y va par la cour de la scierie. La porte est à gauche, avec un rideau derrière les vitres. Vous y pourriez venir demain, à la pleine nuit.

— Et pourquoi pas ce soir ?

Embarrassée, toute drôle, elle fit manœuvrer son balai.

— Je me sens un peu lasse. Je souffrais de la tête, hier soir, et j’ai pas dormi mon content.

Je n’insistai pas. Le lendemain matin, l’ayant cochée à la va-vite, je convins du rendez-vous pour le soir. Nous venions de nous défaire quand arriva Mme Boulard, qui achevait le tri du courrier. J’avais une lettre de mon père. Il entrait en bonne dupe dans mes fabuleuses espérances, mais m’engageait à presser la décision du préfet. Il ne voulait pas qu’on pût dire plus longtemps que son fils travaillait aux écritures chez Boulard. Ma tranquillité n’était donc que précaire. Mais, tout à mes nouvelles amours, je me souciais peu d’arrêter ma pensée sur l’avenir.

Je sortis de ma chambre vers dix heures, au manifeste étonnement de ma voisine, qui prenait l’air à sa fenêtre. Arrivé à la scierie, je tournai dans la cour et vis la porte à rideau signalée par Germaine. Elle était entrouverte. En chemise, la gentille servante m’attendait dans l’obscurité.

Elle me caressa, m’amena vers son lit, où je pus la prendre en toute liberté sans y rien voir. Nous nous amusâmes jusqu’au-delà de minuit. Dans l’instant d’une halte, elle me dit qu’elle s’appelait Boreux, qu’elle était de Chevilly, à trois lieues d’Orléans. Depuis deux ans — elle en comptait dix-neuf — elle servait chez les Boulard, qui, s’ils payaient assez mal, en revanche nourrissaient bien. Je ne me lassais pas d’elle, mais elle me demanda de ne pas attendre le jour pour m’en aller, prétextant que les scieurs de long arrivaient au chantier de très bonne heure. N’exagérait-elle pas un peu ? J’étais renseigné là-dessus puisque je relevais les feuilles de journées du chef d’équipe. Câline, elle observa que je me reposerais mieux dans un bon lit que sur sa maigre paillasse. Je me rendis. Elle conclut en se donnant une nouvelle fois et j’emportai d’elle un souvenir qui jusqu’au grand matin parfuma mes rêves. Je ne rouvris les yeux qu’à sept heures. Ma voisine que je croisai en sortant de ma chambre, me dit que je l’avais réveillée en rentrant dans la nuit, et qu’elle n’avait pu se rendormir. Je devinai qu’elle attendait de moi quelque parole équivoque. Elle était pâle. Son visage au nez fort, sa chevelure brune coquettement enchignonnée, ses yeux brillants, l’ample rondeur de son corsage, ne constituaient pas un déplaisant ensemble chez cette femme qui atteignait son automne, et peut-être aurais-je fait la réponse qu’elle semblait quêter si je ne m’étais dit que dans quelques minutes je retrouverais Germaine. Je me contentai de m’excuser en lui serrant banalement la main.

Germaine balayait le bureau, et je l’eus sans presque un mot de bonjour, sur pieds et dans le corridor même. Je comptais renouveler l’agréable débauche de la veille, mais, à la nuit, elle me dit qu’elle était dans le sang, ce que tout d’abord je ne compris pas, tant j’étais neuf encore. J’en fus privé du lundi au jeudi. Le jeudi soir, fort tard et sans l’avoir prévenue, j’allai frapper à la porte vitrée. Elle fut lente à m’ouvrir, s’inquiéta de l’heure, se donna sans empressement et me pria de ne pas rester, disant qu’elle avait sommeil. Je me retirai sur son insistance. Un propos tenu à la table d’hôte de la pension vint à point, le lendemain, m’éclairer sur cette complaisante fille. Le retraité de la préfecture avait invité un gros fermier à face rubiconde, en bourgeoise redingote sous sa belle blouse bleue. Quand il sut que je tenais les écritures du marchand de bois :

— Ah ! Vous êtes chez Boulard, fit-il. Bonne maison. Brave femme, Mme Boulard. Pas belle, mais cul chaud. Et le père Boulard n’aime pas moins la « fumelle » que le vin, ce qui n’est pas rien dire. Heureusement que la petite Boreux, sa servante, ne boude pas au service.

La petite Boreux ! Germaine !

— Vous croyez ? dis-je, en jouant l’indifférence.

— Si je crois ! Mais un chacun vous le dira. Après tout, il faut bien que cette jeunesse s’occupe.

On parla d’autre chose, mais je ruminais cette révélation. Elle blessait en moi le sentiment de fatuité qui est le travers des jeunes gens, et, revenu à mon bureau, je jetai crûment le fait à Germaine, qui m’apportait des lettres. Elle se prit à en rigoler : « Coucher avec le père Boulard ? Vous en avez de bonnes ! » Et cela si drôlement que j’en ris moi-même en l’accotant sur l’angle d’un meuble. Néanmoins, dès ce jour, observant le marchand de bois, je retins certains faits qui dénonçaient une intrigue avec elle, comme de lui parler bas quelquefois. Je continuais de la prendre le matin et de l’aller retrouver la nuit, en me contentant de la plaisanter au sujet de Boulard, quand un après-midi, Mme Boulard étant sortie, je vis Boulard monter à la chambre conjugale. Deux minutes après, Germaine suivait le même chemin. Je tendis l’oreille : un bruit de lit foulé m’apporta toute certitude. Devais-je en prendre ombrage ? Mon goût pour Germaine était-il de l’amour ? Non, et ce fut sans le moindre dépit que, cette nuit-là, je lui dis que ma conviction était faite. Elle protesta, riant encore, mais devant mes précisions elle m’avoua la chose, en m’embrassant. Dès le premier jour de son entrée en service, elle s’était livrée à Boulard, qui exigeait ça de toutes ses bonnes. Il la payait de menus cadeaux. Elle m’apprit que la chaude Mme Boulard passait pour coucher avec cinq ou six messieurs de la ville, même aussi avec le curé, qu’elle voyait souvent sans être dévote. Loin d’avoir des soupçons, Boulard disait partout que sa femme considérait l’amour comme une corvée. Cependant elle ne me raconta que ce qu’elle voulut, et à quelques jours de là, ayant quitté sa chambre sur le coup d’une heure du matin, parce qu’elle me pressait de partir, je fis le guet jusqu’à trois heures, quand je vis cogner à la porte vitrée un jeune compagnon tenant le marteau chez un forgeron du voisinage. Moins grand que moi, mais bien bâti, le gars pouvait avoir vingt-trois ans. Ce n’était plus le père Boulard. Je me sentis touché. Je méditai de l’attendre pour me colleter avec lui, au risque de trouver mon maître. Puis je me dis qu’après tout Germaine se donnait sans rien demander en échange, et je rentrai me coucher philosophiquement. Jamais je n’avais regagné mon lit à pareille heure, ce que ma voisine, quand je redescendis pour déjeuner, me fit remarquer d’un air à sous-entendus. Je fus en retard chez le marchand de bois. Germaine, que je croisai sur le seuil, m’avertit à voix basse que je trouverais au bureau Mme Boulard.

— Et ton ami le forgeron ? lui glissai-je en ricanant. Tu le reçois au petit jour, lui, sans t’occuper des scieurs de long.

Elle fixa sur moi des yeux inquiets. Son teint de rose tournait au bistre.

— Oh ! monsieur Fargèze ! Mais c’est mon ami de cœur, celui-là ! Vous ne lui ferez pas de mal, au moins ?

Elle parlait sur un tel ton craintif que je restai sans réplique. J’entrai au bureau où m’attendait le bonjour sucré de Mme Boulard. Quoi ! Germaine me jugeait si redoutable qu’elle craignait pour son manieur de marteau ? C’était un effet de ma victoire sur Balthasar, dont les détails avaient été grossis par Boulard et par les mariniers, s’enflant démesurément de bouche en bouche. Tout fort que fût son ami de cœur, Germaine devait se dire que ma force était plus grande encore, et peut-être était-ce là l’origine de ses gentillesses pour moi.

L’occasion de la rassurer m’échappa, car dans la matinée on vint la chercher en carriole pour l’emmener à Chevilly. Sa mère venait de mourir. Je la vis partir, toute larmoyante. Elle ne rentrerait que dans huit jours.

Son absence fit en moi un vide singulier. Les journées, les soirées me devinrent sinistrement longues. Dès le cinquième jour je périssais d’ennui, et je me repris à rester chez moi le soir, lisant, rangeant des lettres, sifflotant à la fenêtre. Or, ce cinquième jour, comme j’entrais dans ma chambre, une heure après dîner — on était en septembre et la nuit tombait vite — j’aperçus un rais de lumière à la serrure de la porte qui me séparait de Mme Fosson, ma voisine. La boulette de papier bouchant l’orifice de la clef avait disparu. J’approchai mon œil. Mme Fosson, nue devant la glace d’une table de toilette, s’épongeait en s’éclairant d’une grosse lampe placée sur la cheminée. Je voyais avec netteté la masse du corps, les reins saillants, les fesses fortes, et, comme elle virait en se penchant, je voyais aussi les seins en lourdes poires. Le masque brun du sexe tranchait sur une peau très blanche. S’il eût suffi d’ouvrir la porte, je me serais jeté sur cette femme, voracement.

J’étais las et, sitôt couché, je m’endormis. Au déjeuner du lendemain, comme j’allais m’asseoir auprès de ma voisine, je lui chuchotai l’aveu de mon indiscrétion.

— Est-ce vous qui avez débouché la serrure ? Hier soir, j’ai regardé. Je vous ai vue toute nue.

Elle rougit, pétrifiée de confusion. Elle commença de manger, mais ses mouvements décelaient un violent émoi. Pourtant elle se remit, échangea quelques mots de banalités avec le retraité de la préfecture. On servit le café et je tentai de causer, rapprochant ma chaise de la sienne.

— Si j’avais frappé à votre porte, m’auriez-vous ouvert ?

Je ne reçus pas de réponse. Je me levai de table sans avoir obtenu de Mme Fosson ni un geste ni un regard.

Le soir, au moment où j’allais me mettre au lit, je l’entendis qui furetait dans sa chambre. La boulette de papier avait été replacée. Je repris ma culotte, chaussai des savates et, passant sur le palier, je frappai chez elle, faiblement, car les occupants de trois autres chambres pouvaient entendre. Elle ouvrit, ne parut point surprise, me laissa pénétrer non sans me faire signe de garder le silence. La porte n’était pas refermée que je serrais dans mes bras Mme Fosson, aussi prête à recevoir mes caresses que si elle eût pris rendez-vous avec moi.

— Vous n’êtes plus fâchée ? Vous ne m’en voulez pas ?

Elle était loin de penser à cela. Elle me donnait des baisers que je lui rendais de mon mieux, passait dans ma chevelure une main animée de tremblements. Je fouillais avec une telle maladresse dans son corsage et ailleurs, qu’elle décrocha, déboutonna tout elle-même. Le jupon glissa. Je m’impatientais, tourmenté par une continence d’une semaine, mon contact avec cette nudité mûre m’excitant plus que je n’aurais cru. Nous fûmes promptement sur le lit et, ruant au but, je l’actionnai si bien que ses soupirs convulsifs rompirent le silence. Elle était inerte et roide quand je me dépris d’elle, face de morte aux yeux sans lueurs. Cependant je la rempoignai du même train, mes mains faisant pression sous ses fesses moites. Elle eut de nerveux tressauts, mordit les draps, étouffa sous l’oreiller des hoquets d’agonie. Je sentis sur mon cou la pointe de ses ongles. Puis elle s’immobilisa, bras noués, tendue toute. Elle recouvra les sens, enfin, mais ne se desserra qu’un moment après. « Qu’allez-vous penser de moi ? » murmura-t-elle. Je n’en pensais rien qui ne fût à son avantage. Elle se recoucha et nous causâmes, lèvre à lèvre. Son petit nom était Claire. Veuve depuis cinq ans d’un apprêteur en étoffes, elle avait une fille de douze ans que des parents habitant Gien gardaient auprès d’eux, et qu’elle se promettait de prendre avec elle afin de lui trouver un emploi dans le commerce. Elle eût pu se remarier, mais elle voulait rester libre, d’autant plus qu’elle gagnait bien sa vie à la fabrique dont elle était gérante. Elle eut la franchise de m’avouer qu’elle avait eu des rapports avec un voyageur de commerce, un homme d’un certain âge, en me jurant que depuis longtemps c’était fini. Sa voix était d’une sonorité grave que je n’ai pas oubliée, et qui ajoutait à l’attrait réel de sa personne. Nous nous reprîmes. Il était tard quand, m’arrachant à cette passionnée voisine, je revins sans bruit dans ma chambre. Je me couchai. À travers la cloison, nous nous souhaitâmes une bonne nuit.

Je dormis d’un sommeil pesant, et ce qui m’éveilla, ce fut, sur les six heures, un frappement bref à ma porte. Je me doutai que c’était elle. Elle me dit qu’elle n’avait pu fermer l’œil, qu’elle était folle de moi, et nous nous abandonnâmes à l’amour.

À huit heures nous prenions de compagnie le café au lait, dans la salle à manger, après quoi Claire, dont c’était le chemin, m’accompagna jusque chez les Boulard, sans que rien nous trahît dans notre attitude. Je la retrouvai à midi, où sa nervosité fut remarquée par nos compagnons de table. La plupart du temps, après le déjeuner, je montais à ma chambre et j’y bricolais en attendant l’heure du retour au bureau. Elle m’y suivit, ne me tint quitte qu’au prix d’un cavalage pour lequel, il est vrai, je ne me fis pas prier. De la fouiller ainsi, tout habillée, à la retrousse-cottes, je connus une excitation singulièrement vive. Quelle journée ! Le soir, dès après souper, nous étions ensemble au lit, dans sa chambre, plus coquette que la mienne, plus nid d’amoureux. J’y passai la nuit, et si nous eûmes trois heures de trêve, ce fut bien tout. Je n’avais pas encore dormi aux côtés d’une femme. Volupté sans égale ! Le plaisir était là, nu sous ma main, et pour le goûter il me suffisait de sortir du sommeil. J’en usai, et trop, Claire s’appliquant à me ranimer sans cesse. Au matin comme je lui révélais ma situation fausse à l’endroit de mes parents, et que mon père m’ordonnait de revenir à Saint-Brice (je venais de recevoir une lettre pressante), elle eut une crise de larmes qui me trouva désemparé. Je n’avais pas assez l’expérience du caractère féminin pour recourir aux beaux mensonges des serments de fidélité, toujours efficaces. Je la rebourrais, pensant la consoler, mais je la désespérais plus encore. « Mon chéri ! mon amour ! » gémissait-elle. Et dans son désespoir elle détendait de furieux coups de reins, auxquels il me fallait bien répliquer. Je n’en pouvais plus et je m’endormis contre sa poitrine. Elle pleurait quand, au jour, je me réveillai sous ses baisers. Elle m’enserra et je dus la reprendre.

Je venais, dis-je, de recevoir une pressante lettre de mon père. Il avait dû réfléchir sur mon histoire de préfet, car il m’ordonnait de renoncer à cette fameuse place et de rentrer sans retard. Je ne pouvais donc compter sur de longs atermoiements. J’en fis l’annonce aux Boulard, comme je l’avais faite à Claire. Ils n’eurent pas de crises de larmes, eux, mais Boulard me manifesta des regrets, certainement sincères. Mme Boulard fit une mine désolée ; le petit Boulard protesta par des trépignements épileptiformes. Je leur suggérai d’écrire à mon père afin d’en obtenir tout au moins un délai de quinze jours, ce dont ils me remercièrent comme d’un sacrifice. Le vrai, c’est que j’étais trop à mon affaire à Orléans pour ne pas tirer le plus possible sur la ficelle. Mme Boulard écrivit séance tenante. La réponse ne pouvait qu’être favorable, mais au bout du compte il me faudrait quand même faire mon paquet.

Claire ne me laissait pas une minute. Elle m’entourait de tels soins tendres que notre liaison ne put échapper aux pensionnaires qui, je dois le dire, gardèrent toute discrétion. Comment n’eût-on pas remarqué qu’elle était sur mes talons le matin, à midi, le soir ? Elle se mit à revoir, aiguille en main, mes habits et mon linge, qui depuis cinq mois avaient passablement souffert. Ma mère m’avait envoyé des chemises : elle y cousit une broderie, dont c’était alors la mode. Il commençait de faire froid : elle m’offrit une casquette à poils, se rabattant sur les oreilles. Elle me lavait, me peignait, me parfumait. Nous allions de sa chambre à la mienne, où il lui plaisait de respirer, et nous écrasions mon matelas après avoir écrasé le sien.

Il y avait dix jours que Germaine était partie, et Mme Boulard s’étonnait de n’avoir pas de ses nouvelles. Boulard décida de l’aller chercher, et il attela pour se rendre à Chevilly. Il la ramena le soir. Je la vis le lendemain matin, si jolie dans le cadre du petit bonnet de deuil. J’étais fourbu d’avoir besogné toute la nuit, mais je ne la servis pas moins, cependant qu’elle me contait la mort de sa mère, les discussions avec ses frères pour un partage de terrain. Elle me pria de ne pas venir dans sa chambre, ce qui m’allait pour le mieux. Je la plaisantai pourtant sur ses autres coucheries.

— Qui auras-tu, cette nuit ? Ton forgeron ou le père Boulard ?

L’arrivée de Mme Boulard interrompit notre entretien. Mon père venait de lui répondre et m’écrivait en même temps. Il n’était pas exigeant au point de me refuser un délai de quinzaine, disait-il, mais il avait ses écritures et ses comptes, des relevés qu’il devait mettre à jour avant la fin de l’année. On sentait du mécontentement sous ce ton débonnaire. Je connaissais trop mon père, tout d’une pièce, pour ne pas comprendre qu’il eût été maladroit de revenir là-dessus. Je me permis seulement de décider que la quinzaine de grâce daterait de la réception de sa lettre, et je lui répondis en ce sens, ajoutant que je me retrouverais avec bonheur auprès de ma mère et de lui. Tout compté, je devais être à Saint-Brice pour la Toussaint. On m’eût prévenu que ce jour-là je me casserais une jambe, je n’aurais pas fait une figure plus désolée.

Je voulais jouir intégralement de mon reste, m’occuper au mieux en allant de Germaine à Claire, ce que je fis, non sans éveiller l’instinct jaloux de celle-ci qui, constatant du déchet, flaira quelque chose. Depuis douze nuits que nous couchions ensemble, elle était devenue mon habitude, tandis que Germaine prenait qualité d’extra. Pouvais-je un soir sur deux, aller retrouver la petite bonne après-dîner, et m’attarder chez elle ? Ce n’était possible qu’à la condition de mentir à Claire. Aussi arrêtai-je de lui dire, chaque fois, que j’étais invité chez les Boulard. Elle s’y résignait mal, comptant les heures qui lui restaient à vivre auprès de moi. Cependant je ne lui mentais qu’à demi, Boulard m’ayant retenu à dîner à quatre reprises en ces quinze jours. Depuis qu’on avait appris la victoire de l’Alma, il vidait sa cave en l’honneur du maréchal de Saint-Arnaud et de la gloire impériale. Donc, je gagnais vers huit heures la chambre de Germaine. J’en avais la clef et je chauffais le lit en l’attendant. Nous nous quittions à onze heures. Je ne lui parlais même plus de son forgeron. Je rentrais aussitôt chez moi, c’est-à-dire chez Claire, qui patientait auprès d’un bon feu. Et si las que je fusse, en avant la culbute ! Nous ne nous séparions que fort tard, le sommeil nous surprenant parfois corps à corps.

Ce terrible régime n’alla pas sans affecter ma santé, tant robuste fût-elle. Il s’en fallait de quelques mois que j’eusse dix-neuf ans, et à cet âge la formation virile n’est pas complète. J’eus des étourdissements, que précédaient de subites pâleurs. Claire s’en inquiéta, se fit maternelle, me battit des laits de poule, me prépara du vin de quinquina. Deux nuits de suite, elle me contraignit à rester sage, et deux matins j’évitai de rencontrer Germaine. Mais, dès le lendemain, le temps perdu fut amplement rattrapé. Ainsi, entre deux lits s’épuisaient amoureusement mes loisirs. Quelle ne fut pas ma surprise de m’apercevoir que j’en tenais surtout pour Claire, dont l’âge doublait celui de Germaine ! Faire l’amour, c’était pour Germaine un acte si naturel que la pensée de refuser son amusoir ne pouvait lui traverser l’esprit. Elle se donnait d’ailleurs tout entière, prenant à cela le plus franc plaisir. Néanmoins, et sans bien analyser ce sentiment, peut-être aimais-je en Claire un plus adroit mécanisme. Je goûtais la verte fraîcheur de l’une, mais je devais à l’autre, si gourmande de moi, des frémissements de tout mon être. Il m’arriva d’esquiver l’invitation de Germaine pour ne pas écourter ma nuitée avec Claire, qui ne savait quelles preuves charnelles me donner de sa violente passion.

Et les jours filaient. Plus que sept ! Plus que six ! Je commençais sans entrain mes préparatifs. Loin de négliger les écritures de Boulard, je m’appliquais à ne rien laisser d’inachevé derrière moi. J’aurais mérité, ma foi, un certificat d’employé modèle. Mme Boulard, de son côté, se montrait assidue au bureau. Un après-midi que nous travaillions ensemble, elle rapprocha sa chaise de la mienne pour me soumettre un compte, se penchant au point que ses cheveux me frôlèrent. Son visage vultueux devint d’un rouge lie de vin sous la poudre. Elle se pencha plus encore, me fourrant sous le menton ses tétons flasques, d’où montait une odeur de lavande et de benjoin. Sa dextre lâchant alors le livre de caisse, elle refit vers ma braguette les mouvements d’approche qu’elle avait tentés trois mois auparavant. J’écartai sa main, mais elle la reporta, la mit à l’œuvre de telle façon que, troublé, je l’aurais bien aidée dans son furetage. Elle roulait sa tête sur mon épaule, en cherchant ma bouche. Je n’y tins plus. Tâtant sous la robe, je pris à mains pleines l’anguleux derrière, et, amenant à moi Mme Boulard, je l’affourchai sans plus de formes. Elle ne demandait que ça. Ses trémoussements, ses gloussements, m’en apportèrent l’assurance. L’épilogue ne traîna point. Elle me bécota de quelques petits coups secs, se défripa et, légère, s’élança hors du bureau.

L’aventure me dégoûtait un peu, mais je finis par la trouver drôle. Je m’expliquais la réserve de Mme Boulard en ces trois mois par le souci bien bourgeois de ne pas se créer une situation embarrassante en devenant la maîtresse de son comptable. L’imminence de mon départ la libérant de cet aria, elle n’avait plus eu de scrupules. Elle reparut une heure après, sans montrer l’ombre d’une gêne, revint s’asseoir auprès de moi et, rouvrant le livre de caisse, y chercha le compte qu’elle avait à me signaler. Le soir, je me rendis chez Germaine. Je lui contai ce qui m’était arrivé et la petite garce en rigola tout son soûl.

Je me gardai de faire la même confidence à Claire, qui n’en eût certainement pas ri. Sa peine devenait plus silencieuse à mesure qu’approchait l’heure de la séparation. Quelquefois elle me caressait chastement, se refusant à l’acte, disant qu’il était mieux qu’elle m’aimât ainsi. Mais cette réserve m’excitait au pire. Je lui faisais violence, je l’arrachais à sa volonté de refus, et la femme qu’alors je meurtrissais se transformait en furie, m’emportait et m’abattait à son tour. Nous eûmes des nuits de véritables luttes. Je l’injuriais, je menaçais de la frapper. Elle gémissait : « Laisse-moi ! Va-t-en ! » Une minute ne s’était pas écoulée qu’elle bouleversait le lit, s’ingéniait à faire de nos chairs un clavier de luxures. Je sortais de ces mêlées dans un tel état d’épuisement nerveux qu’au bureau, après quelques instants de travail, les lettres et les chiffres dansaient devant mes yeux une sarabande multicolore. Je n’en voyais pas moins Germaine qui, sur le fauteuil ou dans sa chambre, était pour moi presque un repos.

Dieu ! Que le temps fuyait vite ! Plus que trois jours ! Ma passade avec Mme Boulard datait de l’avant-veille, et, depuis, la dame à la main patineuse avait repris son amabilité distante. L’expérience l’avait déçue, sans doute. Je m’étais appliqué si mal à la satisfaire ! Pour moi, le souvenir que je gardais de ma pénétration accidentelle n’était pas assez vif pour me porter à quelque démarche. Cependant, je me sentais comme humilié de ne pas tenir plus de place en sa pensée, après cette secouée intime. Je la voyais aller, venir, s’asseoir, se lever, se pencher vers moi, non dans une intention d’invite, mais simplement pour me remettre des lettres ou des factures. L’étrange femelle ! À un moment, agacé, excité peut-être aussi par cet agacement même, je m’avisai de passer ma main entre ses fesses, non sous la robe, mais dessus. Elle ne protesta pas, et fit bien, car je ne lui aurais pas ménagé la riposte. Elle s’en alla vers le corridor et je la suivis, pelotant toujours. « Soyez sage, finissez », me dit-elle mollement, comme elle eût dit : « Il pleut ». Je continuais de peloter, occupant mes deux mains et retroussant les jupes. Elle se retourna, m’embrassa. « Nous sommes seuls, fit-elle. Venez dans ma chambre. » Mais la perspective d’un long tête-à-tête n’était pas pour me séduire. « Venez », répéta-t-elle. Pour toute réponse je la fis virer et, la prenant à cul, j’expédiai mon affaire. Elle me parut vexée, s’éloigna sans dire un mot de plus.

Je repris mon travail. Je riais, songeant au rire de Germaine quand je lui raconterais ce culage expéditif. J’avais à répondre à plusieurs lettres, reçues par Boulard dans la matinée. Je les relus posément. Soudain, je tressaillis : l’une des lettres était d’un marinier. De passage à Orléans avec son bateau, il demandait qu’on lui fît tenir sa facture, pour des balises que lui avait livrées Boulard. Et il signait : « Isidore Caplin, patron de la Brise-de-Mai. »

Caplin ! Le père d’Hubertine ! Hubertine ! Hubertine ! Je ressentis un choc. Je me dressai. Hubertine ! Hubertine ! Abandonnant mes paperasses, j’empoignai mon chapeau, m’élançai dans le corridor, et sans prendre souci de Mme Boulard, que je croisai sur le seuil de la maison, je sortis précipitamment et courus comme un fou dans la direction du port.